Sans dessus dessous/Chapitre XVII

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Hetzel (p. 253-269).

XVII

ce qui s’est fait au kilimandjaro pendant huit mois de cette année mémorable.


Le pays de Wamasai est situé dans la partie orientale de l’Afrique centrale, entre la côte de Zanguebar et la région des grands lacs, où le Victoria-Nyanza et le Tanganiyka forment autant de mers intérieures. Si on le connaît en partie, c’est qu’il a été visité par l’anglais Johnston, le comte Tékéli et le docteur allemand Meyer. Cette contrée montagneuse se trouve sous la souveraineté du sultan Bâli-Bâli, dont le peuple est composé de trente à quarante mille nègres.

À trois degrés au-dessous de l’Équateur, se dresse la chaîne du Kilimandjaro, qui projette ses plus hautes cimes — entre autres celle du Kibo — à une altitude de 5704 mètres[1]. Cet important massif domine, vers le sud, le nord et l’ouest, les vastes et fertiles plaines du Wamasai, en se reliant avec le lac Victoria-Nyanza, à travers les régions du Mozambique.

À quelques lieues au-dessous des premières rampes du Kilimandjaro, s’élève la bourgade de Kisongo, résidence habituelle du sultan. Cette capitale n’est, à vrai dire, qu’un grand village. Elle est occupée par une population très douée, très intelligente, travaillant autant par elle-même que par ses esclaves, sous le joug de fer que lui impose Bâli-Bâli.

Ce sultan passe à juste titre pour l’un des plus remarquables souverains de ces peuplades de l’Afrique centrale, qui s’efforcent d’échapper à l’influence, ou, pour être plus juste, à la domination anglaise.

C’est à Kisongo que le président Barbicane et le capitaine Nicholl, uniquement accompagnés de dix contremaîtres dévoués à leur entreprise, arrivèrent dès la première semaine du mois de janvier de la présente année.

En quittant les États-Unis — départ qui ne fut connu que de Mrs Evangélina Scorbitt et de J.-T. Maston — ils s’étaient embarqués à New-York pour le cap de Bonne-Espérance, d’où un navire les transporta à Zanzibar, dans l’île de ce nom. Là, une barque, secrètement frétée, les conduisit au port de Mombas, sur le littoral africain, de l’autre côté du canal. Une escorte, envoyée par le sultan, les attendait dans ce port, et, après un voyage difficile pendant une centaine de lieues à travers cette région tourmentée, obstruée de forêts, coupée de rios, trouée de marécages, ils atteignirent la résidence royale.

Déjà, après avoir eu connaissance des calculs de J.-T. Maston, le président Barbicane s’était mis en rapport avec Bâli-Bâli par l’entremise d’un explorateur suédois, qui venait de passer quelques années dans cette partie de l’Afrique. Devenu l’un de ses plus chauds partisans depuis le célèbre voyage du président Barbicane autour de la Lune — voyage dont le retentissement s’était propagé jusqu’en ces pays lointains — le sultan s’était pris d’amitié pour l’audacieux Yankee. Sans dire dans quel but, Impey Barbicane avait aisément obtenu du souverain du Wamasai l’autorisation d’entreprendre des travaux importants à la base méridionale du Kilimandjaro. Moyennant une somme considérable, évaluée à trois cent mille dollars, Bâli-Bâli s’était engagé à lui fournir tout le personnel nécessaire. En outre, il l’autorisait à faire ce qu’il voudrait du Kilimandjaro. Il pouvait disposer à sa fantaisie de l’énorme chaîne, la raser, s’il en avait l’envie, l’emporter, s’il en avait le pouvoir. Par suite d’engagements très sérieux, auxquels le sultan trouvait son compte, la North Polar Practical Association était propriétaire de la montagne africaine au même titre qu’elle l’était du domaine arctique.

L’accueil que le président Barbicane et son collègue reçurent à Kisongo fut des plus sympathiques. Bâli-Bâli éprouvait une admiration voisine de l’adoration pour ces deux illustres voyageurs, qui s’étaient lancés à travers l’espace, afin d’atteindre les régions circumlunaires. En outre, il ressentait une extraordinaire sympathie envers les auteurs des mystérieux travaux qui allaient s’accomplir dans son royaume. Aussi promit-il aux Américains un secret absolu — tant de sa part que de celle de ses sujets, dont le concours leur était assuré. Pas un seul des nègres qui travailleraient aux chantiers n’aurait droit de les quitter même un jour, sous peine des plus raffinés supplices.

Voilà pourquoi l’opération fut enveloppée d’un mystère que les plus subtils agents de l’Amérique et de l’Europe ne purent pénétrer. Si ce secret avait été enfin découvert, c’est que le sultan s’était relâché de sa sévérité, après l’achèvement des travaux, et qu’il y a partout des traîtres ou des bavards — même chez les nègres. C’est de la sorte que Richard W. Trust, le consul de Zanzibar, eut vent de ce qui se faisait au Kilimandjaro. Mais, alors, à cette date du 13 septembre, il était trop tard pour arrêter le président Barbicane dans l’accomplissement de ses projets.

Et, maintenant, pourquoi Barbicane and Co. avait-il choisi le Wamasai comme théâtre de son opération ? C’est d’abord parce que le pays lui convenait en raison de sa situation en cette partie peu connue de l’Afrique et de son éloignement des territoires habituellement visités par les voyageurs. Puis, le massif du Kilimandjaro lui offrait toutes les qualités de solidité et d’orientation nécessaires à son œuvre. De plus, à la surface du pays, se trouvaient les matières premières dont il avait précisément besoin, et dans des conditions particulièrement pratiques d’exploitation.

Justement, quelques mois avant de quitter les États-Unis, le président Barbicane avait appris de l’explorateur suédois qu’au pied de la chaîne du Kilimandjaro, le fer et la houille étaient abondamment répandus à l’affleurement du sol. Pas de mines à creuser, pas de gisements à rechercher à quelques milliers de pieds dans l’écorce terrestre. Du fer et du charbon, il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre, et en quantités certainement supérieures à la consommation prévue par les devis. En outre, il existait, dans le voisinage de la montagne, d’énormes gisements de nitrate de soude et de pyrite de fer, nécessaires à la fabrication de la méli-mélonite.

Le président Barbicane et le capitaine Nicholl n’avaient donc amené aucun personnel avec eux, si ce n’est dix contremaîtres, dont ils étaient absolument sûrs. Ceux-ci devaient diriger les dix mille nègres, mis à leur disposition par Bâli-Bâli, auxquels incombait la tâche de fabriquer le canon monstre et son non moins monstrueux projectile.

Deux semaines après l’arrivée du président Barbicane et de son collègue au Wamasai, trois vastes chantiers étaient établis à la base méridionale du Kilimandjaro, l’un pour la fonderie du canon, le second pour la fonderie du projectile, le troisième pour la fabrication de la méli-mélonite.

Et d’abord, comment le président Barbicane avait-il résolu ce problème de fondre un canon de dimensions aussi colossales ? On va le voir, et l’on comprendra, en même temps, que la dernière chance de salut, tirée de la difficulté d’établir un pareil engin, échappait aux habitants des deux Mondes.

En effet, fondre un canon égalant un million de fois en volume le canon de vingt-sept, c’eût été un travail au-dessus des forces humaines. On a déjà de sérieuses difficultés pour fabriquer les pièces de quarante-deux centimètres qui lancent des projectiles de sept cent quatre-vingts kilos avec deux cent soixante-quatorze kilogrammes de poudre. Aussi Barbicane et Nicholl n’y avaient-ils point songé. Ce n’était pas un canon, pas même un mortier, qu’ils prétendaient faire, mais tout simplement une galerie percée dans le massif résistant du Kilimandjaro, un trou de mine, si l’on veut.

Évidemment, ce trou de mine, cette énorme fougasse, pouvait remplacer un canon de métal, une Columbiad gigantesque, dont la fabrication eût été aussi coûteuse que difficile, et à laquelle il aurait fallu donner une épaisseur invraisemblable pour prévenir toute chance d’explosion. Barbicane and Co. avait toujours eu la pensée d’opérer de cette façon, et, si le carnet de J.-T. Maston mentionnait un canon, c’est que c’était le canon de vingt-sept qui avait été pris pour base de ses calculs.

En conséquence un emplacement fut de prime abord choisi à une hauteur de cent pieds sur le revers méridional de la chaîne, au bas de laquelle se développent des plaines à perte de vue. Rien ne pourrait faire obstacle au projectile, quand il s’élancerait hors de cette « âme » forée dans le massif du Kilimandjaro.

Ce fut avec une précision extrême, et non sans un rude travail, que l’on creusa cette galerie. Mais Barbicane put aisément construire des perforatrices, qui sont des machines relativement simples, et les actionner au moyen de l’air comprimé par les puissantes chutes d’eau de la montagne. Ensuite, les trous percés par les forets des perforatrices furent chargés de méli-mélonite. Et il ne fallait pas moins que ce violent explosif pour faire éclater la roche, car c’était une sorte de syénite extrêmement dure, formée de feldspath orthose et d’amphibole hornblende. Circonstance favorable, au surplus, puisque cette roche aurait à résister à l’effroyable pression développée par l’expansion des gaz. Mais la hauteur et l’épaisseur de la chaîne du Kilimandjaro suffisaient à rassurer contre tout lézardement ou craquement extérieur.

Bref, les milliers de travailleurs, conduits par les dix contremaîtres, sous la haute direction du président Barbicane, s’appliquèrent avec tant de zèle, avec tant d’intelligence, que l’œuvre fut menée à bonne fin en moins de six mois.

La galerie mesurait vingt-sept mètres de diamètre sur six cents mètres de profondeur. Comme il importait que le projectile pût glisser sur une paroi parfaitement lisse, sans rien laisser perdre des gaz de la déflagration, l’intérieur en fut blindé avec un étui de fonte parfaitement alésé.

En réalité, ce travail était autrement considérable que celui de la célèbre Columbiad de Moon-City, qui avait envoyé le projectile d’aluminium autour de la Lune. Mais qu’y a-t-il donc d’impossible aux ingénieurs du monde moderne ?

Tandis que le forage s’accomplissait au flanc du Kilimandjaro, les ouvriers ne chômaient pas au second chantier. En même temps que l’on construisait la carapace métallique, on s’occupait de fabriquer l’énorme projectile.

Rien que pour cette fabrication, il s’agissait d’obtenir une masse de fonte cylindro-conique, pesant cent quatre-vingt millions de kilogrammes, soit cent quatre-vingt mille tonnes.

On le comprend, jamais il n’avait été question de fondre ce projectile d’un seul morceau. Il devait être fabriqué par masses de mille tonnes chacune, qui seraient hissées successivement à l’orifice de la galerie, et disposées contre la chambre où serait préalablement entassée la méli-mélonite. Après avoir été boulonnés entre eux, ces fragments ne formeraient qu’un tout compact, qui glisserait sur les parois du tube intérieur.

Nécessité fut donc d’apporter au second chantier environ quatre cent mille tonnes de minerai, soixante-dix mille tonnes de castine et quatre cent mille tonnes de houille grasse, que l’on transforma d’abord en deux cent quatre-vingt mille tonnes de coke dans des fours. Comme les gisements étaient voisins du Kilimandjaro, ce ne fut presque qu’une affaire de charrois.

Quant à la construction des hauts fourneaux pour obtenir la transformation du minerai en fonte, là surgit peut-être la plus grande difficulté. Toutefois, au bout d’un mois, dix hauts fourneaux de trente mètres étaient en état de fonctionner et de produire chacun cent quatre-vingts tonnes par jour. C’était dix-huit cents tonnes pour vingt-quatre heures, cent quatre-vingt mille après cent journées de travail.

Quant au troisième chantier, créé pour la fabrication de la méli-mélonite, le travail s’y fit aisément, et dans des conditions de secret telles que la composition de cet explosif n’a pu être encore définitivement déterminée.

Tout avait marché à souhait. On n’eût pas procédé avec plus de succès dans les usines du Creusot, de Cail, d’Indret, de la Seyne, de Birkenhead, de Woolwich ou de Cockerill. À peine comptait-on un accident par trois cent mille francs de travaux.

On peut le croire, le sultan était ravi. Il suivait les opérations avec une infatigable assiduité. Et on imagine aisément si la présence de sa redoutable Majesté était de nature à stimuler le zèle de ses fidèles sujets !

Parfois, lorsque Bâli-Bâli demandait à quoi servirait toute cette besogne :

« Il s’agit d’une œuvre qui doit changer la face du monde ! lui répondait le président Barbicane.

— Une œuvre qui assurera au sultan Bâli-Bali, ajoutait le capitaine Nicholl, une gloire ineffaçable entre tous les rois de l’Afrique orientale ! »

Si le sultan en tressaillait dans son orgueil de souverain du Wamasai, inutile d’insister.

À la date du 29 août, les travaux étaient entièrement terminés. La galerie, forée au calibre voulu, était revêtue de son âme lisse sur une longueur de six cents mètres. Au fond étaient entassées deux mille tonnes de méli-mélonite, en communication avec la boite au fulminate. Puis venait le projectile, long de cent cinquante mètres. En défalquant la place occupée par la poudre et le projectile, il resterait à celui-ci encore quatre cent quatre-vingt douze mètres à parcourir jusqu’à la bouche, ce qui assurerait tout son effet utile à la poussée produite par l’expansion des gaz.

Cela étant, une première question se posait — question de pure balistique : le projectile dévierait-il de la trajectoire, qui lui était assignée par les calculs de J.-T. Maston ? En aucune façon. Les calculs étaient corrects. Ils indiquaient dans quelle mesure le projectile devait dévier vers l’est du méridien du Kilimandjaro, en vertu de la rotation de la Terre sur son axe, et quelle était la forme de la courbe hyperbolique qu’il décrirait en vertu de son énorme vitesse initiale.

Seconde question : Serait-il visible pendant son parcours ? Non, car, au sortir de la galerie, plongé dans l’ombre de la Terre, on ne pourrait l’apercevoir, et, d’ailleurs, par suite de sa faible hauteur, il aurait une vitesse angulaire très considérable. Une fois rentré dans la zone de lumière, la faiblesse de son volume le déroberait aux plus puissantes lunettes, et, à plus forte raison, quand, échappé aux chaînes de l’attraction terrestre, il graviterait éternellement autour du soleil.

Certes, le président Barbicane et le capitaine Nicholl pouvaient être fiers de l’opération qu’ils venaient de conduire ainsi jusqu’à son dernier terme.

Pourquoi J.-T. Maston n’était-il pas là pour admirer la bonne exécution des travaux, digne de la précision des calculs qui les avaient inspirés ?… Et, surtout, pourquoi serait- il loin, bien loin, trop loin ! quand cette formidable détonation irait réveiller les échos jusqu’aux extrêmes horizons de l’Afrique ?

En songeant à lui, ses deux collègues ne se doutaient guère que le secrétaire du Gun-Club avait dû fuir Balistic-Cottage, après s’être évadé de la prison de Baltimore, et qu’il en était réduit à se cacher pour sauvegarder sa précieuse existence. Ils ignoraient à quel degré l’opinion publique était montée contre les ingénieurs de la North Polar Practical Association. Ils ne savaient point qu’ils auraient été massacrés, écartelés, brûlés à petit feu, s’il avait été possible de se saisir de leur personne, Vraiment, à l’instant où le coup partirait, il était heureux qu’ils ne pussent être salués que par les cris d’une peuplade de l’Afrique orientale !

« Enfin ! dit le capitaine Nicholl au président Barbicane, lorsque, dans la soirée du 22 septembre, tous deux se prélassaient devant leur œuvre parachevée.

— Oui !… enfin !… Et aussi : ouf ! fit Impey Barbicane en poussant un soupir de soulagement.

— Si c’était à recommencer…

— Bah !… Nous recommencerions !

— Quelle chance, dit le capitaine Nicholl, d’avoir eu à notre disposition cette adorable méli-mélonite !…

— Qui suffirait à vous illustrer, Nicholl !

— Sans doute, Barbicane, répondit modestement le capitaine Nicholl. Mais savez-vous combien il aurait fallu creuser de galeries dans les flancs du Kilimandjaro pour obtenir le même résultat, si nous n’avions eu que du fulmi- coton, pareil à celui qui a lancé notre projectile vers la Lune ?

— Dites, Nicholl.

— Cent quatre-vingts galeries, Barbicane !

— Eh bien ! nous les aurions creusées, capitaine !

— Et cent quatre-vingts projectiles de cent quatre-vingt mille tonnes !

— Nous les aurions fondus, Nicholl ! »

Allez donc faire entendre raison à des hommes de cette trempe ! Mais, quand des artilleurs ont fait le tour de la Lune, de quoi ne seraient-ils pas capables ?

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Et, le soir même, quelques heures seulement avant la minute précise indiquée pour le tir, tandis que le président Barbicane et le capitaine Nicholl se congratulaient ainsi, Alcide Pierdeux, renfermé dans son cabinet à Baltimore, poussait le cri du Peau-Rouge en délire. Puis, se relevant brusquement de la table où s’empilaient des feuilles couvertes de formules algébriques, il s’écriait :

« Coquin de Maston !… Ah ! l’animal !… M’aura-t-il fait potasser son problème !… Et comment n’ai-je pas découvert cela plus tôt !… Nom d’un cosinus !… Si je savais où il est en ce moment, j’irais l’inviter à souper, et nous boirions un verre de champagne au moment même où tonnera sa machine à tout casser ! »

Et, après un de ces hululements de sauvage, avec lesquels il accentuait ses parties de whist :

« Le vieux maboul !… Bien sûr, il avait son coup de pulvérin, quand il a calculé le canon du Kilimandjaro !… Et pourtant, c’était la condition sine quâ non — ou sine canon, comme nous aurions dit à l’École ! »


  1. Près de 1000 mètres de plus que le Mont-Blanc.