Sanguis martyrum/Première partie/I

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Mame (p. 11-28).

PREMIÈRE PARTIE

I

PRINTEMPS CHRÉTIEN

Il devait être près de la onzième heure lorsque les voyageurs, après avoir descendu une forte pente, au flanc d’une colline boisée, se trouvèrent tout à coup en face d’une rivière. En ces premiers jours de mai, la lumière se prolonge très tard. Derrière les parasols des pins, criblés de rayons aigus et vifs comme des aiguilles de cristal, l’orbe éblouissant du soleil s’inclinait à peine vers les cônes violets des montagnes.

Sans même la présence des deux légionnaires à cheval, qui précédaient le convoi, le nombre des serviteurs, la netteté de leur accoutrement, et la bonne apparence des bêtes de somme eussent annoncé tout de suite le cortège d’un personnage important. Le jeune soldat brun, qui marchait en tête, arrêta brusquement sa monture devant la tête du pont en dos d’âne, dont l’arche unique était rompue. Les pluies printanières avaient fait déborder la rivière torrentueuse et emporté une des piles. Cependant, en bien des places, le lit caillouteux était à sec. Au milieu, par une sorte de chenal profondément raviné, une masse d’eau écumeuse et jaunâtre précipitait son cours inégal, en rebondissant contre des obstacles invisibles et en roulant des paquets d’herbes et de branchages. Alors, un des muletiers se détacha de la colonne, retroussa vivement autour de ses reins sa longue blouse de toile jaune rayée de blanc, et, s’appuyant sur un bâton ferré, il s’apprêta à descendre dans le lit de la rivière, pour voir si les chevaux et les mulets pouvaient passer : ceux-ci, stupides, se seraient laissé entraîner par le courant et noyer infailliblement, sans essayer même de se sauver. On jeta au muletier une longue corde, qu’il noua à sa ceinture, afin qu’on pût le retenir si, par hasard, le courant l’emportait.

Trapu, carré d’épaules, épanoui de figure, l’homme s’avançait avec précaution, en tâtant, au fond de l’eau, du bout de sa matraque, les galets aplatis sur lesquels glissaient ses pieds nus. Arrivé au milieu du chenal, il s’immobilisa tout à coup, et, retournant vers ses camarades sa lourde face hâlée et luisante de sueur, il leur cria par plaisanterie :

« Ah ! mes enfants, le bon bain !…»

Du haut de la berge, le chef des muletiers, grand homme maigre, aux yeux d’un gris métallique comme ceux des chats, l’encourageait par ses flatteries, attestait les autres hommes qui suivaient du regard le muletier audacieux :

« Voyez Bos ! il ne tremble pas !… Ah ! il n’a pas volé son nom, celui-là ! Solide comme le bœuf sur ses quatre pieds, il faudrait un déluge pour l’ébranler ! »

Courbé sur son bâton, Bos allait toujours à pas prudents : il avait de l’eau jusqu’à mi-cuisse. Puis, ses mollets trapus émergèrent ; il sortit du chenal, atteignit l’autre berge, et, se retournant de nouveau vers ses compagnons, il lança d’un ton triomphal :

« On peut passer, fils de Dieu ! Faites avancer vos bêtes ! »

Le soldat brun, qui maintenait son cheval avec peine, piqua des deux le premier. L’autre légionnaire le suivit, puis les trois muletiers tenant par la bride leurs bêtes chargées d’ustensiles, de couvertures et d’appareils de campement ; puis les serviteurs, montés sur de petits chevaux numides, le cubiculaire, le cuisinier, le chef des écuries. Les maîtres étaient restés assez loin en arrière. Enfin, il y avait un jeune nègre, qui remplissait l’office de coureur et qui, pour tout bagage, portait une boîte ronde, en buis, qu’il pressait avec tendresse et ostentation contre sa poitrine. Derrière les serviteurs, à distance respectueuse, l’attitude un peu embarrassée et hésitante, venaient deux étrangers, qui s’étaient joints au convoi pour profiter d’une si imposante escorte et surtout de la protection officielle des deux légionnaires : car cette région forestière de la Numidie passait pour être infestée de brigands. L’un de ces individus était un gros homme pâle, à la figure molle, encadrée d’une barbe d’un noir intense, et qui traînait à l’arçon de sa selle un coffre bariolé et muni de fortes ferrures. L’autre, maigre, les cheveux crépus, le regard oblique et mauvais, dissimulait sous sa tunique tout un cordon de sacoches en cuir jaune, qui lui gonflaient le ventre ridiculement.

Lorsque tout le convoi fut de l’autre côté du pont, Jader, le chef des muletiers, compta son monde ; puis, attachant son mulet à un arbuste épineux, il prononça du bout de ses lèvres minces :

« Reposons-nous un instant, pour donner aux maîtres le temps d’arriver ! »

On s’assit sur l’herbe déjà flétrie, sur des troncs de chênes-verts abandonnés par les bûcherons, ou sur des amas de roseaux secs que l’inondation avait charriés jusque-là. Instinctivement, des groupes se formèrent. Les soldats et les étrangers se tenaient un peu à l’écart des serviteurs. On sentait qu’ils n’étaient pas familiarisés les uns avec les autres. Cependant Saturninus, le gros homme au coffre bariolé, les suivait depuis Carthage, où il tenait une boutique de curiosités et de menus objets en bois de citronnier, à main droite, en sortant du Forum, proche le quartier des parfumeurs. Une sorte de défiance l’environnait. Quant à son compagnon, c’était un cabaretier de Thuburnica, la dernière étape, où l’on venait de passer la nuit. Ayant affaire en pays numide, il avait tellement supplié Mâtha, le chef des écuries, que celui-ci finit par lui permettre de se glisser dans le convoi. Les cabaretiers étant, d’habitude, des gens mal famés qui se livraient à toute espèce de métiers louches, on le traitait en brebis galeuse. Mais le drôle, fort insolent, payait d’audace.

Les deux légionnaires venaient aussi de Thuburnica, où il y avait un poste de police préposé à la surveillance des routes. Les voyageurs avaient demandé cette escorte au commandant du castellum, simplement pour se protéger pendant la traversée de la zone montagneuse qui sépare la Numidie de la Proconsulaire, contrée particulièrement propice aux embuscades : le lendemain, les deux soldats devaient regagner leur quartier.

Mâtha, qui admirait beaucoup la monture du plus jeune d’entre eux, s’approcha de la bête, un superbe étalon de Maurétanie. Le cavalier s’était assis à l’ombre de son cheval, et, lorsqu’il se fut installé commodément sur une pierre plate, Mâtha le vit ébaucher un geste furtif sous la visière de son casque. Le palefrenier, ostensiblement, traça le signe de croix sur son front. Les yeux du soldat brillèrent :

« Tu es chrétien ? » demanda-t-il à voix basse.

Mâtha se borna à lui serrer la main, en signe de fraternité. Du coin de l’œil, il lui montra Delphin, le cubiculaire, qui les observait. Cependant, Jader commençait à s’impatienter. Il dit avec humeur :

« Le maître n’arrive pas.

— Mais qui est le maître ? » lança arrogamment le cabaretier.

Delphin, toisant l’individu, prononça :

« C’est un grand orateur de Carthage !

— Et qui s’appelle ?… insista l’homme d’un ton sceptique.

— Que t’importe, puisque tu ne le connais pas ?

— Oh ! moi, je ne fais pas tant de mystère pour dire mon nom… Je m’appelle Salloum ! Quoique né Maltais, je suis citoyen de Thuburnica et j’ai du bien au soleil. »

Alors, le jeune soldat, qui suivait attentivement ce dialogue, se pencha vers Mâtha toujours en arrêt devant le beau cheval maurétanien. Il murmura :

« Qui est-ce, le maître ? C’est un des nôtres, n’est-ce pas ? »

Mâtha, d’un battement de paupières, fit signe que oui, puis, profitant d’un moment où nul ne les regardait, il ajouta, très vite :

« C’est Cyprien, l’évêque !

— Cyprien, l’évêque de Carthage ? »

De nouveau, les paupières de Mâtha battirent, tandis que le visage brun du jeune légionnaire s’illuminait tout entier. Cependant, le chef des muletiers perdait complètement patience :

« Les maîtres ont dû s’égarer ! dit-il rudement. Qui veut aller à leur recherche ?

— Moi ! » dit le soldat imberbe, comme pris d’un enthousiasme subit.

Et il s’élança sur son cheval.

« Je t’accompagne ! » dit le maigre Delphin, d’un ton bref et soupçonneux.


Le cavalier, pour repasser le lit de la rivière, avait mis son cheval au galop. Mais, comme la montée de la route était raide, il dut bientôt ralentir et prendre le pas. Le cubiculaire le rejoignit à mi-côte.

« Dépêche-toi ! lui cria le soldat : moi, j’ai hâte de voir l’évêque Cyprien.

— Cyprien ?… qui t’a dit ? fit Delphin, la figure de plus en plus brouillée de bile… C’est Mâtha sans doute !… Il aurait mieux fait de se taire, celui-là ! Toujours le même !… C’est lui qui nous a attiré ce cabaretier maudit, sans compter ce renégat de Saturninus… Enfin, ce n’est que demi-mal, puisque tu es chrétien, toi aussi… Oh ! ne dis pas non ! Je t’ai vu faire le signe… »

Le soldat éclata d’un grand rire d’enfant, tandis que ses prunelles pétillaient de malice :

« Par le Christ, rien ne t’échappe, à toi ! Tu ferais mieux la police que moi ! Mais, je t’en prie, aimable frère, ne te courrouce pas. Moi, je suis si content… »

Un peu interloqué par ce ton railleur, le cubiculaire dévisagea son compagnon. Ce devait être une jeune recrue ! Vingt ans au plus, une moustache naissante, des lèvres entr’ouvertes, comme pour aspirer tous les souffles qui passent, de grands yeux noirs illuminés, des yeux de candeur et de foi, — c’était le disciple, l’âme juvénile et fervente s’élançant d’instinct vers tout semeur de paroles, toujours prête à suivre le voyageur inspiré qui montre le chemin avec son bâton d’apôtre… Mais, sous sa jaquette militaire, son grand manteau rouge et l’aigrette écarlate de son casque, il avait déjà une très fière et très mâle tournure, une prestance qui trahissait le soldat de race.

Delphin, conscient tout à coup de sa laideur, lui demanda sans bienveillance :

« Mais qui es-tu, toi, pour parler si familièrement ?… » Le soldat répondit avec une naïveté pleine d’assurance :

« Je suis Victor, cavalier à la IIIe Auguste, et, pour l’instant, détaché au préside de Thuburnica. Jadis, Cyprien, lorsqu’il était avocat, sauva mon père innocent d’une condamnation et d’une mort infamantes. Alors, tu comprends pourquoi je suis si heureux de pouvoir saluer Cyprien de Carthage !… Mon père, Fabius Victor, se trouvait, à cette époque, en garnison à Théveste. Aujourd’hui, il est vétéran, il demeure à Thamugadi, là-bas du côté de l’Aurès… »

Et il tendit son bras vers les montagnes lointaines qui, à l’extrême limite de l’horizon, dessinaient sur le ciel comme une haute muraille grise, une muraille de prison, compacte et sans ouvertures.

Ils étaient arrivés au sommet de la côte, et, tout de suite, ils aperçurent, venant à eux, un groupe de trois cavaliers, qui cheminaient au petit trot. Immédiatement, Delphin reconnut son maître Cyprien, accompagné de Pontius, le diacre, et de Célérinus, le secrétaire. Victor considérait avidement le groupe, et, quand ils n’en furent plus qu’à une portée de javelot, il dit très vite au cubiculaire :

« C’est bien lui, n’est-ce pas ?… Celui qui est au milieu ? »

Il désignait un homme de haute taille, à figure pleine, vêtu d’une ample dalmatique de lin blanc. Une écharpe de couleur brune, comme les bandes de son vêtement, pendait en étole, sur sa poitrine. Maintenu par un cordon rouge, son chapeau conique était rejeté en arrière, inutile maintenant que le soleil était tombé, et les larges bords formaient une sorte d’auréole derrière sa tête chauve. Son front nu paraissait très grand. Son regard aigu et pénétrant sondait de loin les mauvaises consciences.

Delphin, ayant pris un temps, répondit avec importance :

« Oui, celui qui se tient au milieu, c’est Cyprien, l’évêque ! »

Précipitamment, le soldat mit pied à terre, et il s’élança d’une telle hâte vers le voyageur que celui-ci dut arrêter son cheval pour ne pas l’écraser. Le jeune homme s’agenouilla, cherchant à saisir, pour le baiser, le pied pendant du prélat qui se dérobait :

« Père très saint, dit-il, je ne suis qu’un passant pour toi. Je partirai demain, et, sans doute, je ne te verrai plus jamais. C’est pourquoi je veux que tu me bénisses, afin de pouvoir dire, quand je retournerai là-bas, chez mon père : « J’ai été béni par l’évêque et très glorieux confesseur Cyprien ! »

Celui-ci, habitué à ces démonstrations affectueuses de la piété populaire, ébaucha spontanément le geste de la bénédiction. Mais le soldat, s’étant relevé, regarda l’évêque bien en face et lui dit :

« Je suis le fils de Fabius Victor, le centurion, que tu as sauvé… Tu te souviens ? Il était païen en ce temps-là. Puis, ayant appris ta conversion, il s’est converti, lui aussi, et il m’a engendré dans la foi du Christ… Ah ! comme il parlait de toi ! Avec quelle abondance de cœur, si tu savais, père très saint !… Mais toute l’Afrique est pleine du bruit de tes œuvres et de tes paroles… »

Cyprien se rappelait en effet Fabius Victor, le centurion. C’était à l’époque du premier Gordien, l’empereur des colons d’Afrique, lorsque Carthage était continuellement en tumulte. Le soldat, pris dans une bagarre entre civils et militaires, s’était vu faussement accusé d’un meurtre. Non seulement Cyprien le défendit de toute son éloquence, mais il rédigea pour lui une supplique à César ; et, comme en ces temps-là il avait déjà l’amour des pauvres et des opprimés, il refusa les honoraires du centurion. Et voilà que celui-ci s’était converti au Christ à l’exemple de son bienfaiteur, convaincu qu’un tel guide ne pouvait pas le tromper… À cette pensée, les traits austères de Cyprien s’épanouirent. Il regarda ce soldat chrétien qui se tenait si fièrement devant lui, et, songeant aux répercussions infinies de la grâce, il lui sembla que ce beau jeune homme était un peu le fils de son âme et comme la récompense de sa bonne action. Il lui dit avec une tendresse soudaine, qui faisait trembler légèrement sa voix :

« Remonte sur ton cheval et viens m’embrasser, mon enfant. »

Le cavalier s’étant remis en selle s’approcha de l’évêque qui l’accola et le baisa au front.

Cependant, Delphin, le cubiculaire, s’irritait de cette scène et de la familiarité du soldat, qui l’empêchait d’aborder son maître. Finalement, il se décida à adresser la parole, le premier, à Cyprien ;

« Maître, dit-il, nous étions inquiets de toi : c’est pourquoi nous sommes venus… Mais il y a aussi une chose dont il faut que tu sois averti. »

Devant les airs mystérieux et la longue figure soucieuse du serviteur, Cyprien fit signe à ses compagnons de prendre les devants. Alors Delphin lui dit, avec de grands gestes dramatiques :

« Maître, tu as vu ce cabaretier, cet homme de Thuburnica ?

— Je n’ai rien remarqué, » fit l’évêque.

Le cubiculaire baissa la voix :

« C’est un païen, qui pourrait te trahir.

— Comment veux-tu ? Il ne sait pas qui je suis…

— Ah ! cher bon maître, que tu es confiant !… Ignores-tu combien Mâtha est bavard, comme il aime à se vanter ? Car c’est lui qui a permis à cet homme de profiter de notre escorte.

Delphin pensait : « Et Mâtha a dû recevoir pour cela un beau présent. » Mais il n’en était pas sûr, et la charité chrétienne lui défendait de calomnier un frère.

« Accueillons-le parmi nous, dit l’évêque, il vivra un peu de notre vie, il verra ce que c’est que des chrétiens.

— Y songes-tu ? Un cabaretier !… un marchand d’esclaves, un vendeur de chair humaine !

— Je lui parlerai, dit Cyprien avec son intrépidité d’apôtre, convaincu qu’on ne résiste pas à un mouvement de charité.

— Je t’assure, maître, insista Delphin, qu’il y a danger pour toi. »

Cyprien demeura un instant perplexe, puis il déclara :

« Alors, vois. Fais ce que tu jugeras à propos… Mais, pour plus de sûreté, nous ne passerons pas la nuit à Thagaste, où je sais que doit être, en ce moment, un affranchi de César. Nous camperons dans la forêt. Avertis Jader. »

Ravi d’être arrivé à ses fins, le cubiculaire talonna son mulet afin de transmettre plus vite les ordres de Cyprien. Victor alla se ranger derrière le prélat et ses acolytes, comme pour leur faire une garde d’honneur. Quand le fils du centurion passa près de l’évêque, celui-ci le salua légèrement de la main, avec un sourire paternel. Puis, instantanément, ses traits se figèrent. Des pensées graves et douloureuses sans doute l’obsédaient. Respectant sa méditation, ses deux compagnons s’étaient replacés à ses côtés. Habituellement taciturne, Célérinus, le secrétaire, n’avait pas de peine à garder le silence. Physionomie ingrate de fonctionnaire, aux yeux flétris et continuellement baissés, il paraissait indifférent à tout, même à sa tâche, qu’il accomplissait néanmoins en conscience. Au contraire, le diacre Pontius, d’un naturel pétulant et communicatif, bridait difficilement sa langue. Avec sa mine naïve, ses yeux à fleur de tête, ses narines trop ouvertes dans une figure trop rose, il était le type du famulus, toujours empressé, toujours prêt à faire écho à la parole ou à la pensée du maître. Le voyant anxieux, il ne put se contenir plus longtemps :

« Mon bon seigneur, dit-il, pourquoi te tourmenter ? Nous arriverons au jour convenu. Tu présideras le concile pour les ides de mai. Et, tu verras, nous célébrerons joyeusement la Pentecôte à Cirta… »

Cyprien, perdu dans sa songerie, prononça d’une voix lointaine :

« Si encore il n’y avait que ce concile ! Mais il y a bien autre chose… »

Sa tête retomba sur sa poitrine, puis il ajouta :

« Que Dieu m’épargne cette douleur ! »

Et il ne dit plus rien jusqu’au moment où il fallut franchir la rivière.

Le convoi n’était plus sur l’autre berge. Dès l’arrivée de Delphin, Jader avait donné le signal du départ et l’on s’était mis à la recherche d’un endroit propice pour camper et passer la nuit.

Toujours escortés par Victor, le légionnaire, qui trottait à distance, et ses compagnons, une fois sortis du lit torrentueux, regagnèrent la route, dont les lacets escaladaient, par de fortes rampes, les hauteurs opposées. On montait vers des plateaux étagés, couverts de pins et de chênes-verts et, çà et là, de tamarins et d’oliviers sauvages. Partout, les frondaisons forestières déferlaient en une vaste houle moutonnante. Le soleil allait tomber derrière l’horizon. Une fraîcheur exquise s’élevait de toutes ces verdures. Mais Cyprien, obsédé par les mêmes pensées, ne sentait ni ne voyait rien. Il repassait en son esprit les difficultés auxquelles se heurtait son projet de concile. Il savait combien l’autorité impériale était soupçonneuse, de quel œil inquisiteur elle épiait les réunions des chrétiens, surtout les allées et venues des évêques. Réussirait-il à tromper la vigilance des espions et des gens de police ? Pourtant les précautions les plus minutieuses avaient été prises ! Mais les difficultés étaient peut-être pires du côté des fidèles eux-mêmes. L’évêque de Carthage connaissait par expérience l’entêtement irréductible de certains confesseurs, la sottise obtuse et l’insolence de ces demi-martyrs, qui semblaient n’avoir donné leur sang que pour ébranler la foi, en propageant l’anarchie dans l’Église… Il voyait tout cela avec tristesse. Et cependant les dangers du dehors lui apparaissaient non moins redoutables que ceux du dedans. Voici que des rumeurs sinistres recommençaient à courir. Est-ce que la persécution allait encore une fois se rallumer ?

Et puis, une autre angoisse le torturait, une angoisse plus pénible que toutes les autres, ce à quoi il avait fait allusion tout à l’heure, ce qui, au fond, plus que le concile, déterminait son voyage à Cirta : l’état d’âme de son intime ami Cécilius Natalis, ce rival de gloire et d’éloquence, qu’il avait autrefois converti et baptisé à Carthage. Et voilà que, depuis quelque temps, il le sentait faible dans la foi, — depuis que Cécilius était revenu s’installer et comme s’ensevelir dans ses propriétés de Cirta. Déjà vieux et sans famille, comment vivait-il ? Avec qui vivait-il ? Quelle était la cause de sa tiédeur ? Allait-il, après beaucoup d’autres, apostasier, — lui, personnage illustre, orateur de talent, vanté à Rome comme à Carthage, sur qui toute la province avait les yeux fixés ?… Quel scandale ! Quel coup ce serait pour l’Église ! Mais surtout quel déchirement de cœur pour lui, Cyprien, qui avait amené au Christ cet ami très cher ! Cécilius lui infligerait-il ce désaveu, et cela à la veille peut-être des plus cruelles épreuves pour les âmes fidèles ?

« Tio, tio, tio, tiotinn’x ! »

Cyprien, comme réveillé en sursaut d’un mauvais rêve, prêta l’oreille avec ravissement. Les trilles mélodieux se répondaient d’un fourré à l’autre. Après l’assoupissement diurne, toute la forêt semblait s’éveiller, elle aussi, pour chanter. Des milliers de rossignols remplissaient ces bois de Thagaste. Subjugué par le chant printanier, l’évêque avait arrêté son cheval et, accoutumé qu’il était à voir partout des symboles, des signes de la volonté divine et des présages de l’avenir, il crut entendre dans les frêles gosiers des oiseaux chanteurs une réponse céleste aux doutes qui l’opprimaient. Le rossignol, messager du printemps, lui apportait l’assurance de ce Printemps éternel qui succéderait aux tourmentes du Siècle… Oui, qu’importaient les défaillances individuelles ? Le temps de la grande fête des Élus était proche…

Il poursuivit sa route plus confiant. À cet endroit, la voie militaire formait un coude le long d’une crête qui dominait un ravin. En bas, retentissait le fracas d’un torrent. C’était comme un gouffre de verdure où éclataient, par myriades, les pétales jaunes des genêts. Une immense couleur d’or et d’émeraude tapissait le ravin, envahissait les collines et les mamelons boisés. Les pins veloutés luisaient dans les pentes et les précipices. En haut, les chênes-verts se multipliaient en futaies compactes, coupées par des taillis où s’épanouissait toute une neige végétale, où les boules blanches des acacias se bombaient parmi les cistes et les myrtes en fleur. On aurait dit des tables de communion dressées dans des vergers paradisiaques. Et partout l’odeur des résines et des mauves brûlées de soleil flottait comme une fumée d’encens. Pour les voyageurs carthaginois, au sortir de leurs plaines arides, cette forêt de Thagaste était un enchantement. Ils s’émerveillaient de cette luxuriance, de ces verdures gonflées de sève, de ce murmure perpétuel des eaux courantes…

« Tio, tio, tio, tiotinn’x ! »

À travers les branches, la flûte invisible du rossignol continuait à découper ses mélodies éblouissantes et capricieuses. Ivre de crépuscule autant que la cigale de soleil, la voix de l’oiseau d’or, filtrant sous les ramures, était fraîche comme une source au clair de lune. Cyprien écoutait toujours.

Puis, soudain, au détour d’un fourré, on fut sur un grand plateau dénudé, un herbage au sol inégal et montueux, où des vapeurs naissantes commençaient à ramper dans les lointains. Des vaches rentraient à l’étable, talonnées par des pasteurs, qui brandissaient des bâtons. Il allait faire nuit bientôt. Le soleil, derrière les montagnes de l’Aurès, n’était plus qu’un disque rouge, dont on apercevait à peine le sommet. Dans l’herbe haute de la prairie, les genêts vermeils brillaient, comme des candélabres d’or aux branches innombrables, tandis que les asphodèles, avec leurs tiges longues et minces, leurs petites corolles d’un rose pâle, se détachaient, dans l’air léger, pareils à de sveltes chandeliers. Des pourpres traînaient au couchant ; vers l’Est, des cônes vaporeux s’effaçaient peu à peu dans un ciel violet. Comme halluciné par une Présence surnaturelle, l’évêque tenait ses yeux fixés sur les montagnes du couchant. Tel un fleuve céleste épanché en ruisseaux de diamant sur la cime des monts, une bordure cristalline ondulait derrière les crêtes toutes noires, qui se découpaient avec une netteté un peu dure sur les rougeurs crépusculaires…

Cyprien cherchait encore un symbole derrière ces formes et ces couleurs extraordinairement splendides, lorsqu’il aperçut, à l’extrémité de la prairie, un homme qui venait vers eux. C’était Jader accouru au-devant du maître. Il avait fait établir le campement à une assez grande distance de la route, derrière un épaulement de terrain. Les fumées des feux, tout de suite allumés, en indiquaient la direction. À gauche, les vaches, toujours poursuivies par les bergers, se précipitaient en désordre vers les étables et quelques tentes de nomades, dont les rayures sombres se distinguaient dans le vert des herbages.

« Maître, dit le chef des muletiers, j’ai fait dresser ta tente, là-bas, derrière ce tas de sable. Delphin ne voulait pas. Il prétendait qu’il fallait aller plus loin dans la forêt. Si cela te déplaît, il est encore temps peut-être pour changer… »

Cyprien fit signe que cela lui était indifférent. Alors le muletier, baissant la voix, dit encore :

« Il a voulu aussi chasser le cabaretier, sous prétexte que Thagaste est proche et qu’il peut y trouver un gîte. Mais l’homme, ulcéré, se défend… »

En effet, lorsque les voyageurs mirent pied à terre, ils trouvèrent le camp plein d’agitation et de clameurs. Remonté sur son cheval, Salloum, le cabaretier, injuriait Delphin. Finalement, il cria, en tendant son poing :

« Adieu, camarades ! Je vous laisse adorer votre tête d’âne et vous livrer en famille à vos orgies dégoûtantes… Ah ! ah ! ce n’est pas sans raison que vous campez loin des villes et de la police. »

Apercevant les nouveaux venus et intimidé par le visage sévère de Cyprien, il tourna bride subitement et, avec toutes ses sacoches gonflées d’argent, il disparut derrière un fourré de lentisques.

L’évêque fut très contrarié de cet incident. Il gronda Delphin : « Pourquoi avoir irrité cet homme ? Peut-être qu’on aurait pu tolérer sa présence, au moins jusqu’à Thagaste. » Puis la joie de se trouver au milieu des siens, dans ce beau paysage apaisant, si doux à l’âme et aux sens, dissipa ces impressions fâcheuses. Il était naturellement gai, et l’habitude des périls, la nécessité d’inspirer confiance à son entourage avaient encore développé en lui cette disposition originelle.

La plupart de ceux qui se trouvaient là, avec lui, étaient d’anciens esclaves nourris dans sa maison familiale. Aussitôt après sa conversion, Cyprien les avait affranchis, mais il était si bon maître que tous avaient demandé en grâce de rester à son service. Jader et ses deux muletiers appartenaient depuis longtemps à l’église de Carthage : ils étaient même ses aînés dans la foi. Au plus fort de la récente persécution, leur fidélité ne s’était point démentie. Il n’en était pas de même, hélas ! de Saturninus, le marchand de curiosités, qui, lui, avait lamentablement « failli ». Cependant il était revenu, en se frappant la poitrine, et sa pénitence paraissait sincère.

Seul, le second soldat de l’escorte excitait quelque défiance dans l’esprit de Cyprien. Il le dévisagea plus attentivement : c’était un Pannonien, gros garçon au teint rose, aux cheveux blonds frisés, que partageait, sur le côté gauche, une raie correcte, l’air stupide et doux d’un mouton, d’ailleurs parfaitement discipliné. Victor, qui devinait les pensées de l’évêque, lui dit avec son insouciance, ordinaire :

« Ne crains rien, Père ! On peut tout dire et tout faire devant lui. Il ne sait pas un mot de latin, ni de punique : il ne comprend que les commandements militaires. Nos rites ne peuvent être pour lui que des coutumes romaines, et notre Dieu qu’un dieu de Rome. »

Cyprien finit par engager le barbare à s’approcher du repas que l’on prit en commun : ce fut une véritable agape, que Migginn, le cuisinier, avait préparée aussi copieuse et succulente que possible, comme il convenait pendant cette longue fête du temps pascal. Quand ce fut fini, l’évêque récita l’action de grâces, puis il dit aux convives :

« Frères, achevons joyeusement cette soirée, et, pour que l’heure même du repos ne soit pas exempte des grâces divines, si vous le voulez bien, nous allons chanter un de nos cantiques habituels… »

Et, s’adressant au diacre Pontius :

« Toi qui as été lecteur et qui possèdes une belle voix, je te prie, donne-nous le prélude. »

Le diacre connaissait par cœur tout le psautier. Aussitôt, il entonna le début du Psaume onzième :

« Sauve-moi, Seigneur ! Il n’y a plus de saints, et les vérités sont diminuées par les enfants des hommes

— Non ! pas celui-là ! interrompit aussitôt Cyprien ; un autre, qui réponde mieux à l’allégresse de la Pâque ! » Alors Pontius commença le Psaume huitième :

« Seigneur, notre Seigneur, que ton nom est admirable par toute la terre ! Ta magnificence s’est élevée au-dessus du firmament… j’irai voir tes cieux, l’œuvre de tes doigts, la lune et les constellations que tu as créées… »

Les assistants répétaient en chœur les versets qu’ils avaient retenus. Le ciel nocturne, avec son fourmillement d’astres, se déployait au-dessus de leurs têtes, et, tout autour d’eux, sur les genêts et les asphodèles, sur les cistes et les myrtes en fleurs, les lucioles éphémères, étincelles palpitantes, ferventes, innombrables, tourbillonnaient comme une pluie d’étoiles. Quand Pontius chantait seul, il y avait une courte pause, pendant laquelle on entendait, sous les taillis, la mélodie infatigable du rossignol. Mais le chœur des voix pieuses reprenait bientôt, couvrant tous les murmures et tous les bruits. La petite flûte païenne se taisait, perdue dans le grand vent sonore de la harpe royale, tandis qu’au loin les nomades, veillant auprès de leurs feux, se demandaient quelle était cette race d’hommes qui, comme l’oiseau du printemps, semblaient ne vivre que pour chanter.