Sans famille/Dentu, 1887/Deuxième partie/4

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Dentu (2p. 66-84).


IV


L’INONDATION


Le lendemain matin, nous nous retrouvâmes dans la mine.

— Eh bien ! dit l’oncle Gaspard, as-tu été content du garçon, magister ?

— Mais oui, il a des oreilles, et j’espère que bientôt il aura des yeux.

— En attendant, qu’il ait aujourd’hui des bras ! dit l’oncle Gaspard.

Et il me remit un coin pour l’aider à détacher un morceau de houille qu’il avait entamé par dessous ; car les piqueurs se font aider par les rouleurs.

Comme je venais de rouler ma benne au puits Sainte-Alphonsine pour la troisième fois, j’entendis du côté du puits un bruit formidable, un grondement épouvantable et tel que je n’avais jamais rien entendu de pareil depuis que je travaillais dans la mine. Était-ce un éboulement, un effondrement général ? J’écoutai ; le tapage continuait en se répercutant de tous côtés. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Mon premier sentiment fut l’épouvante, et je pensai à me sauver en gagnant les échelles ; mais on s’était déjà moqué de moi si souvent pour mes frayeurs, que la honte me fit rester. C’était une explosion de mine ; une benne qui tombait dans le puits ; peut-être tout simplement des remblais qui descendaient par les couloirs.

Tout à coup un peloton de rats me passa entre les jambes en courant comme un escadron de cavalerie qui se sauve ; puis il me sembla entendre un frôlement étrange contre le sol et les parois de la galerie avec un clapotement d’eau. L’endroit où je m’étais arrêté étant parfaitement sec, ce bruit d’eau était inexplicable.

Je pris ma lampe pour regarder, et la baissai sur le sol.

C’était bien l’eau ; elle venait du côté du puits, remontant la galerie. Ce bruit formidable, ce grondement, étaient donc produits par une chute d’eau qui se précipitait dans la mine.

Abandonnant ma benne sur les rails, je courus au chantier.

— Oncle Gaspard, l’eau est dans la mine !

— Encore des bêtises !

— Il s’est fait un trou sous la Divonne ; sauvons-nous !

— Laisse-moi tranquille !

— Écoutez donc.

Mon accent était tellement ému que l’oncle Gaspard resta le pic suspendu pour écouter ; le même bruit continuait toujours plus fort, plus sinistre. Il n’y avait pas à s’y tromper, c’était l’eau qui se précipitait.

— Cours vite, me cria-t-il, l’eau est dans la mine.

Tout en criant : « l’eau est dans la mine », l’oncle Gaspard avait saisi sa lampe, car c’est toujours là le premier geste d’un mineur, il se laissa glisser dans la galerie.

Je n’avais pas fait dix pas que j’aperçus le magister qui descendait aussi dans la galerie pour se rendre compte du bruit qui l’avait frappé.

— L’eau dans la mine ! cria l’oncle Gaspard.

— La Divonne a fait un trou, dis-je.

— Es-tu bête.

— Sauve-toi ! cria le magister.

Le niveau de l’eau s’était rapidement élevé dans la galerie ; elle montait maintenant jusqu’à nos genoux, ce qui ralentissait notre course.

Le magister se mit à courir avec nous et tous trois nous criions en passant devant les chantiers :

— Sauvez-vous ! l’eau est dans la mine !

Le niveau de l’eau s’élevait avec une rapidité furieuse ; heureusement nous n’étions pas très-éloignés des échelles, sans quoi nous n’aurions jamais pu les atteindre. Le magister y arriva le premier, mais il s’arrêta :

— Montez d’abord, dit-il, moi je suis le plus vieux, et puis j’ai la conscience tranquille.

Nous n’étions pas dans les conditions à nous faire des politesses ; l’oncle Gaspard passa le premier, je le suivis, et le magister vint derrière, puis après lui, mais à un assez long intervalle, quelques ouvriers qui nous avaient rejoints.

Jamais les quarante mètres qui séparent le deuxième niveau du premier, ne furent franchis avec pareille rapidité. Mais avant d’arriver au dernier échelon un flot d’eau nous tomba sur la tête et noya nos lampes. C’était une cascade.

— Tenez bon ! cria l’oncle Gaspard.

Lui, le magister et moi nous nous cramponnâmes assez solidement aux échelons pour résister, mais ceux qui venaient derrière nous furent entraînés, et bien certainement si nous avions eu plus d’une dizaine d’échelons à monter encore nous aurions, comme eux, été précipités, car instantanément la cascade était devenue une avalanche.

Arrivés au premier niveau nous n’étions pas sauvés, car nous avions encore cinquante mètres à franchir avant de sortir, et l’eau était aussi dans cette galerie ; nous étions sans lumière, nos lampes éteintes.

— Nous sommes perdus, dit le magister d’une voix presque calme, fais ta prière, Rémi.

Mais au même instant, dans la galerie, parurent sept ou huit lampes qui accouraient vers nous ; l’eau nous arrivait déjà aux genoux, sans nous baisser nous la touchions de la main. Ce n’était pas une eau tranquille, mais un torrent, un tourbillon qui entraînait tout sur son passage et faisait tournoyer des pièces de bois comme des plumes.

Les hommes qui accouraient sur nous, et dont nous avions aperçu les lampes, voulaient suivre la galerie et gagner ainsi les échelles et les escaliers qui se trouvaient près de là ; mais devant pareil torrent c’était impossible : comment le refouler, comment même résister à son impulsion et aux pièces de boisage qu’il charriait.

Le même mot qui avait échappé au magister, leur échappa aussi :

— Nous sommes perdus !

Ils étaient arrivés jusqu’à nous.

— Par là, oui, cria le magister qui seul entre nous paraissait avoir gardé quelque raison, notre seul refuge est aux vieux travaux.

Les vieux travaux étaient une partie de la mine abandonnée depuis longtemps et où personne n’allait, mais que le magister, lui, avait souvent visitée lorsqu’il était à la recherche de quelque curiosité.

— Retournez sur vos pas, cria-t-il, et donnez-moi une lampe, que je vous conduise.

D’ordinaire quand il parlait on lui riait au nez ou bien on lui tournait le dos en haussant les épaules, mais les plus forts avaient perdu leur force, dont ils étaient si fiers, et à la voix de ce vieux bonhomme dont ils se moquaient cinq minutes auparavant, tous obéirent ; instinctivement toutes les lampes lui furent tendues.

Vivement il en saisit une d’une main, et m’entraînant de l’autre, il prit la tête de notre troupe. Comme nous allions dans le même sens que le courant nous marchions assez vite.

Je ne savais où nous allions, mais l’espérance m’était revenue.

Après avoir suivi la galerie pendant quelques instants, je ne sais si ce fut durant quelques minutes ou quelques secondes, car nous n’avions plus la notion du temps, il s’arrêta.

— Nous n’aurons pas le temps, cria-t-il, l’eau monte trop vite.

En effet, elle nous gagnait à grands pas : des genoux elle m’était arrivée aux hanches, des hanches à la poitrine.

— Il faut nous jeter dans une remontée, dit le magister.

— Et après ?

— La remontée ne conduit nulle part.

Se jeter dans la remontée, c’était prendre en effet un cul-de-sac ; mais nous n’étions pas en position d’attendre et de choisir ; il fallait ou prendre la remontée et avoir ainsi quelques minutes devant soi, c’est-à-dire l’espérance de se sauver, ou continuer la galerie avec la certitude d’être engloutis, submergés avant quelques secondes.

Le magister à notre tête nous nous engageâmes donc dans la remontée. Deux de nos camarades voulurent pousser dans la galerie et ceux-là, nous ne les revîmes jamais.

Alors reprenant conscience de la vie, nous entendîmes un bruit qui assourdissait nos oreilles depuis que nous avions commencé à fuir et que cependant nous n’avions pas encore entendu : des éboulements, des tourbillonnements et des chutes d’eau, des éclats des boisages, des explosions d’air comprimé ; c’était dans toute la mine un vacarme épouvantable qui nous anéantit.

— C’est le déluge.

— La fin du monde.

— Mon Dieu ! ayez pitié de nous !

Depuis que nous étions dans la remontée, le magister n’avait pas parlé, car son âme était au-dessus des plaintes inutiles.

— Les enfants, dit-il, il ne faut pas nous fatiguer ; si nous restons ainsi cramponnés des pieds et des mains nous ne tarderons pas à nous épuiser ; il faut nous creuser des points d’appui dans le schiste.

Le conseil était juste, mais difficile à exécuter, car personne n’avait emporté un pic ; tous nous avions nos lampes, aucun de nous n’avait un outil.

— Avec les crochets de nos lampes, continua le magister.

Et chacun se mit à entamer le sol avec le crochet de sa lampe ; la besogne était malaisée, la remontée étant très-inclinée et glissante. Mais quand on sait que si l’on glisse on trouvera la mort au bas de la glissade, cela donne des forces et de l’adresse. En moins de quelques minutes nous eûmes tous creusé un trou de manière à y poser notre pied.

Cela fait, on respira un peu et l’on se reconnut. Nous étions sept : le magister, moi près de lui, l’oncle Gaspard, trois piqueurs nommés Pagès, Compeyrou et Bergounhoux, et un rouleur, Carrory ; les autres ouvriers avaient disparu dans la galerie.

Les bruits dans la mine continuaient avec la même violence : il n’y a pas de mots pour rendre l’intensité de cet horrible tapage, et les détonations du canon se mêlant au tonnerre et à des éboulements n’en eussent pas produit un plus formidable.

Effarés, affolés d’épouvante, nous nous regardions, cherchant dans les yeux de notre voisin des explications que notre esprit ne nous donnait pas.

— C’est le déluge, disait l’un.

— La fin du monde.

— Un tremblement de terre.

— Le génie de la mine, qui se fâche et veut se venger.

— Une inondation par l’eau amoncelée dans les vieux travaux.

— Un trou que s’est creusé la Divonne.

Cette dernière hypothèse était de moi. Je tenais à mon trou.

Le magister n’avait rien dit ; et il nous regardait les uns après les autres, haussant les épaules, comme s’il eût discuté la question en plein jour, sous l’ombrage d’un mûrier en mangeant un oignon.

— Pour sûr c’est une inondation, dit-il enfin et le dernier, alors que chacun eut émis son avis.

— Causée par un tremblement de terre.

— Envoyée par le génie de la mine.

— Venue des vieux travaux.

— Tombée de la Divonne par un trou.

Chacun allait répéter ce qu’il avait déjà dit.

— C’est une inondation, continua le magister.

— Eh bien, après ? d’où vient-elle, dirent en même temps plusieurs voix.

— Je n’en sais rien, mais quant au génie de la mine, c’est des bêtises ; quant aux vieux travaux, ça ne serait possible que si le troisième niveau seul avait été inondé, mais le second l’est et le premier aussi : vous savez bien que l’eau ne remonte pas et qu’elle descend toujours.

— Le trou.

— Il ne se fait pas de trous comme ça, naturellement.

— Le tremblement de terre.

— Je ne sais pas.

— Alors si vous ne savez pas, ne parlez pas.

— Je sais que c’est une inondation et c’est déjà quelque chose, une inondation qui vient d’en haut.

— Pardi ! ça se voit, l’eau nous a suivis.

Et comme une sorte de sécurité nous était venue depuis que nous étions à sec et que l’eau ne montait plus, on ne voulut plus écouter le magister.

— Ne fais donc pas le savant, puisque tu n’en sais pas plus que nous.

L’autorité que lui avait donnée sa fermeté dans le danger était déjà perdue. Il se tut sans insister.

Pour dominer le vacarme, nous parlions à pleine voix et cependant notre voix était sourde.

— Parle un peu, me dit le magister.

— Que voulez-vous que je dise ?

— Ce que tu voudras, parle seulement, dis les premiers mots venus.

Je prononçai quelques paroles.

— Bon, plus doucement maintenant. C’est cela. Bien.

— Perds-tu la tête, eh magister ! dit Pagès.

— Deviens-tu fou de peur ?

— Crois-tu que tu es mort ?

— Je crois que l’eau ne nous gagnera pas ici, et que si nous mourons, au moins nous ne serons pas noyés.

— Ça veut dire, magister ?

— Regarde ta lampe.

— Eh bien, elle brûle.

— Comme d’habitude ?

— Non ; la flamme est plus vive, mais courte.

— Est-ce qu’il y a du grisou ?

— Non, dit le magister, cela non plus n’est pas à craindre ; pas plus de danger par le grisou que par l’eau qui maintenant ne montera pas d’un pied.

— Ne fais donc pas le sorcier.

— Je ne fais pas le sorcier : nous sommes dans une cloche d’air et c’est l’air comprimé qui empêche l’eau de monter ; la remontée fermée à son extrémité fait pour nous ce que fait la cloche à plongeur : l’air refoulé par les eaux s’est amoncelé dans cette galerie et maintenant il résiste à l’eau et la refoule.

En entendant le magister nous expliquer que nous étions dans une sorte de cloche à plongeur où l’eau ne pouvait pas monter jusqu’à nous, parce que l’air l’arrêtait, il y eut des murmures d’incrédulité.

— En voilà une bêtise ! est-ce que l’eau n’est pas plus forte que tout ?

— Oui, dehors, librement ; mais quand tu jettes ton verre, la gueule en bas, dans un seau plein, est-ce que l’eau va jusqu’au fond de ton verre ? Non, n’est-ce pas, il reste un vide. Eh bien ! ce vide est maintenu par l’air. Ici, c’est la même chose ; nous sommes au fond du verre, l’eau ne viendra pas jusqu’à nous.

— Ça, je le comprends, dit l’oncle Gaspard, et j’ai dans l’idée, maintenant, que vous aviez tort, vous autres, de vous moquer si souvent du magister ; il sait des choses que nous ne savons pas.

— Nous sommes donc sauvés ! dit Carrory.

— Sauvés ? je n’ai pas dit ça. Nous ne serons pas noyés, voilà ce que je vous promets. Ce qui nous sauve, c’est que la remontée étant fermée, l’air ne peut pas s’échapper ; mais c’est précisément ce qui nous sauve qui nous perd en même temps ; l’air ne peut pas sortir : il est emprisonné. Mais nous aussi nous sommes emprisonnés, nous ne pouvons pas sortir.

— Quand l’eau va baisser…

— Va-t-elle baisser ? je n’en sais rien : pour savoir ça il faudrait savoir comment elle est venue, et qui est-ce qui peut le dire ?

— Puisque tu dis que c’est une inondation ?

— Eh bien ! après ? c’est une inondation, ça c’est sûr ; mais d’où vient-elle ? est-ce la Divonne qui a débordé jusqu’aux puits, est-ce un orage, est-ce une source qui a crevé, est-ce un tremblement de terre ? Il faudrait être dehors, pour dire ça, et par malheur nous sommes dedans.

— Peut-être que la ville est emportée ?

— Peut-être…

Il y eut un moment de silence et d’effroi.

Le bruit de l’eau avait cessé, seulement, de temps en temps, on entendait à travers la terre des détonations sourdes et l’on ressentait comme des secousses.

— La mine doit être pleine, dit le magister, l’eau ne s’y engouffre plus.

— Et Marius ! s’écria Pagès avec désespoir.

Marius, c’était son fils, piqueur comme lui, qui travaillait à la mine, dans le troisième niveau. Jusqu’à ce moment, le sentiment de la conservation personnelle, toujours si tyrannique, l’avait empêché de penser à son fils ; mais le mot du magister : « la mine est pleine » l’avait arraché à lui-même.

— Marius ! Marius ! cria-t-il avec un accent déchirant ; Marius !

Rien ne répondit, pas même l’écho ; la voix assourdie ne sortit pas de notre cloche.

— Il aura trouvé une remontée, dit le magister ; cent cinquante hommes noyés, ce serait trop horrible ; le bon Dieu ne le voudra pas.

Il me sembla qu’il ne disait pas cela d’une voix convaincue. Cent cinquante hommes au moins étaient descendus le matin dans la mine : combien avaient pu remonter par les puits ou trouver un refuge, comme nous ! Tous nos camarades perdus, noyés, morts. Personne n’osa plus dire un mot.

Mais dans une situation comme la nôtre, ce n’est pas la sympathie et la pitié qui dominent les cœurs ou dirigent les esprits.

— Eh bien ! et nous, dit Bergounhoux, après un moment de silence, qu’est-ce que nous allons faire ?

— Que veux-tu faire ?

— Il n’y a qu’à attendre, dit le magister.

— Attendre quoi ?

— Attendre ; veux-tu percer les quarante ou cinquante mètres qui nous séparent du jour avec ton crochet de lampe ?

— Mais nous allons mourir de faim.

— Ce n’est pas là qu’est le plus grand danger.

— Voyons, magister, parle, tu nous fais peur ; où est le danger, le grand danger ?

— La faim, on peut lui résister ; j’ai lu que des ouvriers, surpris comme nous par les eaux, dans une mine, étaient restés vingt-quatre jours sans manger : il y a bien des années de cela, c’était du temps des guerres de religion ; mais ce serait hier, ce serait la même chose. Non, ce n’est pas la faim qui me fait peur.

— Qu’est-ce qui te tourmente, puisque tu dis que les eaux ne peuvent pas monter ?

— Vous sentez-vous des lourdeurs dans la tête, des bourdonnements ; respirez-vous facilement ? moi, non.

— Moi, j’ai mal à la tête.

— Moi, le cœur me tourne.

— Moi, les tempes me battent.

— Moi, je suis tout bête.

— Eh bien ! c’est là qu’est le danger présentement. Combien de temps pouvons-nous vivre dans cet air ? Je n’en sais rien. Si j’étais un savant au lieu d’être un ignorant, je vous le dirais. Tandis que je ne le sais pas. Nous sommes à une quarantaine de mètres sous terre, et, probablement, nous avons trente-cinq ou quarante mètres d’eau au-dessus de nous : cela veut dire que l’air subit une pression de quatre ou cinq atmosphères. Comment vit-on dans cet air comprimé ? voilà ce qu’il faudrait savoir et ce que nous allons apprendre à nos dépens, peut-être.

Je n’avais aucune idée de ce que c’était que l’air comprimé, et précisément pour cela, peut-être, je fus très-effrayé des paroles du magister ; mes compagnons me parurent aussi très-affectés de ces paroles ; ils n’en savaient pas plus que moi, et, sur eux comme sur moi, l’inconnu produisit son effet inquiétant.

Pour le magister, il ne perdait pas la conscience de notre situation désespérée, et quoiqu’il la vit nettement dans toute son horreur, il ne pensait qu’aux moyens à prendre pour organiser notre défense.

— Maintenant, dit-il, il s’agit de nous arranger pour rester ici sans danger de rouler à l’eau.

— Nous avons des trous.

— Croyez-vous que vous n’allez pas vous fatiguer de rester dans la même position ?

— Tu crois donc que nous allons rester ici longtemps ?

— Est-ce que je sais !

— On va venir à notre secours.

— C’est certain, mais pour venir à notre secours, il faut pouvoir. Combien de temps s’écoulera, avant qu’on commence notre sauvetage ? Ceux-là seuls qui sont sur la terre, peuvent le dire. Nous qui sommes dessous, il faut nous arranger pour y être le moins mal possible, car si l’un de nous glisse, il est perdu.

— Il faut nous attacher tous ensemble.

— Et des cordes ?

— Il faut nous tenir par la main.

— M’est avis que le mieux est de nous creuser des paliers comme dans un escalier ; nous sommes sept, sur deux paliers nous pourrons tenir tous ; quatre se placeront sur le premier, trois sur le second.

— Avec quoi creuser ?

— Nous n’avons pas de pics.

— Avec nos crochets de lampes dans le poussier, avec nos couteaux dans les parties dures.

— Jamais nous ne pourrons.

— Ne dis donc pas cela, Pagès ; dans notre situation on peut tout pour sauver sa vie ; si le sommeil prenait l’un de nous comme nous sommes en ce moment, celui-là serait perdu.

Par son sang-froid et sa décision, le magister avait pris sur nous une autorité qui, d’instant en instant, devenait plus puissante ; c’est là ce qu’il y a de grand et de beau dans le courage, il s’impose ; d’instinct nous sentions que sa force morale luttait contre la catastrophe qui avait anéanti la nôtre, et nous attendions notre secours de cette force.

On se mit au travail, car il était évident que le creusement de ces deux paliers était la première chose à faire ; il fallait nous établir, sinon commodément, du moins de manière à ne pas rouler dans le gouffre qui était à nos pieds. Quatre lampes étaient allumées, elles donnaient assez de clarté pour nous guider.

— Choisissons des endroits où le creusement ne soit pas trop difficile, dit le magister.

— Écoutez, dit l’oncle Gaspard, j’ai une proposition à vous faire : si quelqu’un a la tête à lui, c’est le magister ; quand nous perdions la raison il a conservé la sienne ; c’est un homme, il a du cœur aussi. Il a été piqueur comme nous, et sur bien des choses il en sait plus que nous. Je demande qu’il soit chef de poste et qu’il dirige le travail.

— Le magister ! interrompit Carrory qui était une espèce de brute, une bête de trait, sans autre intelligence que celle qui lui était nécessaire pour rouler sa benne, pourquoi pas moi ? si on prend un rouleur, je suis rouleur comme lui.

— Ce n’est pas un rouleur qu’on prend, animal ; c’est un homme ; et, de nous tous, c’est lui qui est le plus homme.

— Vous ne disiez pas cela hier.

— Hier, j’étais aussi bête que toi et je me moquais du magister comme les autres, pour ne pas reconnaître qu’il en savait plus que nous. Aujourd’hui je lui demande de nous commander. Voyons, magister, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? J’ai de bons bras, tu sais bien. Et vous, les autres ?

— Voyons, magister, on t’obéit.

— Et on t’obéira.

— Écoutez, dit le magister, puisque vous voulez que je sois chef de poste, je veux bien ; mais c’est à condition qu’on fera ce que je dirai. Nous pouvons rester ici longtemps, plusieurs jours ; je ne sais pas ce qui se passera : nous serons là comme des naufragés sur un radeau, dans une situation plus terrible même, car sur un radeau, au moins, on a l’air et le jour : on respire et l’on voit ; quoi qu’il arrive il faut, si je suis chef de poste, que vous m’obéissiez.

— On obéira, dirent toutes les voix.

— Si vous croyez que ce que je demande est juste, oui, on obéira ; mais si vous ne le croyez pas ?

— On le croira.

— On sait bien que tu es un honnête homme, magister.

— Et un homme de courage.

— Et un homme qui en sait long.

— Il ne faut pas te souvenir des moqueries, magister.

Je n’avais pas alors l’expérience que j’ai acquise plus tard, et j’étais dans un grand étonnement de voir combien ceux-là même qui, quelques heures auparavant, n’avaient pas assez de plaisanteries pour accabler le magister, lui reconnaissaient maintenant des qualités : je ne savais pas comme les circonstances peuvent tourner les opinions et les sentiments de certains hommes.

— C’est juré ? dit le magister.

— Juré, répondîmes-nous tous ensemble.

Alors on se mit au travail : tous, nous avions des couteaux dans nos poches, de bons couteaux, le manche solide, la lame résistante.

— Trois entameront la remontée, dit le magister, les trois plus forts ; et les plus faibles : Rémi, Carrory, Pagès et moi, nous rangerons les déblais.

— Non, pas toi, interrompit Compayrou qui était un colosse, il ne faut pas que tu travailles, magister, tu n’es pas assez solide ; tu es l’ingénieur : les ingénieurs ne travaillent pas des bras.

Tout le monde appuya l’avis de Compayrou, disant que puisque le magister était notre ingénieur, il ne devait pas travailler ; on avait si bien senti l’utilité de la direction du magister que volontiers on l’eût mis dans du coton pour le préserver des dangers et des accidents : c’était notre pilote.

Le travail que nous avions à faire eût été des plus simples si nous avions eu des outils, mais avec des couteaux il était long et difficile. Il fallait en effet établir deux paliers en les creusant dans le schiste, et afin de n’être pas exposés à dévaler sur la pente de la remontée, il fallait que ces paliers fussent assez larges pour donner de la place à quatre d’entre nous sur l’un, et à trois sur l’autre. Ce fut pour obtenir ce résultat que ces travaux furent entrepris.

Deux hommes creusaient le sol dans chaque chantier et le troisième faisait descendre les morceaux de schiste. Le magister, une lampe à la main, allait de l’un à l’autre chantier.

En creusant, on trouva dans la poussière quelques morceaux de boisage qui avaient été ensevelis là et qui furent très-utiles pour retenir nos déblais et les empêcher de rouler jusqu’en bas.

Après trois heures de travail sans repos, nous avions creusé une planche sur laquelle nous pouvions nous asseoir.

— Assez pour le moment, commanda le magister, plus tard nous élargirons la planche de manière à pouvoir nous coucher ; il ne faut pas user inutilement nos forces, nous en aurons besoin.

On s’installa, le magister, l’oncle Gaspard, Carrory et moi sur le palier inférieur, les trois piqueurs sur le plus élevé.

— Il faut ménager nos lampes, dit le magister, qu’on les éteigne donc et qu’on n’en laisse brûler qu’une.

Les ordres étaient exécutés au moment même où ils étaient transmis. On allait donc éteindre les lampes inutiles lorsque le magister fit un signe pour qu’on s’arrêtât.

— Une minute, dit-il, un courant d’air peut éteindre notre lampe ; ce n’est guère probable, cependant il faut compter sur l’impossible, qu’est-ce qui a des allumettes pour la rallumer ?

Bien qu’il soit sévèrement défendu d’allumer du feu dans la mine, presque tous les ouvriers ont des allumettes dans leurs poches ; aussi comme il n’y avait pas là d’ingénieur pour constater l’infraction au règlement, à la demande : « qui a des allumettes ? » quatre voix répondirent : Moi.

— Moi aussi j’en ai, continua le magister, mais elles sont mouillées.

C’était le cas des autres, car chacun avait ses allumettes dans son pantalon et nous avions trempé dans l’eau jusqu’à la poitrine ou jusqu’aux épaules.

Carrory qui avait la compréhension lente et la parole plus lente encore répondit enfin :

— Moi aussi j’ai des allumettes.

— Mouillées ?

— Je ne sais pas, elles sont dans mon bonnet.

— Alors, passe ton bonnet.

Au lieu de passer son bonnet, comme on le lui demandait, un bonnet de loutre qui était gros comme un turban de turc de foire, Carrory nous passa une boîte d’allumettes ; grâce à la position qu’elles avaient occupée pendant notre immersion elles avaient échappé à la noyade.

— Maintenant, soufflez les lampes, commanda le magister.

Une seule lampe resta allumée, qui éclaira à peine notre cage.