Sans dessus dessous/Chapitre XX

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Hetzel (p. 289-299).

XX

qui termine cette curieuse histoire aussi véridique qu’invraisemblable.


« Barbicane ?… Nicholl ?…

— Maston !

— Vous ?…

— Nous ! »

Et, dans ce pronom, lancé simultanément par les deux collègues d’un ton singulier, on sentait tout ce qu’il y avait d’ironie et de reproches.

J.-T. Maston passa son crochet de fer sur son front. Puis, d’une voix qui sifflait entre ses lèvres — comme celle d’un aspic, eût dit Ponson du Terrail :

« Votre galerie du Kilimandjaro avait bien six cents mètres sur une largeur de vingt-sept ? demanda-t-il.

— Oui !

— Votre projectile pesait bien cent quatre-vingts millions de kilogrammes ?

— Oui !

— Et le tir s’est bien effectué avec deux mille tonnes de méli-mélonite ?

— Oui ! »

Ces trois oui tombèrent comme des coups de massue sur l’occiput de J.-T. Maston.

« Alors je conclus… reprit-il.

— Comment ?… demanda le président Barbicane.

— Comme ceci, répondit J.-T. Maston : Puisque l’opération n’a pas réussi, c’est que la poudre n’a pas donné au projectile une vitesse initiale de deux mille huit cents kilomètres !

— Vraiment !… fit le capitaine Nicholl.

— C’est que votre méli-mélonite n’est bonne qu’à charger des pistolets de paille ! »

Le capitaine Nicholl bondit à ce mot, qui se tournait pour lui en sanglante injure.

« Maston ! s’écria-t-il.

— Nicholl !

— Quand vous voudrez vous battre à la méli-mélonite…

— Non !… Au fulmi-coton !… C’est plus sûr ! »

Mrs Evangélina Scorbitt dut intervenir pour calmer les deux irascibles artilleurs.

« Messieurs !… messieurs ! dit-elle. Entre collègues !… »

Et, alors, le président Barbicane prit la parole d’une voix plus calme, disant :

« À quoi bon récriminer ? Il est certain que les calculs de notre ami Maston devaient être justes, comme il est certain que l’explosif de notre ami Nicholl devait être suffisant ! Oui !… Nous avons mis exactement en pratique les données de la science !… Et, cependant, l’expérience a manqué ! Pour quelles raisons ?… Peut-être ne le saura-t-on jamais ?…

— Eh bien ! s’écria le secrétaire du Gun-Club, nous la recommencerons !

— Et l’argent, qui a été dépensé en pure perte ! fit observer le capitaine Nicholl.

— Et l’opinion publique, ajouta Mrs Evangélina Scorbitt, qui ne vous permettrait pas de risquer une seconde fois le sort du Monde !

— Que va devenir notre domaine circumpolaire ? répliqua le capitaine Nicholl.

— À quel taux vont tomber les actions de la North Polar Practical Association ? » s’écria le président Barbicane.

L’effondrement !… Il s’était produit déjà, et l’on offrait les titres par paquet au prix du vieux papier.

Tel fut le résultat final de cette opération gigantesque. Tel fut le fiasco mémorable, auquel aboutirent les projets surhumains de Barbicane and Co.

Si jamais la risée publique se donna libre carrière pour accabler de braves ingénieurs mal inspirés, si jamais les articles fantaisistes des journaux, les caricatures, les chansons, les parodies, eurent matière à s’exercer, on peut affirmer que ce fut bien en cette occasion. Le président Barbicane, les administrateurs de la nouvelle Société, leurs collègues du Club, furent littéralement conspués. On les qualifia parfois de façon si… gauloise, que ces qualifications ne sauraient être redites pas même en latin — pas même en zolapük. L’Europe surtout s’abandonna à un déchaînement de plaisanteries tel que les Yankees finirent par être scandalisés. Et, n’oubliant pas que Barbicane, Nichol et Maston étaient d’origine américaine, qu’ils appartenaient à cette célèbre association de Baltimore, peu s’en fallut qu’ils n’obligeassent le gouvernement fédéral à déclarer la guerre à l’ancien Monde.

Enfin, le dernier coup fut porté par une chanson française que l’illustre Paulus — il vivait encore à cette époque — mit à la mode. Cette machine courut les cafés-concerts du monde entier.

Voici quel était l’un des couplets les plus applaudis :


Pour modifier notre patraque,
Dont l’ancien axe se détraque,
Ils ont fait un canon qu’on braque,
Afin de mettre tout en vrac !
C’est bien pour vous flanquer le trac !
Ordre est donné pour qu’on les traque,
Ces trois imbéciles !… Mais… crac !
Le coup est parti… Rien ne craque !
Vive notre vieille patraque !


Enfin, saurait-on jamais à quoi était dû l’insuccès de cette entreprise ? Cet insuccès prouvait-il que l’opération était impossible à réaliser, que les forces dont disposent les hommes ne seront jamais suffisantes pour amener une modification dans le mouvement diurne de la Terre, que jamais les territoires du Pôle arctique ne pourront être déplacés en latitude pour être reportés au point où les banquises et les glaces seraient naturellement fondues par les rayons solaires ?

On fut fixé à ce sujet, quelques jours après le retour du président Barbicane et de son collègue aux États-Unis.

Une simple note parut dans le Temps du 17 octobre, et le journal de M. Hébrard rendit au Monde le service de le renseigner sur ce point si intéressant pour sa sécurité.

Cette note était ainsi conçue :


« On sait quel a été le résultat nul de l’entreprise qui avait pour but la création d’un nouvel axe. Cependant les calculs de J.-T. Maston, reposant sur des données justes, auraient produit les résultats cherchés, si, par suite d’une distraction inexplicable, ils n’eussent été entachés d’erreur dès le début.

« En effet, lorsque le célèbre secrétaire du Gun-Club a pris pour base la circonférence du sphéroïde terrestre, il l’a portée à quarante mille mètres au lieu de quarante mille kilomètres — ce qui a faussé la solution du problème.

« D’où a pu venir une pareille erreur ?… Qui a pu la causer ?… Comment un aussi remarquable calculateur a-t-il pu la commettre ?… On se perd en vaines conjectures.

« Ce qui est certain, c’est que le problème de la modification de l’axe terrestre étant correctement posé, il aurait dû être exactement résolu. Mais cet oubli de trois zéros a produit une erreur de douze zéros au résultat final.

« Ce n’est pas un canon un million de fois gros comme le canon de vingt-sept, ce serait un trillion de ces canons, lançant un trillion de projectiles de cent quatre-vingt mille tonnes, qu’il faudrait pour déplacer le Pôle de 23°28’, en admettant que la méli-mélonite eût la puissance expansive que lui attribue le capitaine Nicholl.

« En somme, l’unique coup, dans les conditions où il a été tiré au Kilimandjaro, n’a déplacé le pôle que de trois microns (3 millièmes de millimètre), et il n’a fait varier le niveau de la mer au maximum que de neuf millièmes de microns.

« Quant au projectile, nouvelle petite planète, il appartient désormais à notre système, où le retient l’attraction solaire.

« Alcide Pierdeux. »


Ainsi c’était une distraction de J.-T. Maston, une erreur de trois zéros au début de ses calculs, qui avait produit ce résultat humiliant pour la nouvelle Société !

Mais si ses collègues du Gun-Club se montrèrent furieux contre lui, s’ils l’accablèrent de leurs malédictions, il se fit dans le public une réaction en faveur du pauvre homme. Après tout, c’était cette faute qui avait été cause de tout le mal — ou plutôt de tout le bien, puisqu’elle avait épargné au monde la plus effroyable des catastrophes.

Il s’ensuit donc que les compliments arrivèrent de toutes parts, avec des millions de lettres, qui félicitaient J.-T. Maston de s’être trompé de trois zéros !

J.-T. Maston, plus déconfit, plus estomaqué que jamais, ne voulut rien entendre du formidable hurrah que la Terre poussait en son honneur. Le président Barbicane, le capitaine Nicholl, Tom Hunter aux jambes de bois, le colonel Blomsberry, le fringant Bilsby et leurs collègues ne lui pardonneraient jamais…

Du moins, il lui restait Mrs Evangelina Scorbitt. Cette excellente femme ne pouvait lui en vouloir.

Avant tout, J.-T. Maston avait tenu à refaire ses calculs, se refusant à admettre qu’il eût été distrait à ce point.

Cela était pourtant. L’ingénieur Alcide Pierdeux ne s’était pas trompé. Et voilà pourquoi, ayant reconnu l’erreur au dernier moment, lorsqu’il n’avait plus le temps de rassurer ses semblables, cet original gardait un calme si parfait au milieu des transes générales. Voilà pourquoi il portait un toast au vieux Monde, à l’heure où partait le coup du Kilimandjaro.

Oui ! Trois zéros oubliés dans la mesure de la circonférence terrestre !…

Subitement alors le souvenir revint à J.-T. Maston. C’était au début de son travail, lorsqu’il venait de se renfermer dans son cabinet de Balistic-Cottage. Il avait parfaitement écrit le nombre 40 000 000 sur le tableau noir…

À ce moment, sonnerie précipitée du timbre téléphonique… J.-T. Maston se dirige vers la plaque… Il échange quelques mots avec Mrs Evangélina Scorbitt… Voilà qu’un coup de foudre le renverse et culbute son tableau… Il se relève… Il commence à retracer le nombre à demi effacé dans la chute… Il avait à peine écrit les chiffres 40 000… quand le timbre résonne une seconde fois… Et, lorsqu’il se remet au travail, il oublie les trois derniers zéros du nombre qui mesure la circonférence terrestre !

Eh bien ! tout cela, c’était la faute à Mrs Evangélina Scorbitt ! Si elle ne l’eût pas dérangé, peut-être n’aurait-il pas reçu le contrecoup de la décharge électrique ! Peut-être le tonnerre ne lui aurait-il pas joué un de ces tours pendables, qui suffisent à compromettre toute une existence de bons et honnêtes calculs !

Quelle secousse reçut la malheureuse femme, lorsque J.- T. Maston dut lui dire dans quelles circonstances s’était produite l’erreur !… Oui !… elle était la cause de ce désastre !… C’était par elle que J.-T. Maston se voyait déshonoré pour les longues années qui lui restaient à vivre, car on mourait généralement centenaire dans la vénérable association du Gun-club !

Et, après cet entretien, J.-T. Maston avait fui l’hôtel de New-Park. Il était rentré à Balistic-Cottage. Il arpentait son cabinet de travail, se répétant :

« Maintenant je ne suis plus bon à rien en ce monde !…

— Pas même à vous marier ?… » dit une voix que l’émotion rendait déchirante.

C’était Mrs Evangélina Scorbitt. Éplorée, éperdue, elle avait suivi J.-T. Maston…

« Cher Maston !… dit-elle.

— Eh bien ! oui !… Mais à une condition… c’est que je ne ferai plus jamais de mathématiques !

— Ami, je les ai en horreur ! » répondit l’excellente veuve.

Et le secrétaire du Gun-Club fit de Mrs Evangélina Scorbitt Mrs J.-T. Maston.

Quant à la note d’Alcide Pierdeux, quel honneur, quelle célébrité elle apporta à cet ingénieur et aussi à « l’École » en sa personne ! Traduite dans toutes les langues, insérée dans tous les journaux, cette note répandit son nom à travers le monde entier. Il arriva donc que le père de la jolie Provençale, qui lui avait refusé la main de sa fille, « parce qu’il était trop savant, » lut ladite note dans le Petit Marseillais. Aussi, après être parvenu à en comprendre la signification sans aucun secours étranger, pris de remords et en attendant mieux, envoya-t-il à son auteur une invitation à dîner.