Sapho, dompteuse/1-02
CHAPITRE II
DOMPTEUSE ET CHARMEUSE
Sapho avait congédié l’inconnu, amusée et indignée à la fois de cet entretien étrange. Un trouble restait en son âme qui s’ouvrait à des joies perverses, à des rêves impossibles. Une curiosité la hantait, un singulier désir de se faire aimer, quand même, par ce maniaque, ce fou qui, dédaignant l’offrande d’amour, n’en voulait qu’à sa vie.
Oui certes, il finirait par l’adorer et souffrirait, à son tour, de ses dédains, de ses refus. Elle éprouverait un cruel plaisir à le bafouer, à se moquer de ses supplications, à lui faire durement acheter les faveurs inappréciables de sa chair vierge, déjà convoitée par tant d’hommes.
Étant rentrée dans la ménagerie, elle parlait à Mirah qui, tendrement, fixait sur elle ses prunelles d’émeraude.
La dompteuse était nue, sous une tunique de soie molle que fermait, sur les épaules et les hanches, un lacet de pièces d’or, réunies les unes aux autres et tombant sur la poitrine en lourdes grappes tintinabulantes. Tous les premiers gains de l’artiste avaient servi à cette somptueuse garniture qui soulevait bien des convoitises.
— C’est ma dot ! disait Sapho, en riant ; le seul argent que j’aie jamais pu économiser !…
Comme les courtisanes de la Voie Sacrée, elle laissait parfois ses seins pointer hors de l’étoffe soyeuse et ses jambes, d’un dessin très pur, apparaissaient à chacun de ses pas.
— Toi, au moins, tu ne me méprises pas, ma fière panthère aux regards nostalgiques !… Tes caresses sont plus douces que celles des hommes ; tu t’es donnée à moi sans réserve et sans regret. Que d’heures nous avons passées en des songes où notre désir de liberté se grandissait de la solitude et du silence !… Car je t’ai emmenée dans ma petite loge perdue dans un fouillis de coussins et de soies !… J’ai reposé ma tête sur ton pelage sombre, et de mystérieuses étincelles ont jailli de ton corps pour embraser mes veines !…
Mirah fit entendre une plainte voluptueusement graduée et elle allongea sa patte de velours vers le sein de la jeune fille.
— Oui, tu me veux, tu souhaites la pression de mon bras sur ton échine, le baiser de mes lèvres fraîches, le frôlement de ma chevelure parfumée !… Tes narines se froncent de convoitise, et tes yeux dardent des lueurs fulgurantes !… Ah ! mon ardente Mirah ! ma belle amoureuse ! Je sais bien que tes caresses sont sans danger, que jamais je ne connaîtrai la menace de tes griffes !…
La panthère frottait son dos contre les barreaux en faisant entendre une sorte de ronronnement câlin. Ses babines se retroussaient sur les dents étincelantes et l’éclat de ses prunelles se voilait à demi sous les paupières noires.
Les bêtes, autour d’elle, bondissaient avec des rugissements, des glapissements de joie ou d’impatience, attendant aussi une caresse. Les perroquets se balançaient mollement, les singes avaient des ricanements presque humains devant l’amour de la femme et du fauve.
Sapho se mit à chanter une vieille mélodie qui avait bercé son enfance et, aussitôt, les crêtes hérissées se lissèrent, les oreilles se couchèrent, les yeux se fermèrent avec béatitude ; Mirah poussait de petits gémissements bizarres qui, se mêlant au chant, lui faisaient une sorte d’accompagnement très doux.
Sapho passa une main nonchalante sur la fourrure électrique de la bête qui s’allongea mollement, implorant d’autres délices. Mais la jeune fille, distraitement, rentra dans sa loge dont elle verrouilla la porte.
Elle avait la clé de la ménagerie, pouvait entrer et sortir à toute heure, sans réveiller le gardien qui dormait près des cages.
Bien souvent, elle avait passé la nuit dans l’étroite chambrette où le rugissement assourdi des fauves berçait vaguement son sommeil.
Ce qui peut paraître surprenant, Sapho était vierge encore. Elle avait traversé les aventures les plus scandaleuses, les conversations les plus suggestives sans rien perdre de son duvet de grande fleur charnelle ouverte pour de prochains baisers. Mirah, la panthère noire, suffisait à sa tendresse et les moments qu’elle passait auprès de la bête lascive étaient les meilleurs de son existence.
Pourtant il lui fallait songer à l’avenir bien incertain dans le métier qu’elle exerçait, et elle avait cru ingénument pouvoir se choisir un ami, un soutien dans la foule de ses admirateurs.
Un jeune homme, depuis un mois, ne quittait guère la ménagerie, assistant à toutes les exhibitions, à toutes les séances où s’exerçaient son adresse et son courage. Il était séduisant, plein de charme et de distinction avec son visage pâle, ses lèvres fines, à l’énigmatique sourire, et ses grands yeux de fièvre. Pourquoi ne deviendrait-il pas le compagnon d’élection de sa vie errante ?…
Sapho, accroupie sur les coussins, pensait maintenant au singulier inconnu qui, si brutalement, l’avait repoussée. Un malade, certainement, un maniaque ou un fou !… Elle se méprisait de ne pouvoir oublier le caprice qui, un moment, avait ensoleillé son rêve. À quoi bon songer à ce qui a été, à ce qui aurait pu être, pour n’évoquer que des souvenirs flétris ?… Tout était fini déjà pour la triste amoureuse. Mais la minute présente du temps qui fuit est à la fois si fugitive, si douce et si désirable qu’il vaut mieux se hâter de la savourer que de s’anéantir dans l’indifférence d’hier et de demain.
Chez l’être de passion, l’espoir persiste avec ses plus vives ardeurs. Même au lendemain des plus complètes déceptions, alors que tout semble fini, une petite lueur brille encore au fond de l’âme qui console et réconforte… Est-ce que tout n’est pas mystérieux dans la destinée humaine ?…
— Peut-on entrer, Sapho ?…
C’est Melcy qui frappe à la porte ; Melcy, la charmeuse de serpents dont on admire la sveltesse androgyne et la grâce audacieuse dans une baraque voisine de celle où languissent les fauves.
— Entre ! soupira Sapho, en ouvrant à regret à la visiteuse.
— Je viens te chercher pour t’emmener souper avec quelques amis. Ce sera très amusant, tu verras.
— Ah ! je n’ai pas envie de sortir ce soir, murmure la jeune fille avec mélancolie.
— Pourquoi donc ?… Mais quel visage sombre !… As-tu des sujets de mécontentement ?…
— Oui et non ; cela dépend du point de vue.
— Voyons, que t’arrive-t-il ?…
Sapho se mit à rire.
— C’est vraiment une aventure bizarre !… Écoute plutôt et donne-moi ton avis.
Rapidement elle conta le flirt interrompu, à travers les cages, la persistance du mystérieux visiteur qu’elle avait pris pour un galant, son désir cruel d’assister à une orgie sanglante, une monstrueuse vengeance de la bête sur la femme.
Melcy haussait les épaules.
— Ce garçon s’est moqué de toi.
— Non, je t’assure ; ses prunelles luisaient étrangement, lorsqu’il me parlait ; ses lèvres frémissaient de fièvre. Il était vraiment inquiétant et, à mon tour, j’ai senti un froid de glace me descendre jusqu’au cœur.
Sapho, en effet, malgré son courage, pâlissait à l’évocation de cette scène bizarre. Elle relevait ses cheveux devant la glace pour se donner une contenance, et, l’âme oppressée, courroucée, pourtant délicieusement émue, murmurait :
— J’étais toute prête à l’aimer ; il me plaisait plus que je ne saurais le dire !… Chaque soir, avec une impatience plus grande, j’attendais sa venue. J’avais cru à son regard, au son de sa voix, à la caresse de son sourire… Pourquoi n’aurais-je pas eu, comme les autres, ma part d’amour et de bonheur ?… Est-il donc nécessaire qu’il y ait des sacrifiées sur le chemin de la vie, et que certaines femmes ne puissent éveiller que des images de luxure ou de meurtre ?
— Et, demanda la charmeuse de serpents, ce jeune homme était vraiment bien ?
— Oui, un type singulier que je n’ai vu nulle part : de grands yeux bleus tout remplis de lueurs d’acier, un nez fin aux arêtes mobiles, une bouche ironique et fière sous la fine moustache blonde et, surtout, un air de distinction suprême.
— Le portrait est flatteur.
— Mais non flatté, je t’assure.
— Tu me donnes la tentation de connaître ton bourreau.
— Oh ! tu le verras quand tu voudras, il vient tous les soirs.
Melcy était, en effet, vivement intéressée par les confidences de son amie. Sa petite bouche frémissait d’ironie ou de curiosité et les mouvements de sa poitrine semblaient plus impétueux.
— Si j’avais été à ta place, j’aurais dit carrément au monsieur ma façon de penser.
— Que lui aurais-tu dit ?… La surprise, je l’avoue, a paralysé mon indignation. Et, maintenant, j’éprouve un singulier charme à me rappeler nos moindres paroles, nos regards, nos sourires doux ou cruels. C’est une sorte d’envoûtement démoniaque, macabre, auquel je ne résiste plus. Et, la mort, elle-même, qui étend un pli de son suaire sur tous ces souvenirs, me semble attrayante, quoique cachée encore comme une enchanteresse antique.
Et, en effet, les étranges yeux glauques de la dompteuse se voilaient d’inconnu. Un vent de sortilège, venant de l’au-delà de la vie, soufflait au travers de sa pensée, et, dans sa tête enfiévrée, chantaient comme des appels de sirènes méchantes, des susurrements de sources maudites, des plaintes d’anges déchus, tout un ardent poème qu’elle ne comprenait pas.
— Voyons, reprit doucement Melcy, il faut chasser les papillons du rêve. Il y a tant d’hommes qui seraient fiers de posséder l’inestimable trésor que tu veux offrir à un être indigne !…
— Oui, d’autres se présenteront, sans doute.
— Attends-les… À ton âge l’on peut tout espérer de l’avenir !…
— Quelle science, ma petite Melcy !… Vraiment, l’on te croirait une aïeule, et ton front n’est guère plus chargé d’années que le mien.
Melcy eut un sourire.
— Oh ! moi, j’ai été vite initiée aux luttes et aux misères de l’existence. Avant de charmer les serpents, j’ai subi de dures sujétions !… Moi, aussi, j’avais une imagination passionnée de poète, mais, aujourd’hui, les illusions sont loin… À trop fréquenter les hommes, j’ai appris à estimer infiniment les bêtes.
— Même les reptiles ?…
— Ils n’ont de dangereux que leur crochets à venin… Allons viens, nos amis nous attendent et doivent s’impatienter… Pourquoi te chagriner pour si peu… Vois, comme tu es jolie ?…
Elle la poussait devant la glace, et Sapho se regardait avec complaisance, presque consolée déjà.