Sans famille/Édition Thieme, 1902/14

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Sans famille (version abrégée)
Texte établi par Hugo Paul ThiemeH. Holt and company (p. 121-131).

XIV

MÈRE BARBERIN

[The veterinary surgeon having come to their rescue they were set free and started out the next morning. Arriving at the village and observing Mère Barberin leaving her cottage they place the cow in her stable and go into the house and await her return.]

Tout à coup j’aperçus une coiffe blanche, en même temps la hart qui soutenait la barrière craqua.

– Cache-toi vite, dis-je à Mattia.

Je me fis de plus en plus petit.

La porte s’ouvrit : du seuil mère Barberin m’aperçut.

– Qui est-là ? dit-elle.

Je la regardai sans répondre, et de son côté elle me regarda aussi.

Tout à coup ses mains furent agitées par un tremblement :

– Mon Dieu, murmura-t-elle, mon Dieu, est-ce possible, Rémi !

Je me levai et courant à elle, je la pris dans mes bras.

– Maman !

– Mon garçon, c’est mon garçon !

Il nous fallut plusieurs minutes pour nous remettre et pour nous essuyer les yeux.

– Bien sûr, dit-elle, que si je n’avais pas toujours pensé à toi je ne t’aurais pas reconnu ; es-tu changé, grandi, forci !

Un reniflement étouffé me rappela que Mattia était derrière le lit, je l’appelai ; il se releva.

– Celui-là c’est Mattia, dis-je, mon frère.

– Ah ! tu as donc retrouvé tes parents ? s’écria mère Barberin.

– Non, je veux dire que c’est mon camarade, mon ami, et voilà Capi, mon camarade aussi et mon ami ; salue la mère de ton maître, Capi !

Capi se dressa sur ses deux pattes de derrière et, ayant mis une de ses pattes de devant sur son cœur, il s’inclina gravement, ce qui fit beaucoup rire mère Barberin et sécha ses larmes.

Mattia, qui n’avait pas les mêmes raisons que moi pour s’oublier, me fit un signe pour me rappeler notre surprise.

– Si tu voulais, dis-je à mère Barberin, nous irions un peu dans la cour ; c’est pour voir le poirier crochu dont j’ai souvent parlé à Mattia.

– Nous pouvons aussi aller voir ton jardin, car je l’ai gardé tel que tu l’avais arrangé, pour que tu le retrouves quand tu reviendrais, car j’ai toujours cru et contre tous que tu reviendrais.

– Et les topinambours que j’avais plantés, les as-tu trouvés bons ?

– C’était donc toi qui m’avait fait cette surprise, je m’en suis doutée : tu as toujours aimé à faire des surprises.

Le moment était venu.

– L’étable à vache, dis-je, a-t-elle changé depuis le départ de la pauvre Roussette, qui était comme moi et qui ne voulait pas s’en aller ?

– Non, bien sûr, j’y mets mes fagots.

Comme nous étions justement devant l’étable mère Barberin en poussa la porte, instantanément notre vache, qui avait faim et qui croyait sans doute qu’on lui apportait à manger, se mit à meugler.

– Une vache, une vache dans l’étable ! s’écria mère Barberin.

Alors n’y tenant plus, Mattia et moi, nous éclatâmes de rire.

Mère Barberin nous regarda bien étonnée, mais c’était une chose si invraisemblable que l’installation de cette vache dans l’étable, que malgré nos rires, elle ne comprit pas.

– C’est une surprise, dis-je, une surprise que nous te faisons, et elle vaut bien celle des topinambours, n’est-ce pas ?

– Une surprise, répéta-t-elle, une surprise !

– Je n’ai pas voulu revenir les mains vides chez mère Barberin, qui a été si bonne pour son petit Rémi, l’enfant abandonné ; alors, en cherchant ce qui pourrait être le plus utile, j’ai pensé que ce serait une vache pour remplacer la Roussette, et à la foire d’Ussel nous avons acheté celle-là avec l’argent avons gagné par Mattia et moi.

– Oh ! le bon enfant, le cher garçon ! s’écria mère Barberin en m’embrassant.

Puis nous entrâmes dans l’étable pour que mère Barberin pût examiner notre vache, qui maintenant était sa vache. À chaque découverte que mère Barberin faisait, elle poussait des exclamations de contentement et d’admiration :

– Quelle belle vache !

Tout à coup elle s’arrêta et me regardant :

– Ah çà ! tu es donc devenu riche ?

– Je crois bien, dit Mattia en riant, il nous reste cinquante-huit sous.

Et mère Barberin répéta son refrain, mais avec une variante :

– Les bons garçons !

Cela me fut une douce joie de voir qu’elle pensait à Mattia, et qu’elle nous réunissait dans son cœur.

Pendant ce temps, notre vache continuait de meugler.

– Elle demande qu’on veuille bien la traire, dit Mattia.

Je courus à la maison chercher le seau de fer-blanc bien récuré, dans lequel on trayait autrefois la Roussette et que j’avais vu accroché à sa place ordinaire, bien que depuis longtemps il n’y eût plus de vache à l’étable chez mère Barberin. En revenant je l’emplis d’eau, afin qu’on pût laver la mamelle de notre vache, qui était pleine de poussière.

Quelle satisfaction pour mère Barberin quand elle vit son seau aux trois quarts rempli d’un beau lait mousseux.

– Je crois qu’elle donnera plus de lait que la Roussette, dit-elle.

– Et quel bon lait, dit Mattia, il sent la fleur d’oranger.

Mère Barberin regarda Mattia avec curiosité, se demandant bien manifestement ce que c’était que la fleur d’oranger.

– C’est une bonne chose qu’on boit à l’hôpital quand on est malade, dit Mattia qui aimait à ne pas garder ses connaissances pour lui tout seul.

La vache traite on la lâcha dans la cour pour qu’elle pût paître, et nous rentrâmes à la maison où, en venant chercher le seau, j’avais préparé sur la table, en belle place, notre beurre et notre farine.

Quand mère Barberin aperçut cette nouvelle surprise elle recommença ses exclamations, mais je crus que la franchise m’obligeait à les interrompre :

– Celle-là, dis-je, est pour nous au moins autant que pour toi ; nous mourons de faim et nous avons envie de manger des crêpes ; te rappelles-tu comment nous avons été interrompus le dernier mardi-gras que j’ai passé ici, et comment le beurre que tu avais emprunté pour me faire des crêpes a servi à fricasser des oignons dans la poêle : cette fois, nous ne serons pas dérangés.

– Tu sais donc que Barberin est à Paris ? demanda mère Barberin.

– Oui.

– Et sais-tu aussi ce qu’il est allé faire à Paris ?

– Non.

– Cela a de l’intérêt pour toi.

– Pour moi ? dis-je effrayé.

Mais avant de répondre, mère Barberin regarda Mattia comme si elle n’osait parler devant lui.

– Oh ! tu peux parler devant Mattia, dis-je, je t’ai expliqué qu’il était un frère pour moi, tout ce qui m’intéresse l’intéresse aussi.

– C’est que cela est assez long à expliquer, dit-elle.

Je vis qu’elle avait de la répugnance à parler, et ne voulant pas la presser devant Mattia de peur qu’elle refusât, ce qui, me semblait-il, devait peiner celui-ci, je décidai d’attendre pour savoir ce que Barberin était allé faire à Paris.

– Barberin doit-il revenir bientôt ? demandai-je.

– Oh ! non, bien sûr.

– Alors rien ne presse, occupons-nous des crêpes, tu me diras plus tard ce qu’il y a d’intéressant pour moi dans ce voyage de Barberin à Paris ; puisqu’il n’y a pas à craindre qu’il revienne fricasser ses oignons dans notre poêle, nous avons tout le temps à nous. As-tu des œufs ?

– Non, je n’ai plus de poules.

– Nous ne t’avons pas apporté d’œufs parce que nous avions peur de les casser. Ne peux-tu pas aller en emprunter ?

Elle parut embarrassée et je compris qu’elle avait peut-être emprunté trop souvent pour emprunter encore.

– Il vaut mieux que j’aille en acheter moi-même, dis-je, pendant ce temps tu prépareras la pâte avec le lait ; j’en trouverai chez Soquet, n’est-ce pas ? J’y cours. Dis à Mattia de casser ta bourrée, il casse très bien le bois, Mattia.

Chez Soquet j’achetai non-seulement une douzaine d’œufs, mais encore un petit morceau de lard.

Quand je revins, la farine était délayée avec le lait, et il n’y avait plus qu’à mêler les œufs à la pâte ; il est vrai qu’elle n’aurait pas le temps de lever, mais nous avions trop grande faim pour attendre ; si elle était un peu lourde, nos estomacs étaient assez solides pour ne pas se plaindre.

Quand la terrine fut enfin vidée, Mattia qui s’était très-bien aperçu que mère Barberin ne voulait point parler devant lui, "de ce qui avait de l’intérêt pour moi", déclara qu’il avait envie de voir un peu comment se conduisait la vache dans la cour, et sans rien écouter, il nous laissa en tête-à-tête, mère Barberin et moi.

Si j’avais attendu jusqu’à ce moment, ce n’était cependant pas sans une assez vive impatience, et il avait fallu tout l’intérêt que je portais à la confection des crêpes pour ne pas me laisser absorber par ma préoccupation.

Barberin était à Paris, me semblait-il, pour retrouver Vitalis et se faire payer par celui-ci les années échues pour mon loyer. Je n’avais donc rien à voir là dedans : Vitalis mort, ne payait pas, et ce n’était pas à moi qu’on pouvait réclamer quelque chose. Mais si Barberin ne me réclamait pas d’argent, il pouvait me réclamer moi-même, et ayant mis la main sur moi, il pouvait aussi me placer n’importe où, chez n’importe qui, à condition qu’on lui payerait une certaine somme. Or, cela m’intéressait, et même m’intéressait beaucoup, car j’étais bien décidé à tout faire avant de me résigner à subir l’autorité de l’affreux Barberin, s’il le fallait, je quitterais la France, je m’en irais en Italie avec Mattia, en Amérique, au bout du monde.

Raisonnant ainsi, je me promis d’être circonspect avec mère Barberin, non pas que j’imaginasse avoir à me défier d’elle, la chère femme, je savais combien elle m’aimait, combien elle m’était dévouée ; mais elle tremblait devant son mari, je l’avais bien vu ; et, sans le vouloir, si je causais trop, elle pouvait répéter ce que j’avais dit, et fournir ainsi à Barberin le moyen de me rejoindre, c’est-à-dire de me reprendre. Cela ne serait pas au moins par ma faute, je me tiendrais sur mes gardes.

Quand Mattia fut sorti, j’interrogeai mère Barberin.

– Maintenant que nous sommes seuls, me diras-tu en quoi le voyage de Barberin à Paris est intéressant pour moi ?

– Bien sûr, mon enfant, et avec plaisir encore.

Avec plaisir ! je fus stupéfait.

Avant de continuer, mère Barberin regarda du côté de la porte.

Rassurée, elle revint vers moi et à mi-voix, avec le sourire sur le visage :

– Il paraît que ta famille te cherche.

– Ma famille !

– Oui, ta famille, mon Rémi.

– J’ai une famille, moi ? J’ai une famille, mère Barberin, moi l’enfant abandonné !

– Il faut croire que ce n’a pas été volontairement qu’on t’a abandonné, puisque maintenant on te cherche.

– Qui me cherche ? Oh ! mère Barberin, parle, parle vite, je t’en prie.

Puis tout à coup, il me sembla que j’étais fou, et je m’écriai :

– Mais non, c’est impossible, c’est Barberin qui me cherche.

– Oui, sûrement, mais pour ta famille.

– Non, pour lui, pour me reprendre, pour me revendre, mais il ne me reprendra pas.

– Oh ! mon Rémi, comment peux-tu penser que je me prêterais à cela ?

– Il veut te tromper, mère Barberin.

– Voyons, mon enfant, sois raisonnable, écoute ce que j’ai à te dire et ne te fais point ainsi des frayeurs.

– Je me souviens.

– Écoute ce que j’ai entendu moi-même : cela tu le croiras, n’est-ce pas ? Il y aura lundi prochain un mois, j’étais à travailler dans le fournil quand un homme ou pour mieux dire un monsieur entra dans la maison, où se trouvait Barberin à ce moment. – C’est vous qui vous nommez Barberin ? dit le monsieur qui parlait avec l’accent de quelqu’un qui ne serait pas de notre pays. – Oui, répondit Jérôme, c’est moi. – C’est vous qui avez trouvé un enfant à Paris, avenue de Breteuil, et qui vous êtes chargé de l’élever ? – Oui. – Où est cet enfant présentement, je vous prie ? – Qu’est-ce que ça vous fait, répondit Jérôme.

Si j’avais douté de la sincérité de mère Barberin, j’aurais reconnu à l’amabilité de cette réponse de Barberin, qu’elle me rapportait bien ce qu’elle avait entendu.

– Tu sais, continua-t-elle, que de dedans le fournil on entend ce qui se dit ici, et puis il était question de toi, ça me donnait envie d’écouter. Alors comme pour mieux entendre je m’approchais, je marchai sur une branche qui se cassa. – Nous ne sommes donc pas seuls ? demanda le monsieur. – C’est ma femme, répondit Jérôme. – Il fait bien chaud ici, dit le monsieur, si vous vouliez nous sortirions pour causer. Ils s’en allèrent tous deux, et ce fut seulement trois ou quatre heures après que Jérôme revint tout seul. Tu t’imagines combien j’étais curieuse de savoir ce qui s’était dit entre Jérôme et ce monsieur qui était peut-être ton père, mais Jérôme ne répondit pas à tout ce que je lui demandai. Il m’apprit dit seulement que ce monsieur n’était pas ton père, mais qu’il faisait des recherches pour te retrouver de la part de ta famille.

– Et où est ma famille ! Quelle est-elle ? Ai-je un père ? une mère ?

– Ce fut ce que je demandai comme toi, à Jérôme. Il me répondit qu’il n’en savait rien. Puis il ajouta qu’il allait partir pour Paris afin de retrouver le musicien auquel il t’avait loué, et qui lui avait donné son adresse à Paris rue de Lourcine chez un autre musicien appelé Garofoli. J’ai bien retenu tous les noms, retiens-les toi-même.

– Je les connais, sois tranquille : et depuis son départ Barberin ne t’a rien fait savoir ?

– Non, sans doute il cherche toujours : le monsieur lui avait donné cent francs en cinq louis d’or et depuis il lui aura donné sans doute d’autre argent. Tout cela et aussi les beaux langes dans lesquels tu étais enveloppé lorsqu’on t’a trouvé, est la preuve que tes parents sont riches ; quand je t’ai vu là au coin de la cheminée j’ai cru que tu les avais retrouvés, et c’est pour cela que j’ai pensé que ton camarade était ton vrai frère.

À ce moment, Mattia passa devant la porte, je l’appelai :

– Mattia, mes parents me cherchent, j’ai une famille, une vraie famille.

Mais, chose étrange, Mattia ne parut pas partager ma joie et mon enthousiasme.

Alors je lui fis le récit de ce que mère Barberin venait de me rapporter.