Sapho, dompteuse/1-05

La bibliothèque libre.
A. Méricant (p. 59-74).

CHAPITRE V

FIGURES DE CIRE ET CHEVAUX DE BOIS

La fête foraine s’éveillait, battait de formidables roulements sous les arceaux des fleurs électriques, jetés d’un trottoir à l’autre. Christian de Sazy aimait ce vacarme qui emplissait sa cervelle d’un bourdonnement joyeux. Il sentait le besoin de se mêler à la foule, de se laisser porter par elle. Des gens le bousculaient ; il les regardait, sans colère, le chapeau d’aplomb sur ses fins cheveux, le cigare aux dents.

Il contemplait, comme s’il les eût vus pour la première fois, les baraques des cinématographes, les musées anatomiques, les lutteurs obèses, les tourniquets, les jeux de massacre, les manèges de chevaux de bois, de cochons roses, de génisses, de chats croquant des serins, de petits lapins présentant un louis d’or entre les dents ; et les draperies pailletées flottaient sous le vent de la course, tournoyaient, flamboyaient frénétiquement.

Cent orchestres jouaient des airs différents, ce qui produisait une cacophonie étrange à donner la danse de Saint-Guy.

Christian, possédé par son idée fixe, allait voir Sapho. La dompteuse l’attirait étrangement, et il ne savait encore ce qu’il désirait le plus de son baiser ou de sa mort ; car les idées n’étaient pas bien nettes dans son cerveau malade. Peut-être, souhaitait-il étreindre la belle fille dans un spasme d’agonie, poussé par sa morbide et voluptueuse démence.

Vers la moitié de l’avenue de Neuilly, une main familière se posa sur son épaule.

— Je te cherchais, justement, et je viens de chez toi.

— Ludovic ! fit le jeune homme, sans surprise, car rien ne l’étonnait plus.

— Il y a longtemps que je n’ai eu le plaisir de te serrer la main ?

— Oui, depuis notre sortie de collège.

— Ah ! tu t’en souviens ?…

— Certes.

— Je suis bien heureux, que tu ne m’aies pas oublié.

— Et tu me cherchais, dis-tu ?… Quel intérêt peux-tu avoir à cette rencontre ?

Ludovic se récria.

— Un intérêt ?… fi donc ! Dis un grand, un très grand plaisir.

Les prunelles de Christian vacillèrent.

— Tu ne sais pas, sans doute, ce qui m’est arrivé depuis mon mariage ?… Ah ! ma vie n’a pas été ce que tu pourrais supposer.

— Tu as donc été marié ? demanda Ludovic, très surpris.

— Je croyais, cependant, que mon aventure avait fait assez de bruit ?…

— Quelle aventure ?

— Ah ! ce serait trop long à conter… Je ne m’en sens pas le courage. Qu’il te suffise d’apprendre que j’ai été trompé indignement, et que je me suis vengé. Ensuite, un grand vide s’est fait dans ma cervelle ; l’on a dû m’enfermer dans un établissement spécial ? Mais, il paraît que je suis guéri ?… Le suis-je réellement ?… Il me semble que la nature m’accorde seulement une sorte de trêve, d’engourdissement, de sommeil moral…

— Tu es très robuste.

— Aucun organe essentiel n’a été attaqué dans cet horrible choc… Sans doute, plus tard, te dirai-je tout. À présent, j’ai peur de moi-même. Rien qu’à évoquer certains souvenirs, il me prend des accès de démence.

Ludovic était plus instruit qu’il ne voulait le paraître des infortunes de son ami ; seulement, s’il connaissait l’événement tragique qui avait bouleversé sa vie, il était peu au courant de ce qui avait précédé et suivi le crime. Même, il ignorait le mariage de Christian, croyait qu’il avait frappé une maîtresse infidèle.

Ils marchaient, côte à côte, lentement, au milieu du vacarme, sous les arceaux flamboyants des fleurs électriques que contemplaient, de là-haut, les étoiles dédaigneuses dans leurs purs scintillements. Les navires aériens, les escarpolettes vertigineuses, les roues tortionnaires sévissaient avec rage.

Sur le seuil de chaque baraque, un montreur de phénomènes exaltait sa marchandise, vantait les charmes de la femme-torpille ou de la vierge à barbe. Ici, c’était une diseuse de bonne aventure, là, une dompteuse de puces. Il y en avait pour tous les goûts et pour toutes les munificences.

— Tu viens souvent à la fête de Neuilly ?

— Presque tous les soirs.

— Et pourquoi, mon Dieu ?

— Pour voir une artiste-étoile de la ménagerie Martial.

— Sapho ?

— Oui, Sapho.

— Une belle fille, courageuse et intelligente.

Le visage de Christian s’était assombri, avait presque pris une expression tragique.

— Je la hais.

— Qu’a-t-elle fait pour te déplaire à ce point ?

— Elle ne m’a rien fait ; mais elle ressemble trait pour trait à la femme qui m’a si cruellement trahi… même visage, même âme !…

— Pas toujours. Tu ne connais point Sapho. Je t’assure que c’est une fort aimable personne et qu’elle ne mérite en rien ton antipathie… Alors, c’est pour exalter ta colère que tu viens aussi fidèlement aux représentations de la dompteuse ?

Ludovic souriait avec quelque ironie.

— Sapho sera dévorée, un jour ou l’autre par sa panthère noire, fit Christian, car la bête est nerveuse, et ma présence seule la met en fureur. Je lui communique mon désir, je la magnétise lentement, irrésistiblement. Hier, la séance a failli se terminer d’une façon tragique.

Décidément, la folie du comte de Sazy était évidente. Nandel, pour ne pas l’exaspérer, garda le silence.

Ils longeaient des forteresses de pain d’épices, derrière des remparts de nougats. Les roues des loteries tournaient, sous le coup de pouce des petites femmes élégantes, désireuses de gagner un beau vase de porcelaine, pourvu d’un œil indiscret, ou un joli lapin de chou au regard innocent.

Les musées de figures de cire étalaient leurs horreurs, leurs maladies figées, leurs masques de douleur, d’épouvante ou de férocité.

Un jeune homme blême, sur le seuil, faisait le boniment, annonçant que l’on pouvait contempler à l’intérieur les célébrités contemporaines — d’une ressemblance garantie — les crimes sensationnels des dernières années, et, sous des vitrines, quelques têtes de guillotinés célèbres. On payait cinquante centimes de plus pour voir une femme nue dans une boîte de verre qui n’en montrait pas plus que les statues des places et des jardins publics. Seulement, les collégiens n’étaient pas admis.

Des bêtes invisibles, rugissaient, grognaient, sifflaient… Les rois du désert, prisonniers dans les geôles des ménageries, protestaient avec colère, soutenus par les tigres, les léopards et les panthères.

— Ces bêtes sont apprivoisées, dit Christian avec dédain. Les dompteurs sortent toujours des cages, sains et saufs. En vérité, ces cages ne sont que des chenils où les bons dogues quittent leur sommeil, sans révolte, lèvent un œil béat, rampent, sous le coup de fouet, et lèchent la main qui les fustige.

— Il ne faudrait pas trop s’y fier, cependant.

— Je voudrais les secouer par la crinière, les insulter comme des lâches !… Ces fauves ne sont même plus bons à faire des descentes de lit !…

— Que n’entres-tu dans les cages, fit Ludovic, railleur.

— Je m’y résoudrai, quelque jour, pour surexciter les lions, inventer des tortures nouvelles, montrer ma vanité virile… Le danger m’a toujours séduit, la difficulté me charme et m’attire… Je ne voudrais trouver que des bêtes indomptables et farouches.

— La panthère noire de Sapho est sauvage à souhait ?… À part son amie, personne n’oserait entrer auprès d’elle.

— Nous verrons bien, fit l’étrange jeune homme, avec un mystérieux sourire.

— As-tu vu les serpents de Melcy ?… C’est fort curieux, également.

— Oh ! des reptiles en caoutchouc. On a dû leur enlever leurs crochets.

— Je ne sais pas… Mais j’ai admiré la charmeuse dans ses exercices. Une jolie fille, ma foi, Elle folâtrait avec Pluton, un énorme serpent, vêtu d’une peau luisante comme de la soie, avec des arabesques de velours rouge et une mâchoire de loup… Parfois elle danse, en tenant un ophidien serré par le cou, la tête triangulaire sortant seule de sa main fermée, et rien n’est étrange comme l’ondoiement du reptile autour de son bras et de sa gorge, car elle travaille presque nue… Veux-tu la voir ?

— Je ne dis pas non.

La représentation a lieu avant celle de l’établissement Martial ; Melcy charme aussi les reptiles de la ménagerie.

Christian et Ludovic étaient entrés dans une baraque de belle apparence, où des toiles peintes représentaient l’artiste aux prises avec les monstres les plus effroyables.

À l’intérieur, une foule compacte suivait les moindres mouvements de la jeune femme avec autant d’épouvante que d’admiration.

Dans le tapis grouillant, qui couvrait le sol d’une cage de verre, des têtes, aux yeux emplis de lueurs cruelles, émergeaient, et des luttes s’engageaient parfois entre les pensionnaires surexcités. Les anneaux visqueux se nouaient aux anneaux, affluaient les uns sur les autres, s’enfonçaient en un étrange glissement, reparaissaient, plus loin, comme des vagues vivantes mollement bercées. Des corps flexibles s’élançaient le long des parois transparentes, s’accrochaient au plafond, se balançaient ainsi que des lianes, puis se laissaient choir sur le tas frissonnant, toujours en mouvement.

Melcy apparaissait dans la cage, cueillait un reptile ou deux pour se livrer à ses dangereux exercices. Ils dressaient la tête, en sifflant, pleins de colère, et, peu à peu, devenaient obéissants et soumis. Ils s’enroulaient à ses flancs, avec des torsions lascives, levaient leur langue fourchue jusqu’à sa bouche, s’insinuaient, avec des torsions spasmodiques sous ses bras, entre ses seins, contre ses jambes, et elle dansait avec sa grappe de reptiles, pliait et cambrait le buste, se livrait à une voluptueuse mimique qui mettait le public en joie.

Mais Christian s’impatientait.

— Nous allons manquer l’entrée de Sapho.

— Je t’assure que non ; je connais l’heure exacte de chaque exercice… Viens, cependant, puisque tu es si pressé.

Dans la ménagerie Martial la représentation allait commencer. L’orchestre était à son poste, préludant par des accords discordants. On se pressait au bas des marches en bois qui donnaient accès dans la baraque.

— Entres-tu, tout de suite ? demanda Ludovic.

— Oui, car je désire être placé au premier rang.

— Alors, je te quitte.

— Le spectacle n’a donc point d’attrait pour toi ?

— Oh ! moi, j’ai des plaisirs plus paisibles… Je connais une femme charmante qui dit la bonne aventure dans la roulotte que tu vois en face ?… Lorsqu’elle n’a pas de clients, je lui tiens compagnie, et elle me permet de lire dans son cœur… Mais viens souper chez moi, après la représentation, tu me feras plaisir… J’habite dans l’avenue même, à deux pas d’ici.

Ludovic donna le numéro de sa maison et Christian promit d’être fidèle au rendez-vous.