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Sans famille/Dentu, 1887/Première partie/14

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Dentu E. (1p. 191-223).


XIV


NEIGE ET LOUPS


Il fallut de nouveau emboîter le pas derrière mon maître et, la bretelle de ma harpe tendue sur mon épaule endolorie, cheminer le long des grandes routes, par la pluie comme par le soleil, par la poussière comme par la boue.

Il fallut faire la bête sur les places publiques et rire ou pleurer pour amuser l’honorable société.

La transition fut rude, car on s’habitue vite au bien-être et au bonheur.

J’eus des dégoûts, des ennuis et des fatigues que je ne connaissais pas avant d’avoir vécu pendant deux mois de la douce vie des heureux de ce monde.

Plus d’une fois, dans nos longues marches, je restai en arrière pour penser librement à Arthur, à madame Milligan, au Cygne, et par le souvenir, retourner et vivre dans le passé.

Ah ! le bon temps ! Et quand le soir, couché dans une sale auberge de village, je pensais à ma cabine du Cygne, combien les draps de mon lit me paraissaient rugueux !

Je ne jouerais donc plus avec Arthur, je n’entendrais donc plus la voix caressante de madame Milligan !

Heureusement, dans mon chagrin, qui était très-vif et persistant, j’avais une consolation : mon maître était beaucoup plus doux, — beaucoup plus tendre même, — si ce mot peut être juste appliqué à Vitalis, — qu’il ne l’avait jamais été !

De ce côté il s’était fait un grand changement dans son caractère ou tout au moins dans ses manières d’être avec moi, et cela me soutenait, cela m’empêchait de pleurer quand le souvenir d’Arthur me serrait le cœur ! Je sentais que je n’étais pas seul au monde et que dans mon maître, il y avait plus qu’un maître.

Souvent même, si j’avais osé, je l’aurais embrassé, tant j’avais besoin d’épancher au dehors les sentiments d’affection qui étaient en moi ; mais je n’osais pas, car Vitalis n’était pas un homme avec lequel on risquait des familiarités.

Tout d’abord, et pendant les premiers temps, ç’avait été la crainte qui m’avait tenu à distance ; maintenant c’était quelque chose de vague qui ressemblait à un sentiment de respect.

En sortant de mon village, Vitalis n’était pour moi qu’un homme comme les autres, car j’étais alors incapable de faire des distinctions ; mais mon séjour auprès de madame Milligan m’avait jusqu’à un certain point ouvert les yeux et l’intelligence ; et chose étrange, il me semblait, quand je regardais mon maître avec attention, que je retrouvais en lui, dans sa tenue, dans son air, dans ses manières, des points de ressemblance avec la tenue, l’air et les manières de madame Milligan.

Alors je me disais que cela était impossible, parce que mon maître n’était qu’un montreur de bêtes, tandis que madame Milligan était une dame.

Mais ce que me disait la réflexion n’imposait pas silence à ce que mes yeux me répétaient ; quand Vitalis le voulait, il était un monsieur tout comme madame Milligan était une dame ; la seule différence qu’il y eût entre eux tenait à ce que madame Milligan était toujours dame, tandis que mon maître n’était monsieur que dans certaines circonstances ; mais alors il l’était si complètement, qu’il en eût imposé aux plus hardis comme aux plus insolents.

Or, comme je n’étais ni hardi, ni insolent, je subissais cette influence et je n’osais pas m’abandonner à mes épanchements alors même qu’il les provoquait par quelques bonnes paroles.

Après être partis de Cette, nous étions restés plusieurs jours sans parler de madame Milligan et de mon séjour sur le Cygne, mais peu à peu ce sujet s’était présenté dans nos entretiens, mon maître l’abordant toujours le premier, et bientôt il ne s’était guère passé de jours sans que le nom de madame Milligan fût prononcé.

— Tu l’aimais bien, cette dame ? me disait Vitalis, oui ; je comprends cela ; elle a été bonne, très-bonne pour toi ; il ne faut penser à elle qu’avec reconnaissance.

Puis souvent il ajoutait :

— Il le fallait !

Qu’avait-il fallu ?

Tout d’abord je n’avais pas bien compris ; mais peu à peu j’en étais venu à me dire, que ce qu’il avait fallu, ç’avait été repousser la proposition de madame Milligan, de me garder près d’elle.

C’était à cela assurément que mon maître pensait quand il disait : « Il le fallait » ; et il me semblait que dans ces quelques mots, il y avait comme un regret ; il aurait voulu me laisser près d’Arthur, mais cela avait été impossible.

Et au fond du cœur, je lui savais gré de ce regret, bien que je ne devinasse point pourquoi il n’avait pas pu accepter les propositions de madame Milligan, les explications qui m’avaient été répétées par celle-ci ne me paraissant pas très-compréhensibles.

— Maintenant, peut-être les accepterait-il ?

Et c’était là pour moi un sujet de grande espérance.

— Pourquoi ne rencontrerions-nous pas le Cygne ?

Il devait remonter le Rhône, et nous, nous longions les rives de ce fleuve.

Aussi tout en marchant, mes yeux se tournaient plus souvent vers l’eau que vers les collines et les plaines fertiles qui la bordent de chaque côté.

Lorsque nous arrivions dans une ville, Arles, Tarascon, Avignon, Montélimar, Valence, Tournon, Vienne, ma première visite était pour les quais et pour les ponts : je cherchais le Cygne, et quand j’apercevais de loin un bateau à demi noyé dans les brumes confuses, j’attendais qu’il grandît pour voir si ce n’était pas le Cygne.

Mais ce n’était pas lui.

Quelquefois je m’enhardissais jusqu’à interroger les mariniers, et je leur décrivais le bateau que je cherchais : ils ne l’avaient pas vu passer.

Maintenant que mon maître était décidé à me céder à madame Milligan, au moins je me l’imaginais, il n’y avait plus à craindre qu’on parlât de ma naissance ou qu’on écrivît à mère Barberin ; l’affaire se traiterait entre mon maître et madame Milligan ; au moins dans mon rêve enfantin, j’arrangeais ainsi les choses : madame Milligan désirait me prendre près d’elle, mon maître consentait à renoncer à ses droits sur moi, tout était dit.

Nous restâmes plusieurs semaines à Lyon, et tout le temps que j’eus à moi je le passai sur les quais du Rhône et de la Saône ; je connais les ponts d’Ainay, de Tilsitt, de la Guillotière ou de l’Hôtel-Dieu, aussi bien qu’un Lyonnais de naissance.

Mais j’eus beau chercher : je ne trouvai pas le Cygne.

Il nous fallut quitter Lyon et nous diriger vers Dijon ; alors l’espérance de retrouver jamais madame Milligan et Arthur commença à m’abandonner ; car j’avais à Lyon étudié toutes les cartes de France que j’avais pu trouver aux étalages des bouquinistes, et je savais que le canal du Centre que devait prendre le Cygne pour gagner la Loire, se détache de la Saône à Chalon.

Nous arrivâmes à Chalon et nous en repartîmes sans avoir vu le Cygne : c’en était donc fait, il fallait renoncer à mon rêve.

Ce ne fut pas sans un très-vif chagrin.

Justement pour accroître mon désespoir, qui pourtant était déjà bien assez grand, le temps devint détestable ; la saison était avancée, l’hiver approchait, et les marches sous la pluie, dans la boue devenaient de plus en plus pénibles. Quand nous arrivions le soir dans une mauvaise auberge ou dans une grange, harassés par la fatigue, mouillés jusqu’à la chemise, crottés jusqu’aux cheveux, je ne me couchais point avec des idées riantes.

Lorsque, après avoir quitté Dijon, nous traversâmes les collines de la Côte-d’Or, nous fûmes pris par un froid humide qui nous glaçait jusqu’aux os, et Joli-Cœur devint plus triste et plus maussade que moi.

Le but de mon maître était de gagner Paris au plus vite, car à Paris seulement nous avions chance de pouvoir donner quelques représentations pendant l’hiver ; mais, soit que l’état de sa bourse ne lui permît pas de prendre le chemin de fer, soit toute autre raison, c’était à pied que nous devions faire la route qui sépare Dijon de Paris.

Quand le temps nous le permettait, nous donnions une courte représentation dans les villes et dans les villages que nous traversions, puis, après avoir ramassé une maigre recette, nous nous remettions en route.

Jusqu’à Châtillon, les choses allèrent à peu près, quoique nous eussions toujours à souffrir du froid et de l’humidité ; mais après avoir quitté cette ville, la pluie cessa et le vent tourna au nord.

Tout d’abord nous ne nous en plaignîmes pas, bien qu’il soit peu agréable d’avoir le vent du nord en pleine figure ; à tout prendre, mieux valait encore cette bise, si âpre qu’elle fût, que l’humidité dans laquelle nous pourrissions depuis plusieurs semaines.

Par malheur, le vent ne resta pas au sec ; le ciel s’emplit de gros nuages noirs, le soleil disparut entièrement, et tout annonça que nous aurions bientôt de la neige.

Nous pûmes cependant arriver à un gros village sans être pris par la neige, mais l’intention de mon maître était de gagner Troyes au plus vite, parce que Troyes est une grande ville dans laquelle nous pourrions donner plusieurs représentations, si le mauvais temps nous obligeait à y séjourner.

— Couche-toi vite, me dit-il, quand nous fûmes installés dans notre auberge ; nous partirons demain matin de bonne heure ; je crains d’être surpris par la neige.

Pour lui, il ne se coucha pas aussi tôt, mais il resta au coin de l’âtre de la cheminée de la cuisine pour réchauffer Joli-Cœur qui avait beaucoup souffert du froid de la journée et qui n’avait cessé de gémir, malgré que nous eussions pris soin de l’envelopper dans des couvertures.

Le lendemain matin je me levai de bonne heure comme il m’avait été commandé ; il ne faisait pas encore jour, le ciel était noir et bas, sans une étoile ; il semblait qu’un grand couvercle sombre s’était abaissé sur la terre et allait l’écraser. Quand on ouvrait la porte, un vent âpre s’engouffrait dans la cheminée et ravivait les tisons qui la veille au soir avaient été enfouis sous la cendre.

— À votre place, dit l’aubergiste, s’adressant à mon maître, je ne partirais pas ; la neige va tomber.

— Je suis pressé, répondit Vitalis, et j’espère arriver à Troyes avant la neige.

— Trente kilomètres ne se font pas en une heure.

Nous partîmes néanmoins.

Vitalis tenait Joli-Cœur serré sous sa veste pour lui communiquer un peu de sa propre chaleur, et les chiens joyeux de ce temps sec couraient devant nous ; mon maître m’avait acheté à Dijon une peau de mouton, dont la laine se portait en dedans, je m’enveloppai dedans et la bise qui nous soufflait au visage me la colla sur le corps.

Il n’était pas agréable d’ouvrir la bouche : nous marchâmes gardant l’un et l’autre le silence, hâtant le pas, autant pour nous presser que pour nous échauffer.

Bien que l’heure fût arrivée où le jour devait paraître, il ne se faisait pas d’éclaircies dans le ciel.

Enfin, du côté de l’Orient, une bande blanchâtre entr’ouvrit les ténèbres, mais le soleil ne se montra pas : il ne fit plus nuit, mais c’eût été une grosse exagération de dire qu’il faisait jour.

Cependant, dans la campagne, les objets étaient devenus plus distincts ; la livide clarté qui rasait la terre, jaillissant du levant comme d’un immense soupirail, nous montrait des arbres dépouillés de leurs feuilles, et çà et là des haies ou des broussailles auxquelles les feuilles desséchées adhéraient encore, faisant entendre, sous l’impulsion du vent qui les secouait et les tordait, un bruissement sec.

Personne sur la route, personne dans les champs, pas un bruit de voiture, pas un coup de fouet ; les seuls êtres vivants étaient les oiseaux qu’on entendait, mais qu’on ne voyait pas, car ils se tenaient abrités sous les feuilles ; seules des pies sautillaient sur la route, la queue relevée, le bec en l’air, s’envolant à notre approche pour se poser en haut d’un arbre, d’où elles nous poursuivaient de leurs jacassements qui ressemblaient à des injures ou à des avertissements de mauvais augure.

Tout à coup un point blanc se montra au ciel, dans le nord ; il grandit rapidement en venant sur nous, et nous entendîmes un étrange murmure de cris discordants ; c’étaient des oies ou des cygnes sauvages, qui du Nord émigraient dans le Midi ; ils passèrent au-dessus de nos têtes et ils étaient déjà loin qu’on voyait encore voltiger dans l’air quelques flocons de duvet, dont la blancheur se détachait sur le ciel noir.

Le pays que nous traversions était d’une tristesse lugubre qu’augmentait encore le silence ; aussi loin que les regards pouvaient s’étendre dans ce jour sombre, on ne voyait que des champs dénudés, des collines arides et des bois roussis.

Le vent soufflait toujours du nord avec une légère tendance cependant à tourner à l’ouest ; de ce côté de l’horizon arrivaient des nuages cuivrés, lourds et bas, qui paraissaient peser sur la cime des arbres.

Bientôt quelques flocons de neige, larges comme des papillons, nous passèrent devant les yeux ; ils montaient, descendaient, tourbillonnaient sans toucher la terre.

Nous n’avions pas encore fait beaucoup de chemin et il me paraissait impossible d’arriver à Troyes avant la neige ; au reste cela m’inquiétait peu et je me disais même que la neige en tombant arrêterait ce vent du nord et apaiserait le froid.

Mais je ne savais pas ce que c’était qu’une tempête de neige.

Je ne tardai pas à l’apprendre, et de façon à n’oublier jamais cette leçon.

Les nuages qui venaient du nord-ouest s’étaient approchés, et une sorte de lueur blanche éclairait le ciel de leur côté ; leurs flancs s’étaient entr’ouverts, c’était la neige.

Ce ne furent plus des papillons qui voltigèrent devant nous, ce fut une pluie de neige qui nous enveloppa.

— Il était écrit que nous n’arriverions pas à Troyes, dit Vitalis ; il faudra nous mettre à l’abri dans la première maison que nous rencontrerons.

C’était là une bonne parole qui ne pouvait m’être que très-agréable ; mais où trouverions-nous cette maison hospitalière ? Avant que la neige nous enveloppât dans sa blanche obscurité, j’avais examiné le pays aussi loin que ma vue pouvait s’étendre et je n’avais pas aperçu de maison, ni rien qui annonçât un village. Tout au contraire nous étions sur le point d’entrer dans une forêt dont les profondeurs sombres se confondaient dans l’infini, devant nous, aussi bien que de chaque côté sur les collines qui nous entouraient.

Il ne fallait donc pas trop compter sur cette maison promise ; mais après tout la neige ne continuerait peut-être pas.

Elle continua, et elle augmenta.

En peu d’instants elle avait couvert la route ou plus justement tout ce qui l’arrêtait sur la route : tas de pierres, herbes des bas côtés, broussailles et buissons des fossés, car poussée par le vent qui n’avait pas faibli, elle courait ras de terre pour s’entasser contre tout ce qui lui faisait obstacle.

L’ennui pour nous était d’être au nombre de ces obstacles ; lorsqu’elle nous frappait elle glissait sur les surfaces rondes, mais partout où se trouvait une fente elle entrait comme une poussière et ne tardait pas à fondre.

Pour moi, je la sentais me descendre en eau froide dans le cou, et mon maître, dont la peau de mouton était soulevée pour laisser respirer Joli-Cœur, ne devait pas être mieux protégé.

Cependant nous continuions de marcher contre le vent et contre la neige sans parler ; de temps en temps nous retournions à demi la tête pour respirer.

Les chiens n’allaient plus en avant, ils marchaient sur nos talons, nous demandant un abri que nous ne pouvions leur donner.

Nous avancions lentement, avec peine, aveuglés, mouillés, glacés, et bien que nous fussions depuis assez longtemps déjà en pleine forêt, nous ne nous trouvions nullement abrités, la route étant exposée en plein au vent.

Heureusement (est-ce bien heureusement qu’il faut dire), ce vent qui soufflait en tourmente s’affaiblit peu à peu, mais alors la neige augmenta, et au lieu de s’abattre en poussière, elle tomba large et compacte.

En quelques minutes la route fut couverte d’une épaisse couche de neige dans laquelle nous marchâmes sans bruit.

De temps en temps je voyais mon maître regarder sur la gauche comme s’il cherchait quelque chose, mais on n’apercevait qu’une vaste clairière dans laquelle on avait fait une coupe au printemps précédent, et dont les jeunes baliveaux aux tiges flexibles se courbaient sous le poids de la neige.

Qu’espérait-il trouver de ce côté ?

Pour moi je regardais droit devant moi, sur la route, aussi loin que mes yeux pouvaient porter, cherchant si cette forêt ne finirait pas bientôt et si nous n’apercevrions pas une maison.

Mais c’était folie de vouloir percer cette averse blanche ; à quelques mètres les objets se brouillaient et l’on ne voyait plus rien que la neige qui descendait en flocons de plus en plus serrés et nous enveloppait comme dans les mailles d’un immense filet.

La situation n’était pas gaie, car je n’ai jamais vu tomber la neige, alors même que j’étais derrière une vitre dans une chambre bien chauffée, sans éprouver un sentiment de vague tristesse, et présentement je me disais que la chambre chauffée devait être bien loin encore.

Cependant il fallait marcher et ne pas se décourager, parce que nos pieds enfonçaient de plus en plus dans la couche de neige qui nous montait aux jambes, et parce que le poids qui chargeait nos chapeaux devenait de plus en plus lourd.

Tout à coup, je vis Vitalis étendre la main dans la direction de la gauche, comme pour attirer mon attention. Je regardai, et il me sembla apercevoir confusément dans la clairière une hutte en branchages recouverte de neige.

Je ne demandai pas d’explication, comprenant que si mon maître m’avait montré cette hutte, ce n’était pas pour que j’admirasse l’effet qu’elle produisait dans le paysage ; il s’agissait de trouver le chemin qui conduisait à cette hutte.

C’était difficile, car la neige était déjà assez épaisse pour effacer toute trace de route ou de sentier ; cependant à l’extrémité de la clairière, à l’endroit où recommençaient les bois de haute futaie, il me sembla que le fossé de la grande route était comblé : là sans doute débouchait le chemin qui conduisait à la hutte.

C’était raisonner juste ; la neige ne céda pas sous nos pieds lorsque nous descendîmes dans le fossé, et nous ne tardâmes pas à arriver à cette hutte.

Elle était formée de fagots et de bourrées, au-dessus desquels avaient été disposés des branchages en forme de toit ; et ce toit était assez serré pour que la neige n’eût point passé à travers.

C’était un abri qui valait une maison.

Plus pressés ou plus vifs que nous, les chiens étaient entrés les premiers dans la hutte et ils se roulaient sur le sol sec et dans la poussière en poussant des aboiements joyeux.

Notre satisfaction n’était pas moins vive que la leur, mais nous la manifestâmes autrement qu’en nous roulant dans la poussière ; ce qui cependant n’eût pas été mauvais pour nous sécher.

— Je me doutais bien, dit Vitalis, que dans cette jeune vente devait se trouver quelque part une cabane de bûcheron ; maintenant la neige peut tomber.

— Oui, qu’elle tombe ! répondis-je d’un air de défi.

Et j’allai à la porte, ou plus justement à l’ouverture de la hutte, car elle n’avait ni porte ni fenêtre, pour secouer ma veste et mon chapeau, de manière à ne pas mouiller l’intérieur de notre appartement.

Il était tout à fait simple, cet appartement, aussi bien dans sa construction que dans son mobilier qui consistait en un banc de terre et en quelques grosses pierres servant de sièges. Mais ce qui, dans les circonstances où nous nous trouvions, était encore d’un plus grand prix pour nous, c’étaient cinq ou six briques posées de champ dans un coin et formant le foyer.

Du feu ! nous pouvions faire du feu.

Il est vrai qu’un foyer ne suffit pas pour faire du feu, il faut encore du bois à mettre dans le foyer.

Dans une maison comme la nôtre, le bois n’était pas difficile à trouver, il n’y avait qu’à le prendre aux murailles et au toit, c’est-à-dire à tirer des branches des fagots et des bourrées, en ayant pour tout soin de prendre ces branches çà et là, de manière à ne pas compromettre la solidité de notre maison.

Cela fut vite fait, et une flamme claire ne tarda pas à briller en pétillant joyeusement au-dessus de notre âtre.

Ah ! le beau feu ! le bon feu !

Il est vrai qu’il ne brûlait pas sans fumée, et que celle-ci, ne montant pas dans une cheminée, se répandait dans la hutte ; mais que nous importait ; c’était de la flamme, c’était de la chaleur que nous voulions.

Pendant que, couché sur les deux mains, je soufflais le feu, les chiens s’étaient assis autour du foyer, et gravement sur leur derrière, le cou tendu, ils présentaient leur ventre mouillé et glacé au rayonnement de la flamme.

Bientôt Joli-Cœur écarta la veste de son maître, et, mettant prudemment le bout du nez dehors, il regarda où il se trouvait ; rassuré par son examen, il sauta vivement à terre, et, prenant la meilleure place devant le feu, il présenta à la flamme ses deux petites mains tremblotantes.

Nous étions assurés maintenant de ne pas mourir de froid, mais la question de la faim n’était pas résolue.

Il n’y avait dans cette cabane hospitalière ni huche à pain ni fourneau avec des casseroles chantantes.

Heureusement, notre maître était homme de précaution et d’expérience : le matin, avant que je fusse levé, il avait fait ses provisions de route : une miche de pain et un petit morceau de fromage ; mais ce n’était pas le moment de se montrer exigeant ou difficile ; aussi, quand nous vîmes apparaître la miche, y eut-il chez nous tous un vif mouvement de satisfaction.

Malheureusement les parts ne furent pas grosses, et pour mon compte mon espérance fut désagréablement trompée ; au lieu de la miche entière, mon maître ne nous en donna que la moitié.

— Je ne connais pas la route, dit-il en répondant à l’interrogation de mon regard, et je ne sais pas si d’ici Troyes nous trouverons une auberge où manger. De plus, je ne connais pas non plus cette forêt. Je sais seulement que ce pays est très-boisé, et que d’immenses forêts se joignent les unes aux autres : les forêts de Chaource, de Rumilly, d’Othe, d’Aumont. Peut-être sommes-nous à plusieurs lieues d’une habitation ? Peut-être aussi allons-nous rester bloqués longtemps dans cette cabane ? Il faut garder des provisions pour notre dîner.

C’était là des raisons que je devais comprendre, mais elles ne touchèrent point les chiens qui voyant serrer la miche dans le sac, alors qu’ils avaient à peine mangé, tendirent la patte à leur maître, lui grattèrent les genoux, et se livrèrent à une pantomime expressive pour faire ouvrir le sac sur lequel ils dardaient leurs yeux suppliants.

Prières et caresses furent inutiles, le sac ne s’ouvrit point.

Cependant, si frugal qu’eût été ce léger repas, il nous avait réconfortés ; nous étions à l’abri, le feu nous pénétrait d’une douce chaleur ; nous pouvions attendre que la neige cessât de tomber.

Rester dans cette cabane n’avait rien de bien effrayant pour moi, d’autant mieux que je n’admettais pas que nous dussions y rester bloqués longtemps, comme Vitalis l’avait dit, pour justifier son économie ; la neige ne tomberait pas toujours.

Il est vrai que rien n’annonçait qu’elle dût cesser bientôt.

Par l’ouverture de notre hutte nous apercevions les flocons descendre rapides et serrés ; comme il ne ventait plus, ils tombaient droit, les uns par-dessus les autres, sans interruption.

On ne voyait pas le ciel, et la clarté, au lieu de descendre d’en haut, montait d’en bas, de la nappe éblouissante qui couvrait la terre.

Les chiens avaient pris leur parti de cette halte forcée, et s’étant tous les trois installés devant le feu, celui-ci couché en rond, celui-là étalé sur le flanc, Capi le nez dans les cendres, ils dormaient.

L’idée me vint de faire comme eux ; je m’étais levé de bonne heure, et il serait plus agréable de voyager dans le pays des rêves, peut-être sur le Cygne, que de regarder cette neige.

Je ne sais combien je dormis de temps ; quand je m’éveillai la neige avait cessé de tomber, je regardai au dehors ; la couche qui s’était entassée devant notre hutte avait considérablement augmenté ; s’il fallait se remettre en route, j’en aurais plus haut que les genoux.

Quelle heure était-il ?

Je ne pouvais pas le demander au maître, car en ces derniers mois les recettes médiocres n’avaient pas remplacé l’argent que la prison et son procès lui avaient coûté, si bien qu’à Dijon, pour acheter ma peau de mouton et différents objets pour lui et pour moi, il avait dû vendre sa montre, la grosse montre en argent sur laquelle j’avais vu Capi dire l’heure, quand Vitalis m’avait engagé dans la troupe.

C’était au jour de m’apprendre ce que je ne pouvais plus demander à notre bonne grosse montre.

Mais rien au dehors ne pouvait me répondre : en bas, sur le sol, une ligne blanche éblouissante : au-dessus et dans l’air un brouillard sombre ; au ciel une lueur confuse, avec çà et là des teintes d’un jaune sale.

Rien de tout cela n’indiquait à quelle heure de la journée nous étions.

Les oreilles n’en apprenaient pas plus que les yeux, car il s’était établi un silence absolu que ne venait troubler ni un cri d’oiseau, ni un coup de fouet, ni un roulement de voiture ; jamais nuit n’avait été plus silencieuse que cette journée.

Avec cela régnait autour de nous une immobilité complète ; la neige avait arrêté tout mouvement, tout pétrifié ; de temps en temps seulement, après un petit bruit étouffé, à peine perceptible, on voyait une branche de sapin se balancer lourdement ; sous le poids qui la chargeait, elle s’était peu à peu inclinée vers la terre, et quand l’inclinaison avait été trop raide, la neige avait glissé jusqu’en bas ; alors la branche s’était brusquement redressée, et son feuillage d’un vert noir tranchait sur le linceul blanc qui enveloppait les autres arbres depuis la cime jusqu’aux pieds, de sorte que lorsqu’on regardait de loin on croyait voir un trou sombre s’ouvrir çà et là dans ce linceul.

Comme je restais dans l’embrasure de la porte, émerveillé devant ce spectacle, je m’entendis interpeller par mon maître.

— As-tu donc envie de te remettre en route ? me dit-il.

— Je ne sais pas ; je n’ai aucune envie ; je ferai ce que vous voudrez que nous fassions.

— Eh bien, mon avis est de rester ici, où nous avons au moins un abri et du feu.

Je pensai que nous n’avions guère de pain, mais je gardai ma réflexion pour moi.

— Je crois que la neige va reprendre bientôt, poursuivit Vitalis, il ne faut pas nous exposer sur la route sans savoir à quelle distance nous sommes des habitations ; la nuit ne serait pas douce au milieu de cette neige ; mieux vaut encore la passer ici ; au moins nous aurons les pieds secs.

La question de nourriture mise de côté, cet arrangement n’avait rien pour me déplaire ; et d’ailleurs en nous remettant en marche tout de suite, il n’était nullement certain que nous pussions, avant le soir, trouver une auberge où dîner, tandis qu’il n’était que trop évident que nous trouverions sur la route une couche de neige qui n’ayant pas encore été foulée, serait pénible pour la marche.

Il faudrait se serrer le ventre dans notre hutte, voilà tout.

Ce fut ce qui arriva lorsque, pour notre dîner, Vitalis nous partagea entre six ce qui restait de la miche.

Hélas ! qu’il en restait peu, et comme ce peu fut vite expédié, bien que nous fissions les morceaux aussi petits que possible, afin de prolonger notre repas.

Lorsque notre pauvre dîner si chétif et si court fut terminé, je crus que les chiens allaient recommencer leur manége du déjeuner, car il était évident qu’ils avaient encore terriblement faim. Mais il n’en fut rien, et je vis une fois de plus combien vive était leur intelligence.

Notre maître ayant remis son couteau dans la poche de son pantalon, ce qui indiquait que notre festin était fini, Capi se leva et après avoir fait un signe de tête à ses deux camarades, il alla flairer le sac dans lequel on plaçait habituellement la nourriture. En même temps il posa délicatement la patte sur le sac pour le palper. Ce double examen le convainquit qu’il n’y avait rien à manger. Alors il revint à sa place devant le foyer, et après avoir fait un nouveau signe de tête à Dolce et à Zerbino, il s’étala tout de son long avec un soupir de résignation.

— Il n’y a plus rien ; il est inutile de demander.

Ce fut exprimé aussi clairement que par la parole.

Ses camarades comprenant ce langage, s’étalèrent comme lui devant le feu, en poussant le même soupir, mais celui de Zerbino ne fut pas résigné, car à un grand appétit Zerbino joignait une vive gourmandise, et ce sacrifice était pour lui plus douloureux que pour tout autre.

La neige avait repris depuis longtemps et elle tombait toujours avec la même persistance ; d’heure en heure on voyait la couche qu’elle formait sur le sol monter le long des jeunes cépées, dont les tiges seules émergeaient encore de la marée blanche, qui allait bientôt les engloutir.

Mais lorsque notre dîner fut terminé on commença à ne plus voir que confusément ce qui se passait au dehors de la hutte, car en cette sombre journée l’obscurité était vite venue.

La nuit n’arrêta pas la chute de la neige, qui du ciel noir, continua à descendre en gros flocons sur la terre blanche.

Puisque nous devions coucher là, le mieux était de dormir au plus vite ; je fis donc comme les chiens et après m’être roulé dans ma peau de mouton qui, exposée à la flamme, avait séché durant le jour, je m’allongeai auprès du feu, la tête sur une pierre plate qui me servait d’oreiller.

— Dors, me dit Vitalis, je te réveillerai quand je voudrai dormir à mon tour, car bien que nous n’ayons rien à craindre des bêtes ou des gens dans cette cabane, il faut que l’un de nous veille pour entretenir le feu ; nous devons prendre nos précautions contre le froid qui peut devenir âpre, si la neige cesse.

Je ne me fis pas répéter l’invitation deux fois, et m’endormis.

Quand mon maître me réveilla la nuit devait être déjà avancée ; au moins je me l’imaginai ; la neige ne tombait plus ; notre feu brûlait toujours.

— À ton tour maintenant, me dit Vitalis, tu n’auras qu’à mettre de temps en temps du bois dans le foyer ; tu vois que je t’ai fait ta provision.

En effet, un amas de fagots était entassé à portée de la main. Mon maître, qui avait le sommeil beaucoup plus léger que moi, n’avait pas voulu que je l’éveillasse en allant tirer un morceau de bois à notre muraille chaque fois que j’en aurais besoin, et il m’avait préparé ce tas, dans lequel il n’y avait qu’à prendre sans bruit.

C’était là sans doute une sage précaution, mais elle n’eut pas, hélas ! les suites que Vitalis attendait.

Me voyant éveillé et prêt à prendre ma faction, il s’était allongé à son tour devant le feu, ayant Joli-Cœur contre lui, roulé dans une couverture, et bientôt sa respiration, plus haute et plus régulière, m’avait dit qu’il venait de s’endormir.

Alors je m’étais levé et doucement, sur la pointe des pieds, j’avais été jusqu’à la porte, pour voir ce qui se passait au dehors.

La neige avait tout enseveli, les herbes, les buissons, les cépées, les arbres ; aussi loin que la vue pouvait s’étendre, ce n’était qu’une nappe inégale, mais uniformément blanche ; le ciel était parsemé d’étoiles scintillantes, mais, si vive que fût leur clarté, c’était de la neige que montait la pâle lumière qui éclairait le paysage. Le froid avait repris et il devait geler au dehors, car l’air qui entrait dans notre cabane était glacé. Dans le silence lugubre de la nuit, on entendait parfois des craquements qui indiquaient que la surface de la neige se congelait.

Nous avions été vraiment bien heureux de rencontrer cette cabane ; que serions-nous devenus en pleine forêt, sous la neige et par ce froid ?

Si peu de bruit que j’eusse fait en marchant, j’avais éveillé les chiens, et Zerbino s’était levé pour venir avec moi à la porte. Comme il ne regardait pas avec des yeux pareils aux miens les splendeurs de cette nuit neigeuse, il s’ennuya bien vite et voulut sortir.

De la main je lui donnai l’ordre de rentrer ; quelle idée d’aller dehors par ce froid ; n’était-il pas meilleur de rester devant le feu que d’aller vagabonder ? Il obéit, mais il resta le nez tourné vers la porte, en chien obstiné qui n’abandonne pas son idée.

Je demeurai encore quelques instants à regarder la neige, car bien que ce spectacle me remplît le cœur d’une vague tristesse, je trouvais une sorte de plaisir à le contempler : il me donnait envie de pleurer, et quoiqu’il me fût facile de ne plus le voir, puisque je n’avais qu’à fermer les yeux ou à revenir à ma place, je ne bougeais pas.

Enfin je me rapprochai du feu, et l’ayant chargé de trois ou quatre morceaux de bois croisés les uns par-dessus les autres, je crus que je pouvais m’asseoir sans danger sur la pierre qui m’avait servi d’oreiller.

Mon maître dormait tranquillement ; les chiens et Joli-Cœur dormaient aussi, et du foyer avivé s’élevaient de belles flammes qui montaient en tourbillons jusqu’au toit, en jetant des étincelles pétillantes qui, seules, troublaient le silence.

Pendant assez longtemps je m’amusai à regarder ces étincelles, mais peu à peu, la lassitude me prit et m’engourdit sans que j’en eusse conscience.

Si j’avais eu à m’occuper de ma provision de bois, je me serais levé, et, en marchant autour de la cabane, je me serais tenu éveillé ; mais, en restant assis, n’ayant d’autre mouvement à faire que d’étendre la main pour mettre des branches au feu, je me laissai aller à la somnolence qui me gagnait et, tout en me croyant sûr de me tenir éveillé, je me rendormis.

Tout à coup je fus réveillé en sursaut par un aboiement furieux.

Il faisait nuit ; j’avais sans doute dormi longtemps, et le feu s’était éteint, ou tout au moins il ne donnait plus de flammes qui éclairassent la hutte.

Les aboiements continuaient : c’était la voix de Capi ; mais, chose étrange, Zerbino, pas plus que Dolce ne répondaient à leur camarade.

— Eh bien, quoi ? s’écria Vitalis se réveillant aussi, que se passe-t-il ?

— Je ne sais pas.

— Tu t’es endormi et le feu s’éteint.

Capi s’était élancé vers la porte, mais n’était point sorti, et c’était de la porte qu’il aboyait.

La question que mon maître m’avait adressée, je me la posai : que se passait-il ?

Aux aboiements de Capi répondirent deux ou trois hurlements plaintifs dans lesquels je reconnus la voix de Dolce. Ces hurlements venaient de derrière notre hutte, et à une assez courte distance.

J’allais sortir ; mon maître m’arrêta en me posant la main sur l’épaule.

— Mets d’abord du bois sur le feu, me commanda-t-il.

Et pendant que j’obéissais, il prit dans le foyer un tison sur lequel il souffla pour aviser la pointe carbonisée.

Puis au lieu de rejeter ce tison dans le foyer, lorsqu’il fut rouge, il le garda à la main.

— Allons voir, dit-il, et marche derrière moi ; en avant, Capi !

Au moment où nous allions sortir, un formidable hurlement éclata dans le silence, et Capi se rejeta dans nos jambes, effrayé.

— Ce sont des loups ; où sont Zerbino et Dolce ?

À cela je ne pouvais répondre. Sans doute les deux chiens étaient sortis pendant mon sommeil ; Zerbino réalisant le caprice qu’il avait manifesté, et que j’avais contrarié, Dolce suivant son camarade.

Les loups les avaient-ils emportés ? Il me semblait que l’accent de mon maître, lorsqu’il avait demandé où ils étaient, avait trahi cette crainte.

— Prends un tison, me dit-il, et allons à leur secours.

J’avais entendu raconter dans mon village d’effrayantes histoires de loups ; cependant je n’hésitai pas ; je m’armai d’un tison et suivis mon maître.

Mais lorsque nous fûmes dans la clairière nous n’aperçûmes ni chiens, ni loups.

On voyait seulement sur la neige les empreintes creusées par les deux chiens.

Nous suivîmes ces empreintes ; elles tournaient autour de la hutte ; puis à une certaine distance se montrait dans l’obscurité un espace où la neige avait été foulée, comme si des animaux s’étaient roulés dedans.

— Cherche, cherche, Capi, disait mon maître et en même temps il sifflait pour appeler Zerbino et Dolce.

Mais aucun aboiement ne lui répondait, aucun bruit ne troublait le silence lugubre de la forêt, et Capi, au lieu de chercher comme on lui commandait, restait dans nos jambes, donnant des signes manifestes d’inquiétude et d’effroi, lui qui ordinairement était aussi obéissant que brave.

La réverbération de la neige ne donnait pas une clarté suffisante pour nous reconnaître dans l’obscurité et suivre les empreintes ; à une courte distance, les yeux éblouis se perdaient dans l’ombre confuse.

De nouveau, Vitalis siffla, et d’une voix forte il appela Zerbino et Dolce.

Nous écoutâmes ; le silence continua ; j’eus le cœur serré.

Pauvre Zerbino ! Pauvre Dolce !

Vitalis précisa mes craintes.

— Les loups les ont emportés, dit-il ; pourquoi les as-tu laissés sortir ?

Ah ! oui, pourquoi ? Je n’avais pas, hélas ! de réponse à donner.

— Il faut les chercher, dis-je.

Et je passai devant ; mais Vitalis m’arrêta.

— Et où veux-tu les chercher ? dit-il.

— Je ne sais pas, partout.

— Comment nous guider au milieu de l’obscurité, et dans cette neige ?

Et, de vrai, ce n’était pas chose facile ; la neige nous montait jusqu’à mi-jambe, et ce n’étaient pas nos deux tisons qui pouvaient éclairer les ténèbres.

— S’ils n’ont pas répondu à mon appel, c’est qu’ils sont… bien loin, dit-il ; et puis, il ne faut pas nous exposer à ce que les loups nous attaquent nous-mêmes ; nous n’avons rien pour nous défendre.

C’était terrible d’abandonner ainsi ces deux pauvres chiens, ces deux camarades, ces deux amis, pour moi particulièrement, puisque je me sentais responsable de leur faute ; si je n’avais pas dormi, ils ne seraient pas sortis.

Mon maître s’était dirigé vers la hutte et je l’avais suivi, regardant derrière moi à chaque pas et m’arrêtant pour écouter ; mais je n’avais rien vu que la neige, je n’avais rien entendu que les craquements de la neige.

Dans la hutte, une surprise nouvelle nous attendait ; en notre absence, les branches que j’avais entassées sur le feu s’étaient allumées, elles flambaient, jetant leurs lueurs dans les coins les plus sombres.

Je ne vis point Joli-Cœur.

Sa couverture était restée devant le feu, mais elle était plate et le singe ne se trouvait pas dessous.

Je l’appelai ; Vitalis l’appela à son tour ; il ne se montra pas.

Qu’était-il devenu ?

Vitalis me dit qu’en s’éveillant, il l’avait senti près de lui, c’était donc depuis que nous étions sortis qu’il avait disparu ?

Avait-il voulu nous suivre ?

Nous prîmes une poignée de branches enflammées, et nous sortîmes, penchés en avant, nos branches inclinées sur la neige, cherchant les traces de Joli-Cœur.

Nous n’en trouvâmes point : il est vrai que le passage des chiens et nos piétinements avaient brouillé les empreintes, mais pas assez cependant pour qu’on ne pût pas reconnaître les pieds du singe.

Il n’était donc pas sorti.

Nous rentrâmes dans la cabane pour voir s’il ne s’était pas blotti dans quelque fagot.

Notre recherche dura longtemps ; dix fois nous passâmes à la même place, dans les mêmes coins ; je montai sur les épaules de Vitalis pour explorer les branches qui formaient notre toit ; tout fut inutile.

De temps en temps nous nous arrêtions pour l’appeler ; rien, toujours rien.

Vitalis paraissait exaspéré, tandis que moi j’étais sincèrement désolé.

Pauvre Joli-Cœur !

Comme je demandais à mon maître s’il pensait que les loups avaient pu aussi l’emporter :

— Non, me dit-il, les loups n’auraient pas osé entrer dans la cabane ; je crois qu’ils auront sauté sur Zerbino et sur Dolce qui étaient sortis, mais ils n’ont pas pénétré ici ; il est probable que Joli-Cœur épouvanté se sera caché quelque part pendant que nous étions dehors ; et c’est là ce qui m’inquiète pour lui, car par ce temps abominable il va gagner froid et pour lui le froid serait mortel.

— Alors cherchons encore.

Et de nouveau nous recommençâmes nos recherches ; mais elles ne furent pas plus heureuses que la première fois.

— Il faut attendre le jour, dit Vitalis.

— Quand viendra-t-il ?

— Dans deux ou trois heures, je pense.

Et il s’assit devant le feu, la tête entre ses deux mains.

Je n’osai pas le troubler. Je restai immobile près de lui, ne faisant un mouvement que pour mettre des branches sur le feu ; de temps en temps il se levait pour aller jusqu’à la porte, alors il regardait le ciel et il se penchait pour écouter ; puis il revenait prendre sa place.

Il me semblait que j’aurais mieux aimé qu’il me grondât, plutôt que de le voir ainsi morne et accablé.

Les trois heures dont il avait parlé s’écoulèrent avec une lenteur exaspérante ; c’était à croire que cette nuit ne finirait jamais.

Cependant les étoiles pâlirent et le ciel blanchit, c’était le matin, bientôt il ferait jour.

Mais avec le jour naissant le froid augmenta, l’air qui entrait par la porte était glacé.

Si nous retrouvions Joli-Cœur, serait-il encore vivant ?

Mais quelle espérance raisonnable de le retrouver pouvions-nous avoir ?

Qui pouvait savoir si le jour n’allait pas nous ramener la neige ?

Alors comment le chercher ?

Heureusement il ne la ramena pas ; le ciel au lieu de se couvrir comme la veille s’emplit d’une lueur rosée qui présageait le beau temps.

Aussitôt que la clarté froide du matin eut donné aux buissons et aux arbres leurs formes réelles, nous sortîmes. Vitalis s’était armé d’un fort bâton et j’en avais pris un pareillement.

Capi ne paraissait plus être sous l’impression de frayeur qui l’avait paralysé pendant la nuit ; les yeux sur ceux de son maître il n’attendait qu’un signe pour s’élancer en avant.

Comme nous cherchions sur la terre les empreintes de Joli-Cœur, Capi leva la tête et se mit à aboyer joyeusement ; cela signifiait que c’était en l’air qu’il fallait chercher et non à terre.

En effet, nous vîmes que la neige qui couvrait notre cabane avait été foulée çà et là, jusqu’à une grosse branche penchée sur notre toit.

Nous suivîmes des yeux cette branche, qui appartenait à un gros chêne, et tout au haut de l’arbre, blottie dans une fourche, nous aperçûmes une petite forme de couleur sombre.

C’était Joli-Cœur, et ce qui s’était passé n’était pas difficile à deviner : effrayé par les hurlements des chiens et des loups, Joli-Cœur au lieu de rester près du feu, s’était élancé sur le toit de notre hutte, quand nous étions sortis, et de là il avait grimpé au haut du chêne, où se trouvant en sûreté, il était resté blotti, sans répondre à nos appels.

La pauvre petite bête si frileuse devait être glacée.

Mon maître l’appela doucement, mais il ne bougea pas plus que s’il était mort.

Pendant plusieurs minutes, Vitalis répéta ses appels : Joli-Cœur ne donna pas signe de vie.

J’avais à racheter ma négligence de la nuit.

— Si vous voulez, dis-je, je vais l’aller chercher.

— Tu vas te casser le cou.

— Il n’y a pas de danger.

Le mot n’était pas très-juste ; il y avait danger au contraire, surtout il y avait difficulté ; l’arbre était gros, et de plus il était couvert de neige dans les parties de son tronc et de ses branches qui avaient été exposées au vent.

Heureusement j’avais appris de bonne heure à grimper aux arbres et j’avais acquis dans cet art une force remarquable. Quelques petites branches avaient poussé çà et là, le long du tronc ; elles me servirent d’échelons, et bien que je fusse aveuglé par la neige que mes mains me faisaient tomber dans les yeux, je parvins bientôt à la première fourche. Arrivé là, l’ascension devenait facile ; je n’avais plus qu’à veiller à ne pas glisser sur la neige.

Tout en montant, je parlais doucement à Joli-Cœur qui ne bougeait pas, mais qui me regardait avec ses yeux brillants.

J’allais arriver à lui et déjà j’allongeais la main pour le prendre, lorsqu’il fit un bond et s’élança sur une autre branche.

Je le suivis sur cette branche, mais les hommes, hélas ! et même les gamins sont très-inférieurs aux singes pour courir dans les arbres.

Aussi est-il bien probable que je n’aurais jamais pu atteindre Joli-Cœur si la neige n’avait pas couvert les branches ; mais comme cette neige lui mouillait les mains et les pieds il fut bientôt fatigué de cette poursuite. Alors dégringolant de branches en branches il sauta d’un bond sur les épaules de son maître, et se cacha sous la veste de celui-ci.

C’était beaucoup d’avoir retrouvé Joli-Cœur, mais ce n’était pas tout : il fallait maintenant chercher les chiens.

Nous arrivâmes en quelques pas à l’endroit où nous étions déjà venus dans la nuit, et où nous avions trouvé la neige piétinée.

Maintenant qu’il faisait jour, il nous fut facile de deviner ce qui s’était passé : la neige gardait imprimée en creux l’histoire de la mort des chiens.

En sortant de la cabane l’un derrière l’autre, ils avaient longé les fagots et nous suivions distinctement leurs traces pendant une vingtaine de mètres ; puis ces traces disparaissaient dans la neige bouleversée ; alors on voyait d’autres empreintes ; d’un côté celles qui montraient par où les loups, en quelques bonds allongés, avaient sauté sur les chiens ; et de l’autre celles qui disaient par où ils les avaient emportés après les avoir boulés ; de traces des chiens il n’en existait plus, à l’exception d’une traînée de rouge qui çà et là ensanglantait la neige.

Il n’y avait plus maintenant à poursuivre nos recherches plus loin ; les deux pauvres chiens avaient été égorgés là et emportés pour être dévorés à loisir dans quelque hallier épineux.

D’ailleurs nous devions nous occuper au plus vite de réchauffer Joli-Cœur.

Nous rentrâmes dans la cabane et tandis que Vitalis lui présentait les pieds et les mains au feu comme on fait pour les petits enfants, je chauffai bien sa couverture et nous l’enveloppâmes dedans.

Mais ce n’était pas seulement une couverture qu’il fallait, c’était encore un bon lit bassiné, c’était surtout une boisson chaude, et nous n’avions ni l’un ni l’autre ; heureux encore d’avoir du feu.

Nous nous étions assis, mon maître et moi, autour du foyer, sans rien dire, et nous restions là, immobiles, regardant le feu brûler.

Mais il n’était pas besoin de paroles, il n’était pas besoin de regard pour exprimer ce que nous ressentions.

— Pauvre Zerbino, pauvre Dolce, pauvres amis !

C’étaient les paroles que tous deux nous murmurions chacun de notre côté, ou tout au moins les pensées de nos cœurs.

Ils avaient été nos camarades, nos compagnons de bonne et mauvaise fortune, et pour moi, pendant mes jours de détresse et de solitude, mes amis, presque mes enfants.

Et j’étais coupable de leur mort.

Car je ne pouvais m’innocenter : si j’avais fait bonne garde comme je le devais, si je ne m’étais pas endormi, ils ne seraient pas sortis, et les loups ne seraient pas venus nous attaquer dans notre cabane, ils auraient été retenus à distance, effrayés par notre feu.

J’aurais voulu que Vitalis me grondât ; j’aurais presque demandé qu’il me battît.

Mais il ne me disait rien, il ne me regardait même pas ; il restait la tête penchée au-dessus du foyer : sans doute il songeait à ce que nous allions devenir sans les chiens. Comment donner nos représentations sans eux ? Comment vivre ?