Sans famille/Édition Thieme, 1902/12

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Sans famille (version abrégée)
Texte établi par Hugo Paul ThiemeH. Holt and company (p. 103-110).

XII

UNE LEÇON DE MUSIQUE

[With a capital of 128 francs they reach Varses, a small mining town, where Alexis, one of the gardener’s children, lives with his uncle, acting as his assistant in the mine: he injures his hand and Remi takes his place for a time. The mine is flooded and Remi with the father and four miners are rescued after fourteen days of imprisonment. Once more the little troup starts out, with 146 francs. On reaching Mende they decide upon "la grosse dépense d’une leçon de musique," as there were a number of points in music they wished to learn about.]

Il fut donc décidé que ce serait à Mende que nous ferions la grosse dépense d’une leçon de musique ; car bien que nos recettes fussent plus que médiocres dans ces tristes montagnes de la Lozère, où les villages sont rares et pauvres, je ne voulais pas retarder davantage la joie de Mattia.

Après avoir traversé dans toute son étendue le causse Méjean, qui est bien le pays le plus désolé et le plus misérable du monde, sans bois, sans eaux, sans cultures, sans villages, sans habitants, sans rien de ce qui est la vie, mais avec d’immenses et mornes solitudes qui ne peuvent avoir de charmes que pour ceux qui les parcourent rapidement en voiture, nous arrivâmes enfin à Mende.

Comme il était nuit depuis quelques heures déjà, nous ne pouvions aller ce soir-là même prendre notre leçon ; d’ailleurs nous étions morts de fatigue.

Cependant Mattia était si pressé de savoir si Mende, qui ne lui avait nullement paru la ville importante dont je lui avais parlé, possédait un maître de musique, que tout en soupant je demandai à la maîtresse de l’auberge où nous étions descendus, s’il y avait dans la ville un bon musicien qui donnât des leçons de musique.

Elle nous répondit qu’elle était bien surprise de notre question ; nous ne connaissions donc pas M. Espinassous ?

– Nous venons de loin, dis-je.

– De bien loin, alors ?

– De l’Italie, répondit Mattia.

Alors son étonnement se dissipa, et elle parut admettre que, venant de si loin, nous pussions ne pas connaître M. Espinassous, mais bien certainement si nous étions venus seulement de Lyon ou de Marseille, elle n’aurait pas continué de répondre à des gens assez mal éduqués pour n’avoir pas entendu parler de M. Espinassous.

– J’espère que nous sommes bien tombés, dis-je à Mattia en italien.

Et les yeux de mon associé s’allumèrent. Assurément, M. Espinassous allait répondre le pied levé à toutes ses questions ; ce ne serait pas lui qui resterait embarrassé pour expliquer les raisons qui voulaient qu’on employât les bémols en descendant et les dièzes en montant.

Une crainte me vint : un artiste aussi célèbre consentirait-il à donner une leçon à de pauvres misérables tels que nous ?

– Et il est très occupé, M. Espinassous ? dis-je.

– Oh ! oui ! je le crois bien qu’il est occupé ; comment ne le serait-il pas ?

– Croyez-vous qu’il voudra nous recevoir demain matin ?

– Bien sûr ; il reçoit tout le monde, quand on a de l’argent dans la poche, s’entend.

Comme c’était ainsi que nous l’entendions nous aussi, nous fûmes rassurés, et avant de nous endormir nous discutâmes longuement, malgré la fatigue, toutes les questions que nous poserions le lendemain à cet illustre professeur.

– Après avoir fait une toilette soignée, c’est-à-dire une toilette de propreté, la seule que nous pussions nous permettre puisque nous n’avions pas d’autres vêtements que ceux que nous portions sur notre dos, nous prîmes nos instruments, Mattia son violon, moi ma harpe, et nous nous mîmes en route pour nous rendre chez M. Espinassous.

Capi avait, comme de coutume, voulu venir avec nous, mais nous l’avions attaché dans l’écurie de l’aubergiste, ne croyant pas qu’il était convenable de se présenter avec un chien chez le célèbre musicien de Mende.

Quand nous fûmes arrivés devant la maison qui nous avait été indiquée comme étant celle du professeur, nous crûmes que nous nous étions trompés, car à la devanture de cette maison se balançaient deux petits plats à barbe en cuivre, ce qui n’a jamais été l’enseigne d’un maître de musique.

Comme nous restions à regarder cette devanture qui avait tout l’air d’être celle d’un barbier, une personne vint à passer, et nous l’arrêtâmes pour lui demander où demeurait M. Espinassous.

– Là, dit-elle, en nous indiquant la boutique du barbier.

Après tout, pourquoi un professeur de musique n’aurait-il pas demeuré chez un barbier ?

Nous entrâmes : la boutique était divisée en deux parties égales ; dans celle de droite, sur des planches, se trouvaient des brosses, des peignes, des pots de pommade, des savons ; dans celle de gauche, sur un établi et contre le mur étaient posés ou accrochés des instruments de musique, des violons, des cornets à piston, des trompettes à coulisse.

– Monsieur Espinassous ? demanda Mattia.

Un petit homme vif et frétillant comme un oiseau, qui était en train de raser un paysan assis dans un fauteuil, répondit d’une voix de basse-taille :

– C’est moi.

Je lançai un coup d’œil à Mattia pour lui dire que le barbier-musicien n’était pas l’homme qu’il nous fallait pour nous donner notre leçon, et que ce serait jeter notre argent par la fenêtre que de s’adresser à lui ; mais au lieu de me comprendre et de m’obéir, Mattia alla s’asseoir sur une chaise, et d’un air délibéré :

– Est-ce que vous voudrez bien me couper les cheveux quand vous aurez rasé monsieur ? dit-il.

– Certainement, jeune homme, et je vous raserai aussi si vous voulez.

– Je vous remercie, dit Mattia, pas aujourd’hui, quand je repasserai.

J’étais ébahi de l’assurance de Mattia ; il me lança un coup d’œil à la dérobée pour me dire d’attendre un moment avant de me fâcher.

Bientôt Espinassous eut fini de raser son paysan, et, la serviette à la main, il vint pour couper les cheveux de Mattia.

– Monsieur, dit Mattia, pendant qu’on lui nouait la serviette autour du cou, nous avons une discussion, mon camarade et moi, et comme nous savons que vous êtes un célèbre musicien, nous pensons que vous voudrez bien nous donner votre avis sur ce qui nous embarrasse.

– Dites un peu ce qui vous embarrasse, jeunes gens.

Je compris où Mattia tendait à arriver : d’abord il voulait voir si ce perruquier-musicien était capable de répondre à ses questions, puis au cas où ses réponses seraient satisfaisantes, il voulait se faire donner sa leçon de musique pour le prix d’une coupe de cheveux ; décidément il était malin, Mattia.

– Pourquoi, demanda Mattia, accorde-t on un violon sur certaines notes et pas sur d’autres ?

Je crus que ce perruquier, qui précisément à ce moment même était en train de passer le peigne dans la longue chevelure de Mattia, allait faire une réponse dans le genre des miennes, et je riais déjà tout bas quand il prit la parole :

– La seconde corde à gauche de l’instrument devant donner le la au diapason normal, les autres cordes doivent être accordées de façon à ce qu’elles donnent les notes de quinte en quinte, c’est-à-dire sol, quatrième corde ; , troisième corde ; la, deuxième corde ; mi, première corde ou chanterelle.

Ce ne fut pas moi qui ris, ce fut Mattia ; se moquait-il de ma mine ébahie ? était-il simplement joyeux de savoir ce qu’il avait voulu apprendre ? toujours est-il qu’il riait aux éclats.

Pour moi, je restais bouche ouverte à regarder ce perruquier qui, tout en tournant autour de Mattia et faisant claquer ses ciseaux, débitait ce petit discours, qui me paraissait prodigieux.

– Eh bien, dit-il en s’arrêtant tout à coup devant moi, je crois bien que ce n’était pas mon petit client qui avait tort.

Tant que dura la coupe de ses cheveux Mattia ne tarit pas en questions, et à tout ce qu’on lui demanda, le barbier répondit avec la même facilité et la même sûreté que pour le violon.

Mais après avoir ainsi répondu, il en vint à interroger lui-même et bientôt il sut à quelle intention nous étions venus chez lui.

Alors il se mit à rire aux éclats :

– Voilà de bons petits gamins, disait-il ; sont-ils drôles!

Puis il voulut que Mattia, qui évidemment était bien plus drôle que moi, lui jouât un morceau ; et Mattia prenant bravement son violon se mit à exécuter une valse.

– Et tu ne sais pas une note de musique ! s’écriait le perruquier, en claquant des mains et en tutoyant Mattia comme s’il le connaissait depuis longtemps.

J’ai dit qu’il y avait des instruments posés sur un établi et d’autres qui étaient accrochés contre le mur. Mattia ayant terminé son morceau de violon, prit une clarinette.

– Je joue aussi de la clarinette, dit-il, et du cornet à piston.

– Allons, joue, s’écria Espinassous.

Et Mattia joua ainsi un morceau sur chacun de ces instruments.

– Ce gamin est un prodige, criait Espinassous ; si tu veux rester avec moi, je ferai de toi un grand musicien ; tu entends, un grand musicien ! le matin, tu raseras la pratique avec moi, et tout le reste de la journée je te ferai travailler ; ne crois pas que je ne sois pas un maître capable de t’instruire parce que je suis perruquier ; il faut vivre, manger, boire, dormir, et voilà à quoi le rasoir est bon ; pour faire la barbe aux gens, Jasmin n’en est pas moins le plus grand poëte de France ; Agen a Jasmin, Mende a Espinassous.

En entendant la fin de ce discours, je regardai Mattia. Qu’allait-il répondre ? Est-ce que j’allais perdre mon ami, mon camarade, mon frère, comme tous ceux que j’avais aimés ? Mon cœur se serra. Cependant je ne m’abandonnai pas à ce sentiment. La situation ressemblait jusqu’à un certain point à celle où je m’étais trouvé avec Vitalis quand madame Milligan avait demandé à me garder près d’elle : je ne voulus pas avoir à m’adresser les mêmes reproches que Vitalis.

– Ne pense qu’à toi, Mattia, dis-je d’une voix émue.

Mais il vint vivement à moi et me prenant la main :

– Quitter mon ami ! je ne pourrais jamais. Je vous remercie, monsieur.

Espinassous insista en disant que quand Mattia aurait fait sa première éducation, on trouverait le moyen de l’envoyer à Toulouse, puis à Paris au Conservatoire ; mais Mattia répondit toujours :

– Quitter Rémi, jamais !

– Eh bien, gamin, je veux faire quelque chose pour toi, dit Espinassous, je veux te donner un livre où tu apprendras ce que tu ignores.

Et il se mit à chercher dans des tiroirs : après un temps assez long, il trouva ce livre qui avait pour titre : Théorie de la musique ; il était bien vieux, bien usé, bien fripé, mais qu’importait.

Alors, prenant une plume, il écrivit sur la première page : "Offert à l’enfant qui, devenu un artiste, se souviendra du perruquier de Mende."

Je ne sais s’il y avait alors à Mende d’autres professeurs de musique que le barbier Espinassous, mais voilà celui que j’ai connu et que nous n’avons jamais oublié Mattia ni moi.