Sans famille/Dentu, 1887/Deuxième partie/17

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Dentu (2p. 313-320).


XVII


L’ONCLE D’ARTHUR : — M. JAMES MILLIGAN.


Si j’avais été à la place de Mattia, j’aurais peut-être eu autant d’imagination que lui, mais dans ma position les libertés de pensée qu’il se permettait m’étaient interdites.

C’était de mon père qu’il s’agissait.

Pour Mattia, c’était de master Driscoll, comme il disait.

Et quand mon esprit voulait s’élancer à la suite de Mattia, je le retenais aussitôt d’une main que je m’efforçais d’affermir.

De master Driscoll Mattia pouvait penser tout ce qui lui passait par la tête ; pour lui, master Driscoll était un étranger à qui il ne devait rien.

À mon père, au contraire, je devais le respect.

Assurément il y avait des choses étranges dans ma situation, mais je n’avais pas la liberté de les examiner au même point de vue que Mattia.

Le doute était permis à Mattia.

À moi, il était défendu.

Et quand Mattia voulait me faire part de ses doutes, il était de mon devoir de lui imposer silence.

C’était ce que j’essayais, mais Mattia avait sa tête, et je ne parvenais pas toujours à triompher de son obstination.

— Cogne si tu veux, disait-il en se fâchant, mais écoute.

Et alors il me fallait quand même écouter ses questions :

— Pourquoi Allen, Ned, Annie et Kate avaient-ils les cheveux blonds, tandis que les miens n’étaient pas blonds ?

— Pourquoi tout le monde, dans la famille Driscoll, à l’exception de Kate, qui ne savait pas ce qu’elle faisait, me témoignait-il de mauvais sentiments, comme si j’avais été un chien galeux ?

— Comment, des gens qui n’étaient pas riches habillaient-ils leurs enfants avec des dentelles ?

À tous ces pourquoi, à tous ces comment, je n’avais qu’une bonne réponse qui était elle-même une interrogation.

— Pourquoi la famille Driscoll m’aurait-elle cherché si je n’étais pas son enfant ? Pourquoi aurait-elle donné de l’argent à Barberin et à Greth and Galley ?

À cela Mattia était obligé de répondre qu’il ne pouvait pas répondre.

Mais cependant il ne se déclarait pas vaincu.

— Parce que je ne peux pas répondre à ta question, disait-il, cela ne prouve pas que j’aie tort dans toutes celles que je te pose sans que tu y répondes toi-même. Un autre à ma place trouverait très-bien pourquoi master Driscoll t’a fait chercher et dans quel but il a dépensé de l’argent. Moi je ne le trouve pas parce que je ne suis pas malin, et parce que je ne connais rien à rien.

— Ne dis donc pas cela : tu es plein de malice au contraire.

— Si je l’étais, je t’expliquerais tout de suite ce que je ne peux pas t’expliquer, mais ce que je sens : non, tu n’es pas l’enfant de la famille Driscoll, tu ne l’es pas, tu ne peux pas l’être ; cela sera reconnu plus tard, certainement ; seulement par ton obstination à ne pas vouloir ouvrir les yeux tu retardes ce moment. Je comprends que ce que tu appelles le respect envers ta famille te retienne, mais il ne devrait pas te paralyser complètement.

— Mais que veux-tu que je fasse ?

— Je veux que nous retournions en France.

— C’est impossible.

— Parce que le devoir te retient auprès de ta famille ; mais si cette famille n’est pas la tienne, qui te retient ?

Des discussions de cette nature ne pouvaient aboutir qu’à un résultat, qui était de me rendre plus malheureux que je ne l’avais jamais été.

Quoi de plus de terrible que le doute !

Et malgré que je ne voulusse pas douter, je doutais.

Ce père était-il mon père ? cette mère était-elle ma mère ? cette famille était-elle la mienne ?

Cela était horrible à avouer, j’étais moins tourmenté, moins malheureux, lorsque j’étais seul.

Qui m’eût dit, lorsque je pleurais tristement, parce que je n’avais pas de famille, que je pleurerais désespérément parce que j’en aurais une ?

D’où me viendrait la lumière ? qui m’éclairerait ? Comment saurais-je jamais la vérité ?

Je restais devant ces questions, accablé de mon impuissance, et je me disais que je me frapperais inutilement et à jamais, en pleine nuit noire, la tête contre un mur dans lequel il n’y avait pas d’issue.

Et cependant il fallait chanter, jouer des airs de danse, et rire en faisant des grimaces, quand j’avais le cœur si profondément triste.

Les dimanches étaient mes meilleurs jours, parce que le dimanche on ne fait pas de musique dans les rues de Londres, et je pouvais alors librement m’abandonner à ma tristesse, en me promenant avec Mattia et Capi ; comme je ressemblais peu alors à l’enfant que j’étais quelques mois auparavant !

Un de ces dimanches, comme je me préparais à sortir avec Mattia, mon père me retint à la maison, en me disant qu’il aurait besoin de moi dans la journée, et il envoya Mattia se promener tout seul : mon grand-père n’était pas descendu ; ma mère était sortie avec Kate et Annie, et mes frères étaient à courir les rues ; il ne restait donc à la maison que mon père et moi.

Il y avait à peu près une heure que nous étions seuls, lorsqu’on frappa à la porte ; mon père alla ouvrir et il rentra accompagné d’un monsieur qui ne ressemblait pas aux amis qu’il recevait ordinairement : celui-là était bien réellement ce qu’en Angleterre on appelle un gentleman, c’est-à-dire un vrai monsieur, élégamment habillé et de physionomie hautaine, mais avec quelque chose de fatigué ; il avait environ cinquante ans ; ce qui me frappa le plus en lui, ce fut son sourire qui, par le mouvement des deux lèvres, découvrait toutes ses dents blanches et pointues comme celles d’un jeune chien : cela était tout à fait caractéristique, et, en le regardant, on se demandait si c’était bien un sourire qui contractait ainsi ses lèvres, ou si ce n’était pas plutôt une envie de mordre.

Tout en parlant avec mon père en anglais, il tournait à chaque instant les yeux de mon côté ; mais quand il rencontrait les miens il cessait aussitôt de m’examiner.

Après quelques minutes d’entretien, il abandonna l’anglais pour le français, qu’il parlait avec facilité et presque sans accent.

— C’est là le jeune garçon dont vous m’avez entretenu ? dit-il à mon père en me désignant du doigt ; il paraît bien portant.

— Réponds-donc, me dit mon père.

— Vous vous portez bien ? me demanda le gentleman.

— Oui, monsieur.

— Vous n’avez jamais été malade ?

— J’ai eu une fluxion de poitrine.

— Ah ! ah ! et comment cela ?

— Pour avoir couché une nuit dans la neige par un froid terrible ; mon maître, qui était avec moi, est mort de froid ; moi j’ai gagné cette fluxion de poitrine.

— Il y a longtemps ?

— Trois ans.

— Et depuis, vous ne vous êtes pas ressenti de cette maladie ?

— Non.

— Pas de fatigues, pas de lassitudes, pas de sueurs dans la nuit ?

— Non, jamais ; quand je suis fatigué, c’est que j’ai beaucoup marché, mais cela ne me rend pas malade.

— Et vous supportez la fatigue facilement ?

— Il le faut bien.

Il se leva, et vint à moi ; alors il me tâta le bras, puis il posa la main sur mon cœur, enfin il appuya sa tête dans mon dos et sur ma poitrine en me disant de respirer fort, comme si j’avais couru ; il me dit aussi de tousser.

Cela fait, il me regarda en face attentivement assez longtemps, et ce fut à ce moment que j’eus l’idée qu’il devait aimer à mordre, tant son sourire était effrayant.

Sans rien me dire, il reprit sa conversation en anglais avec mon père, puis après quelques minutes ils sortirent tous les deux, non par la porte de la rue, mais par celle de la remise.

Resté seul je me demandai ce que signifiaient les questions de ce gentleman ; voulait-il me prendre à son service ? mais alors il faudrait me séparer de Mattia et de Capi ! et puis j’étais bien décidé à n’être le domestique de personne, pas plus de ce gentleman qui me déplaisait, que d’un autre qui me plairait.

Au bout d’un certain temps, mon père rentra ; il me dit qu’ayant à sortir, il ne m’emploierait pas comme il en avait eu l’intention, et que j’étais libre d’aller me promener si j’en avais envie.

Je n’en avais aucune envie ; mais que faire dans cette triste maison ? Autant se promener que de rester à s’ennuyer.

Comme il pleuvait, j’entrai dans notre voiture pour y prendre ma peau de mouton : quelle fut ma surprise de trouver là Mattia ; j’allais lui adresser la parole ; il mit sa main sur ma bouche, puis à voix basse :

— Va ouvrir la porte de la remise, je sortirai doucement derrière toi, il ne faut pas qu’on sache que j’étais dans la voiture.

Ce fut seulement quand nous fûmes dans la rue que Mattia se décida à parler :

— Sais-tu quel est le monsieur qui était avec ton père tout à l’heure ? me dit-il. M. James Milligan, l’oncle de ton ami Arthur.

Comme je restais immobile au milieu de la rue, il me prit par le bras, et tout en marchant il continua :

— Comme je m’ennuyais à me promener tout seul dans ces tristes rues, par ce triste dimanche, je suis rentré pour dormir et je me suis couché sur mon lit, mais je n’ai pas dormi ; ton père, accompagné d’un gentleman, est entré dans la remise et j’ai entendu leur conversation sans l’écouter : « Solide comme un roc, a dit le gentleman, dix autres seraient morts, il en est quitte pour une fluxion de poitrine ! » — Alors croyant qu’il s’agissait de toi, j’ai écouté, mais la conversation a changé tout de suite de sujet. — « Comment va votre neveu ? demanda ton père. — Mieux, il en échappera encore cette fois, il y a trois mois, tous les médecins le condamnaient ; sa chère mère l’a encore sauvé par ses soins : ah ! c’est une bonne mère que madame Milligan. » — Tu penses si à ce nom j’ai prêté l’oreille. — « Alors si votre neveu va mieux, continua ton père, toutes vos précautions sont inutiles ? — Pour le moment peut-être, répondit le monsieur, mais je ne veux pas admettre qu’Arthur vive, ce serait un miracle, et les miracles ne sont plus de ce monde ; il faut qu’au jour de sa mort, je sois à l’abri de tout retour et que l’unique héritier soit moi, James Milligan. — Soyez tranquille, dit ton père, cela sera ainsi, je vous en réponds. — Je compte sur vous, » dit le gentleman. Et il ajouta quelques mots que je n’ai pas bien compris et que je te traduis à peu près, bien qu’ils paraissent ne pas avoir de sens : « À ce moment nous verrons ce que nous aurons à en faire. » Et il est sorti.

Ma première idée en écoutant ce récit fut de rentrer pour demander à mon père l’adresse de M. Milligan, afin d’avoir des nouvelles d’Arthur et de sa mère, mais je compris presque aussitôt que c’était folie : ce n’était point à un homme qui attendait avec impatience la mort de son neveu qu’il fallait demander des nouvelles de ce neveu. Et puis, d’un autre côté, n’était-il pas imprudent d’avertir M. Milligan qu’on l’avait entendu ?

Arthur était vivant, il allait mieux. Pour le moment il y avait assez de joie pour moi dans cette bonne nouvelle.