Sanguis martyrum/Quatrième partie/II

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Mame (p. 206-221).

II

LA VIGNE ET LA MAISON

A Lambèse, les choses allaient si mal pour les chrétiens que Cécilius, plutôt que de s’y arrêter, avait préféré rentrer en toute hâte à Muguas.

Des serviteurs, laissés à l’Auberge de l’aigle et chargés de ce soin, lui ramèneraient Birzil, au cas où l’option Victor réussirait à la tirer des griffes de Sidifann. Dans l’état de désarroi moral où il se trouvait, il ne se sentait pas assez maître de lui-même pour assister froidement aux atrocités qui se perpétraient par ordre des autorités impériales. En effet, les interrogatoires des inculpés de Cirta se poursuivaient quotidiennement dans la prison du prætorium. Les chevalets de torture ne chômaient plus. Sur le parvis du temple d’Esculape, la multitude ameutée avait brûlé vifs un homme et une femme de Verecunda qui, en sortant de la prison où ils étaient allés visiter des consanguins, s’étaient répandus en malédictions et en anathèmes contre les dieux de l’Empire. Continuellement des collisions se produisaient dans les rues. On assommait à coups de matraque les « athées », les « sacrilèges, ennemis des très saints Empereurs », comme on appelait les chrétiens. Si Cécilius intervenait en faveur des frères, c’était se trahir immédiatement ; c’était la confession publique imposée par sa conscience. Car il savait bien qu’il irait jusque-là, et plus loin encore, ne fût-ce que pour rester fidèle à son serment baptismal. Avait-il le droit de compromettre la délivrance de Birzil, d’indisposer le légat contre elle, uniquement par point d’honneur ? Allait-il sacrifier cette enfant, qui d’ailleurs n’était pas chrétienne, à un mouvement d’indignation, ou aux obligations toutes personnelles qu’il lui plaisait de se prescrire ?… Et puis surtout il lui tardait de fuir le spectacle de ces ignominies, pour se donner uniquement à Birzil, si par fortune elle lui revenait. Il avait besoin de sa présence. Ce serait la solitude à deux. Après cette cruelle aventure, elle rentrerait assagie. On ferait le désert autour de soi. On s’enfermerait à Muguas, et là, loin des hommes ignobles et féroces, dans la sécurité de leur mutuelle tendresse, ils ignoreraient le reste du monde.

A peine arrivé, il dut se rendre à Cirta, afin de régler une affaire en suspens. Il tomba dans une ville non moins agitée que Lambèse. La veille, un nouvel édit contre les chrétiens venait d’être rendu public. Cette fois, Valérien avait jugé à propos de donner à son décret l’autorité d’un sénatus-consulte : la curie romaine, en corps, approuvait par un vote solennel ses mesures persécutrices. Cécilius, mêlé à la foule, put en lire le texte affiché sur le Forum. Il y était dit que les évêques et les prêtres, convaincus de christianisme, seraient incontinent mis à mort. Les personnages de l’ordre équestre et sénatorial, après avoir été dépouillés de leurs biens, se verraient déchus de leur rang et, si néanmoins ils persévéraient dans leur obstination, on les punirait, eux aussi, de la peine capitale… En déchiffrant ces lignes, Cécilius tressaillit, comme s’il y était visé personnellement. Sénateur, il pouvait être dénoncé d’un moment à l’autre. Déjà les délations se multipliaient. Les confiscations suivies de ventes forcées offraient un trop bel appât à la cupidité, et les vengeances particulières rencontraient là une trop facile occasion de s’assouvir ! Le maître du domaine de Muguas et d’une foule d’autres propriétés immenses se rappelait les paroles du légat que Julius Martialis lui avait rapportées à Lambèse, ce matin où ils devisaient ensemble sur la place du prétoire. Il était flamine perpétuel des Empereurs : on attendait de sa docilité et peut-être de sa gratitude, en échange de la protection officielle récemment accordée, qu’il remplît désormais les devoirs de sa charge et qu’il sacrifiât publiquement. Un piège était préparé contre lui. Cécilius résolut de s’y dérober, du moins tant que Birzil ne lui serait pas rendue. Il tâcherait de se sauver momentanément, afin de sauver la jeune fille. C’est pourquoi, dès qu’il fut rentré à Muguas, il envoya sa démission de flamine aux magistrats municipaux.

Il donnait pour prétexte le mauvais état de sa santé, qui, déjà très affaiblie auparavant, venait de recevoir un coup fatal par la perte de sa fille adoptive. L’avocat Marcus Martialis était chargé par lui de faire valoir ses raisons devant la Curie. Elles furent acceptées sans commentaires ni protestations d’aucune sorte, comme si l’assemblée obéissait à un mot d’ordre. Martialis le père fit même savoir à Cécilius qu’il était satisfait de sa détermination. Celui-ci devina tout de suite les motifs secrets de cet acquiescement : ses collègues voulaient ignorer qu’il était chrétien. Autrement, ç’aurait été compromettre le bon renom des magistrats de la république cirtéenne. Ceux qui étaient revêtus de la dignité sénatoriale, comme Roccius Félix, son seul ennemi, eussent jugé infamant pour leur caste d’y compter un membre suspect de sacrilège envers les dieux et de déloyauté à l’égard de Rome et des Augustes. Le Sénat n’était que trop décimé par les Empereurs : il ne fallait pas leur fournir de nouveaux arguments pour le frapper et pour achever de détruire son prestige aux yeux du peuple. En réalité, les collègues et les pairs de Cécilius, y compris ses ennemis, respectaient en lui le patricien, l’homme de leur classe et de leur municipe.

Le flamine démissionnaire s’avisa aussitôt de mettre à profit ces dispositions conciliantes. Comme il lui semblait impossible d’échapper indéfiniment à la délation, il n’attendrait pas que ses biens fussent confisqués. Il les vendrait sous main, et, dès que ces opérations seraient terminées, il partirait avec Birzil pour l’Égypte, de préférence pour Alexandrie, où les juifs et les chrétiens, étant en majorité, vivaient dans une tranquillité relative… Il s’attachait d’autant plus à ce projet que, les jours suivants, une recrudescence de massacres ensanglanta la ville. Comme à Lambèse, des bûchers flambèrent au Capitole, et il y eut de nombreuses lapidations dans la banlieue et dans les campagnes environnantes. Par surcroît, des rumeurs alarmantes arrivaient des autres régions de la Numidie et de la Proconsulaire. Sans cesse des convois de chrétiens condamnés aux mines encombraient les routes. En revanche, on ne savait plus rien de l’évêque de Carthage. Un silence de mauvais augure s’était fait autour de Cyprien depuis son exil à Curube. Le proconsul l’y avait-il volontairement oublié ?… Cécilius, sans nouvelles de lui depuis longtemps, redoutait les pires conjonctures.


Sur ces entrefaites, Birzil, après un court repos au Calcéus, arriva de Lambèse à l’improviste.

La déception fut dure pour celui qui n’osait plus guère espérer ce retour et qui, dès le seuil, la serra dans ses bras avec un élan de toute son âme. Malgré la reconnaissance et le repentir qu’elle affectait d’étaler, il sentit aussitôt que le cœur de la jeune fille ne répondait pas au sien. Plus que jamais elle était fermée, défiante, prête à la défensive. Elle paraissait d’ailleurs pressée d’échapper à la présence de Cécilius. Elle se déclarait épuisée par les émotions de sa captivité et par les fatigues du voyage. Elle suppliait qu’on la laissât seule. De fait, elle avait l’air accablé et languissant. Mais sa belle vigueur de jeunesse prit bientôt le dessus. Le surlendemain elle était debout.

Néanmoins, elle se montrait toujours inquiète, agitée, d’une irritabilité presque maladive. Cécilius s’apercevait bien qu’elle continuait à être gênée, surtout qu’elle manquait de franchise avec lui. Et pourtant une joie irrésistible émanait de sa personne, de sa démarche, de ses moindres mouvements. Sa taille menue et gracile, qui la faisait ressembler à une statuette d’ivoire, semblait grandie, ses joues étaient plus colorées, ses yeux plus brillants. Ses jolis cheveux châtains flamboyaient dans une sorte d’irradiation, et tout son visage mutin, au nez un peu court, avait pris une beauté harmonieuse et pleine qui la transfigurait. Visiblement, elle débordait d’un bonheur mystérieux qu’elle s’efforçait de taire. Ses esclaves l’avaient remarqué tout de suite. Cécilius lui-même s’efforçait d’interpréter ces indices dans le sens le plus favorable. On aurait dit qu’avec Birzil l’allégresse allait enfin rentrer dans le vieux logis de Muguas. C’est du moins ce que répétaient Julius Martialis et son fils qui, contrairement à leurs habitudes, s’étaient installés dans leur maison des champs et qui recommençaient à visiter Cécilius, en voisins. Tous les jours, Marcus, affichant un extrême intérêt pour la santé de la jeune fille, venait s’informer d’elle. Mais celle-ci ne témoignait aucune inclination pour ce grand jeune homme maigre, au visage de prêtre, au dos déjà un peu voûté, comme courbé sous le poids des affaires. Elle le jugeait même un peu ridicule.

Un matin, en s’éveillant, elle trouva des couronnes de roses suspendues à la porte et aux fenêtres de sa chambre. C’était un hommage significatif de Marcus Martialis.

Birzil, offensée des fleurs indiscrètes, en conçut d’abord un grand courroux. Mais elle dissimula son dépit et son ressentiment. Puis, quand elle se fut entraînée, qu’elle se crut assez forte pour la lutte, capable d’affronter une colère virile, elle envoya une de ses femmes demander pour elle un entretien à Cécilius.

Celui-ci la reçut, comme d’habitude, dans la bibliothèque. C’était le soir. Les derniers rayons du crépuscule éclairaient doucement la corniche de la haute salle voûtée en berceau et faisaient reluire dans la pénombre les volets dorés des armoires ouvertes, qui montraient sur leurs rayons les plats incrustés d’émaux des reliures précieuses. Le maître occupait un lourd escabeau aux applications de bronze. Un pupitre posé en travers de ses genoux, il écrivait une lettre sur une feuille de parchemin. A ses côtés, dans des coffrets en bois de cèdre, gisait tout un amoncellement de volumes sortis de leurs gaines de soie rouge et dont les ombilics étaient peints de couleurs éclatantes.

Cécilius, attirant à lui la jeune fille, l’embrassa avec effusion. Mais elle s’arracha à son étreinte, refusa de s’asseoir sur le siège qu’il lui désignait, et, la gorge palpitante, soulevée par une émotion dont tout son corps tremblait, elle éclata immédiatement en paroles violentes et saccadées :

« Je dois t’avertir ! dit-elle… Déjà Thadir m’avait révélé quelque chose de tes projets sur moi… Mais jamais le fils de ton voisin, ce Marcus, ne s’était permis de me manifester ses sentiments. Il vient de le faire, sans doute de connivence avec toi… Eh bien ! sache-le, car je te le dis une fois pour toutes : je n’aurai d’autre époux que Fabius Victor, l’option de la IIIe Auguste… celui qui m’a délivrée !… »

Victor ! À ce nom, Cécilius sursauta. C’était si loin de sa pensée ! Que ce soldat sorti des derniers rangs de la plèbe pût un jour pénétrer dans sa famille, une telle idée ne lui serait jamais venue. Il avait déjà oublié le jeune lieutenant, qui, pour lui, était une tête perdue dans la foule. Il se leva précipitamment et, prenant entre ses mains celles de Birzil, avec douceur, comme on fait à une malade :

« Ma pauvre enfant, ton esprit divague encore ! Tu n’es pas remise de tes fatigues et de tes émotions !… » Et, haussant les épaules :

« Épouser Victor !…

– Pourquoi pas ? répliqua Birzil, la lèvre frémissante… Nous sommes déjà fiancés !

– Tu veux rire ?… Toi fiancée au fils d’un centurion ! »

Elle le regarda bien en face et, avec une nuance sarcastique dans la voix :

« C’est un chrétien, ce fils de centurion !… Je m’étonne que toi, qui l’es aussi, tu parles si dédaigneusement de tes frères !… Et puis qu’importe ! Il est beau, brave, il deviendra tribun, général d’armée ! Il peut même, comme un autre, prétendre à la pourpre. Aujourd’hui, tout soldat est un candidat à l’Empire… Mais à quoi bon tant de discours, puisque je l’aime ?… »

Il ne comprit qu’une chose, c’est qu’elle voulait partir, le quitter au plus vite… Elle rentrait à peine et déjà elle était excédée de vivre auprès de lui. Cette instinctive et inconsciente aversion, qu’il avait devinée si souvent, lui brisait le cœur. En même temps, il s’indignait de l’ingratitude de Birzil. La colère finit par l’emporter. Il lui dit rudement :

« Et si je m’y oppose ?

– Certes, tu le peux ! Tu m’as adoptée sans me demander mon avis. La loi me livre à ta merci. Mais, s’il le faut te le répéter, je n’épouserai personne, ou ce sera celui-là !

– Et si je te déshérite ?…

– Les biens de mes parents me suffiront ! dit-elle avec fierté : je n’ai pas besoin de tes aumônes.

– Malheureuse ! Tu es ruinée !…

– Soit ! Je serai pauvre comme lui ! Nous serons deux pour porter notre pauvreté ! Moi je n’en ai pas peur !

De nouveau, elle le défiait du regard. Cécilius la considérait douloureusement :

« Lélia, dit-il, je t’en supplie : ne me parle pas ainsi ! Si tu savais quelle peine tu me causes !

– Mais enfin, quel droit as-tu sur moi ? Peux-tu bien invoquer les lois romaines, toi qui les foules aux pieds comme chrétien ?… Et puis, il faut que je te le dise : je suis lasse de la sujétion où tu me tiens. Sans cesse, je te rencontre dressé sur mon chemin pour contrarier mes désirs, pour m’imposer une règle qui n’est pas la mienne, une protection dont je ne veux pas…

Et, se souvenant tout à coup des insinuations de Thadir, elle ajouta durement, afin qu’il y eût entre eux quelque chose d’irréparable :

« Oui !… pour m’imposer une affection, dont j’ai à rougir peut-être !… »

Cécilius, à ces mots, jeta un cri comme un homme blessé à mort :

« Ah !… Lélia, mon enfant, qu’as-tu osé dire ! »

Il la considérait avec des yeux pleins d’une douceur étrange. Mais elle se tenait devant lui, la tête haute, l’air révolté, inflexible dans son obstination, décidée à en finir, à conquérir enfin sa liberté. Sans se laisser attendrir, comme pour le pousser à bout, elle reprit agressivement :

« Encore une fois, qui es-tu pour vouloir me contraindre ? »

Ses prunelles étincelaient. Elles exprimaient une telle détermination et une telle force de résistance, une volonté tellement implacable, que Cécilius eut la sensation d’un mur élevé entre elle et lui. Ce regard effrayant de la jeune fille l’avait frappé plus que ses paroles. Il fallut qu’elle répétât, avec une intonation insultante :

« Mais qui es-tu donc ?

– Qui je suis ?… »

Il se redressa de toute sa hauteur, et, avec une majesté qu’elle ne lui connaissait pas, il prononça lentement : « Je suis ton père !…

– Mon père !… »

Comme foudroyée par cette déclaration, Birzil se refusait à comprendre. Elle balbutiait :

« Toi, toi ?… mon père ?…

Un sanglot jaillit de sa poitrine. Elle s’abattit sur un amas de coussins qui encombrait le lit de repos.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Soudain, elle se leva, rabattit son voile sur son visage et, sans dire un mot, sans retourner la tête, plus étrangère, plus lointaine que jamais, elle s’avança lentement vers la porte. La tenture retomba sur elle et elle disparut, dans ses longs vêtements blancs, comme une morte, comme un fantôme derrière la pierre d’un sépulcre.


Épuisé par la violence de cette scène, Cécilius s’était jeté sur l’escabeau, où tout à l’heure, choisissant ses expressions, il rédigeait une lettre à Macrinius Decianus, légat de Numidie, pour le remercier de lui avoir rendu Birzil. Ses yeux vagues tournés vers les larges baies des fenêtres ne voyaient pas le couchant si calme, qui achevait de descendre sur les montagnes de Cirta. Des vapeurs violettes s’élevaient de la campagne pierreuse comme un lit de molles nuées pour le sommeil de la terre. Il ne voyait rien, il ne percevait rien du dehors. Il restait écrasé de stupeur devant le fait accompli. Ainsi, le secret qu’il avait su taire pendant tant d’années lui avait échappé malgré lui ! Ce secret qu’il partageait avec la seule Thadir, dont il tremblait sans cesse d’apprendre la divulgation, il avait espéré pouvoir le sauvegarder jusqu’au bout. Il avait bâillonné son amour, afin que rien ne ternît pour la jeune fille la mémoire adorée de sa mère. En vain, il s’était infligé ce long supplice… ou plutôt ce long mensonge ! Il se jugeait maintenant comme Birzil : les mêmes mots lui venaient à l’esprit. Mais tout ne valait-il pas mieux que cette odieuse équivoque ? A présent qu’elle s’était dissipée, son attitude allait devenir plus nette et plus franche. Jusqu’ici, il se sentait timide devant sa fille et devant Thadir. Il avait redouté les questions indiscrètes de l’enfant, les trahisons ou les réticences empoisonnées de l’esclave. Il la recherchait et la fuyait tout ensemble, craignant de se livrer trop à sa tendresse. Il avait eu peur surtout du trouble et de la faiblesse de son propre cœur. Birzil ressemblait tellement à Lélia Juliana !

Oui, tout valait mieux que cette situation fausse ! Désormais, il savait à quoi s’en tenir sur les sentiments de la rebelle. Et il la revoyait, comme tout à l’heure, les yeux fulgurants, dressée contre lui, manifestant, jusqu’à la plus douloureuse évidence, la contrariété irréductible de leurs deux natures. Cela était sans remède. Cette enfant de sa chair et de son sang lui refusait son cœur. Sûrement elle le méprisait. Peut-être même qu’elle le haïssait !… Les ombres nocturnes avaient éteint les fresques des voûtes, les marbres des pavements et des murailles. Cécilius sombrait dans un abandon mortel, dans une détresse désespérée. Il faisait nuit noire. Il songeait, immobile au milieu des ténèbres… C’était sa faute ! Il était puni par sa propre enfant ! Les chrétiens avaient raison : tout se paie en ce monde ou en l’autre ! En trompant son ami et son hôte, il n’avait su ni se créer un foyer, ni donner à son cœur la pâture dont il était avide, ni seulement être un père. Son enfant se détournait de lui ! Il n’avait même pas pu l’élever comme il aurait dû et comme il aurait voulu !… Mais justement parce qu’il avait été coupable, des réparations s’imposaient à lui. Il ne pouvait pas se désintéresser de l’ingrate. Devant Dieu, il répondrait d’elle. Il devrait la protéger contre elle-même, contre ses caprices, ses entraînements d’imagination. Autrefois, elle s’était passionnée pour une foule de chimères. Elle avait eu les engouements les plus bizarres et les plus inexplicables. Bientôt, sans doute, elle serait dégoûtée de ce soldat, qui ne devait son prestige qu’aux circonstances romanesques où il l’avait rencontrée !… Pourtant ce Victor était un chrétien, un ami, un protégé de Cyprien ! Qui sait comment l’évêque envisagerait cette union ?…

Le jour suivant, au réveil, une esclave de Birzil lui remit un billet ainsi conçu : « Quand tu liras ces mots, je serai chez Julius Proculus, de Buduxi. Prévoyant ton opposition, je me suis entendue avec lui, avant de rentrer à Muguas. Je ne te reverrai jamais. Il est inutile de me faire chercher : je ne reviendrai pas. »

La tragédie de la veille avait tellement tendu et froissé toutes les fibres aimantes de Cécilius que cette catastrophe le trouva presque insensible. Il n’avait pas le courage d’ordonner qu’on poursuivît la fugitive. A quoi bon d’ailleurs ? Ce serait causer un scandale inutile, tout en risquant d’indisposer Proculus. Car il connaissait de longue date les résistances indomptables de la jeune fille. Il la savait capable de se tuer plutôt que de se laisser ramener au logis paternel. Sans nul doute les conseils indulgents de Proculus, homme d’âge et d’expérience, qui, en outre, était son ami, obtiendraient d’elle beaucoup plus que la contrainte et la sévérité. Si, malgré tout, elle persévérait dans ce projet de mariage, alors il ferait agir Cyprien auprès de Victor. Ou plutôt, c’est l’évêque qui déciderait. Il était possible, en effet, qu’il approuvât les intentions de Birzil. Mais il fallait l’avertir au plus vite, se confesser à lui en toute sincérité d’âme. En lui cachant sa liaison avec Lélia Juliana, il avait continué à lui laisser croire que Birzil était seulement sa fille adoptive. Il avait hâte de rejeter ce fardeau d’ambiguïtés et de mensonges. Quand il se serait soulagé de ces aveux, peut-être qu’il goûterait un peu d’apaisement et de sérénité.

Cécilius méditait les termes de cette difficile confidence, lorsqu’il reçut de Cyprien lui-même un message secret, apporté en toute diligence par un serviteur de l’évêque. Celui-ci lui disait : « Je sais que je suis condamné. Le proconsul, qui est actuellement à Utique, a donné l’ordre de m’y amener, dans l’intention de me faire mettre à mort. Mais je me suis échappé clandestinement de Curube, pour venir me cacher dans ma villa des Jardins. Je me livrerai dès que je le jugerai convenable, c’est-à-dire lorsque le proconsul sera de retour à Carthage. Car un évêque doit mourir dans sa ville épiscopale. Frère bien-aimé, voici l’heure pour nous de rendre témoignage au Christ. Je sais que tu ne failliras pas. C’est pourquoi je te quitte sans tristesse. J’ai la certitude que je te reverrai bientôt. Je suis ton avant-coureur. Je vais t’annoncer, dire qu’on te réserve la place au banquet de l’Époux… »

La lettre était tombée des mains de Cécilius : « Je pars, se dit-il immédiatement. Je cours le rejoindre à Carthage. Je ne puis pas le laisser mourir sans lui avoir donné l’adieu suprême !… » Un grand attendrissement l’envahissait à la pensée de cette séparation si proche. Puis une colère le souleva. Eh quoi ! Ils avaient osé toucher à un tel homme ! Cette haute et ferme intelligence, cette activité infatigable et bienfaisante, ils allaient détruire tout cela, ils allaient trancher cette noble vie ! Malgré la fureur des passions déchaînées et l’appétit du martyre si souvent manifesté par le saint, il ne croyait pas que cette ignominie fût possible. Il pensait que le pouvoir reculerait devant un tel scandale, comme les décurions de Cirta et le légat lui-même avaient éludé toute poursuite contre lui. Mais l’Empire et les ennemis du Christ se rendaient odieux à plaisir ! Des crimes étaient commis journellement par eux. Cyprien, en terminant sa lettre, apprenait à son ami que, dans cette ville d’Utique, où le proconsul le citait, trois cents chrétiens venaient de périr d’un affreux supplice. On les avait mis en demeure de sacrifier aux dieux, ou de se précipiter dans des fosses remplies de chaux vive. La plupart de ces martyrs, qu’on appelait déjà « la Masse blanche », avaient préféré à l’apostasie cette mort atroce.

Comme si le châtiment céleste voulait frapper tout de suite les coupables, des nouvelles terrifiantes se propageaient. Jacques, le diacre de Cirta, que Cécilius, depuis le commencement de la persécution, hospitalisait à Muguas, lui avait communiqué des dépêches adressées aux églises africaines par les églises d’Asie. Celles-ci conjuraient les frères de leur envoyer des secours en argent et en vivres, car les Perses, après avoir envahi la Syrie, venaient de saccager Antioche, où ils avaient fait un grand carnage. Partout les armées se révoltaient contre les Empereurs de Rome, des tyrans militaires s’affublaient de la pourpre et, à la tête de bandes indisciplinées et pillardes, traversaient les provinces qu’ils mettaient à feu et à sang… « L’Afrique, pensait Cécilius, pouvait craindre le retour des dévastations qu’elle avait subies autrefois sous Maximin le Thrace. En regard de ces calamités qui semblaient à la veille de bouleverser tout le monde romain, que pesaient des tribulations et même des drames domestiques ? Que Birzil épousât ou non le légionnaire Victor, cela n’avait qu’une médiocre importance, alors qu’il s’agissait des destinées de l’Église tout entière, peut-être du salut de l’Empire et du monde !… »

Le père meurtri et désabusé se livrait à ces réflexions chagrines. Et pourtant il se disait : « Birzil est ma fille. Au moment où je cours vers je ne sais quel destin, je dois pourvoir à sa sûreté et à son avenir. Ce qui est arrivé à Cyprien peut m’arriver demain, tout à l’heure même. Il ne faut pas tarder ! » Il voulait, dès le soir, se mettre en route pour Carthage. Il partirait la nuit, afin que son absence fût, autant que possible, ignorée de son entourage. Trophime, son écuyer, qui avait sa confiance, s’occupa des préparatifs du départ, tandis que lui-même prenait ses dispositions pour Birzil. Il écrivit à Julius Proculus qu’un voyage impossible à différer l’obligeait de quitter Muguas pour quelque temps. Que celui-ci, jusqu’à son retour, voulût bien garder la jeune fille : il l’en suppliait. La question de mariage qui avait causé leur brouille momentanée, — il l’espérait du moins, — recevrait prochainement sa solution. Il se proposait justement de consulter à ce sujet un ami sûr et dévoué. Mais comme, à la veille d’un long voyage, il fallait tout prévoir, il avertissait Proculus qu’il laissait la totalité de sa fortune à Birzil et qu’en cas de confiscation, il resterait à celle-ci trois petites fermes, héritage de sa mère, et une somme de cinq cent mille sesterces confiée par lui à Marcus Martialis… Il régla encore quelques autres affaires, prescrivit quelques paiements, distribua des cadeaux à de vieux serviteurs, des gratifications à des esclaves dont il était satisfait. Quand tout fut en ordre, il erra mélancoliquement, jusqu’à la nuit tombante, à travers les appartements et les jardins de sa villa.

Il avait le pressentiment qu’il ne reverrait plus cette chère solitude où, après l’âge des grandes passions, il avait vécu dans un recueillement qui ressemblait presque à du bonheur. Il rangea ses livres, déroula ses volumes préférés, son Virgile, son Évangéliaire, et il arrêta les index sur les passages qu’il aimait à relire et à méditer. Puis il sortit, contempla longuement la maison, comme s’il voulait en graver l’image dans son souvenir. C’était une spacieuse bâtisse à l’italienne que son trisaïeul avait fait construire après un séjour dans le Latium. Très simple, sans aucun ornement extérieur, elle ne se signalait aux regards que par une loggia en arcades qui couronnait tout le premier étage. A chaque angle, des tourelles carrées dressaient leurs toits pointus hantés des colombes. Au centre de la terrasse qui dominait la loggia, un belvédère coiffé d’une espèce de coupole couronnait l’édifice. Toute la vie de Cécilius tenait dans cet antique logis, que son père n’avait jamais cessé d’habiter, même après la construction de la fastueuse villa des Thermes. Il se souvenait : sa mère avait une préférence pour cet appartement à gauche de la tourelle, et dont les fenêtres s’ouvraient sur la loggia. Il y avait joué avec une sœur morte prématurément, et, du haut du belvédère, sous la coupole chauffée par le soleil africain, ses yeux puérils avaient découvert le monde immense…

Il fit le tour du xyste, où les hautes tiges des lis et des héliotropes brûlés par les chaleurs estivales achevaient de se dessécher. Des colonnades de buis se déployaient autour d’une rotonde où, sous une pluie de gouttelettes, crépitait un jet d’eau. Çà et là, des kiosques d’osier tapissés de roses grimpantes érigeaient leur bizarre silhouette cornue et recourbée. Cécilius avait une faiblesse pour la bonhomie naïve et compliquée de cette décoration rustique. Il traversa ces architectures végétales, descendit les marches de la terrasse. Au bas du mur de soutènement, il y avait une vigne très ancienne, mais encore vigoureuse, qui remontait à l’époque du trisaïeul, le fondateur de Muguas. Une inscription encastrée dans le mur et peinte au minium attestait que ce pied de vigne, rapporté d’outre-mer par l’ancêtre, était un rejeton des vignobles illustres de Cécube. Caïus Cécilius Natalis l’avait planté de ses mains et lui-même en avait fait la dédicace le Xe jour des Calendes d’avril, sous le consulat de Nerva et de Trajan, ad fausti eventus memoriam. Le descendant s’approcha du cep avec respect, toucha les pampres, qui, en cette saison, étaient d’un rouge de sang ; et il descendit plus bas encore vers les jardins potagers et les bâtiments de la ferme, les granges, les celliers, les écuries, les huileries. On construisait, en ce moment, un pressoir et un cellier neufs. Perchés sur des troncs de peupliers, des scieurs de long manœuvraient leur scie grinçante ; une escouade de charpentiers groupés deux par deux transportaient une poutre avec des cordes. L’aide-maçon versait de l’eau dans l’auge à mortier. Toute une activité joyeuse emplissait ce coin paisible de la villa. Et Cécilius se demandait avec une invincible appréhension :

« Pour qui sont-ils en train de bâtir ? Qui sera l’héritier de tout cela ?… » Il songeait aussi aux bouleversements annoncés, à l’approche des Barbares, aux pillages, aux incendies, aux destructions sauvages et stupides. Après la longue paix dont on avait joui, il faudrait donc connaître encore l’imbécile et sanglante folie de la guerre. Les hommes, un instant adoucis par l’habitude de la sécurité, allaient redevenir rudes et féroces ! Mieux valait s’en aller tout de suite que d’assister à ces horreurs !…

Le crépuscule enveloppait de vapeurs ténues les cyprès et les colonnades des jardins. Étreint d’une angoisse grandissante, Cécilius se réfugia dans la bibliothèque et là, accoudé sur l’escabeau de bronze où il avait coutume de lire, il embrassa encore une fois du regard le spectacle familier du vieux domaine. Comme toutes ces choses tenaient profondément à son âme ! Est-ce que la vie serait possible sans elles ? Tel bouquet d’arbres, telle molle inflexion des collines, telle dentelure des montagnes éveillaient dans son esprit mille résonances imprécises. De quel monde innommé et splendide ces formes lui parlaient-elles ? de quoi étaient-elles les signes ?… Et ces symboles amis lui rappelaient certaines heures enivrées de sa jeunesse, certaines exaltations extraordinaires, dont sa mémoire n’avait retenu qu’un reflet éblouissant : un soir à Rome, sur la voie Flaminienne, près d’un monticule ombragé de pins en parasols, d’où l’on découvrait le Tibre et le mausolée d’Hadrien, — un autre soir, à Sunium, sur les degrés du temple de Neptune ; — un matin de lumière rose, plein de vols de tourterelles, dans l’île d’Éléphantine, au bruit sonore des cataractes ; — mais surtout un matin de Carthage, une promenade, à la pointe de l’aube, qu’il avait faite avec Cyprien, lorsque tous deux étaient encore étudiants, hors des faubourgs, du côté de la nécropole et de la grande lagune. Au détour de la route, derrière un rocher, la pleine mer s’était tout à coup déroulée à leurs yeux. On ne voyait plus que le ciel et l’eau, d’immenses étendues radieuses, un infini paysage de cristal et d’azur. Ils marchaient, l’un à côté de l’autre, sans se rien dire, mais il leur avait semblé alors que toute la gloire du monde venait à eux, comme un tapis triomphal déployé sous leurs pieds…

Ah ! que la terre était belle ! Comme c’était délicieux et comme cela faisait mal de se pencher vers ses splendeurs toujours trop brèves, toujours décevantes et qui pourtant renaissaient sans cesse en une inextinguible illusion ! Est-ce qu’il pourrait jamais s’en arracher ? S’en arracher, pour quoi, pour quelle vertu, effrayante, pour s’en aller vers quelle région sublime et glaciale, où l’on est si seul, où l’on a si froid ?…

La tête entre les mains, Cécilius sanglotait doucement. La nuit était tout à fait venue.