Sapho, dompteuse/Texte entier

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A. Méricant (p. 5-346).

Sapho, dompteuse

CHAPITRE PREMIER.

LA PANTHÈRE NOIRE

Sapho, en longue robe de brocart saphir, fendue sur le côté, laissant voir un maillot gris tourterelle et des bottes à l’écuyère, fouaille ses fauves, les gronde et les cajole, tour à tour, — fauve, elle-même, avec son épaisse crinière rousse et la lueur métallique de ses prunelles.

Dans les efforts qu’elle tente, ses épaules se moirent de gouttelettes, perçant la veloutine, et, lorsqu’elle lève les bras, la mousse d’or de ses aisselles glisse des lueurs tendres sur le bleu électrique de son corsage.

Mirah, la panthère noire aux yeux d’émeraude, au long corps souple et nerveux, vient lécher ses doigts et se coucher à ses pieds.

Mirah est splendide dans sa pose voluptueusement alanguie. Nulle tache n’étoile sa fourrure de ténèbres : elle est mystérieuse et inquiétante comme la nuit.

Durant un moment, Sapho l’étreint, pose sa tête contre la sienne, et, mettant sa bouche sur le mufle crispé, semble s’oublier en un baiser profond. La panthère clôt ses paupières sombres, renverse le front, félinement ronronne, et se frôle à cette chair de femme tiède et parfumée. Ce sont vraiment deux bêtes d’amour, aussi câlines l’une que l’autre, griffes rentrées dans le gant de velours, regard perdu dans l’infini du rêve.

Puis, un coup de cravache atteint le fauve, le redresse, hurlant et terrible, gueule tendue, tous crocs dehors, dans le regret de la caresse interrompue, la rancune du plaisir mensonger.

La femme rit, méprisante, et la bête humiliée se ramasse prête à fondre sur sa proie, à l’enserrer dans une étreinte sans pardon… Les deux corps vont rouler, s’embrasser, se mordre au milieu des râles et des rugissements. Quelques cris de femme se font entendre… Un second coup de fouet, un regard fascinateur, un ordre bref et Mirah, soumise, vient ramper aux pieds de sa maîtresse, l’implorer pour un nouveau jeu très doux.

On applaudit avec le vague mécontentement de la victoire trop facile, l’inconscient désir de meurtre et de sang répandu, la cruauté trouble qui hantent le cœur des foules.

Il y a là l’ordinaire public des ménageries, ce public mélangé, composé de mondains, d’amuseuses connues, de petites bonnes vagabondes et d’ouvriers en livrée de travail. Les singes s’agitent dans leur cage, passent, à travers les barreaux, des mains crochues de vieilles quémandeuses, semblent injurier et implorer, en même temps, dans une exaspération falote. Des ours philosophes se balancent gravement et des perroquets ironiques laissent tomber des coques de noix sur les chapeaux empanachés des spectatrices.

Ce sont des cacatoès à la huppe rose ou jaune, au plumage d’un blanc, velouté comme une pulpe de camélia ; des aras bleus et rouges semblables à des flammes, des toucans au bec énorme, toute une flore de plumes éclatantes et imprévues.

Les oiseaux battent des ailes, redressent leurs crêtes irritées, tandis que les babouins, les sapajous grincent des dents, montrent leurs poings velus, se suspendent par la queue à leurs perchoirs volants.

Dans les cages, les lions, les tigres, les alligators, les jaguars, les pumas rugissent, râlent, grognent, miaulent avec frénésie.

Mais Sapho, dans la cage centrale, réunit les bêtes qui se couchent humblement, ferment les yeux d’un air humble et soumis, rampent jusqu’à elle pour lécher ses pieds mignons et lui exprimer leur amour. Les singes, les aras cessent leurs cris discordants, semblent s’intéresser aux exercices des fauves, contemplent la jeune fille d’un air câlin.
Elle est souple, féline, toute jeune encore.

Un léopard se frotte contre elle comme un gros chat en ronronnant. Son corps souple, onduleux, à la robe jaune d’or ocellée de velours noir, a des frissonnements lascifs. Il se roule pour implorer une caresse, un baiser.

Mais Myrah, jalouse, rugit furieusement dans la cage voisine, et Sapho la tranquillise, la calme avec des gronderies et des promesses.

Puis, elle fait travailler les lions et les tigres qui rivent sur elle leurs regards métalliques. Détendant leurs jarrets d’acier, les bêtes sautent aux barreaux, franchissent la tête de la dompteuse, et légèrement retombent sur leurs pattes.

Le léopard crève des cerceaux de papier, exécute mille tours cocasses ; c’est le clown de la bande. Il a un collier de grelots qui tintinabulent joyeusement : il semble très fier de son rôle.

Sapho rentre dans la cage de Myrah, qui, de nouveau, gronde et s’agite. C’est avec sa panthère favorite qu’elle achève ses représentations de plus en plus suivies par un public de choix.

Au premier rang, un jeune homme pâle, le front bombé sous d’épais cheveux blonds, les yeux trop brillants, suit avec le plus vif intérêt tous les mouvements de la dompteuse. La panthère, qui s’en aperçoit, rugit vers lui en se dressant furieusement dans un élan de tout son grand corps sombre.

— Hop ! hop !

Sapho a tiré deux coups de revolver aux oreilles du fauve, et, lui tendant des arceaux allumés, l’excite de la voix sauvagement. L’animal traverse la guirlande de feu, bondit et rebondit, la peau douloureuse, le poil roussi, semblant lui-même une forme fantastique, une monstrueuse chimère de flamme.

La séance est terminée. Sapho salue, toute frissonnante, fait signe au jeune homme pâle de la rejoindre.

Derrière les cages, dans une petite loge tendue d’étoffes japonaises, fleuragées de chrysanthèmes, elle se déshabille mollement, faisant saillir la double rose de ses seins de la soie bleue de son costume.

Elle est souple, féline, toute jeune encore sous le fard qui empâte son visage et ses épaules.

Dans l’ambiance crue de l’électricité, l’étoffe paraît déteindre sur la peau, y couler des rayons de lune ; la dompteuse aime les robes enluminées, brochées d’or, d’argent, de bronze, agrafées de joyaux rutilants, et la gaine de sa jupe semble porter la fleur rare de son buste comme une tige magique.

Mais l’inconnu est auprès d’elle, et, doucement, elle l’interroge.

— Qui es-tu ?… Que me veux-tu ?…

— Cela pour toi n’a aucune importance.

Un peu surprise, elle le contemple et le trouve vraiment séduisant, malgré sa face énigmatique et sa dédaigneuse réserve.

— Mirah est jalouse et devient chaque jour plus méchante… Voilà un mois que tu assistes à toutes les représentations, et, l’autre soir, j’ai failli être dévorée !…

— Oui, dit-il, j’ai admiré ton courage.

Sapho, le torse nu, relève ses cheveux, en souriant.

— Tu m’aimes, mon chéri ?… J’étais crâne avec ma panthère noire ?…

— Certes.

— Tu m’as vraiment admirée ?

L’inconnu fait un signe affirmatif, et Sapho l’attire, lascive et câlineuse, — comme avec la panthère, — pose sur les siennes ses lèvres peintes.

— Alors, emmène-moi. Tu me feras une existence tranquille et tendre. Nous serons très heureux, tu verras.

— Je ne puis réaliser ton désir.

— Pourquoi ? demande la jeune femme, inquiète.

Un indéfinissable sourire distend les lèvres minces du visiteur qui ne répond pas.

— J’ai peur de Mirah ! répète Sapho, offerte, en une prière ardente de tout l’être. Et puis, je suis lasse du métier que je fais !…

— Tu es très jeune encore ?…

— Vingt ans, à peine… Mon père était dompteur… Toute petite, il m’exhibait déjà dans les cages… Jamais les bêtes ne m’ont fait aucun mal ; mais Mirah m’aime… tu comprends ?

— Oui, je comprends.

— Et tu veux bien ?… Nous aurons d’inoubliables extases ; car, moi aussi, je te trouve aimable et charmant… Ce n’est pas pour rien que tu viens m’applaudir chaque soir.

— Non, ce n’est pas pour rien.

— Alors ?…

— Alors, pardonne-moi, Sapho.

— Te pardonner ?… Je ne saisis pas.

— J’ai fait un pari avec des camarades.

— Un pari ?…

— Oui… et j’ai engagé une forte somme.

La dompteuse ne riait plus.

— Tu as parié…

— Que Mirah finirait par te dévorer !…

— Oh !…

— Et c’est pour cela que je venais chaque soir…


CHAPITRE II

DOMPTEUSE ET CHARMEUSE

Sapho avait congédié l’inconnu, amusée et indignée à la fois de cet entretien étrange. Un trouble restait en son âme qui s’ouvrait à des joies perverses, à des rêves impossibles. Une curiosité la hantait, un singulier désir de se faire aimer, quand même, par ce maniaque, ce fou qui, dédaignant l’offrande d’amour, n’en voulait qu’à sa vie.

Oui certes, il finirait par l’adorer et souffrirait, à son tour, de ses dédains, de ses refus. Elle éprouverait un cruel plaisir à le bafouer, à se moquer de ses supplications, à lui faire durement acheter les faveurs inappréciables de sa chair vierge, déjà convoitée par tant d’hommes.

Étant rentrée dans la ménagerie, elle parlait à Mirah qui, tendrement, fixait sur elle ses prunelles d’émeraude.

La dompteuse était nue, sous une tunique de soie molle que fermait, sur les épaules et les hanches, un lacet de pièces d’or, réunies les unes aux autres et tombant sur la poitrine en lourdes grappes tintinabulantes. Tous les premiers gains de l’artiste avaient servi à cette somptueuse garniture qui soulevait bien des convoitises.

— C’est ma dot ! disait Sapho, en riant ; le seul argent que j’aie jamais pu économiser !…

Comme les courtisanes de la Voie Sacrée, elle laissait parfois ses seins pointer hors de l’étoffe soyeuse et ses jambes, d’un dessin très pur, apparaissaient à chacun de ses pas.

— Toi, au moins, tu ne me méprises pas, ma fière panthère aux regards nostalgiques !… Tes caresses sont plus douces que celles des hommes ; tu t’es donnée à moi sans réserve et sans regret. Que d’heures nous avons passées en des songes où notre désir de liberté se grandissait de la solitude et du silence !… Car je t’ai emmenée dans ma petite loge perdue dans un fouillis de coussins et de soies !… J’ai reposé ma tête sur ton pelage sombre, et de mystérieuses étincelles ont jailli de ton corps pour embraser mes veines !…

Mirah fit entendre une plainte voluptueusement graduée et elle allongea sa patte de velours vers le sein de la jeune fille.

— Oui, tu me veux, tu souhaites la pression de mon bras sur ton échine, le baiser de mes lèvres fraîches, le frôlement de ma chevelure parfumée !… Tes narines se froncent de convoitise, et tes yeux dardent des lueurs fulgurantes !… Ah ! mon ardente Mirah ! ma belle amoureuse ! Je sais bien que tes caresses sont sans danger, que jamais je ne connaîtrai la menace de tes griffes !…

La panthère frottait son dos contre les barreaux en faisant entendre une sorte de ronronnement câlin. Ses babines se retroussaient sur les dents étincelantes et l’éclat de ses prunelles se voilait à demi sous les paupières noires.

Les bêtes, autour d’elle, bondissaient avec des rugissements, des glapissements de joie ou d’impatience, attendant aussi une caresse. Les perroquets se balançaient mollement, les singes avaient des ricanements presque humains devant l’amour de la femme et du fauve.

Sapho se mit à chanter une vieille mélodie qui avait bercé son enfance et, aussitôt, les crêtes hérissées se lissèrent, les oreilles se couchèrent, les yeux se fermèrent avec béatitude ; Mirah poussait de petits gémissements bizarres qui, se mêlant au chant, lui faisaient une sorte d’accompagnement très doux.

Sapho passa une main nonchalante sur la fourrure électrique de la bête qui s’allongea mollement, implorant d’autres délices. Mais la jeune fille, distraitement, rentra dans sa loge dont elle verrouilla la porte.

Elle avait la clé de la ménagerie, pouvait entrer et sortir à toute heure, sans réveiller le gardien qui dormait près des cages.

Bien souvent, elle avait passé la nuit dans l’étroite chambrette où le rugissement assourdi des fauves berçait vaguement son sommeil.

Ce qui peut paraître surprenant, Sapho était vierge encore. Elle avait traversé les aventures les plus scandaleuses, les conversations les plus suggestives sans rien perdre de son duvet de grande fleur charnelle ouverte pour de prochains baisers. Mirah, la panthère noire, suffisait à sa tendresse et les moments qu’elle passait auprès de la bête lascive étaient les meilleurs de son existence.

Pourtant il lui fallait songer à l’avenir bien incertain dans le métier qu’elle exerçait, et elle avait cru ingénument pouvoir se choisir un ami, un soutien dans la foule de ses admirateurs.

Un jeune homme, depuis un mois, ne quittait guère la ménagerie, assistant à toutes les exhibitions, à toutes les séances où s’exerçaient son adresse et son courage. Il était séduisant, plein de charme et de distinction avec son visage pâle, ses lèvres fines, à l’énigmatique sourire, et ses grands yeux de fièvre. Pourquoi ne deviendrait-il pas le compagnon d’élection de sa vie errante ?…

Sapho, accroupie sur les coussins, pensait maintenant au singulier inconnu qui, si brutalement, l’avait repoussée. Un malade, certainement, un maniaque ou un fou !… Elle se méprisait de ne pouvoir oublier le caprice qui, un moment, avait ensoleillé son rêve. À quoi bon songer à ce qui a été, à ce qui aurait pu être, pour n’évoquer que des souvenirs flétris ?… Tout était fini déjà pour la triste amoureuse. Mais la minute présente du temps qui fuit est à la fois si fugitive, si douce et si désirable qu’il vaut mieux se hâter de la savourer que de s’anéantir dans l’indifférence d’hier et de demain.

Chez l’être de passion, l’espoir persiste avec ses plus vives ardeurs. Même au lendemain des plus complètes déceptions, alors que tout semble fini, une petite lueur brille encore au fond de l’âme qui console et réconforte… Est-ce que tout n’est pas mystérieux dans la destinée humaine ?…

— Peut-on entrer, Sapho ?…

C’est Melcy qui frappe à la porte ; Melcy, la charmeuse de serpents dont on admire la sveltesse androgyne et la grâce audacieuse dans une baraque voisine de celle où languissent les fauves.

— Entre ! soupira Sapho, en ouvrant à regret à la visiteuse.

— Je viens te chercher pour t’emmener souper avec quelques amis. Ce sera très amusant, tu verras.

— Ah ! je n’ai pas envie de sortir ce soir, murmure la jeune fille avec mélancolie.

— Pourquoi donc ?… Mais quel visage sombre !… As-tu des sujets de mécontentement ?…

— Oui et non ; cela dépend du point de vue.

— Voyons, que t’arrive-t-il ?…

Sapho se mit à rire.

— C’est vraiment une aventure bizarre !… Écoute plutôt et donne-moi ton avis.

Rapidement elle conta le flirt interrompu, à travers les cages, la persistance du mystérieux visiteur qu’elle avait pris pour un galant, son désir cruel d’assister à une orgie sanglante, une monstrueuse vengeance de la bête sur la femme.

Melcy haussait les épaules.

— Ce garçon s’est moqué de toi.

— Non, je t’assure ; ses prunelles luisaient étrangement, lorsqu’il me parlait ; ses lèvres frémissaient de fièvre. Il était vraiment inquiétant et, à mon tour, j’ai senti un froid de glace me descendre jusqu’au cœur.

Sapho, en effet, malgré son courage, pâlissait à l’évocation de cette scène bizarre. Elle relevait ses cheveux devant la glace pour se donner une contenance, et, l’âme oppressée, courroucée, pourtant délicieusement émue, murmurait :

— J’étais toute prête à l’aimer ; il me plaisait plus que je ne saurais le dire !… Chaque soir, avec une impatience plus grande, j’attendais sa venue. J’avais cru à son regard, au son de sa voix, à la caresse de son sourire… Pourquoi n’aurais-je pas eu, comme les autres, ma part d’amour et de bonheur ?… Est-il donc nécessaire qu’il y ait des sacrifiées sur le chemin de la vie, et que certaines femmes ne puissent éveiller que des images de luxure ou de meurtre ?

— Et, demanda la charmeuse de serpents, ce jeune homme était vraiment bien ?

— Oui, un type singulier que je n’ai vu nulle part : de grands yeux bleus tout remplis de lueurs d’acier, un nez fin aux arêtes mobiles, une bouche ironique et fière sous la fine moustache blonde et, surtout, un air de distinction suprême.

— Le portrait est flatteur.

— Mais non flatté, je t’assure.

— Tu me donnes la tentation de connaître ton bourreau.

— Oh ! tu le verras quand tu voudras, il vient tous les soirs.

Melcy était, en effet, vivement intéressée par les confidences de son amie. Sa petite bouche frémissait d’ironie ou de curiosité et les mouvements de sa poitrine semblaient plus impétueux.

— Si j’avais été à ta place, j’aurais dit carrément au monsieur ma façon de penser.

— Que lui aurais-tu dit ?… La surprise, je l’avoue, a paralysé mon indignation. Et, maintenant, j’éprouve un singulier charme à me rappeler nos moindres paroles, nos regards, nos sourires doux ou cruels. C’est une sorte d’envoûtement démoniaque, macabre, auquel je ne résiste plus. Et, la mort, elle-même, qui étend un pli de son suaire sur tous ces souvenirs, me semble attrayante, quoique cachée encore comme une enchanteresse antique.

Et, en effet, les étranges yeux glauques de la dompteuse se voilaient d’inconnu. Un vent de sortilège, venant de l’au-delà de la vie, soufflait au travers de sa pensée, et, dans sa tête enfiévrée, chantaient comme des appels de sirènes méchantes, des susurrements de sources maudites, des plaintes d’anges déchus, tout un ardent poème qu’elle ne comprenait pas.

— Voyons, reprit doucement Melcy, il faut chasser les papillons du rêve. Il y a tant d’hommes qui seraient fiers de posséder l’inestimable trésor que tu veux offrir à un être indigne !…

— Oui, d’autres se présenteront, sans doute.

— Attends-les… À ton âge l’on peut tout espérer de l’avenir !…

— Quelle science, ma petite Melcy !… Vraiment, l’on te croirait une aïeule, et ton front n’est guère plus chargé d’années que le mien.

Melcy eut un sourire.

— Oh ! moi, j’ai été vite initiée aux luttes et aux misères de l’existence. Avant de charmer les serpents, j’ai subi de dures sujétions !… Moi, aussi, j’avais une imagination passionnée de poète, mais, aujourd’hui, les illusions sont loin… À trop fréquenter les hommes, j’ai appris à estimer infiniment les bêtes.

— Même les reptiles ?…

— Ils n’ont de dangereux que leur crochets à venin… Allons viens, nos amis nous attendent et doivent s’impatienter… Pourquoi te chagriner pour si peu… Vois, comme tu es jolie ?…

Elle la poussait devant la glace, et Sapho se regardait avec complaisance, presque consolée déjà.


CHAPITRE III

LE SOUPER

La dompteuse s’est laissé habiller par son amie, qui l’a gainée dans une robe de liberty soufre, ennuagée de mousseline de soie, sous un précieux treillis de filet d’Irlande. Un gros bouquet de roses thé s’épanouit dans les dentelles du corsage, et la toison rousse flambe sur tout cela, négligemment massée sous un grand chapeau à plumes noires.

Melcy est charmante aussi ; mais d’une grâce plus frêle, plus nébuleuse avec ses cheveux fins d’un blond argenté et ses yeux pâles couleur de fleur de lin.

Elle est vêtue de bleu mourant, comme une ingénue, et semble descendre d’un ciel d’été avec des sourires de nuées blanches sur des rayons de lune.

Melcy également est une des gloires du champ de foire. Le pitre qui fait le boniment, devant sa baraque, raconte qu’elle commande aux éléments, qu’elle est en relations suivies avec les puissances infernales pour soumettre les êtres et les choses à son pouvoir magique.

D’un geste de son petit doigt elle fait ramper, danser, virevolter d’affreux serpents dont la vue seule communique le frisson de la petite mort.

Les monstres s’agitent d’abord, furieusement, cherchent à planter leurs crocs venimeux dans la chair liliale de la charmeuse ; mais elle leur présente une longue plume de paon, leur chatouille délicatement la tête et le cou, tout en prononçant des incantations mystérieuses ; et les voilà domptés. La flamme de leurs petits yeux glauques s’éteint ; ils ondulent, se tordent, se trémoussent, comme des odalisques aux sons des flûtes et des tambourins. Puis, ils enlacent le corps charmant ; lui font des colliers, des écharpes, des ceintures de soie vivante tachée, ocellée, rayée de couleurs vives. Ils dressent, vers sa bouche, leur langue fourchue dans un voluptueux délire.

Melcy se renverse, pâmée, comme Sapho avec la panthère ; elle semble abîmée de luxure ou accablée de souffrance, car son visage soudain est pâle comme un lis.

Mais, d’un sursaut brusque, d’une torsion des reins, elle se remet debout, empoigne les reptiles à quelques centimètres de la tête, les détache de sa poitrine, de son ventre, de ses jambes, de ses bras, et bondit en agitant triomphalement sa poignée de serpents.

Elle possède des crotales d’un gris jaunâtre, strié de losanges verts et noirs, des hajés d’Égypte d’une teinte bleuâtre, mouchetée de fauve, des cobras indous, aux reflets d’acier, des dasypellis, semblables à des rubans d’argent pailleté, des ophiophages aux taches glauques et brunes, des vipères sombres. Il y en a de tous les pays et de toutes les tailles ; mais les mauvaises langues prétendent que tous ces ophidiens ont perdu leurs crochets et ne sont plus à craindre.

La grande allée de Neuilly est déserte, maintenant ; les baraques ont éteint leurs rampes de gaz et, seul, le rugissement des fauves s’élève encore derrière les toiles tendues aux badigeons de chrome et d’indigo.

Dans une salle, destinée aux repas de noces, des jeunes gens attendent, devant un souper froid, les étoiles de la fête. Ces étoiles sont Sapho, Melcy, mesdemoiselles Arlette, une acrobate, Malaga, une jongleuse, Faustine, une diseuse de bonne aventure, somnambule et chiromancienne, et Miette, une écuyère de treize ans qui monte les poneys du cirque Salvator.

Il fait une de ces soirées accablantes où l’activité et le ressort des Parisiens, même habitués aux longues veilles, sont comme anesthésiés, une de cet nuits veules, pendant lesquelles tout ce qui s’amuse est sans entrain, où l’air capiteux de la ville semble charrier des bouffées de paresse.

Les hommes, des viveurs de vingt à trente ans, fument mollement, les coudes sur la nappe. Ils sont tellement perdus dans les nuages que produisent leurs cigares qu’ils semblent des corps immatériels et que leurs voix résonnent plus lugubrement, parties de ces bouches presque invisibles.

— L’on étouffe ici, fit l’un d’eux. Ouvre donc les fenêtres, Ludovic.

Ludovic s’exécuta avec un bâillement profond.

— Nos princesses sont en retard, reprit le jeune homme qui avait déjà parlé, un étudiant de vingt-deux ans, maigre et blafard, qui dépensait en fêtes de toutes sortes l’argent envoyé par sa famille.

— Moi, reprit Ludovic Nandel, le plus âgé de la bande, je me suis offert Faustine, la femme fatale au marc de café.

— Peuh !… Je préfère Arlette, la rieuse, malgré son manque certain de distinction.

— Et que pensez-vous de Malaga ?

— Malaga est une belle fille aux lignes souples et harmonieuses ; mais les acrobates craignent toujours de se fatiguer… Elles ne sont drôles qu’en public.

À ce moment Faustine et Arlette firent leur entrée, appuyées l’une à l’autre, la cigarette aux lèvres.

Faustine, la magicienne, exhibait une robe sévère de tulle noir, brodée de chauve-souris métalliques qui étincelaient. Son col jeune et gracieux supportait un collier composé de quatre rangs de divinités bizarres, d’amulettes en cornaline et en lapis-lazuli.

Une ceinture de gemmes multicolores, fermée par un scarabée d’émail, enserrait sa taille mince ; de grands cercles d’or tremblaient sur ses joues.

Elle avait le nez droit et fin, la bouche charnue, violemment colorée et de beaux yeux glauques entre deux lignes d’antimoine qui les continuaient sur les tempes jusque sous les boucles mordorées des cheveux.

Arlette, sa compagne, était également mince et nerveuse avec moins de régularité dans les traits. Mais sa peau était blanche comme le lait, et rien n’égalait la grâce de ses mouvements, l’harmonie de sa démarche lente et balancée.

Une robe de linon rose, couverte de panneaux d’Irlande, épousait amoureusement ses formes impeccables ; un grand chapeau empanaché d’aigrettes et de plumes ondoyantes couvrait ses cheveux blonds savamment oxygénés.

— Enfin ! s’écria Ludovic Nandel, en embrassant Faustine, qui lui rendit son baiser, nous ne mourrons pas d’ennui, ce soir !…

Yves Renaud, l’étudiant pâle, s’était emparé d’Arlette et la lutinait en riant.

— Grand fou ! dit-elle, en lui pinçant le bras, tu vois bien que tu chiffonnes ma robe ; or, mon cher, c’est ma plus chic !

— Je t’en donnerai une autre.

— Avec quoi ?

— Avec l’argent du paternel, pardi.

— Oh ! il t’a rogné les vivres.

— Oui, mais je lui ai offert le grand jeu : maladie, remèdes, médecin, etc…

— Ça ne prend plus…

— Je t’assure…

— D’ailleurs, tu ne mentais peut-être pas autant que tu te l’imaginais, car tu as vraiment une singulière figure ?…

Yves se regarda dans la glace, criblée d’inscriptions et de maculatures diverses.

— Tu trouves ?… Voyons, René, Ludovic, ai-je vraiment si mauvaise mine ?…

— Mais non, mais non, firent les jeunes gens avec indifférence, tu peux bien faire la fête pendant une semaine ou deux, encore…

— Dans quinze jours j’aurai quitté Paris, soupira Arlette.

— Et tu m’auras remplacé ?

— Dame… il faut vivre. Les acrobates, à présent, sont si peu payées.

— Plus encore que les jongleuses, s’écria Malaga qui venait d’entrer avec Miette, l’écuyère du cirque Salvator.

Malaga était d’une chaude et vivace beauté avec d’épais cheveux noirs et des yeux de flamme. Tout son corps, moulé dans un crêpe de Chine blanc, aux soyeuses broderies, avait de frémissantes impatiences. Elle semblait toujours jongler avec des boules d’or ou danser la séguidille.

Miette prenait des mines de petit chat. Elle était toute fluette encore dans une robe de foulard bleu, trop courte, et ses longues boucles de cheveux pâles tombaient en désordre sur ses épaules.

— J’ai faim ! dit-elle, une faim de loup ! Est-ce qu’on se met à table ?

— Mon Dieu ! Si pressée que cela ?… fit Arlette, en riant.

— Toute la journée j’ai travaillé sur mon nouveau poney ; j’ai bataillé pour le faire obéir, car il est têtu comme un âne ! Nous avons tourné dans le manège comme des enragés, et finalement il m’a jetée par terre… Tenez, j’ai une bosse au front !…

Elle relevait ses cheveux emmêlés, montrant une ecchymose toute fraîche.

— Ma pauvre Miette ! tu vas te faire tuer !…

— Coco est tout petit, heureusement. Le clown Théodore le prend presque sur son dos.

— Oh ! alors, c’est comme si tu jouais avec un chien.

— Oui, un méchant chien, très rageur.

— Qui attendons-nous encore ? demanda René de Pragues qui s’était emparé de l’Espagnole et l’avait assise sur ses genoux pour lui faire vider une coupe de vin mousseux.

— Sapho et Melcy sont en retard, fit Arlette… Peut-être Sapho a-t-elle été dévorée par sa panthère. Elle est si imprudente !…

— Deux jolies bêtes de joie !

— J’aime mieux le fauve, dit la chiromancienne.

— Moi, je préfère la fille, déclara Ludovic.

— On la dit sage ?

— Mais oui ; jusqu’à présent elle a repoussé toutes les propositions.

— C’est une étrange nature ; car on sait bien qu’une femme seule dans la vie se tire rarement d’affaire.

— Elle gagne de l’argent.

— Relativement ; car il faut du courage pour faire ce qu’elle fait… La panthère noire, surtout, est terrible !
— Tu auras un atelier et une négresse.

— Mais non, au contraire. Seulement elle ne souffre aucune rivalité !

Deux fois, déjà, Sapho a failli être mangée, par Fatma, la lionne, et Mirah est jalouse. Malgré cela, elle a toujours défendu sa maîtresse.

— J’ai vu la dompteuse le lendemain de l’accident, elle avait une balafre énorme au flanc et s’étirait mollement sans plus de souci de sa blessure.

— Peut-être même cherche-t-elle le danger. C’est une nature inquiète et changeante.

Mais on fit silence, car Sapho venait d’entrer avec Melcy et son regard aigu dévisageait les soupeurs, soudain un peu inquiets.

— Je parie qu’on parlait de moi ?…

— De qui pourrait-on parler quand on n’attend que toi pour réjouir les yeux et les cœurs, fit Ludovic, galant.

— Peste ! quel décolletage ! s’exclama René en reluquant la poitrine de la belle fille.

En effet, le corselet de Sapho s’échancrait généreusement découvrant les seins jusqu’à leurs pointes roses, semblables à des fleurs mi-closes.

Ce fut une folie. Les femmes, sur le divan, se décolletèrent de même, à grand renfort d’épingles, assurant qu’elles ne craignaient pas la comparaison. Elles avaient passé un nuage de poudre de riz sur leurs épaules et s’étaient retouché les yeux et les lèvres, en se prêtant le crayon noir et le crayon rouge que possédait Malaga.

Miette faisait des culbutes, marchait à quatre pattes en imitant le rugissement du lion.

Malaga la prit dans ses bras.

— Tu ne seras donc jamais sérieuse ?… Il y a des messieurs, ici, qu’il faut séduire, et ce n’est pas en faisant la bête que tu trouveras un galant.

— Je me moque bien des hommes ! s’écria la gamine, en embrassant sa grande amie. Est-ce qu’on ne peut pas s’en passer quand on travaille et qu’on est honnête ?…

— Les amoureux donnent de belles robes et des bijoux.

— Bah ! les femmes en donnent aussi, quelquefois, et elles sont bien plus gentilles… Je ne te quitterai plus, Malaga ; je serai ton petit page… Comme dans la féerie qu’on joue au théâtre du « Prince Charmant »… Veux-tu ?…

L’Espagnole embrassa la fillette, qui, très fatiguée, commençait à avoir sommeil.

De violentes senteurs flottaient dans l’air : odeurs de chairs, de fards et d’aromates, mêlées aux relents des cigares. Les lueurs des globes électriques piquaient des éclairs sur les seaux argentés où se gelait l’extra-dry.

Arlette et Faustine, maintenant, se bourraient de concombres et de tomates crues. Malaga mangeait des piments doux et des olives, grise déjà de baisers et de rires.

— Attendez donc, vous n’aurez plus faim pour le reste, fit Ludovic.

— Moi, je n’aime que la salade très vinaigrée, le beurre et les radis roses.

— Oh ! la salade ! je ferais des folies pour en grignoter sur pied, comme les escargots, s’écria Arlette qui mangeait les hors-d’œuvre à même le ravier.

Mais l’on servait la viande froide, les tranches de filets roses, les ailes de poulet dans la gelée tremblotante, des écrevisses, des pâtés truffés, et les hommes, à leur tour, firent honneur au souper.

Sapho, seule, touchait à peine aux mets qu’on lui servait.

— Qu’as-tu donc ?… demanda Malaga, la bouche pleine. Est-ce l’amour qui te rend muette ?…

— Non, c’est le contraire, répondit la dompteuse.

— La haine, alors ?…

— La haine ou quelque chose d’approchant.

— Explique-toi. Un drame s’est-il passé dans ta vie ?… Si tu détestes quelqu’un, c’est donc que tu es jalouse ?…

— Je ne déteste personne ; mais un homme, à Paris, souhaite ma mort. Il a parié que je serais dévorée par Mirah.

— L’imbécile ! s’écria René. Ce serait vraiment dommage !… Toi, si charmante, servir de bifteack à tes fauves !… Il ne t’a donc pas regardée, ce malotru sénile !…

— Je connais le sujet, fit Ludovic… Je puis vous dire son nom, car un de mes amis, qui est médecin-aliéniste, l’a soigné, pendant deux ans : c’est Christian de Sazy, que l’abus de la morphine a rendu fou.

— Christian de Sazy ?… N’est-ce pas ce type qui a tué sa maîtresse, ou à peu près, pour se procurer des sensations rares ?…

— Oui, et on l’a enfermé pour cet exploit. La femme, d’ailleurs, n’était pas sans reproches, car elle le trompait indignement pour exaspérer sa jalousie.

— C’est égal, la punition était un peu sévère. Si les hommes tuaient toutes les infidèles, il n’y aurait plus de femmes sur la terre !

Arlette et Malaga riaient, renversées sur les coussins. Miette dormait, pour de bon, la tête sur les genoux de sa grande amie.

L’on avait fermé les portes ; les jolies filles, presque nues, s’offraient aux baisers et aux caresses.

— Je vais vous dire la bonne aventure ! s’écria Faustine, aussi grise que ses compagnes. Toi, Arlette, tu feras fortune. Tu auras des bijoux, des autos, un petit hôtel et de nombreux domestiques.

— C’est dans ma main que tu vois tout cela, fit la petite, en examinant à son tour ses doigts roses.

— C’est dans ta main, dans ton sourire, dans tes yeux… Tu as tout ce qu’il faut pour réussir et plumer les pigeons naïfs !… Ton nez friand de vice et d’intelligence, ton minois futé, jusqu’à ta voix un peu rauque, te vouent aux destinées glorieuses.

Et moi, fit Malaga, en tendant ses paumes, tandis qu’Arlette, toute joyeuse, sautait sur les genoux d’Yves Renaud et l’embrassait derrière l’oreille.

— Toi, tu aimes trop l’amour pour savoir t’en servir. Qui se donne trop ne glane rien.

— Comment, rien ?… Est-ce que je finirai dans la misère ?

— Presque… à moins que tu ne changes avant la chute de tes charmes, ce qui est peu probable.

— Quoi ?… Les hommes seraient à ce point ingrats ?…

— Certes, et plus encore.

— Hé !… là… Nous protestons !… s’écrièrent Ludovic et René, sans grande conviction, d’ailleurs.

— Mais, alors, je ne serai pas prise au sérieux ?… demanda l’amoureuse.

— Si, pendant… Quelques fois avant, jamais après.

— J’aime bien Malaga, fit René de Pragues.

— Le « bien » est superflu.

— Ah ! zut ! fit le jeune homme en riant.

Melcy, à son tour, s’était approchée.

— Et moi ?… Peux-tu me dire quelle sera ma destinée ?…

— Bientôt tu cesseras de charmer les serpents.

— Vraiment ?…

— Tu deviendras une femme à la mode comme Ida de Percigny et Claudia de Tours… Tu auras un atelier superbe et une négresse pour te servir… Même, quelques petits serpents se cacheront dans les coins pour effrayer les visiteurs. Ce sera une originalité de plus.

— Et, ferai-je fortune ?…

— Certes.

— Serai-je heureuse ?…

— Oui et non.

— Retire-lui ta main, fit Malaga ; elle va te prédire une catastrophe épouvantable !…

— Oh ! je suis brave.

— Si tu le préfères, nous en resterons là, dit la chiromancienne, moqueuse… Et puis, tu sais, ma science n’est pas infaillible.

— Je m’en doute… Selon le caractère des gens, il n’est pas bien difficile de deviner ce qu’ils deviendront.

— Il y a les événements qui changent les destinées, répliqua Faustine, vexée. Le hasard joue un grand rôle dans la vie… Mais, ce qui paraît le hasard est gravé dans la main de l’homme…

— Et tu peux expliquer l’inexplicable, fit Malaga avec ironie.

— Je n’explique pas, je constate.

Melcy haussa les épaules.

— Eh bien, mon existence sera à peu près semblable à celle de toutes les femmes qui ne sont ni sottes, ni disgraciées de la nature ; j’aurai des amants, plus ou moins généreux ;
Elle s’étirait mollement.
je mettrai de l’argent de côté pour mes vieux jours et je mourrai dans la peau d’une dévote, revenue des choses d’ici-bas et sans pitié pour les péchés des autres.

— Non, dit Faustine, tu n’iras pas jusque-là…

— Je partirai jeune, alors, de la poitrine, comme toutes les amoureuses qui se respectent ?… Il me semble que j’ai déjà des cavernes… Cela siffle dans mes poumons !… Vrai, on dirait que j’ai avalé mes serpents ! Elle enflait sa poitrine, en riant, prenait une aspiration profonde.

— Tu ne mourras pas de la poitrine.

— Alors, j’aurai une maladie de cœur, une méningite ou une fièvre typhoïde ?…

— Non.

— Tu me fais frémir !… Serai-je piquée par un aspic ou écrasée par un autobus ?…

— Rien de tout cela.

— Alors ?…

— Tu seras assassinée !…

— Faustine, tu es sinistre !… Laisse-nous tranquilles, dirent les petites, plus émues qu’elles ne voulaient le paraître.

— C’est vrai, nous étions sans souci, heureuses de l’heure présente, et cette sotte vient nous terroriser avec ses histoires de l’autre monde.


CHAPITRE IV

CE QUI EST ÉCRIT…

Sapho restait silencieuse ; il lui semblait qu’une expression cruelle animait les regards de Faustine, étrangement fixés sur elle.

Un nuage enveloppait les convives, et la lueur des tulipes électriques ne parvenait plus à corriger les effets étranges que son imagination prêtait aux choses.

Le café brûlait dans les tasses transparentes ; toutes les femmes fumaient avec frénésie des cigarettes de tabac blond, fortement opiacées.

Arlette, les yeux mi-clos, étendue sur le divan, semblait écouter la scie à la mode que fredonnait Melcy, pour prouver la sérénité de son âme, après la terrible prédiction qui lui avait été faite.

Malaga remuait les hanches dans une mimique orientale amusante, qui dégénérait vite en danse montmartroise épileptique. Puis, elle s’emparait des prunes et des abricots qu’elle lançait, en jonglant, par-dessus sa tête. Les couteaux, les assiettes suivaient, bientôt, décrivant des ellipses inquiétantes sur les convives.

Sapho s’était rapprochée de Ludovic.

— Alors, tu as connu mon ennemi ?…

— Oui, nous avons été au collège ensemble.

— Ah !…

— Ce n’était pas une mauvaise nature ; mais la folie le tenait déjà. Il était d’une tristesse que rien ne pouvait vaincre, parlait, sans cesse, d’un mystérieux danger qui se manifestait par une foule de sensations extra-naturelles. Privé des soins clairvoyants d’une mère, car il était orphelin, cette terreur anormale se manifestait dans ses moindres actions.

— Alors, il a tué sa maîtresse ?…

— On le dit.

— Que lui avait-elle fait ?

— Elle le trompait, chose banale… Mais, avec ces têtes exaltées, tout prend une importance singulière.

Sapho, les coudes sur la nappe, fumait sans discontinuer, et ses regards suivaient vaguement les spirales de la fumée bleuâtre.

— Ce garçon m’intéresse.

— Il y a mieux. Avec ta beauté, Sapho, tu pourrais t’offrir un type plus aimable.

— Non, ce Christian me plaît… Christian de Sazy, un joli nom.

— Peuh !…

— Invite-nous tous les deux, veux-tu ?…

— Ce serait une mauvaise action.

— Oh ! une de plus, une de moins… Et puis, tout cela dépend des appréciations. Demain, je me rendrai chez toi, à minuit, et tu prieras Christian de venir, également, sans lui dire que je serai de la fête… Ce sera une surprise.

— Tu me fais jouer un singulier rôle, Sapho et Faustine pourrait s’en plaindre.

Mais Faustine avait un sourire étrange.

— Fais ce qu’on te demande, dit-elle ; il est nécessaire que Christian et Sapho soient unis dans la vie ; tout ce qui doit arriver est écrit déjà au livre de la destinée !… D’ailleurs, je ne suis pas jalouse, puisqu’on n’en veut nullement à ton beau physique.

Ludovic fit la grimace.

— Précisément ; c’est humiliant.

— Bah ! je te reste ; cela doit suffire à ton bonheur.

Elle lui présentait ses lèvres rouges, et un long baiser fit taire les derniers scrupules du jeune homme.


CHAPITRE V

FIGURES DE CIRE ET CHEVAUX DE BOIS

La fête foraine s’éveillait, battait de formidables roulements sous les arceaux des fleurs électriques, jetés d’un trottoir à l’autre. Christian de Sazy aimait ce vacarme qui emplissait sa cervelle d’un bourdonnement joyeux. Il sentait le besoin de se mêler à la foule, de se laisser porter par elle. Des gens le bousculaient ; il les regardait, sans colère, le chapeau d’aplomb sur ses fins cheveux, le cigare aux dents.

Il contemplait, comme s’il les eût vus pour la première fois, les baraques des cinématographes, les musées anatomiques, les lutteurs obèses, les tourniquets, les jeux de massacre, les manèges de chevaux de bois, de cochons roses, de génisses, de chats croquant des serins, de petits lapins présentant un louis d’or entre les dents ; et les draperies pailletées flottaient sous le vent de la course, tournoyaient, flamboyaient frénétiquement.

Cent orchestres jouaient des airs différents, ce qui produisait une cacophonie étrange à donner la danse de Saint-Guy.

Christian, possédé par son idée fixe, allait voir Sapho. La dompteuse l’attirait étrangement, et il ne savait encore ce qu’il désirait le plus de son baiser ou de sa mort ; car les idées n’étaient pas bien nettes dans son cerveau malade. Peut-être, souhaitait-il étreindre la belle fille dans un spasme d’agonie, poussé par sa morbide et voluptueuse démence.

Vers la moitié de l’avenue de Neuilly, une main familière se posa sur son épaule.

— Je te cherchais, justement, et je viens de chez toi.

— Ludovic ! fit le jeune homme, sans surprise, car rien ne l’étonnait plus.

— Il y a longtemps que je n’ai eu le plaisir de te serrer la main ?

— Oui, depuis notre sortie de collège.

— Ah ! tu t’en souviens ?…

— Certes.

— Je suis bien heureux, que tu ne m’aies pas oublié.

— Et tu me cherchais, dis-tu ?… Quel intérêt peux-tu avoir à cette rencontre ?

Ludovic se récria.

— Un intérêt ?… fi donc ! Dis un grand, un très grand plaisir.

Les prunelles de Christian vacillèrent.

— Tu ne sais pas, sans doute, ce qui m’est arrivé depuis mon mariage ?… Ah ! ma vie n’a pas été ce que tu pourrais supposer.

— Tu as donc été marié ? demanda Ludovic, très surpris.

— Je croyais, cependant, que mon aventure avait fait assez de bruit ?…

— Quelle aventure ?

— Ah ! ce serait trop long à conter… Je ne m’en sens pas le courage. Qu’il te suffise d’apprendre que j’ai été trompé indignement, et que je me suis vengé. Ensuite, un grand vide s’est fait dans ma cervelle ; l’on a dû m’enfermer dans un établissement spécial ? Mais, il paraît que je suis guéri ?… Le suis-je réellement ?… Il me semble que la nature m’accorde seulement une sorte de trêve, d’engourdissement, de sommeil moral…

— Tu es très robuste.

— Aucun organe essentiel n’a été attaqué dans cet horrible choc… Sans doute, plus tard, te dirai-je tout. À présent, j’ai peur de moi-même. Rien qu’à évoquer certains souvenirs, il me prend des accès de démence.

Ludovic était plus instruit qu’il ne voulait le paraître des infortunes de son ami ; seulement, s’il connaissait l’événement tragique qui avait bouleversé sa vie, il était peu au courant de ce qui avait précédé et suivi le crime. Même, il ignorait le mariage de Christian, croyait qu’il avait frappé une maîtresse infidèle.

Ils marchaient, côte à côte, lentement, au milieu du vacarme, sous les arceaux flamboyants des fleurs électriques que contemplaient, de là-haut, les étoiles dédaigneuses dans leurs purs scintillements. Les navires aériens, les escarpolettes vertigineuses, les roues tortionnaires sévissaient avec rage.

Sur le seuil de chaque baraque, un montreur de phénomènes exaltait sa marchandise, vantait les charmes de la femme-torpille ou de la vierge à barbe. Ici, c’était une diseuse de bonne aventure, là, une dompteuse de puces. Il y en avait pour tous les goûts et pour toutes les munificences.

— Tu viens souvent à la fête de Neuilly ?

— Presque tous les soirs.

— Et pourquoi, mon Dieu ?

— Pour voir une artiste-étoile de la ménagerie Martial.

— Sapho ?

— Oui, Sapho.

— Une belle fille, courageuse et intelligente.

Le visage de Christian s’était assombri, avait presque pris une expression tragique.

— Je la hais.

— Qu’a-t-elle fait pour te déplaire à ce point ?

— Elle ne m’a rien fait ; mais elle ressemble trait pour trait à la femme qui m’a si cruellement trahi… même visage, même âme !…

— Pas toujours. Tu ne connais point Sapho. Je t’assure que c’est une fort aimable personne et qu’elle ne mérite en rien ton antipathie… Alors, c’est pour exalter ta colère que tu viens aussi fidèlement aux représentations de la dompteuse ?

Ludovic souriait avec quelque ironie.

— Sapho sera dévorée, un jour ou l’autre par sa panthère noire, fit Christian, car la bête est nerveuse, et ma présence seule la met en fureur. Je lui communique mon désir, je la magnétise lentement, irrésistiblement. Hier, la séance a failli se terminer d’une façon tragique.

Décidément, la folie du comte de Sazy était évidente. Nandel, pour ne pas l’exaspérer, garda le silence.

Ils longeaient des forteresses de pain d’épices, derrière des remparts de nougats. Les roues des loteries tournaient, sous le coup de pouce des petites femmes élégantes, désireuses de gagner un beau vase de porcelaine, pourvu d’un œil indiscret, ou un joli lapin de chou au regard innocent.

Les musées de figures de cire étalaient leurs horreurs, leurs maladies figées, leurs masques de douleur, d’épouvante ou de férocité.

Un jeune homme blême, sur le seuil, faisait le boniment, annonçant que l’on pouvait contempler à l’intérieur les célébrités contemporaines — d’une ressemblance garantie — les crimes sensationnels des dernières années, et, sous des vitrines, quelques têtes de guillotinés célèbres. On payait cinquante centimes de plus pour voir une femme nue dans une boîte de verre qui n’en montrait pas plus que les statues des places et des jardins publics. Seulement, les collégiens n’étaient pas admis.

Des bêtes invisibles, rugissaient, grognaient, sifflaient… Les rois du désert, prisonniers dans les geôles des ménageries, protestaient avec colère, soutenus par les tigres, les léopards et les panthères.

— Ces bêtes sont apprivoisées, dit Christian avec dédain. Les dompteurs sortent toujours des cages, sains et saufs. En vérité, ces cages ne sont que des chenils où les bons dogues quittent leur sommeil, sans révolte, lèvent un œil béat, rampent, sous le coup de fouet, et lèchent la main qui les fustige.

— Il ne faudrait pas trop s’y fier, cependant.

— Je voudrais les secouer par la crinière, les insulter comme des lâches !… Ces fauves ne sont même plus bons à faire des descentes de lit !…

— Que n’entres-tu dans les cages, fit Ludovic, railleur.

— Je m’y résoudrai, quelque jour, pour surexciter les lions, inventer des tortures nouvelles, montrer ma vanité virile… Le danger m’a toujours séduit, la difficulté me charme et m’attire… Je ne voudrais trouver que des bêtes indomptables et farouches.

— La panthère noire de Sapho est sauvage à souhait ?… À part son amie, personne n’oserait entrer auprès d’elle.

— Nous verrons bien, fit l’étrange jeune homme, avec un mystérieux sourire.

— As-tu vu les serpents de Melcy ?… C’est fort curieux, également.

— Oh ! des reptiles en caoutchouc. On a dû leur enlever leurs crochets.

— Je ne sais pas… Mais j’ai admiré la charmeuse dans ses exercices. Une jolie fille, ma foi, Elle folâtrait avec Pluton, un énorme serpent, vêtu d’une peau luisante comme de la soie, avec des arabesques de velours rouge et une mâchoire de loup… Parfois elle danse, en tenant un ophidien serré par le cou, la tête triangulaire sortant seule de sa main fermée, et rien n’est étrange comme l’ondoiement du reptile autour de son bras et de sa gorge, car elle travaille presque nue… Veux-tu la voir ?

— Je ne dis pas non.

La représentation a lieu avant celle de l’établissement Martial ; Melcy charme aussi les reptiles de la ménagerie.

Christian et Ludovic étaient entrés dans une baraque de belle apparence, où des toiles peintes représentaient l’artiste aux prises avec les monstres les plus effroyables.

À l’intérieur, une foule compacte suivait les moindres mouvements de la jeune femme avec autant d’épouvante que d’admiration.

Dans le tapis grouillant, qui couvrait le sol d’une cage de verre, des têtes, aux yeux emplis de lueurs cruelles, émergeaient, et des luttes s’engageaient parfois entre les pensionnaires surexcités. Les anneaux visqueux se nouaient aux anneaux, affluaient les uns sur les autres, s’enfonçaient en un étrange glissement, reparaissaient, plus loin, comme des vagues vivantes mollement bercées. Des corps flexibles s’élançaient le long des parois transparentes, s’accrochaient au plafond, se balançaient ainsi que des lianes, puis se laissaient choir sur le tas frissonnant, toujours en mouvement.

Melcy apparaissait dans la cage, cueillait un reptile ou deux pour se livrer à ses dangereux exercices. Ils dressaient la tête, en sifflant, pleins de colère, et, peu à peu, devenaient obéissants et soumis. Ils s’enroulaient à ses flancs, avec des torsions lascives, levaient leur langue fourchue jusqu’à sa bouche, s’insinuaient, avec des torsions spasmodiques sous ses bras, entre ses seins, contre ses jambes, et elle dansait avec sa grappe de reptiles, pliait et cambrait le buste, se livrait à une voluptueuse mimique qui mettait le public en joie.

Mais Christian s’impatientait.

— Nous allons manquer l’entrée de Sapho.

— Je t’assure que non ; je connais l’heure exacte de chaque exercice… Viens, cependant, puisque tu es si pressé.

Dans la ménagerie Martial la représentation allait commencer. L’orchestre était à son poste, préludant par des accords discordants. On se pressait au bas des marches en bois qui donnaient accès dans la baraque.

— Entres-tu, tout de suite ? demanda Ludovic.

— Oui, car je désire être placé au premier rang.

— Alors, je te quitte.

— Le spectacle n’a donc point d’attrait pour toi ?

— Oh ! moi, j’ai des plaisirs plus paisibles… Je connais une femme charmante qui dit la bonne aventure dans la roulotte que tu vois en face ?… Lorsqu’elle n’a pas de clients, je lui tiens compagnie, et elle me permet de lire dans son cœur… Mais viens souper chez moi, après la représentation, tu me feras plaisir… J’habite dans l’avenue même, à deux pas d’ici.

Ludovic donna le numéro de sa maison et Christian promit d’être fidèle au rendez-vous.


CHAPITRE VI

VISION ROUGE

Mirah, la panthère noire, frottait sa croupe contre les barreaux, en agitant sa queue avec une fiévreuse impatience. Ses prunelles rondes, où scintillaient des parcelles d’or, s’injectaient parfois dans une vision de carnage. Elle relevait ses babines sur ses crocs aigus et haletait de fureur.

Christian marcha vers elle, la bravant du regard, la menaçant du poing.

Alors elle s’accroupit, comme pour bondir sur sa proie, la gueule béante et l’œil en flamme. Elle allongea, hors de la cage, sa patte formidable, hérissée de griffes, fit entendre un rauquement profond.

Christian, dédaigneux, lui jeta son gant qu’elle mit en morceaux, puis, il sifflota une marche guerrière, insultant à la fureur du fauve.

La salle se remplissait d’un public joyeux et élégant, venu pour fêter l’incomparable Sapho, la dompteuse à la mode.

Les femmes exhibaient des toilettes sensationnelles, posaient sur leurs genoux des étoles précieuses de dentelles et de plumes. Un subtil parfum se mêlait à l’odeur âcre des bêtes enfermées dans leurs boxes étroites.

Le comte de Sazy, maintenant, fermait les yeux pour suivre, à son aise, sans mouvement et sans volonté, les capricieuses arabesques d’idées et d’images que la démence enroulait et déroulait dans l’atmosphère du rêve. Il lui semblait entendre, tout à coup, des cris déchirants, angoissés, horribles, comme des hurlements de femme égorgée. Cela recommençait, persistait, se prolongeait, tandis que les grilles des fauves tombaient, au dehors, et que les bêtes farouches se précipitaient sur les spectateurs.

Tout cela, cependant, était irréel comme un cauchemar. Des êtres couraient, trépignant des corps mous, mordant, déchirant, tuant, sans trêve ; des cervelles jaillissaient, une buée de sang montait comme la vapeur d’une chaudière infernale.

Christian souvent avait de ces hallucinations dont il sortait hagard, brisé, anéanti. Surtout, depuis qu’il avait rencontré Sapho, dont l’extraordinaire ressemblance avec un être cent fois maudit l’avait frappé, les troubles mentaux prenaient une intensité nouvelle.

Mais une horreur sans nom glaçait ses veines ; un frisson le secouait de la tête aux pieds. Poursuivant son rêve, il voyait, maintenant, la dompteuse étendue sous la griffe de Mirah qui lui fouillait la poitrine. Son désir de meurtre l’avait abandonné, et il tendait vers la bête ses mains suppliantes comme pour arrêter l’affreuse boucherie.

Des applaudissements le tiraient de son erreur. Il ouvrait les yeux et recevait le sourire de la jeune femme qui, triomphante, venait d’entrer dans la cage.

La panthère se frôlait câlinement à ses jambes, la regardait avec tendresse.

— Fais la belle, Mirah !… Embrasse maîtresse chérie !

Mirah se dressait, posait ses pattes, toutes griffes rentrées sur les épaules de Sapho et, voluptueusement, lui léchait la joue.

On applaudissait en riant.

— Hop ! Hop !

Mirah se tassait, rassemblait son corps souple, aux lignes puissantes et harmonieuses, puis, en un bond formidable, passait au-dessus de la tête de la jeune femme.

Dans les autres boxes, s’agitaient les hyènes, les ours bruns et blancs, les chacals, les lions, les loups, les tigres royaux.

La ménagerie Martial était la mieux montée du champ de foire et sa vogue augmentait chaque jour.

Dans des cages moins spacieuses, des singes : gorilles, orangs-outangs, chimpanzés, ouistitis faisaient des grimaces aux spectateurs, leur jetaient des épluchures d’oranges et des coques de noix. Un grand éléphant allongeait sa trompe, au fond de la baraque, près des chiens et des chevaux. Il y avait toute une corbeille de perroquets multicolores et d’énormes caisses renfermant des serpents boas ou pythons, que Melcy exhibait, à des heures spéciales, lorsqu’elle avait terminé ses exercices dans l’établissement voisin.

Mais les forains se déplaçaient, parcouraient les divers quartiers et les environs de Paris, allant des Batignolles à Montparnasse, des Invalides à Neuilly, de Montmartre à Saint-Cloud, toujours actifs, toujours en quête d’un bon emplacement pour les succès futurs.

La foule, fidèlement, suivait la ménagerie Martial, car la réputation de beauté et de courage de Sapho lui avait fait une place à part, fort enviée de ses camarades.

Ce soir-là, il faisait fort orageux, et une certaine effervescence régnait dans les cages.

La jeune femme, selon son habitude, jouait avec Mirah, la panthère favorite, s’allongeant sur elle, se roulant entre ses pattes, mettant sa tête contre son mufle puissant. Et la bête ronronnait, se faisait caressante et enjôleuse pour savourer plus longtemps la caresse aimée. Avec des miaulements tendres, elle se frottait contre le corps parfumé de la femme, la regardait avec des yeux noyés d’amour.

— Chante ! disait Sapho avec autorité.

Mirah acquiesçait du front, préludait par un long gémissement.

La dompteuse chantait alors, d’une voix fraîche et sonore, accompagnée en sourdine par la panthère qui semblait comprendre la mesure et restait dans le ton, s’arrêtant et reprenant quand il le fallait :

Fauve puissant, seigneur des jungles,
Ton regard est farouche et beau ;
Lorsque avec le dompteur tu jongles,
Un grand frisson ride ta peau !

J’aime à te voir errer dans l’ombre
Avec le regret du désert,

Quand, dans ta face ardente et sombre,
Plus fiévreux ton œil s’est ouvert !

Va, les lionnes rugissantes
Ont oublié leurs dieux velus,
Tes amoureuses caressantes
Dans la nuit ne te suivront plus !

Sapho s’arrêtait, mais les bravos éclataient frénétiquement, demandant d’autres couplets, car la dompteuse avait une voix superbe et toute la science d’une véritable cantatrice. Elle reprenait donc d’une façon saisissante et tragique, toujours accompagnée par le rauquement sourd de la bête qui ressemblait à une plainte de violoncelle :

Comme toi, meurtris par leur cage,
Pleurent mes fougueux sentiments ;
Je les laisse épuiser leur rage,
Mourir de leurs énervements.

La Raison, de sa main royale,
A frappé mes divinités ;
Seule, elle règne, glaciale,
Mes pauvres lions sont domptés !

Une dernière fois, la jeune femme embrassait la panthère, car elle ne l’obligeait plus à l’épreuve du feu, ni à aucun exercice cruel, puis, elle sortait de la cage pour faire travailler les autres bêtes, moins bien dressées et plus farouches.

Ce n’était pas seulement pendant les représentations que la jeune femme avait dû vaincre les tigres, les ours, les lions et les panthères. Durant le dressage, bien souvent, elle avait couru de sérieux dangers. Dans les « cages d’éducation » s’étaient déroulées des scènes terribles, de véritables combats où l’être humain n’avait pas toujours eu le dessus.

Un jour, en faisant travailler des lionnes, Fatma, la plus farouche de ses bêtes, s’était jetée sur elle et lui avait labouré le flanc de ses griffes puissantes. Un trident rougi, que le surveillant avait introduit dans la gueule du monstre, avait cependant paralysé son élan ; mais, depuis, la lionne se montrait indomptable, toujours prête à l’attaque, et la plus petite défaillance de la femme pouvait lui être fatale.

Sapho, guérie, avait recommencé à se mesurer avec des tigres royaux et des ours blancs, particulièrement sauvages. Malgré les avertissements des gardiens, elle avait négligé certaines précautions utiles et l’un des ours l’avait prise entre ses pattes. D’abord, elle s’était défendue à coups de cravache, puis elle avait déchargé son revolver à bout portant sur la bête. Faisant face aux félins qui, à leur tour, se préparaient à l’attaquer, elle était sortie en appuyant les mains sur sa poitrine d’où le sang coulait à flots. Bien des fois, la dompteuse avait été blessée, car les fauves ont des revanches inattendues ; les plus soumis, en apparence, ne sont pas toujours les moins à redouter, et, sous certaines influences mystérieuses, l’instinct sanguinaire triomphe tout à coup, se déchaîne avec une impétuosité inouïe dans la haine sournoise des longs mois de soumission et de captivité.
Ses regards ardents cherchaient une ombre bien aimée.

CHAPITRE VII

LE SANG COULE

Christian haussait les épaules, repris tout entier par son désir de meurtre. De nouveau, il souhaitait voir couler du sang et entendre des cris de détresse. Toute la férocité de son ressentiment le possédait follement, le faisant trembler d’impatience.

Sapho avait fait glisser la porte de la cage centrale où devaient avoir lieu le saut des fauves dans les cercles de feu, les exercices de force et d’épouvante.

Elle introduisit le premier lion, le second, le troisième. Deux lionnes entrèrent également en rampant, la mine sournoise, les babines retroussées. Puis, ce fut le tour des quatre ours blancs, particulièrement sauvages.

Les bêtes, cependant, se rangèrent autour d’elle, sans manifester leur mécontentement plus particulièrement que de coutume.

Les lions, de superbes africains, à la noire crinière, frappaient nerveusement le sol de leur queue, bâillaient et secouaient la tête, oppressés par l’atmosphère orageuse. Par moments, leurs prunelles métalliques jetaient des lueurs ; des ondes passaient sous leur pelage sombre.

Sapho, nue sous un maillot couleur chair, étalait la gloire de son beau corps, et, comme une idole, s’érigeait au milieu de la cage. Elle arrondissait les bras, prenait des poses plastiques avec, comme défense contre une attaque possible, la puissance de son regard.

Les hommes ne se rassasiaient point de la contemplation de sa grâce voluptueuse. Chaque jour, on lui faisait prolonger ses exercices troublants, car aucune autre femme n’eût osé ainsi présenter sa chair impeccable, désarmée, à la convoitise des fauves et des hommes.

D’ailleurs, sa nudité demeurait chaste, car la beauté parfaite est une œuvre d’art qui ne saurait inspirer que des pensées d’amour élevées et pures. Seule la laideur est choquante, immorale.

La déesse descendit de son piédestal, fit manœuvrer ses terribles compagnons.

Ils franchirent des barrières, crevèrent des cerceaux de papier, montèrent aux barreaux et se laissèrent tomber en exécutant le saut périlleux. Des rampes de flammes, des feux d’artifice crépitants précipitèrent leur course, ils tournèrent dans un emportement de vitesse, un délire d’épouvante, tandis que la dompteuse tirait à leurs oreilles des coups de revolver, puis, grimpant sur le dos d’un des énormes lions, sautait avec lui les obstacles et se retrouvait debout au milieu de la bande soumise.

Seule, une des lionnes, boudeuse, n’avait pas voulu obéir. Elle s’était acculée dans un coin, demeurait immobile malgré les objurgations et les menaces.

— Ici, Fatma ! ici !…

La bête eut un rugissement terrible.

— Assez ! Assez ! cria le public qui ne voulait point exposer son idole au danger des morsures.

Mais Sapho s’obstina.

— Ici, tout de suite ! ici !…

Fatma rugit encore, allongea la patte furieusement, la gueule ouverte, tout le poil hérissé.

Sapho, en agitant sa cravache, la pressa davantage, l’encourageant du geste et de la voix.

La bête gronda plus fort, montrant ses crocs aiguisés, fouettant l’air de sa longue queue.

Les autres fauves, pressés dans le fond de la cage, commençaient à renifler, à leur tour, tandis que les ours blancs balançaient lentement leur tête fine.

Sapho ne voulait point donner à ses spectateurs haletants le spectacle d’une défection, bien qu’elle sentît le danger et qu’elle vît briller singulièrement les yeux dilatés de Christian, toujours fixés sur elle.

Elle eut une moue dédaigneuse, cravacha Fatma qui tendit les griffes ; mais à ce moment un faux mouvement lui fit perdre l’équilibre ; elle s’écroula à demi, se sentit perdue, car le fauve furieux qui n’est plus dominé par le regard du dompteur bondit sur sa proie.

Fatma, déjà, avait posé sur la poitrine de la femme sa lourde patte crispée, lui labourant les chairs.

De toutes parts des cris montaient, cris de femmes angoissées, cris d’hommes qui demandaient du secours. Des aides, avec des fourches, maintenaient les fauves, tandis que Sapho, saisissant son ennemie à la gorge, serrait de toute la force de ses mains blanches. Mais elle sentait que la lutte serait brève, qu’elle n’aurait pas longtemps raison de la fureur du monstre.

— Ouvrez la grille ! cria-t-elle, ouvrez la grille de Mirah !…

Aussitôt, la panthère noire bondit au secours de sa maîtresse. Folle de colère, elle se jeta sur la lionne, la mordit, la roula, la réduisit à l’impuissance, tandis qu’une barre de fer rougie, présentée par les employés, tenait en respect les autres bêtes.

Sapho se releva, couverte de sang, eut encore la force de saluer les spectateurs et de sortir toute chancelante. Puis, enfin, en sûreté, dans sa loge, elle perdit connaissance.

Christian, ivre d’émotion, n’avait pas bougé, il se persuadait que la jeune femme allait mourir, et, par un revirement étrange, se sentit soudainement incapable de vivre sans elle.

Tandis que la salle se vidait lentement, dans le bruit des interrogations et des réflexions apitoyées, il se mettait à écouter, le front dans les mains, la voix vengeresse qui lui parlait d’expiation et de suicide. Il laissait farouchement venir à son oreille ce bruit de trépas, qu’on entend sans cesse dans l’existence comme une symphonie lointaine qui, parfois, se rapproche et devient assourdissante, parmi les plaintes et les sanglots. Il se laissait aller aux tentations qui parlent à l’angoisse de tout ce qui tue si vite, si facilement, de tout ce qui chasse la souffrance comme un souffle chasse une feuille tombée de l’arbre. Tout ce qui guérit du mal de vivre le sollicitait ardemment ; il tâtait, dans sa poche, un revolver qui ne le quittait jamais.

— Monsieur, la représentation est terminée, fit un homme, en se penchant vers lui.

— Ah ! oui !…

— On va fermer dans un instant.

Il se leva docilement, fit quelques pas.

— Je m’en vais.

— Par ici, fit l’employé, en le guidant. Cette porte est déjà fermée.

Christian s’étonna de la placidité de la voix qui lui parlait.

— Elle n’est donc pas morte ? demanda-t-il, avec effort.

— Qui cela?

— Mais la dompteuse, la femme qui a failli être dévorée par la lionne ?…

— Oh ! non, monsieur. Dans une quinzaine de jours, il n’y paraîtra plus, et elle pourra reprendre ses exercices.

— Ah !

Christian ne savait plus s’il était mécontent ou satisfait, dans la perpétuelle mobilité de ses impressions et de ses sentiments.

— Pourrai-je voir la blessée ?

— Je ne crois pas ; le médecin a recommandé le plus grand calme. Mademoiselle Sapho a désiré passer cette nuit dans sa loge, et, demain, on la transportera à l’hôtel où elle a une chambre tout près d’ici.

— Merci, fit le jeune homme, en mettant une pièce d’or dans la main de l’employé, je reviendrai demain.

En sortant, il se rappela qu’il avait promis à Ludovic Nandel de souper chez lui, et il traversa l’avenue pour aller sonner à sa porte.


CHAPITRE VIII

LE CRIME D’UN FOU

Ludovic attendait Christian de Sazy. Il était déjà informé de l’accident par Melcy et Faustine, fort émues toutes les deux.

— Mais il n’y a aucun danger ? avait demandé la chiromancienne. La vie de ton amie n’est pas menacée ?…

— Serais-je là, si Sapho était mortellement frappée ?…

— Oh ! je sais, Melcy, que tu adores la dompteuse.

— Certes, et plus encore que tu ne crois. Tout à l’heure, je retournerai dans la baraque de Martial et je me coucherai devant la porte de la blessée, car sa loge est trop petite pour nous recevoir toutes les deux.

— Tu vas passer la nuit avec les bêtes ?…

— Ce ne sera pas la première fois.

— Sois polie, fit Ludovic, en la menaçant du doigt.

— Les animaux de Martial valent mieux que certains bipèdes de ma connaissance.

— J’espère que tu ne parles pas pour moi ? demanda le jeune homme, amusé.

— Faustine me dira si tu mérites une meilleure place dans mon opinion ?…

La diseuse de bonne aventure haussa les épaules.

— Ludovic a du bon… dans certains moments… Il est même capable de discrétion et de générosité.

L’arrivée de Christian interrompit le panégyrique.

Le comte de Sazy était sombre et préoccupé. Il serra la main de son ami, s’inclina devant les deux femmes.

Melcy, crânement, se planta devant lui.

— Vous devez être satisfait, cher monsieur ?…

Il se troubla davantage.

— Satisfait de quoi ?

— Votre rêve ne s’est-il pas réalisé, en partie. N’aviez-vous pas ardemment désiré l’accident qui vient d’arriver à la ménagerie Martial ?…

Christian courba la tête.

— Il ne faut pas m’en vouloir : parfois, je n’ai pas toute ma raison.

— Ah ! firent les jeunes femmes, intéressées. Nous savons, en effet, qu’une douloureuse aventure a bouleversé votre vie. N’avez-vous pas tué une infidèle ?…

— Non, elle a survécu à sa blessure…

— Je comprends, dit Faustine, qu’on se venge, lorsqu’on a été trahi. La jalousie peut faire commettre bien des crimes.

Melcy secoua les boucles folles de ses cheveux blonds.

— Vous vous êtes vengé, c’est bien, vous en aviez le droit ; mais, pourquoi poursuivre de votre haine une jeune fille que vous ne connaissiez pas il y a deux mois, et qui n’a eu aucun tort envers vous ?… Que pouvez-vous reprocher à ma pauvre Sapho ?…

— Sa ressemblance avec une femme détestée.

— Sa ressemblance ?…

— Oui. Alors, par moments, la démence me reprend ; je vois rouge, le désir de frapper me hante étrangement ; je ne suis plus qu’un fauve déchaîné comme les autres !

— Mais vous aviez parlé d’un pari, d’une forte somme engagée avec des camarades ?… Mirah devait dévorer Sapho au bout d’un temps voulu ?…

— Mensonge… il fallait expliquer ma contenance singulière. J’ai trouvé cette version pour me débarrasser des caresses de la dompteuse qui m’importunaient.

— C’est que Sapho vous aime.

Christian avait pâli encore davantage.

— Sapho m’aime comme l’autre !… La misérable me jurait aussi qu’elle ne vivrait désormais que pour moi !… En réalité, elle n’en voulait qu’à ma fortune. Elle m’a poussé au désespoir, à la folie, au meurtre !…

— Contez-nous votre histoire ?… fit Melcy avec curiosité.

— À quoi bon ?

— Vous en avez trop dit pour demeurer en si beau chemin.

Le comte balbutia avec accablement.

— Oui, je suis fou, mais pas toujours, puisque je sens venir les accès et que je me désespère de ne pouvoir les fuir… Certes, avec des soins, de la tendresse, j’aurais pu guérir, devenir un homme comme les autres, avoir ma part de bonheur sur la terre. Malheureusement, une mauvaise chance m’a toujours poursuivi, et, maintenant, je doute des autres comme de moi-même !

Christian accepta un verre de kummel, alluma un cigare, mais ne voulut pas toucher au souper que Ludovic avait fait préparer.

Melcy observa la même sobriété, trop émue encore pour avaler quoi que ce fût.

Seuls, Faustine et son amant firent honneur aux viandes froides, aux fruits et au champagne qu’ils avaient l’habitude de s’offrir après les représentations.

— La femme que j’épousai, et qui avait été d’abord ma maîtresse, poursuivit le comte de Sazy, usa de toutes les ruses de l’esprit, de tous les maléfices des sens pour engourdir ma raison, l’aveugler au point de me cacher son hypocrisie et sa bassesse. Ah ! la dangereuse créature !… Belle, certes, elle l’était autant que cette Sapho que vous admirez ; mais cette beauté même avait une perversité diabolique qui affolait le désir sans toucher le cœur. Elle était comme une de ces mystérieuses floraisons que les forêts cachent, en leur sein, et qui distillent la mort de leurs corolles superbes, violemment épanouies. Après mon mariage, cependant, je me sentis délivré d’une grande inquiétude. Je pensais pouvoir pénétrer les complexités de l’âme qui, désormais, devait palpiter auprès de moi dans une intimité de tous les instants… J’espérais pouvoir désarmer la destinée méchante et conquérir la reconnaissance de cette femme qui me devait tout.

— Et elle n’eut aucune gratitude de ce que vous aviez fait pour elle ? demanda Faustine, en épluchant des écrevisses, du bout de ses doigts minces.

— Dans son tranquille égoïsme, elle se laissa faire, d’abord ; d’humeur égale, à la condition de ne jamais trouver de résistance dans l’accomplissement de sa volonté. Puis, peu à peu, elle se lassa de cette existence de tranquille bonheur et elle chercha des distractions plus relevées. Elle eut des amants, les introduisit chez moi, me bravant chaque jour davantage.

— Et pourquoi vous bravait-elle ?… Dans quel but ?… demanda encore Faustine, qui se versait une pleine coupe de vin mousseux pour faire passer les écrevisses effroyablement épicées.

— Tout petit, j’avais été très malade et je demeurais, comme aujourd’hui, sujet à des visions morbides, à des troubles cérébraux que les émotions violentes provoquaient. Ma femme espérait amener, devant témoins, un violent accès de colère pour me faire enfermer comme dément et jouir de ma fortune… Comprenez-vous ?…

— En effet, le moyen était bien imaginé, fit Ludovic, en embrassant Faustine dont l’épaule ronde était à portée de ses lèvres.

Christian continua, tandis que Melcy l’enveloppait de son tendre et clair regard, tout empreint d’un vif intérêt.

— Mes crises duraient peu. Avec quelque effort, je me ressaisissais dans l’épouvante de la continuelle menace qui pesait sur ma vie. Je sentais l’abîme tout proche, le vertige me prenait dans l’effroyable attraction du vide et je me raidissais, je me cramponnais à tout ce qui pouvait m’offrir un appui. Il y avait une tragique monotonie dans la fréquence de ces luttes qui passaient inaperçues pour les indifférents. J’allais, je venais, je parlais, j’agissais avec un semblant de sérénité ; mais, au fond de mon être, le mal se réveillait. Je souffrais de l’inutilité de mes désirs, j’étais à moi-même mon propre obstacle, et toutes mes contraintes, toutes mes résistances ne servaient qu’à m’enfoncer plus avant dans mon tourment.

— Et cela dura ?

— Trois ans. Puis, un jour, je surpris ma femme avec son amant, de telle sorte que le doute n’était plus possible. Elle se dressa devant moi, ironique, insolente et je tirai sur elle, l’abattis à mes pieds sans lui laisser le temps d’élever la voix… Comme, à la suite de cette exécution, j’eus un effroyable accès de démence, on m’enferma, et je restai captif pendant deux ans. Ensuite, suffisamment rétabli, je fis agir des protections, obtins ma libération et fis prononcer le divorce, car ma femme menait une existence scandaleuse… Je ne regrette qu’une chose, c’est de ne l’avoir point tuée.

— Mais, Sapho, encore une fois, n’est pour rien dans cette aventure, dit doucement Melcy.

— Hélas ! soupira Christian, je ne suis point guéri encore. Chaque soir, une force mystérieuse m’attire vers la ménagerie Martial et, dans une hallucination, je revois la scène du meurtre qui a troublé ma vie lorsque paraît Sapho. Son extraordinaire ressemblance avec ma femme est la cause de tout le mal, car en toute autre circonstance je suis calme et lucide comme vous pouvez le constater.

— C’est Sapho elle-même qui vous soignera et vous donnera la joie du cœur, dit Melcy… Venez demain, dans l’après-midi, vers cinq heures ; je vous conduirai près d’elle, dans sa loge.


CHAPITRE IX

UN RAYON DE SOLEIL

Christian fut exact au rendez-vous.

Il était plus ému qu’il ne voulait le paraître ; Melcy, qui le guettait au contrôle, dut le rassurer.

— Sapho vous attend. Elle va beaucoup mieux et n’a pas encore voulu être ramenée à son hôtel. Elle prétend que le rugissement des fauves berce son rêve. Drôle d’idée, n’est-ce pas ?…

— Non, elle est près de sa chère panthère ; elle doit être heureuse.

— Mirah n’a pas fait honneur à son repas, aujourd’hui. Certainement elle souffre autant que sa maîtresse… plus, peut-être, même, car elle n’a pas d’autre affection dans sa vie !

Melcy, par l’étroit couloir, avait conduit le jeune homme devant la loge qu’il connaissait bien.

— Peut-on entrer ? demanda-t-elle. Je t’amène un visiteur.

— Entrez, dit une voix faible, de l’intérieur.

Sapho était étendue parmi les coussins, très pâle et toute fiévreuse. Des linges ensanglantés recouvraient sa poitrine.

— Fatma m’a labouré le sein profondément, dit-elle, et, sans Mirah, ma bonne panthère, je crois bien que je ne serais plus de ce monde… Vous ne devez être qu’à demi satisfait, monsieur, votre pari est perdu ?…

— Pardonnez-moi ! balbutia Christian, je ne suis qu’un pauvre fou, bien digne de pitié, je vous assure. Mademoiselle Melcy plaidera ma cause, car elle connaît maintenant mon infortune.

— Oui, fit la charmeuse, il est plus à plaindre qu’à blâmer.

— Oh ! je ne lui en veux pas, soupira Sapho, en fermant les yeux, comme si elle allait défaillir ; mon rôle est d’amuser les spectateurs ; je n’ai pas à m’inquiéter du genre de plaisir que je leur procure. Toutes les opinions sont permises.

Elle n’entendait plus que dans un bourdonnement les paroles de ses visiteurs. Dans l’état d’ébranlement et de faiblesse où elle se trouvait, avec la fièvre qui martelait ses tempes, elle perdait la conscience du moment présent.

Christian doucement lui prit la main.

— Vous guérirez bientôt ; je vous ferai une existence heureuse d’amour et de luxe. Mon cœur était douloureux de vouloir aimer et de n’avoir rien à aimer. Toujours, j’ai senti le froid que fait autour d’un être une jeunesse stérile, une jeunesse déshéritée de charme sympathique. Jamais je n’ai inspiré qu’une sorte de commisération avec la pâleur de mon visage et la tristesse de mon caractère.

Une faible pression répondit à l’étreinte de sa main. La jeune femme ne l’entendait guère, mais elle le comprenait avec son cœur.

— C’est donc vrai ?… Vous pourriez m’aimer ? balbutia-t-il avec joie.

Melcy se mit à rire.

Un étrange malaise l’envahissait, sans qu’elle pût définir la nature de son trouble

— Il suffisait de se comprendre, dit-elle. À l’avenir, il n’y aura plus de malentendu entre vous.

— Oh ! non, s’écria Christian, en baisant la petite main qu’il tenait toujours dans la sienne. Sapho peut compter sur toute ma tendresse.

Il se rappelait que, lorsque la dompteuse lui avait parlé, pour la première fois, il avait frémi, comme frappé de la peur d’une bête éperdue qui ne songe qu’à fuir. Il riait, maintenant, de ses terreurs, se sentant assez maître de lui pour commander à ses nerfs et garder sa raison.

— Je consolerai cette jolie malade, dit-il, je ranimerai son âme endolorie ; je lui prêterai un peu de mes forces et de ma foi reconquise.

— Oui, oui, fit Melcy, avec une âpreté dans la voix qui l’étonna elle-même, vous serez d’autant plus souple et soumis que vous avez été plus cruel… Ah ! les jolies caresses que vous inventerez pour vous faire pardonner vos torts !… Mais, voyons, embrassez-la donc ?… Ses lèvres appellent vos lèvres… Voyez, comme elles sont rouges… C’est que la fièvre les brûle et que seul votre baiser pourra leur donner la bienfaisante rosée dont elles ont besoin.

Christian gardait le silence, un peu étonné de ce flux de paroles qui l’étourdissait et l’intimidait.

— Embrassez-la donc, grand nigaud !

La charmeuse le poussait tout contre le divan, l’obligeait à se courber vers la blessée, jusqu’à toucher sa bouche.

— Puisque je vous dis qu’elle vous aime, qu’elle ne songe qu’à vous !… Qu’elle en a le cœur malade !… Et, vous savez, vous êtes le premier, car Sapho s’est conservée pure de toute souillure, malgré les sollicitations et les prières de ses admirateurs… Ah ! vous en avez une veine !…

Elle riait fébrilement, tandis que Christian, les lèvres agrafées à celles de la dompteuse, savourait divinement ce premier baiser.


CHAPITRE X

TENDRESSE ET VOLUPTÉ

Les amoureux se voyaient chaque jour, dans la chambre qu’occupait Sapho à l’Hôtel des Étrangers.

Elle était assez forte, maintenant, pour désirer ardemment les baisers de son ami. Son tourment de possession s’exaspérait par l’énervement même de ses rêves. Privé de nourriture voluptueuse, son cœur se dévorait lui-même, sentait un épuisement mortel.

La nature des êtres de tendresse ne saurait être trompée. La dompteuse réclamait son bien, et ses regards ardents cherchaient dans l’ombre une ombre bien-aimée, trop longtemps fugitive. La passion parlait plus haut que la mort, réclamait éloquemment une part de joie à l’existence fragile.

C’était aussi pour le jeune homme un renouveau d’espoir et de foi. Une sève ardente le parcourait ; il se sentait guéri, plein de confiance et de force. Il se laissait aller à la douceur de vivre son beau roman d’amour, sans souci de la veille ni du lendemain. Rien n’existait plus que l’heure présente ; la joie embrasait l’amant, chantait au nouvel initié la gamme des éternelles voluptés.

Il ne se souvenait plus d’avoir souffert, d’avoir maudit, d’avoir été criminel. C’était si loin cette vie d’autrefois qui n’avait connu ni les réveils délicieux auprès d’une femme adorée, ni les étreintes, ni les sourires.

Maintenant, même pendant son sommeil, une forme charmante demeurait présente, l’enveloppant de caresses. Il tendait les bras pour la retenir, et elle ne s’enfuyait plus, légère, dans le tourbillon de ses voiles, qui laissaient voir son exquise nudité.

Il avait oublié les affreux cauchemars d’autrefois, les visions sinistres qui empoisonnaient ses jours, au réveil.

Seule Sapho se penchait sur lui, le frôlait de ses cheveux de cuivre qui étaient encore des rayons de soleil.

— C’est étrange, lui disait-il, il me semble que je suis venu de très loin pour ramper à tes pieds comme devant une idole incomparable et m’anéantir dans cette adoration profonde… J’étais mort, peut-être. Certes, j’étais sous terre comme un cadavre ; j’avais froid indiciblement, je sentais s’agiter, au-dessus de moi, la vie du monde, mais je préférais ne pas écouter, habitué à mes ténèbres, à mon désespoir, savourant des angoisses étranges, sans chercher même à lever la pierre de mon sépulcre… Tu es venue me prendre par la main.

Sapho, presque guérie, se soulevait sur sa couche.

— Moi aussi, je te cherchais, mon bien-aimé ; je savais que ton désir cruel, que tes regards menaçants exprimaient ton trouble et non ta haine.

— Oui, tu m’as parlé en rêve, tu m’as tiré du cercueil pour poser tes lèvres sur mes lèvres en feu. Oui, oui, tu as gratté la terre de tes petites mains à l’endroit de mon cœur… Tiens, écoute, comme il bat, maintenant, ce cœur que tu as ressuscité ?…

Elle mettait son oreille contre la poitrine du jeune homme.

— Oh ! je l’entends !… il saute comme un oiseau dans sa cage !

Il continuait dans une sorte de délire :

— Je t’espérais depuis si longtemps !… Pourquoi n’es-tu pas venue à la place de l’autre qui m’a fait tant de mal ?… Il y a des années que je t’appelle avec des larmes et des sanglots !… Mais, pour tout le monde, je n’ai jamais été que le fou, l’être effrayant que l’on déteste inconsciemment, que l’on méprise et que l’on fuit !

— Vrai, tu as eu tant à souffrir de la méchanceté humaine ?

— Oui, dès le collège, après ma maladie… Car, avant, je crois, j’étais semblable aux autres… Puis, je me suis piqué à la morphine pour oublier.

— Maintenant tu es guéri ?… Je ne veux plus que tu me quittes… Tu as besoin d’une affection constante et attentive pour ne pas retomber dans tes anciens errements.

Assise sur le lit elle le contemplait de son regard ardent d’amoureuse.

Les délices passées, les espoirs nouveaux vibraient côte à côte, en l’étroit espace, baigné d’ombre. La pensée de Sapho voltigeait des joies éteintes aux joies plus libres qu’elle se promettait en un avenir proche. Ils partiraient tous deux, se cacheraient en quelque retraite sûre où les jalousies et les haines ne pourraient les atteindre.

Peut-être serait-ce l’automne, mais combien la nature leur semblerait plus clémente et plus belle !

Ils iraient, tendrement enlacés, dans les allées tapissées d’or et de pourpre ; ils pousseraient, devant eux, les feuilles bruissantes, avanceraient dans le déferlis de leurs vagues molles.

Et il ne serait pas de musique plus éloquente à leurs oreilles d’amoureux. Comme le nid de leur rêve serait hospitalier et tiède !…

Elle dit, en lui tendant sa bouche :

— Moi aussi, je suis bien contente de pouvoir offrir mon dévouement à un être abandonné ; d’avoir quelque chose à chérir uniquement, à enfermer en mon âme, jusqu’à la mort !… Ah ! je te donne mes forces, mes pensées, mes nerfs, mon sang !… Tout, tout ce que j’ai en moi de fort et de bon !…

Elle fixait sur lui ses yeux glauques, avivés d’une flamme nouvelle ; ses lèvres, d’un rouge de blessure, tranchaient sur la pâleur de sa face, et il était attiré vers cette fleur vivante qui lui offrait son enivrant parfum, son adorable frisson.

Passionnément, il prit la jeune femme dans ses bras, et tous deux roulèrent sur les coussins.


CHAPITRE XI

DES BAISERS ! DES BAISERS !…

La ménagerie Martial avait quitté l’avenue de Neuilly, et Sapho avait demandé un congé de convalescence, car elle ne se sentait pas encore assez forte pour reprendre ses exercices de dompteuse.

Christian l’avait emmenée à Ville-d’Avray où il possédait une maison perdue dans la verdure, un vrai nid d’amoureux. La jeune femme, qui ne connaissait guère la campagne, avait été ravie de voir des arbres, de l’eau, des plantes et de pouvoir s’endormir dans l’herbe tandis que pleuvaient sur elle les fleurs de tilleul à la douce senteur.

Seulement, elle avait voulu emmener sa chère panthère noire, qui lui appartenait en propre, et qui, loin d’elle, serait morte de chagrin.

Mirah, installée parmi les roses, dans sa grande cage soigneusement cadenassée, poussait des rauquements puissants qui faisaient frémir les poules et les lapins des voisins. Tout le jour, elle appelait sa maîtresse, n’acceptant sa nourriture que de ses mains blanches.

Mais, après le repas, c’était une joie délirante, un ronronnement voluptueux de fauve dompté et reconnaissant.

Sapho entrait dans la cage ; prenait sur ses genoux la tête de l’animal soumis, s’oubliait en de longues caresses.

— Elle est toujours jalouse, disait-elle. Peut-être a-t-elle raison, car avant de te rencontrer, Christian, je n’avais aimé personne.

Christian cueillait une rose, et la jetait en riant à sa maîtresse, improvisant pour elle un sonnet moqueur :

La femme et la rose ont, sans cesse,
Montré leur charme décevant ;
Autant en emporte le vent,
Rose d’avril, blanche maîtresse !

La rose est une pécheresse,
Pendant, après, et même… avant,
Comme la femme, bien souvent,
Qui se donne à qui la caresse.

Rose et femme — c’est un secret
M’ont retenu dans la forêt…
Je le dis, sans épithalame.

Mais, je ne suis pas un voleur ;
Est-ce une rose ? Est-ce une femme ?
Je sais que j’ai pris une fleur !…

— Certes, tu as pris une fleur, méchant !… J’aurais pu être rosière avant ce premier baiser.

— Oui, ma toute chérie.

— C’est pour cela que Mirah te déteste, à ce point, et rugit lorsque tu me caresses.

— Mais, moi aussi, je suis jaloux des baisers que tu lui donnes.

— Bah ! vous avez chacun votre part.

— Je voudrais être seul à te posséder !…

— Tu es trop gourmand !…

— Oh ! Sapho, promets-moi de ne plus jamais reprendre ton ancien métier ?…

Le front de la jeune femme se rembrunissait.

— Ce que tu me demandes là est au-dessus de mes forces. Lorsqu’on a connu la sauvage griserie de la lutte, on ne peut plus vivre loin du danger… Les fauves me donnent des émotions terribles et délicieuses… Un suprême orgueil m’envahit, lorsque j’ai vaincu la bête que personne n’ose approcher. Je me sens presque au-dessus de l’humanité.

— Sapho, cet orgueil te perdra !

— Qu’importe ! si j’ai connu des sensations divines qu’aucun homme ne saurait me donner !

Et Christian s’attristait de sentir, en sa maîtresse, cette sourde rivalité d’amour, ce besoin presque morbide de parade et de triomphe.

Mais elle se jetait dans ses bras, collait ses lèvres aux siennes, et il fermait les yeux sous l’affolement subit des sens.

— Viens, disait-elle, il ne faut pas faire de peine à Mirah.

Ils disparaissaient sous les branches, fuyant le regard métallique de la panthère, dont le rugissement irrité fouettait leur désir.

Le corps souple et fort de Sapho se collait à Christian il sentait ses genoux, ses flancs, ses seins. Son souffle, qu’il buvait, le brûlait comme un jet de flamme, et ils s’écroulaient dans les fleurs, tandis que montait plus haut la plainte angoissée de la bête.

Le jeune homme tenait sa maîtresse, écrasée contre sa poitrine, s’affolait à la morsure de ses baisers, et rien n’existait plus de ce qui n’était pas leur tendresse.

— C’est pour me donner que je t’ai pris, répétait Sapho. Tu sais bien que je suis à toi, tout entière et à tout jamais !… Tu es mon amant, mon maître, celui que je veux adorer à genoux !… Tu m’as emmenée pour te guérir, te consoler, et je reste à tes pieds dans une humble soumission. Depuis que je me suis éveillée dans la lumière de ce jardin, j’ai vécu pour toi, j’ai vibré pour toi seul, mon Christian bien-aimé.

Elle tendait sa chair brûlante à ses baisers, et il obéissait à ses désirs éperdus, les tempes battantes, la gorge sèche, les yeux noyés.

Elle avait vaincu le mal qui était en lui. Il se sentait, maintenant, une âme tendre, peureuse, enfantine et obéissante.

Le jardin se faisait complice de l’amoureuse. De partout arrivaient des parfums de corolles pâmées, des susurrements de brises, des apothéoses de clartés.

La nature chantait la passion des êtres, au fond des sanctuaires de feuillage ; des coins les plus reculés, des nappes de soleil, des trous d’ombre, des bosquets mystérieux et des ruisseaux jaseurs montait l’irrésistible désir de possession.

Toute la sève estivale avait un frisson d’enfantement. Les parcelles de vie invisibles qui peuplent la matière, les atomes frémissants se cherchaient, s’enlaçaient, se fondaient irrésistiblement pour satisfaire à la grande loi de volupté qui courbe les êtres.
Elles évoquaient des visions violentes.

Jusqu’au soir, Sapho et Christian restaient là, dans un repos délicieux, s’étreignant encore. Ils éprouvaient une joie indicible à s’isoler dans leur bonheur, à se sentir l’un à l’autre indissolublement.

— Je voudrais mourir ainsi, disait-elle. Il me semble que je dors, tant ma lassitude est douce. Ma pensée sommeille aussi. Je ne vois que toi et je ne désire rien que ton baiser.

Le soleil se couchait dans une grande lueur rouge qui semblait tendre sur eux des rideaux de pourpre et d’or. L’herbe était tiède, toute vivante et douce comme leur amour. Ils s’en allaient dans une nappe de poussières dansantes. La vision de leur passé flottait dans ce sentier de lumière où les moucherons s’activaient, bourdonnaient follement un dernier hymne à la gloire du jour finissant.

Christian ne croyait plus au danger de la maladie, au retour de l’idée fixe qui avait fait de lui un criminel. Il avait confiance en ses muscles, sentait les appétits de sa chair et de son cerveau. Il voulait vivre pour sa passion, être homme, être fort, jouir et rouler dans son rêve enivrant avec l’ardeur de sa jeunesse reconquise.

Il ressuscitait du tombeau où des mains brutales l’avaient couché. Il aimait et se savait aimé ; qu’aurait-il pu souhaiter de plus ?…


CHAPITRE XII

LA FÉE JALOUSE

Sapho chantait parfois pour distraire Mirah qui languissait dans sa cage et elle avait découvert que Christian possédait une jolie voix de baryton, chaude et expressive.

Le jeune homme, qui était poète, improvisait, sur des airs connus, des strophes amoureuses qu’elle ne se lassait pas d’entendre.

Les baisers volent dans l’espace,
Chantant le printemps, les amours,
Et, lorsque tout se fane et passe,
Les doux baisers vibrent toujours !

Les baisers, comme les abeilles,
Vont aux calices enjôleurs ;
Et ces baisers, quand tu t’éveilles,
Butinent tes lèvres en fleurs !

Les baisers disent que tout aime
Que tout nid tient deux amoureux,
Et que la vie est un poème
Qu’on ne lit vraiment bien qu’à deux !

Charmée, elle écoutait la voix voluptueuse, murmurant :

— Encore ! encore !… Ton chant me berce divinement !…

Et il continuait :

Je t’aime, ô ma belle maîtresse !
Ton doux regard vient m’embraser :
Ma chair implore ta caresse,
Et ma bouche veut ton baiser !

Le chanteur n’allait pas plus loin, dans la hâte qu’elle mettait à lier ses bras à son cou et à poser ses lèvres sur les siennes.

— Tu vois, j’obéis.

Et ils riaient tous deux, ravis de continuer le jeu charmant.

Pourtant, l’on avait eu des nouvelles de la ménagerie Martial qui poursuivait ses représentations un peu partout, la construction de la baraque demeurant tout à fait primitive.

Les matériaux, qui la composaient, étaient faits de planches recouvertes d’une toile à voile. Quant aux fauves, ils suivaient dans leurs cages montées sur des roues.

Martial, le directeur, s’assurait d’un terrain en arrivant dans une ville, et son personnel, très nombreux, en moins de deux heures, installait l’établissement qui, le soir même, donnait ses représentations.

En deux heures, également, le frêle édifice était démonté pour de nouvelles pérégrinations.

Cependant, depuis le départ de Sapho, les recettes se faisaient bien moins fructueuses. On dédaignait les dompteurs habituels pour réclamer la jolie fille dont la réputation se répandait en province et à l’étranger.

Martial, plusieurs fois, avait écrit à l’artiste favorite, la pressant de reprendre ses exercices puisqu’elle était guérie.

Un jour, tandis que les amants reposaient parmi les fleurs, un éclat de rire les avait brusquement tirés de leur extase.

— C’est moi ! avait crié une voix claire, un peu tremblante et ironique.

Melcy, exquise dans un fourreau de soie et de guipure précieuse, se dressait devant eux. Les boucles folles de ses cheveux, couleur de lune, voltigeaient sous un énorme chapeau de paille noire, agrafé d’un crapaud d’argent, et trente mille francs de perles s’enroulaient à son cou.

— C’est moi ! répéta-t-elle, en jetant sur les genoux de Sapho un énorme bouquet de roses mousseuses… Suis-je donc changée à ce point, que vous ne me reconnaissiez pas ?…

— Tu es superbe, Melcy ! fit la dompteuse, remise de sa surprise ; nous t’admirons, tout simplement.

— Ah ! voilà !… Il s’est passé bien des choses depuis que je ne vous ai vus.

— Bonnes ou mauvaises ?…

— Bonnes, assurément, puisque j’ai lâché les reptiles et que je vis de mes rentes.

— Tu as donc fait fortune ?…

— J’ai décroché un type qui m’entretient superbement et me place de l’argent pour mes vieux jours.

— Mazette !

— Et si tu voyais mes bijoux !

— Ton collier en est un bel échantillon.

— Et cette bague, fit-elle, en mettant sous le nez de Christian un diamant gros comme une noisette.

— C’est un soleil en miniature.

— Jusqu’à mes jarretelles qui ont des boucles de saphirs !

— Tu es heureuse alors ?

— Dame, on le serait à moins. Mon amoureux n’est pas jeune, c’est vrai ; il n’est certes pas joli, joli… mais il y a tant de compensations d’un autre ordre !

Tout en parlant, elle enlevait sa robe de dentelle, montrait ses épaules, ses bras.

— Il fait si chaud !… Je me mets à mon aise comme Sapho. Deux beaux corps de femmes, pas vrai ?…

Christian les trouvait délicieuses avec leurs crinières rousses et blondes, leurs chairs lactées, d’un grain si fin et si pur. Il les poussa l’une vers l’autre pour les juger dans leur ensemble, établir, peut-être, inconsciemment, une comparaison.

Sapho et Melcy s’embrassèrent, mais ce n’était plus comme autrefois, dans la loge de la ménagerie Martial où la dompteuse passait les meilleurs moments de sa vie.

— Alors, vous rêvez tout le long du jour, les poètes ?

— Mais oui… Nous rêvons et nous nous aimons, pour recommencer quand nous avons fini.

— Mirah n’est plus jalouse ?

— Elle se fait une raison.

— Et vous, le bel amoureux ?.

— Moi, je me soigne au moral et au physique.

— Plus d’idées de meurtre, de carnage ?…

— Plus la moindre.

— C’est cette fée charmante qui a accompli la métamorphose ?

Oui ; Sapho m’a sauvé de la folie et, peut-être, de la mort. Jamais je ne lui en aurai trop de reconnaissance.
Comme Melcy tournait le dos…

Les lèvres de Melcy se crispaient légèrement.

— Je vous en félicite, dit-elle, et les saphirs de ses yeux eurent des lueurs pâles.

Depuis qu’elle avait vu Christian, elle comprimait en son cœur un désir morbide. L’amant de son amie lui plaisait par le côté étrange de sa nature, ses regards de visionnaire, son rire équivoque, tout ce qu’elle sentait en lui d’inquiet et de fiévreux. La charmeuse de reptiles eût aimé à se laisser dompter, à son tour, par une nature plus bizarre et perverse que la sienne.

Elle conseilla le couple passionné, et, sur la psychologie de l’amour, lui donna des lumières. Puis, lorsque Sapho, sans méfiance, se fut éloignée pour donner des ordres aux domestiques, elle confia au jeune homme des projets suborneurs dont il n’avait pas le concept.

Dans le coin frais des plantes vertes, où était tendu un hamac, elle l’entraîna, voluptueuse et câline. Il lui semblait que, depuis une éternité, elle était partie pour des régions fabuleuses d’ivresse.

— Bercez-moi, murmura-t-elle, en s’allongeant sur les mailles fines. Je penserai que vous avez pour moi un peu de la tendresse que vous portez à Sapho.

Il la regarda avec surprise.

— Sapho m’a accordé une affection que je ne mérite guère ; comment ne lui en aurais-je pas de gratitude ?

— Oui, vous avez souhaité sa mort et elle vous a pardonné. C’est beau, cela !

— J’agissais dans une sorte de démence qui me fait horreur à présent.

— Bercez-moi… encore !… toujours !… Il me semble que vous m’emportez dans un chemin enchanté, fleuri de corolles prodigieuses, de plantes souples formant un velum bruissant sur nos têtes, et mes cheveux sont pleins de pétales embaumés.

— Sapho nous cherche peut-être…

— Bah ! elle saura bien nous trouver… Nous ne faisons rien de mal ?…

— Non ! mais, j’ai promis…

— Promis quoi ?… Êtes-vous donc un caniche que l’on tient en laisse ?… Ah ! comme l’amour vous change un homme !

Christian, frissonnant, mal à l’aise, s’éloigna de quelques pas. Puis, comme Melcy lui tournait le dos, il murmura des mots d’excuse, finit par suivre une allée en contrebas qui le ramenait à la maison.

De ce côté, le jardin était fleuri, peigné comme la chevelure d’une jolie femme et aucun bosquet ne cachait la vue.

Sapho, qui avait jeté un long peignoir de crêpe de Chine opalin sur son corps charmant, annonçait du perron que le dîner était prêt ; et Melcy, boudeuse, se décidait à rejoindre ses amis.

— Vous savez, dit-elle, je ne vous ennuierai pas longtemps de ma présence.

— Pourquoi donc ? Tu nous fais le plus vif plaisir, déclara la dompteuse avec sincérité.

— D’ailleurs, je venais seulement t’avertir que Martial, qui se trouve dans les environs, réclame son étoile. N’oublie pas que tu as signé un engagement, qu’il te faudra payer un dédit assez fort si tu te dérobes plus longtemps à tes obligations. La ménagerie ne fait plus rien depuis ton départ.

— Je paierai ce qu’il faudra pour désintéresser Martial, dit le comte de Sazy ; je ne veux pas que ma maîtresse s’exhibe davantage dans la cage des fauves.

— À votre aise ! fit Melcy, ironique.

Sapho, cependant, gardait le silence ; un nuage assombrissait son front.

— Laissons les choses sérieuses, dit-elle enfin ; quand le moment sera venu, je prendrai une décision. Aime-moi bien, mon Christian ! Je suis si fière de t’avoir reconquis !


CHAPITRE XIII

TENTATION PERVERSE

La charmeuse de serpents, malgré ses belles résolutions, ne songeait plus au départ. Elle avait reçu une grande malle emplie de chiffons exquis, de robes couleur du temps, ennuagées de dentelles arachnéennes et plus somptueuses que celles de la fée Titania.

Son vieil amoureux, parfois, la venait voir, lui apportant des bijoux nouveaux dont elle se parait joyeusement et qu’elle jetait, ensuite, avec dédain, au fond d’un coffret, souhaitant d’autres parures, d’autres richesses.

Sous ses costumes de magicienne, elle entraînait ses amis par les sentiers et les halliers. Dans les chemins couverts qui dévalaient à la débandade, d’inextricables buissons de mûres, s’accrochaient aux jupes avec des griffes de chat, gardant des lambeaux de mousseline et de satin.

D’anciens potagers étaient entourés d’une palissade, et des écriteaux sollicitaient l’acheteur, les terrains ayant doublé de valeur depuis que les Parisiens s’entichaient de ce coin verdoyant.

Les jeunes femmes côtoyaient des plants d’épinards et de carottes, alternant avec des vasques givrées de choux.

Melcy, parfois, trébuchait sur ses hauts talons et se laissait choir dans les bras de Christian qui en éprouvait un tressaillement profond.

Il s’interrogeait avec inquiétude, ne comprenant rien à ses sentiments changeants. Son âme reflétait le paysage capricieux, comme un miroir ; seulement, le grand vent ne soufflait plus sur son être, mais une petite bise âpre et entêtée le harcelait comme un ironique défi. Elle s’insinuait cauteleusement, perfidement, l’enlaçait et le liait, avant même qu’il ait pu se préserver de ses atteintes. Et il se surprenait à convoiter Melcy qui le frôlait sans cesse, lui offrait sa bouche chaque fois qu’un détour de chemin ou un buisson les isolaient de la dompteuse.

« À quoi bon disserter, se disait-il. On réveille les vices assoupis en les regardant. Il faut éloigner cette femme qui me trouble et me hante !… Suis-je donc si faible que sa présence seule me reporte aux plus mauvais jours ?… Je ne dois chérir que Sapho qui m’a sauvé des autres et de moi-même. »

— Va-t’en ! criait-il à l’impudique, que viens-tu faire ici ?…

Elle riait sans répondre, cajoleuse et féline.

— Va-t’en ! répétait-il, je te déteste !…

Elle riait plus fort, une flamme perverse dans ses yeux d’azur.

— Si tu me détestes, moi, je t’aime. Depuis que j’ai un entreteneur sérieux, je puis satisfaire mes caprices, et me choisir un petit homme, selon mon cœur. Or, tu me plais par ta bizarrerie même. Tu n’es pas semblable aux autres, et la préférence que te témoigne Sapho t’indique tout naturellement à mon choix. Que veux-tu ? j’ai le caractère fantasque et pervers des reptiles que j’ai charmés… Est-ce de ma faute, si je suis ainsi ? D’ailleurs, dans ma chambre à coucher de Paris, j’ai conservé quelques serpents qui errent avec nonchalance sur le tapis, accrochant, leurs corps souples aux colonnes du lit, et, lorsque je repose, se balancent gracieusement au-dessus de ma tête comme des lianes fleuries. Toujours le goût du bizarre, tu vois.

Tout ce verbiage étourdissait le jeune homme, l’incitait aux anciens errements.

En vain tentait-il de se ressaisir, s’isolant des deux amies, lisant, durant ses longues nuits sans sommeil, des traités de psychologie héréditaire, des ouvrages de Ribot, de Lombroso, de Féré, de Maudsley, des fragments philosophiques de Stuart Mill, de Bain, d’Herbert Spencer, de Darwin, de Kant, etc… Adroit à se frapper aux places les plus sensibles pour éprouver cette sorte d’amère volupté qui naît de la souffrance, il cherchait à retrouver son cas dans la série des dégénérescences physiques et intellectuelles dont il lisait la description dans ses bouquins préférés. Il avait, par moments, le pressentiment qu’il ne lui faudrait pas grand’chose pour chasser la raison si difficilement reconquise. Il perdait la direction de sa volonté, de sa vigilance à réprimer toute violente émotion, toute contrariété ou toute joie excessive.

Il lui manquait un but grand, généreux, passionnément cherché à travers les obstacles, un but qui aurait été l’îlot sauveur dans le naufrage des illusions. Mais, sa fortune lui ayant toujours permis de vivre dans l’oisiveté, il ne trouvait plus l’emploi de ses forces intellectuelles, de ses capacités de travail.

Pendant les rares absences de Sapho, Melcy l’entraînait au fond du jardin, se faisant câline et lascive.

Je suis aussi jolie que ta maîtresse, disait-elle, pourquoi ne veux-tu pas m’aimer ?…

— Je t’aimerais, peut-être, si je n’avais au cœur un autre amour.

— C’est donc que tu songes déjà à moi ?…

— Pourquoi veux-tu causer tant de peine à celle qui est ton amie ?…

— Bah ! elle n’en saura rien.

— Ces choses finissent toujours par se savoir… Et puis, ce n’est pas seulement la crainte de faire souffrir Sapho, qui me retient ; j’ai une autre crainte, beaucoup plus puissante, que je préfère ne pas te confier.

Les yeux clairs de Melcy étincelèrent.

— Je veux savoir, mon beau Christian !… Vite, dis-moi ce qui te chagrine à ce point ?…

— Eh bien ! depuis que tu es là je suis en proie aux anciennes tristesses, aux anciens errements. Chaque impression se répercute dans mes nerfs en longues vibrations, et cette sensibilité morbide fait de mes jours un constant martyre, mêlé de joies amères et de désirs impétueux. Je voudrais te prendre, te posséder follement, puis te briser entre mes mains, te meurtrir, te déchirer comme une fleur vénéneuse. Tu réveilles en moi tous les mauvais instincts que l’amour de Sapho avait endormis.

La charmeuse de reptiles riait franchement.

— C’est ainsi que tu me plais ! D’ailleurs pourquoi n’aimerais-tu pas deux femmes à la fois ?… Ces amoureuses pourraient se chérir, à leur tour, tout en adorant le mâle qui les soumettrait. Ce serait d’une jolie hardiesse, pas vrai ?…

— Je hais ta perversité.

— Elle t’attire, tout simplement, et tu la crains.

— Je n’ai pas peur de toi, mais de moi-même.

Et il détournait les yeux de sa grâce tentatrice, prétextait quelque besogne urgente pour s’éloigner bien vite.

Mirah, même, qui gémissait dans sa cage, s’étirait nostalgiquement contre les barreaux, lui semblait alors une alliée tendre et compatissante.

Doucement, il parlait au fauve, dont le regard demeurait fixe et haineux, dont la colère ne désarmait pas devant les attentions, les dons de viandes savoureuses et de friandises.


CHAPITRE XIV

ACROBATE, JONGLEUSE ET PYTHONISSE

Par une journée tiède et ensoleillée d’automne une automobile, conduite par Ludovic Nandel, amena Faustine, Malaga, Arlette et la petite écuyère du cirque Salvator.

Fraîches et rieuses, dans leurs toilettes voyantes, les saltimbanques venaient chercher Sapho pour la ramener à Martial.

— Rien ne va plus, depuis que tu es partie ! fit Malaga ; la ménagerie a perdu tous ses visiteurs !

— Ah ! dit Faustine, si tu voyais la misère de l’installation, tu aurais pitié ! Une toile grossière, appuyée sur des pieux, qui la trouent de tous côtés, avec de pauvres diables de lions affamés qui pourraient bien, pour se dédommager de leur jeûne, avaler le dompteur !… Martial a dû vendre ses ours blancs et ses tigres royaux qui s’énervaient dans leurs réduits étroits, mal entretenus, faute de personnel.

— Reviens bien vite ! supplia la petite Miette en se roulant dans l’herbe comme un jeune chat. Nous nous ennuyons tant quand tu n’es pas là !

— Les frais sont lourds, ajouta Malaga, la jongleuse : la nourriture des bêtes coûte fort cher, et Melcy, même, ne peut plus attirer les spectateurs, en charmant les serpents, puisqu’elle a lâché les camarades pour faire du chic avec un nabab !

Sapho réfléchissait. Elle demanda anxieuse :

— Que me conseilles-tu, Faustine ? toi qui lis dans les âmes ?…

La pythonisse regardait Christian.

— Tu connaîtras encore de dures épreuves, ma belle amie !… Mais le travail et le succès consolent de tout. Je t’engage à retourner auprès de Martial. Mieux vaut dompter des fauves que des hommes !…

— Écoute-la, fit Nandel, je me suis toujours bien trouvé de ses conseils, et, si elle n’était si jolie, je la garderais encore pour son étonnante divination.

Faustine offrit aux amants deux touffes de verveines.

— Celui qui trompera l’autre le premier verra ces fleurs se faner dans sa main. Voulez-vous tenter l’expérience ?…

Christian, haussant les épaules, repoussa la petite touffe odorante.

— Tu as mis sur l’un de ces bouquets une substance corrosive…

— Mais non, je t’assure.

— Les sorciers ont matérialisé leur pensée pour la mieux fixer dans l’esprit de ceux qu’ils veulent convaincre. De là ces emblèmes de cruauté et de ruse incarnés dans une certaine faune, personnifiés dans une certaine flore ; de là ces sens spirituels, attribués aux pierres de couleurs, aux oiseaux, aux reptiles… Tiens, les fleurs qui m’étaient destinées sont déjà flétries et, pourtant, je n’ai pas voulu les prendre… Nie encore ton intention maligne ?…

La pythonisse ne se fâcha point.

— Tu as touché mes verveines, dit-elle, cela a suffi.

— Alors, je tromperai Sapho ?

— Tu la tromperas !

— Mais je l’adore !…

— En es-tu bien certain ?… Déjà tu as désiré la voir mourir sous la griffe de Mirah !…

— J’étais sous l’empire de la démence.

— Et tu n’es point guéri.

Le jeune homme courbait la tête, tandis que Melcy, qui gardait le silence, ramassait curieusement les verveines, déjà desséchées et jaunies.

Christian n’était point libéré, en effet, des anciennes hantises. Peut-être, ne lui eût-il fallu qu’une amoureuse et non point une amante, Peut-être, eût-il dû prendre l’exemple de Ludovic Nandel, de René de Pragues et d’Yves Renaud qui avaient répudié toutes les ballades du sentiment. Ces jeunes gens, lorsque sonnait
La fillette lutinait sa grande amie.
l’heure des départs sensuels, prenaient leur billet, en quelque gare tumultueusement banale, et s’affalaient sur les coussins des wagons hospitaliers, faisant et refaisant sans cesse le même voyage circulaire, à prix réduits.

Ludovic, il est vrai, avait gardé Faustine, mais c’était uniquement par habitude ou voluptueuse paresse. Faustine l’amusait et lui coûtait peu — deux qualités précieuses, en ce temps où la générosité a rejoint les vieilles lunes du sentiment.

Arlette, Malaga et la petite écuyère du cirque Salvator s’amusaient follement, lâchées comme des pouliches dans l’herbe haute semée de scabieuses automnales.

Ludovic imitait la voix des paillasses, inventait des boniments extraordinaires, tandis que Sapho et Faustine, un peu à l’écart, causaient à voix basse.

Et toutes, plus ou moins, avaient connu la misère, les durs commencements ; toutes avaient marché, courbées sous le vent qui mord la chair, qui brûle les yeux, auprès des roulottes sordides. Tandis que les viveurs, les soupeurs du Tout-Paris fantasque et léger s’apprêtaient pour la fête, elles avaient appris, sous les coups, quelque jonglerie savante, quelque tour compliqué, les bras nus, bleus de froid, et le ventre vide. Enfants de la balle, elles avaient grandi au hasard des campements et des recettes, traînant leurs oripeaux d’un bout de Paris à l’autre.

Elles évoquaient des visions violentes comme des images d’Épinal :

Des voitures de cercles, des autos, des coupés de maître, d’innombrables sapins[ws 1] passaient devant les rangées des petites baraques de pain d’épices, des jeux de tir et de massacre, des chevaux de bois, des théâtres et des ménageries. Les filles à la mode venaient s’exhiber un moment chez Martial ou chez Salvator avant de se rendre dans les cabarets en renom.

Les orchestres s’éveillaient dans une cacophonie furieuse et un peu de folie allumait les regards des passants.

La joie épaisse et bruyante battait son plein, jusqu’à minuit, dans le champ de foire où les petites paradaient, de quart d’heure en quart d’heure, sous des mousselines pailletées, des vestes à grelots pour attirer le client.

Maintenant, mieux nourries, mieux vêtues, en pleine possession de leur beauté féminine, elles jouissaient de la vie, et c’était pour elles une véritable aubaine que de se retrouver sur cette pelouse fleurie, dans ce petit coin hospitalier et charmant.

Étendues sur l’herbe, elles jouaient à mille jeux enfantins, se glissaient des herbes dans le corsage, cueillaient les fleurs sylvestres, se tressaient des couronnes de liserons et de campanules.

Miette chevauchait un faune de marbre blanc. Malaga jonglait avec des pommes, ramassées sous un arbre, Arlette marchait sur les mains, puis, après deux ou trois culbutes savantes, se retrouvait sur ses pieds mignons.

Sapho et Faustine s’étaient rendues auprès de Mirah, la panthère nostalgique, qui rugissait plaintivement dans l’ombre.

— Elle, aussi, sera heureuse de reprendre son ancienne existence, dit la pythonisse.

— Oui, je n’entre plus jamais dans sa cage, et elle en souffre, je crois.

— Elle doit détester ton amant ?…

— Peut-être…

— Comme ses yeux luisent singulièrement !… Est-ce d’amour ou de haine ?…

Sapho passa la main entre les barreaux, caressa la fourrure sombre de la bête.

— M’aimes-tu toujours, Mirah ?… Veux-tu encore connaître la douceur de mes baisers ?…

La panthère eut un rauquement profond.

— Ne crains-tu point sa colère ? fit Faustine. À ta place, je n’oserais point la câliner ainsi ?…

— Bah !… Mirah n’est redoutable que lorsque j’excite sa jalousie. Bien souvent, elle m’a protégée et défendue contre les autres bêtes. Sans son intervention, j’aurais certainement été dévorée, pendant mon dernier exercice à la ménagerie Martial… Comme moi, sans doute, elle aime son métier, regrette les anciens triomphes, les bravos, les acclamations… Quand on a grandi dans ce milieu, il est difficile d’en perdre l’habitude.

— Alors, tu nous reviens ?…

— Laisse-moi réfléchir encore… Penses-tu que Christian me demeure fidèle ?… Est-il vraiment guéri ?… Les troubles de jadis ne reparaîtront-ils jamais ?…

Faustine souriait avec un peu d’ironie.

— Christian est un malade, dit-elle, et ses meilleures résolutions ne l’empêcheront pas de retomber dans les anciennes divagations. Une surprise, un choc quelconque peuvent détruire les effets guérisseurs de plusieurs mois de solitude et de tendresse.

— Alors, jamais je ne l’aurai complètement à moi ?…

— Je ne suis pas infaillible, dit la pythonisse, après un moment de silence. Ma science, bien souvent, se trouve en défaut. Attendons tout de l’avenir.

Melcy et Christian, assis sur un banc, se frôlaient du coude, gardant le silence, mystérieusement émus. En ce moment, ils se désiraient tous deux avec la même ardeur, repris par une sorte de frénésie amoureuse du cerveau et des sens. Le jeune homme se disait que la charmeuse de reptiles serait peut-être la femme nouvelle, la prêtresse d’amour, l’amante libérée qui ne troublerait point son cœur. Il ne comprenait plus la grandeur des orgueilleuses solitudes, la beauté d’une existence cachée, la joie de se suffire ou de se créer tout un monde avec un être chéri.

Avait-il donc vraiment le besoin de changement, qui tourmente tous les hommes, qu’à tant de félicité, sereinement ressentie, il opposait, tout à coup, la plus froide indifférence ? S’était-il donc menti à lui-même, alors que Sapho l’hypnotisait de songes et d’amour ?… Il n’était plus l’amant qu’elle chantait, l’être doux et triste qu’elle avait consolé. Peut-être ne l’avait-elle dominé aussi que dans sa chair, puisque l’après de la volupté avait les habituelles lassitudes, les habituelles amertumes des étreintes sans tendresse ?…

Quant à Melcy, elle se sentait pleine de passion, apte à des nuits délirantes dans la profusion des excitants, dans l’aphrodisiaque tentation des intelligents décors de son intérieur luxueux.

Elle avait, près de Christian, qu’elle voulait séduire, un véritable brasier dans les flancs, du feu dans les veines et un désir pervers de triompher, quand même.

Sapho, qui était restée avec Faustine, près de la cage de la panthère, se laissait persuader par la parole véhémente de la chiromancienne, se décidait à reprendre son ancien métier.

— J’irai retrouver Martial, dit-elle, Mirah s’ennuie trop ; comme moi elle se trouve dépaysée dans cette élégante villa et souffre de sa solitude. Toutes deux nous sommes des gitanes de l’espace, nous avons besoin des émotions de la foule, des cris d’enthousiasme et de terreur, des dangereuses victoires.

— Je suis bien heureuse d’avoir réussi dans ma mission, fit la pythonisse ; en te voyant si entichée de ton Christian, je craignais un échec.

— Oh ! Christian me suivra.

— Sans doute ; rien ne sera changé dans votre amour… Bien que…

Faustine s’arrêta, ne voulant point compromettre son succès par une parole imprudente. Elle avait obtenu ce qu’elle souhaitait ; le reste lui importait peu.

Arlette, maintenant, chevauchait une branche, Miette lutinait Malaga sa grande amie, et Ludovic, maladroitement, jonglait avec des poires tombées.

— Mes amis, dit Sapho, solennellement, je vous annonce une grande nouvelle qui, sans doute, vous comblera d’aise. Je cède à vos sollicitations, et, dès demain, je reprendrai ma place auprès de Martial. Mirah et moi nous donnerons une séance, dans la soirée, et je terminerai la représentation par mes exercices habituels dans la cage centrale des lions et des tigres.



DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

LA FORTUNE DE MELCY

Yves Renaud, assis à la terrasse du café de la Paix, regardait passer la foule brillante et tapageuse, les voitures de maître, les automobiles, les femmes affairées, montrant leurs dessous soyeux, leurs pieds mignons.

De temps à autre, il jetait un regard distrait sur un journal déplié devant lui, près d’un verre à moitié plein et d’une carafe d’eau frappée.

Comme il appelait le garçon, il aperçut René de Pragues et Ludovic Nandel qui traversaient, en fiacre, la place de l’Opéra et leur fit signe.

Tous trois furent bientôt installés à la même table, heureux de se retrouver et de pouvoir causer un brin.

— Toujours avec Faustine ? demanda Yves Renaud à Ludovic.

— Mais oui. Nous nous revoyons, lorsque les fêtes parisiennes lui permettent de diriger sa roulotte de mon côté… Je ne suis pas le seul, d’ailleurs, à honorer son charme androgyne de pythonisse moderne, et je serais désolé de capter ses faveurs à mon seul profit.

— Le métier rapporte ?…

— Beaucoup, paraît-il, sans fatigue et sans risques. Sa clientèle se compose de trottins, d’ouvrières et, parfois, même, de filles richement entretenues, qui paient un bon prix pour le grand jeu, le marc de café, ou l’étude des lignes de la main. On ne saurait s’imaginer combien les femmes sont crédules et raffolent du merveilleux.

— Oui, les pierreuses mêmes apportent leurs quelques sous pour savoir si le Frisé, la Terreur
Elle se roulait comme une chatte câline.
de Belleville ou la Panthère des Batignolles les chérira toujours. C’est la lutte sur le trottoir autour de la roulotte fatidique. Parfois, les agents battent la charge pour faire place aux gens chics, aux grues haut cotées. Des rafles se succèdent dans le champ de foire, près des fortifs. On ramasse les filles en cheveux, hâves et déguenillées, pour les jeter dans le panier à salade, les conduire au Dépôt.

— Mais tu as donc assisté à ces exécutions ? fit Ludovic surpris.

— Certes, répondit René de Pragues. Tu oublies que j’ai eu les faveurs de Malaga, et que j’ai vu de près tout ce joli monde.

— Cette bonne Malaga !… Qu’est-elle devenue ?

— Elle continue son métier de jongleuse ; elle se console, au hasard des rencontres, de mon abandon.

— Pourquoi ne l’as-tu pas gardée ? demanda Yves Renaud.

— Une femme qui rugissait, se pâmait, s’habillait de vert, de bleu et de jaune !… C’était bien compromettant pour un jeune homme de famille bourgeoise.

— Alors, je suis seul demeuré fidèle aux anciens errements ?…

— Tu as eu ce courage ou cette faiblesse, comme tu voudras.

— Et Christian ?…

— Christian trompe Sapho avec Melcy, fit René, je le verrai ce soir, car je vais souper chez la charmeuse de serpents.

— Moi aussi !

— Moi aussi !

— Comme cela se trouve ! s’écria le jeune homme, en riant. Nous ferons route ensemble jusque chez cette nouvelle étoile de la galanterie.

— Elle est très lancée, paraît-il ?…

— Des célébrités des arts, de la politique et de la finance quémandent l’honneur d’être reçues par elle et se vantent de la connaître.

— N’est-elle pas entretenue par Joseph Laroube, le grand fabricant de brosses ?…

— Oui, cet amant sénile fait des folies pour satisfaire ses fantaisies. Elle est devenue femme à la mode, fille d’esprit, au point de faire oublier, par ses fines reparties et son exquise élégance, qu’elle est née des amours d’un lutteur et d’une cuisinière.

— Vraiment ?… on ne le dirait jamais.

— Oh ! elle était extraordinairement douée ; ses petits pieds et ses mains mignonnes sont dignes d’une duchesse. Elle a toutes les grâces de la femme.

— Et il faut la voir se multiplier auprès des invités de choix, se montrer affable, empressée, câline, écouter les madrigaux galants, se promettre toujours, dans un sourire, pour ne décourager personne.

— D’ailleurs, tous les baisers qu’elle accorde lui sont intégralement remboursés en beaux billets de banque ou en bijoux de valeur.

— Et tu dis que Christian est aussi son amant ?…

— Christian subit son charme pervers, comme beaucoup d’autres, fit René.

— Sapho a-t-elle pris son parti de cette trahison ?…

— Sapho est trop fière pour se plaindre ; mais je ne la crois pas résignée.

— Viendra-t-elle ce soir ?…

— Certes non, les deux amies sont brouillées.

 

Les jeunes gens, qui avaient pris une voiture, pénétrèrent dans le petit hôtel brillamment illuminé de Melcy.

C’était, partout, un fouillis de bibelots coûteux, jetés au hasard des meubles : faïences, cuivres, émaux cloisonnés, ivoires curieusement travaillés, statuettes signées de noms célèbres. Les murs étaient tendus d’inestimables tapisseries, contre lesquelles s’appuyaient les crédences sculptées du xiie siècle, les bahuts Renaissance, les meubles lourds du temps de Louis XIII.

D’autres pièces avaient leur style spécial, plus moderne, plus hospitalier. Des guirlandes de fleurs électriques couraient sur les panneaux de velours de Gênes, de laque et de satin ; des divans bas s’offraient aux entretiens intimes ou aux longues rêveries. Des peaux d’ours blancs ouataient les parquets de blancheurs polaires.

Les trois amis avaient remis leurs pardessus aux domestiques, bien stylés, qui s’étaient présentés, et l’huissier, planté, immobile, devant la porte des salons, avait lancé leurs noms d’une voix sonore.

Melcy, souriante, s’avança vers eux et les présenta à Joseph Laroube, le généreux protecteur, qui lui permettait d’étaler tout ce faste insolent.

Des jeunes femmes étaient assises en cercle, montrant leurs épaules et les volutes compliquées de leur chevelure. Des hommes élégants et corrects se penchaient sur elles comme pour cueillir leurs regards et leur sourire.

Des tulles, des soies opalines, des dentelles arachnéennes voilaient à peine les grâces voluptueuses de toutes ces belles filles déshabillées par le bon faiseur.

Melcy, dans une robe onduleuse, diaphane, d’un ton si doux de rose effeuillée qu’il se confondait avec sa chair, écoutait le gros industriel dans une pose extatique. Elle fermait et dépliait son éventail d’écaille blonde, incrusté de brillants, avec un léger tremblement des doigts qui révélait son trouble intérieur. Par moments, lorsqu’une auto ronflait dans la rue, elle se redressait, prêtant l’oreille, puis, quand tout bruit avait cessé, elle se laissait aller sur le dossier de son siège, la mine déçue, le sourcil froncé.

Joseph Laroube ne s’apercevait de rien, tout entier à son admiration. De ses petits yeux gris, brûlant de convoitise, il scrutait les charmes délicats de sa maîtresse, ses blanches épaules, ses seins fermes et ronds dans leur dessin très pur.

Affligé d’une soixantaine d’hivers, et d’un embonpoint excessif, il se délectait auprès de cette gracilité liliale, de ce corps androgyque si souple et si fin.

— Vous êtes exquise, ce soir, dit-il, et je serai bien heureux de défaire toutes ces étoffes qui, cependant, vous cachent si peu.

— Je serai bien lasse après le souper !

— Bah ! je ne me montrerai pas exigeant !… Et, se penchant, il ajouta : Tu ne peux, ma chérie, me laisser partir ainsi ?…

Un imperceptible frémissement avait agité les épaules de la charmeuse.

Elle se leva pour cacher son trouble, s’approcha de Christian qui venait d’entrer, lui tendit la main.

— Comme tu as tardé !…

— Une scène terrible avec Sapho.

— Elle sait donc ?

— Elle se doute… De bonnes amies se sont chargées de la mettre sur la voie.

— Alors ?…

— Tu sais bien que je n’hésiterai pas entre toi et elle.

Comme malgré lui, le comte de Sazy avait laissé échapper cet aveu, qui, peut-être, n’était pas dans son cœur. Mais les caresses de Melcy le ravissaient et l’affolaient comme une dangereuse ivresse. Auprès d’elle sa raison l’abandonnait, il se sentait capable de toutes les trahisons.

— Je viendrai, cette nuit, dit-il, lorsque tout le monde sera parti.

— Impossible, répondit-elle, Laroube aussi attendra la fin de la fête pour me rejoindre.

— Il ne reste jamais longtemps. Je guetterai dans la rue.

— Soit, mon Christian, je ne peux rien te refuser, tu le sais bien.

En attendant le souper, des artistes des grands théâtres parisiens se firent entendre. Il y eut du chant et des récitations poétiques, des intermèdes musicaux, une pantomime galante, des tableaux vivants, représentés sur une scène improvisée dans un décor de verdure et de fleurs.

Puis on apporta une caisse d’ébène et on retira d’une couverture soyeuse un grand serpent, rayé d’ocre et de cinabre, qui ondula mollement vers la jeune femme.

— C’est Pluton, fit Melcy ; je le charme en jouant de la harpe, et je vais, si vous le voulez bien, vous donner une petite représentation.

On applaudit frénétiquement, car ce numéro était le clou de la soirée, la vision sensationnelle dont tous les journaux parleraient le lendemain.

Pluton tournait vers la charmeuse sa tête plate et ses yeux d’un noir de jais brillaient étrangement. Dans sa robe arachnéenne, elle était presque nue, les paupières mi-closes,
— Je suis aussi jolie que ta maîtresse.
comme en extase, elle tendait les bras, semblant appeler une mystérieuse caresse.

Lentement, le serpent s’enroulait à ses jambes, à ses flancs, à son buste, en sifflant doucement. Elle était enserrée dans les anneaux du reptile dont la queue fouettait le tapis à coups saccadés. Mais l’étreinte ne l’oppressait pas, tant Pluton y mettait de voluptueuse délicatesse. Maintenant, sa langue fourchue se rapprochait des lèvres de la charmeuse, quêtant un baiser.

— Assez ! assez ! criaient les spectateurs, anxieux, qui craignaient un dénouement fatal.

— Ses crochets n’ont plus de venin, fit une élégante poupée, la voix dédaigneuse.

— Mais si, mais si, protesta sa voisine, ce python est des plus dangereux ; j’en ai des frissons dans tout le corps.

Melcy, de plus en plus, s’abandonnait, fermant les yeux sous le frôlement électrique et lascif.

Dans les anneaux du monstre, couraient des ondes légères, sa tête avait un balancement régulier ; enfin, sur un ordre de la charmeuse, il se détacha et retomba comme une liane fauchée.

— Bravo ! bravo ! cria le public ravi.

Le python dardait toujours vers sa maîtresse sa langue extensible et fourchue, ses regards avaient une ardente supplication.

— Sois sage, Pluton ! fit Melcy, en flattant la tête de l’animal de ses doigts fuselés.

Puis, elle prit sa harpe et préluda par quelques arpèges rapides.

Un chant d’une douceur exquise s’échappa bientôt des cordes vibrantes, une sorte de mélopée qu’elle accentuait de la voix ou laissait mourir en sons cristallins.

Le reptile, dressé sur sa queue, ondulait en cadence, suivant le rythme monotone. Il semblait un immense roseau, balancé par la brise. De légers sifflements se mêlaient aux accords de la harpe, toujours en mesure, comme si le dangereux ophidien eût été vraiment initié à l’art musical.

Pour terminer, Melcy prit avec Pluton des poses harmonieuses, abandonnées, exécuta une danse lente, voluptueuse, aux mystérieux enlacements.

Les spectateurs étaient sous le charme, tant le spectacle avait d’attrait et d’imprévu.

Christian, que les exercices de Sapho laissaient insensible, haletait d’émotion auprès de Melcy, l’âme tendue, les mains jointes, comme en prière. Inconsciemment il suivait la mélopée d’amour, se modelait sur elle, la répétait en lui avec lenteur. Il sentait frissonner ses fibres dans cette atmosphère surchauffée, rabattue par les plafonds lumineux, les lourdes tentures.

Quant à Laroube, il bavait d’émotion, trépignait d’enthousiasme, ne se lassait pas d’acclamer son ondoyante maîtresse.


CHAPITRE II

UNE RENCONTRE IMPRÉVUE

Lorsque Pluton eut repris son rêve interrompu dans la grande boîte d’ébène, Melcy, suivie de ses invités, se dirigea vers la salle du souper, servi par petites tables.

Comme par hasard, elle s’assit entre Laroube et Christian, pendant que les convives se casaient, selon leurs préférences, très gais déjà, prêts aux plus tendres folies.

Tandis que les mains se frôlaient, que les jambes s’enlaçaient, que les regards brillants se chargeaient d’amoureuses langueurs, les valets, discrets et corrects, passaient le consommé de volaille, les truites glacées vénitienne, les laitances de carpes, le chaud-froid de faisans truffés, la croustade de perdreaux, les foies gras glacés au sherry, les salades de truffes, les glaces, les paniers de fruits.

Le Château-Yquem, le Chambertin, le Rœderer déliaient les langues, et, plus pressantes, se faisaient les étreintes secrètes, les sollicitations.

Les femmes avaient laissé tomber les dentelles de leurs corsages ; leur rire sonnait haut et la pointe de leurs seins tumultueux rosissait, parfois, sous les tulles saccagés.

Ludovic Nandel, à demi renversé sur sa chaise, répondait mollement aux agaceries d’une jolie fille, vêtue de soie rose peinte et de point d’Angleterre. Il examinait les pièces d’orfèvrerie, les guirlandes électriques, qui couraient sur les nappes, sur les murs, sur les plafonds, voilant leurs pistils flamboyants au cœur des roses, des lis et des orchidées.

Yves Renaud, blotti contre une brune plantureuse, aux regards noyés, lui effleurait presque la joue de ses lèvres, lui murmurant des choses effroyables qu’elle écoutait, toute pâmée d’aise. À en juger par sa tenue de guingois, il devait avoir enlacé la jambe de sa compagne, et ils échangeaient des pressions de bras et des serrements de main sous la nappe fleurie.

Les amoureuses se complaisaient dans ces jeux, naïvement pervers, précurseurs des plus chaudes étreintes.

Tout à coup, une femme, somptueusement vêtue de crêpe de Chine mauve, brodé d’anémones au cœur d’améthystes, fit son entrée et vint embrasser Melcy.

Elle était pâle, belle et souple dans sa longue robe serpentine aux discrets scintillements.

— Nora ! fit la charmeuse, comme tu viens tard !

— Oui, j’ai dû assister à la représentation privée des « Libertines » et faire une apparition à la soirée de Liane de Sauges.

À cette voix, Christian tressaillit. Il sortit de son rêve, fixa sur la nouvelle venue un regard égaré en balbutiant de vagues menaces.

Nora, qui, à son tour, l’avait contemplé, riait dédaigneusement.

— Vraiment, je ne croyais pas vous rencontrer ici !

— Qu’avez-vous donc ? demanda Melcy, inquiète.

La jeune femme riait toujours, et Christian s’était levé, les lèvres tremblantes, blême de fureur.

— Sortez ! sortez ! cria-t-il, tandis que les convives, surpris, effrayés, se tournaient vers lui.

— Sortez ! répéta-t-il, en étendant les bras vers Nora, qui demeurait immobile, insolente et calme.

Christian, incapable de se dominer davantage, allait se jeter sur la jeune femme, lorsque Ludovic et Yves Renaud paralysèrent ses efforts.

— Mais qu’y a-t-il donc ?… demandait la charmeuse, désolée de cet incident.

— Il y a, fit Nora, d’une voix âpre, que cet
— Je le charme en pinçant de la harpe.
homme a été mon mari et qu’il a voulu me tuer dans un accès de démence. Je porte encore la trace de son crime… Oui, oui, Christian, tes regards ne m’épouvantent nullement, et je dirai bien haut que ta place est toujours dans une maison de fous, car tu n’es pas guéri.

— Faites-la taire ! sanglota le comte de Sazy.

— Pourquoi me tairais-je ?… On m’insulte et je me défends. Rien de plus. Il y a du danger à recevoir les déments ; je le répète pour la sécurité de tous. Celui-ci a déjà été enfermé plusieurs fois, mais, toujours, des influences puissantes l’ont délivré trop tôt. Sa présence est une menace permanente.

Christian se crispait de rage, tandis que Nora le fixait de ses prunelles noires, méprisantes et cruelles.

— Fouillez-le, reprit-elle, je gage qu’il a sur lui des armes dont il n’hésiterait pas à se servir dans un de ses brusques accès !…

Laroube tremblait de tous ses membres.

— Faites sortir ce jeune homme, glissa-t-il à l’oreille de Melcy. Tant qu’il restera près de moi je ne serai pas tranquille.

La charmeuse prit par le bras le comte de Sazy, et l’entraîna, sous le rire insultant de Nora qui triomphait bruyamment.

Quand ils furent dehors :

— Pourquoi as-tu injurié cette femme ? demanda-t-elle.

— C’est elle qui a causé tous mes malheurs ; je la hais et n’ai pu me contenir. Il ne fallait pas la recevoir.

— J’ignorais qui elle était, car elle a changé de nom… Je ne la verrai plus.

— Tu me le jures ?

— Oui, mon chéri… Maintenant, va-t’en. On oubliera cette scène pénible… Mais, c’est tout de même vrai que cette Nora ressemble à Sapho. Je n’y avais jamais songé !…

— Je te reverrai quand le vieux se sera éloigné, dis, ma mignonne ?…

— Est-ce bien prudent ?

— Oui, oui, je t’en supplie, ne me repousse pas, ne me cause pas ce nouveau chagrin !…

— Eh bien, soit, viens me retrouver après le départ de Laroube.

Ils échangèrent un dernier baiser, et Melcy rentra dans les salons brillamment illuminés, où les conversations légères avaient repris de plus belle, dans le fumet des vins et la griserie des voluptueux frôlements.


CHAPITRE III

RETOUR DU MAL

Christian, certes, possédait dans le sang des germes morbides de démence. La lutte pour lui devait être constante, acharnée, et sa rencontre avec Nora n’était pas faite pour le guérir de ses secrètes épouvantes.

C’est en vain que la charmeuse après le départ de son vieil amant, l’avait serré sur son sein, en lui prodiguant ses caresses et ses baisers.

Ô mon cher aimé ! murmurait-elle, entre deux extases, crois-tu qu’il y ait un bonheur plus intense que celui que nous éprouvons à nous contempler les yeux sur les yeux, après l’échange de notre suprême amour ?… La vie vaut qu’on la savoure dans toutes ses joies et l’on est stupide de se créer de futiles soucis, quand il n’y a qu’à laisser couler les jours comme une eau limpide.

— Nora, pourtant…

— Nora ne reviendra plus. Je lui ai fait comprendre que son algarade m’avait déplu et que je ne tenais pas à la revoir.

— Elle se vengera.

Melcy leva les épaules avec insouciance.

— Que peut-elle contre moi ?…

— Je ne sais pas ; elle inventera des félonies… Une lettre anonyme dénoncera nos amours à Laroube ou à Sapho.

— Ils n’y croiront pas.

— Aussi, pourquoi gardes-tu ce vieil homme ridicule ?… Nous pourrions être heureux, tous les deux.

— Ta fortune ne suffirait pas à mon luxe. Déjà tu as dépensé pour moi une partie de ce que tu possédais ; Sapho n’a aucun bijou.

— Elle n’en désire pas.

— C’est par délicatesse, je la connais bien ; elle t’aime trop pour exiger de toi autre chose que des caresses… Ah ! si elle savait !…

— Chut ! fit Christian, en étouffant sur les lèvres de sa maîtresse la révolte de sa conscience.

La chambre à coucher de Melcy respirait d’enivrantes senteurs, sous ses tentures de velours et de soie. Elle était tendue d’une étoffe ancienne, bleu pâle, semée de fleurettes d’argent. Les rideaux des fenêtres, les portières, les sièges, les tapis étaient de la même teinte mourante. Des liserons bleus, au plafond, contenaient les pistils électriques ; d’énormes peaux d’ours blancs ouataient le sol ; le lit, élevé sur deux marches, était laqué de blanc avec des incrustations d’argent cabochées de turquoises ; une petite couronne de liserons bleus lumineux était tenue au-dessus du chef par deux faunesses de marbre blanc.

Le dessin des étoffes soyeuses s’arrondissait exquisement, et ce qui lui donnait surtout une originalité et une grâce particulières, c’étaient ces grands calices filigranes d’argent qui couraient en bordure et d’où semblaient émerger des bottes de clochettes bleues, en relief, si merveilleusement imitées qu’on eût presque été tenté de les cueillir. Deux vases de jade, incrustés de saphirs, flanquaient, sur la cheminée, une coupe ancienne d’ivoire, cerclée d’or, et garnie de sujets travaillés d’une infinie délicatesse. Quatre éléphants d’ivoire, harnachés de pierreries, la supportaient sur leurs trompes levées, et cette pièce, seule, valait une fortune.

Mais, ce qui prenait invinciblement aux sens, c’était cette fine odeur de jacinthe sauvage qui parfumait vaguement l’air, et que l’on sentait plus enivrante encore, dans les angles des meubles, dans les plis des étoffes, des linges, surtout dans les cheveux de lune et tout le long de la peau tiède de la charmeuse.

Sous la coloration bleuâtre des fleurs électriques, les chairs gagnaient des lueurs mates et nacrées d’une mystérieuse séduction. Melcy,
— Je t’attendais, dit la dompteuse.
sphynx déconcertant, inquiétant androgyne, aux formes sveltes, fines et harmonieuses, était bien l’idole de ce temple d’amour.

Christian sentait vibrer en lui l’écho des hantises perverses ; il se fondait en la douceur caressante de l’extase, fermait les yeux aux épouvantes prochaines, anxieusement pressenties.

— Pourquoi m’aimes-tu ? demanda-t-il, après un long silence… Qu’ai-je fait pour te plaire ?…

Melcy eut une moue malicieuse.

— Ma foi ! je n’en sais rien… Peut-être ai-je eu du plaisir à te prendre à Sapho ; peut-être m’as-tu intéressée parce que tu n’es pas semblable aux autres… Peut-être t’ai-je choisi parce que tu es fou !

« Fou ! »… Le mot terrible revenait au milieu des ivresses pour rappeler le jeune homme à la triste réalité… Fou ! l’affreuse accusation planerait donc toujours sur sa vie ?… Fou ! Fou !… Le serait-il donc, même pour ses maîtresses ?…

Avec brusquerie, il repoussa Melcy, se leva.

— Tu pars ? demanda-t-elle en bâillant.

— Oui, je veux te laisser reposer. Il fait jour, déjà.

Elle s’étira mollement.

— Je ne sais ce que j’ai fait de mon collier, dit-elle. Ne le vois-tu pas sur la cheminée ?

Christian regarda les perles rondes, énormes, superbes, sur le satin bleu où elles formaient un long serpent du plus pur orient.

— Elles sont là, fit-il.

— Ah ! bien, je croyais les avoir laissées dans le petit salon.

— Tu as tort de les oublier ainsi. Ce collier royal pourrait tenter un voleur.

— Un voleur ! s’écria-t-elle en riant. Je ne vois que toi et Laroube… Tu es incapable d’une semblable action, et pourquoi Laroube me reprendrait-il ce qu’il m’a donné ?

Elle s’étirait, se roulait, comme une chatte câline, lasse de tant de fêtes, de tant de joies, de tant d’amour.


CHAPITRE IV

ENTRE DEUX MAÎTRESSES

Christian s’était enfermé chez lui, en proie à tous les tourments de l’angoisse et du doute.

Cette femme, qui, tout à coup, réapparaissait dans sa vie, pour le défier et l’accabler de son mépris, était une menace redoutable. Rien de bon, certes, ne sortirait de cette rencontre, et le jeune homme ne savait à quel parti se résoudre, entre son ancienne et sa nouvelle maîtresse.

Il aimait toujours Sapho, mais Melcy troublait ses sens, le comblait de savantes caresses dont, déjà, il ne pouvait plus se passer.

Il fermait les yeux pour ne plus la voir ; mais il la sentait là, toujours, elle lui tendait les bras dans l’ombre ; elle était désirable à lui faire rompre tous les serments. À travers ses paupières, il voyait sa gorge, il voyait ses épaules, ses flancs, ses pieds menus, et il lui prenait l’envie de la posséder encore, malgré tout.

Non, non, ce n’était pas lui, le passionné, le tendre, qui avait eu cette cruauté de vouloir la mort de son bonheur ; c’était l’autre, le déséquilibré, le fou, qui dénaturait toutes ses actions. Une fumée d’amour exaspérait sa chair ; comme les jours précédents, le vertige le prenait.

Dans l’après-midi, après quelques heures de repos, il alla à Versailles, où Sapho donnait des représentations. Il la trouva, assise dans sa petite loge tendue de soie japonaise. La cage de la panthère favorite donnait dans un angle de la pièce. De sorte que la dompteuse pouvait entrer directement auprès de Mirah à l’heure des représentations.

— Alors, c’est ici que tu passes ton temps ? demanda le jeune homme.

— Je t’attendais, dit-elle avec mélancolie. Pourquoi me délaisses-tu ?…

— Je ne te délaisse pas, mais ma vie a des exigences… Un nouveau danger me menace.

— Lequel ?

— J’ai rencontré celle que j’ai voulu tuer, Nora, ma femme.

— Ah ! si tu restais avec moi, semblable chose ne t’arriverait pas. Qu’as-tu besoin de courir les fêtes ?

— Oui, j’ai eu tort, avoua-t-il. Je ne veux plus aimer que toi. Il n’y a pas une place de ton corps charmant que tu ne m’aies livrée. Ton visage, tes yeux, ton front, ta bouche, tout est à moi, ma chérie !… Je suis bien ingrat de l’avoir oublié !

— Moi, dit-elle, je n’ai jamais aimé que toi. Tu es mon premier et mon seul amant… Tu m’as grisée, affolée, perdue !… Me quitter, maintenant, serait une mauvaise action, car tu ne peux rien me reprocher, mon Christian ?…

— C’est vrai, tu es l’amante unique, idéale ; celle qu’on rêve durant toute son existence et qu’on ne remplace jamais, lorsqu’une fois on l’a possédée !…

— Oh ! tu ne me quitteras plus ? implora-t-elle, en s’enlaçant à lui. Le passé a noué des liens autour de nos êtres, des liens que la mort seule pourra rompre !

Elle souriait. Ses flancs harmonieux, sa poitrine épanouie semblaient promettre d’ineffables délices. Sur ses joues, à fleur de peau, venait la savoureuse ardeur de la chair, des lueurs passaient dans l’aigue-marine de ses prunelles, et Christian était tout enveloppé du subtil parfum de verveine qui était comme la respiration lascive de son corps divin. De nouveau, il sentit l’ivresse qui coulait en elle embraser ses sens, tuer sa volonté.

— Rien ne nous sépare, reprit-elle, que peut cette femme contre nous ?… Pourquoi douter de l’avenir ? Il n’y a rien que notre loyauté et notre amour.

— Oui, fit-il, il y a des créatures tombées au hasard sur la terre, comme des graines venues on ne sait d’où et qui poussent côte à côte, se frôlant et se protégeant contre la tempête. Nous ne sommes pas libres de notre destinée, mais nous pouvons, au moins, essayer de nous créer une félicité en ce monde, en nous appuyant les uns aux autres. Aime-moi ! Protège-moi !

Elle le prit contre son sein, le berça comme un enfant peureux que l’on console.

Mirah, dans sa cage, gémissait de jalousie ; mais les amants n’y prenaient point garde, tout entiers à leur joie. Lui, se laissait dorloter, acceptait les baisers qui se posaient, au hasard, sur ses yeux et sur ses lèvres.

— Rappelle-toi comme nous avons été heureux avant ton départ, dit-il. Pourquoi es-tu retournée chez Martial ?

— Oui, peut-être ai-je eu tort.

— Il ne fallait pas me quitter. Comme il faisait bon soleil dans notre villa cachée sous les fleurs !… Nous marchions sous la haie des rosiers. L’herbe était grise, avec des moires blanches et vertes. Les abeilles ronflaient et, de temps à autre, les vieux pruniers, au-dessus de notre tête, laissaient tomber un fruit mûr qui s’ouvrait en touchant terre, montrant une blessure d’or dans sa chair violette. Te rappelles-tu le goût délicieux de ces prunes qui sentaient le miel et la vanille ?… La vie, le passé, l’avenir, c’était notre tendresse, nos baisers, nos extases. Tout s’abolissait devant cette ardente félicité.

— Nous avons été trop heureux, peut-être !

— Comme il nous semblait grand, ce jardin tout plein de notre amour !… Les feuillages roulaient jusqu’à l’horizon, avec un bruit de vagues sous les brises ; les chemins d’herbe fine serpentaient entre les arbres serrés dont les bras s’unissant formaient très haut un dôme d’émeraude.

— Certes, il était bien beau le parc de nos rêves !…

— Quand les étoiles s’allumaient nous marchions encore, les pieds légers, sur le tapis de soie des mousses odorantes. Et ce n’était pas la nuit qui venait, c’était une douceur discrète, une tendresse voilée, un coin de mystère qui nous charmait.

— Je te croyais las de toutes ces choses j’ai craint de te déplaire.

— Et c’est pour cela que tu es partie ?…

— C’est pour cela.

— Il fallait rester auprès de moi pour me soigner, me guérir, tout à fait. J’étais trop faible encore.

— Je n’ai pas osé.

— Ah ! que tu as été imprudente !…

— Mais que s’est-il donc passé ?…

— Rien, fit-il, après un silence. Il ne s’est rien passé. Seulement, j’ai peur des autres et de moi-même. Les anciennes hantises me poursuivent, de nouveau, et je crains de ne plus jamais retrouver la sécurité de ces jours divins que nous avons gaspillés comme deux enfants inconscients. Non, certes, nous ne retrouverons plus ces chaudes journées d’amour, ces averses de soleil qui me trempaient d’un frisson voluptueux, ces roses, ouvertes comme tes lèvres, donnant leur vie dans un baiser, ces caresses de feuilles tombant dans nos cheveux, cette mollesse de la terre s’enflant comme un sein de nourrice et laissant couler le lait des ruisseaux sur le sable d’or !…

Christian pleurait, tant l’évocation de ses songes l’emplissait de désir et de regret.

Sapho le reprit contre son sein.

— Viens, dit-elle, le bonheur présent, si tu le veux bien, peut valoir le bonheur passé.

Et, comme Mirah rugissait de jalousie et de colère, elle tendit un rideau devant la cage du fauve.

— Vis pour moi, mon chéri, continua la dompteuse, sois homme, sois fort ; laisse-toi rouler dans ton rêve avec l’ardeur de ta jeunesse et de ton désir. Ouvre tes bras à ma caresse ; serre-moi contre ton cœur et tu seras guéri.

Bientôt, dans la loge étroite, ne monta plus qu’un hymne de tendresse éperdu, coupé parfois par la plainte irritée de la panthère noire.


CHAPITRE V

VERS LA GLOIRE

Le désir du danger était dans la nature de Sapho. Elle aimait ses grands lions farouches, ces rois du désert qui, déjà, si souvent, avaient failli la dévorer. Au milieu des tigres, des léopards, des hyènes, des chacals, des loups, elle sentait une sorte de griserie envahir son être. Voyant la bête domptée, elle cherchait la bête indomptable, avide d’émotions nouvelles et profondes.

Elle voyageait, maintenant, poussant vers le Midi sa course vagabonde, après s’être arrêtée dans les grandes villes qui réclamaient sa présence. À Orléans, à Tours, à Angoulême, la foule avait envahi la ménagerie Martial pour acclamer l’idole qu’une prestigieuse publicité devançait partout.

Une après-midi, la représentation allait commencer. L’orchestre était à son poste, préludant par des sons discordants au morceau de bravoure qui précédait l’entrée dans les cages ; la foule se pressait au bas des marches de bois lorsqu’un cri retentit : « Fatma s’est échappée ».

Fatma était la lionne qui, déjà, s’était révoltée contre la dompteuse et l’avait cruellement blessée. C’était une bête rebelle, réputée pour son mauvais caractère et sa traîtrise.

On l’avait vu allonger ses griffes derrière ses barreaux, frotter sa croupe puissante et retrousser ses babines avec colère. Ses prunelles métalliques se couvraient d’un voile de sang, un rauquement profond sortait de sa gorge, semant l’épouvante parmi les spectateurs.

On la calmait avec peine dans la ménagerie
— Melcy mourra !… dit la Pythonisse.
mais, rendue à la liberté, à l’espace, tentée par la proie facile, elle devenait un adversaire redoutable.

Comme par magie la ménagerie s’était vidée ; hommes et femmes détalaient en toute hâte, cherchant un refuge dans les maisons, les boutiques, les chalets et même sur les branches des tilleuls et des marronniers.

Les oiseaux battaient de l’aile, s’envolaient, disparaissaient dans le blanc des nuages ou les lointains verdoyants.

Martial s’était élancé avec un revolver, mais Sapho l’avait arrêté.

— Il ne faut pas tuer cette bête, qui est une des plus belles de la ménagerie. Laissez-moi faire, dit-elle, je la ramènerai.

— Mais, tu risques ta vie !… Fatma en liberté est mille fois plus dangereuse que dans sa cage.

— Bah ! je ne la crains point.

— Au moins, prends une arme pour te défendre.

— Non, non, fit la dompteuse, qui courait déjà dans la direction que le fauve avait suivie.

Fatma s’était réfugiée dans une grange, donnant des signes violents d’exaspération. Elle s’était dressée dans un angle, et sa queue horizontalement battait ses flancs. Sa gueule, grande ouverte, bavait ; ses yeux lançaient des flammes.

Sapho, à trois mètres du fauve, le contemplait avec tranquillité avant de prendre une décision. Une seconde de plus, il allait bondir, étreindre le corps souple de la femme, le déchirer entre ses griffes.

Mais Sapho s’avança, mit la main sur l’échine de la bête, et, doucement, l’appela comme elle le faisait lorsqu’elle entrait dans la cage.

Fatma, d’abord indécise, bondit plus loin, en poussant des rauquements sinistres ; aucune prière, aucune menace ne put la ramener. Au paroxysme de la rage elle s’était blottie dans l’ombre, toutes griffes dehors, et sa queue plus frénétiquement frappait le sol.

La foule, qui s’était massée au dehors avec des fusils, n’attendait qu’un moment favorable pour tirer.

Mais la jeune femme alors s’enferma avec le fauve, resta dans l’obscurité, en face de l’atroce péril invisible et frémissant. La lionne allait d’une muraille à l’autre, effarée, cherchant une issue. La femme, immobile, continuait ses objurgations, la voix douce et caressante. C’était comme une sorte d’envoûtement qui paralysait la bête, lui enlevait, peu à peu, ses tentations cruelles, ses désirs de révolte. Elle était surprise de n’être plus fouettée, cravachée, malmenée, et sa fureur s’apaisait, faisait place à une sorte d’engourdissement morbide.

Lorsque la porte se rouvrit, enfin, Fatma, enchaînée suivait la dompteuse, docile comme un chien, la mine contrite et l’oreille basse.

Cette aventure fit grand bruit. On admirait l’inconcevable audace de Sapho, et le public la fêtait quotidiennement dans toutes ses stations. Elle descendit jusqu’à Naples, remonta jusqu’au Piémont, de plus en plus acclamée par une foule idolâtre de son courage et de sa beauté.

Chaque soir sa loge s’emplissait de fleurs. Le roi d’Italie désira la voir de près et la féliciter. Des admirateurs fervents sollicitèrent l’honneur d’une entrevue, mirent à ses pieds leur situation et leur fortune.

C’était un cantique d’admiration et de louange qui montait vers sa grâce souriante, un encens de désirs qui nimbait sa petite tête ardente et fière.

Sapho, pourtant, était triste, car Christian une fois encore, l’avait abandonnée pour suivre sa fantaisie perverse, retourner vers les anciennes hantises de meurtre et de démence.


CHAPITRE VI

LES ARRÊTS DU DESTIN

Après cette nouvelle fugue de son amant, l’amoureuse n’eut plus qu’un désir : rentrer en France, malgré les offres magnifiques qu’on lui faisait en Autriche, en Espagne, en Amérique. Loin de Christian, rien ne la tentait plus ; toute sa belle ardeur des mois précédents s’en était allée avec sa tranquillité et sa joie.

Justement, on lui proposait un engagement dans un music-hall des boulevards, où elle devait s’exhiber au milieu de ses fauves. Le directeur comptait beaucoup sur ce numéro sensationnel pour attirer le public qui, depuis quelque temps, désertait son théâtre.

Sapho, d’abord indécise, accepta, lorsqu’elle sut que Faustine, grâce à de bienveillantes influences, avait réussi à se faire agréer dans le même endroit pour un nombre assez considérable de représentations.

La pythonisse se montrait, presque nue, dans un décor grec et rendait des oracles, grâce à la complicité d’un copain qui lui indiquait ses réponses par certains signes convenus, après l’avoir magnétisée. Le truc, adroitement combiné, intéressait le public qui prenait plaisir à contempler la jolie fille dans son déshabillé suggestif.

Sapho fut heureuse de retrouver son ancienne amie et c’est avec intérêt qu’elle l’interrogea sur sa vie, ses amours, ses projets.

— Tu ne vois plus Ludovic Nandel ?… Pourquoi n’est-il pas ici ?…

— Oh ! fit la pythonisse, mes liaisons, tu le sais, ne sont jamais longues. Je suis restée à peu près fidèle à Ludovic pendant un an, ce qui est superbe. Puis, nous sommes allés chacun de notre côté, sans nous brouiller pour cela. Lorsque les hasards de la vie nous rassemblent, nous évoquons le passé, bien gentiment, mais sans regrets excessifs… Et toi ?…

Sapho secoua la tête avec mélancolie.

— Moi, j’aime encore Christian, et je souffre de son absence.

— Tu as bien tort de t’attacher à cet homme. Rien de bon ne peut en résulter.

— Il est plus à plaindre qu’à blâmer.

— C’est un fou qui ne saurait te rendre heureuse.

— Il allait mieux, beaucoup mieux, et j’espérais, à force de tendresse, le ramener complètement à une existence normale.

— Peine perdue !… Les germes morbides qui sont en lui gagneront sa raison et son cœur fatalement.

— Ne vois-tu aucun remède à son mal ?

— Aucun.

— Que fait-il en ce moment ?… Peux-tu me renseigner ?

— Oui, mais je préfère garder le silence.

— Pourquoi ?

— Parce que la vérité te ferait trop de peine.

Sapho tressaillit violemment.

— Oh ! dis-moi ce que tu sais ?… Je t’en supplie !

Et, comme la pythonisse ne répondait pas :

— Christian me trompe… n’est-ce pas ?… Je l’avais deviné.

— Tu vois, ma chérie, tu trembles comme la feuille et je n’ai rien dit encore… Le mieux serait de tâcher d’oublier… Avec ta réputation, tes succès, ton joli visage, il te serait si facile de remplacer cet amant indigne !… Veux-tu que je te fasse connaître mon dernier ami ?… Il est généreux et charmant… Par lui tu pourrais te créer des relations utiles.

— Non, dit Sapho, je ne saurais me détacher de Christian.

— À ton aise ! fit la pythonisse en haussant les épaules, mais il n’est pas permis de gâcher ainsi les dons de la nature !… Si tu voulais, au bout d’un an, ta fortune serait faite… Vois Melcy…
Elle tendit un rideau devant la cage.

Faustine s’arrêta, craignant d’avoir imprudemment prononcé le nom de la charmeuse.

— Oui, Melcy a réussi dans la galanterie, avoua Sapho, mais Melcy n’aimait pas… D’ailleurs, ne lui as-tu pas prédit une fin terrible ?…

— Melcy mourra ! dit la pythonisse ; j’ai lu son destin dans les lignes de sa main, car si j’emploie quelques trucs pour plaire au public, je sais, tout de même, discerner l’avenir et ma divination est rarement en défaut.


CHAPITRE VII

PREMIÈRE SENSATIONNELLE

— Une belle salle ! dit Sapho, qui passait un pinceau enduit de kohl sur ses paupières et ses sourcils. Pour mes débuts au théâtre, cela promet.

Elle portait une longue jupe de drap blanc, bordée de zibeline. Un petit mantelet de velours incarnadin s’agrafait à ses épaules et un toquet frondeur couronnait son épaisse chevelure rousse, aux reflets de cuivre.

Faustine, drapée de tulle noir, semé d’étoiles d’argent, présidait à la toilette de la dompteuse, l’étourdissant de son bavardage, car elle avait vu, dans une avant-scène, Melcy et Christian. Cette rencontre, pensait-elle, pouvait paralyser Sapho, lui enlever tous ses moyens, et elle essayait d’en atténuer l’effet par une savante préparation.

— Tu n’as jamais travaillé sur une vraie scène ? demanda-t-elle.

— Non.

— Ne crains-tu pas la surprise pour tes bêtes de ce public nouveau, des feux aveuglants de la rampe ?

— J’ai répété longuement, hier et avant-hier ; je suis sûre de mes fauves.

Au moyen d’une estompe, elle effaçait les traits trop vifs, noyait ses regards d’une amoureuse langueur. Une poudre mystérieuse dilatait les pupilles, leur communiquait une flamme étrange. La bouche saignait dans la face ardente d’une chaude pâleur. Elle en corrigea le dessin un peu sec avec un pinceau enduit de carmin, se toucha les narines et les oreilles.

Le fard dont elle se servait répandait de véhéments parfums de verveine ; chacun de ses mouvements dégageait des effluences plus vives.

— Le mieux, dit Faustine, est de ne pas regarder dans la salle. Il faut agir comme si le public n’existait pas ; ne se laisser influencer ni par son silence, ni par ses bravos.

— Mais je ne crains ni le blâme, ni les éloges. J’ai l’expérience de la foule, et toujours je suis sortie victorieuse des plus pénibles épreuves.

— Les spectateurs d’une ménagerie ne ressemblent pas à ceux d’un théâtre.

— Je ne suis pas une débutante ! fit la dompteuse, en riant.

— Promets-moi de ne pas t’inquiéter de ce qui se passera derrière toi, de ne t’occuper que de tes fauves ?…

Sapho, frémissante d’impatience, cambrait son buste harmonieux, moulé par le drap blanc de son corsage, et rejetait les boucles courtes de sa toison rousse.

— En scène pour le 10 ! cria le régisseur, tandis qu’un tourbillon de petites femmes, en maillot rose, passait dans les couloirs en fredonnant une scie de café-concert.

— Ce qui me contrarie un peu, fit la dompteuse, c’est la mauvaise humeur de Mirah. Depuis deux jours, elle dédaigne tout aliment. Elle est vraiment dépaysée. Mais elle ne refusera pas de travailler avec moi, j’en suis certaine.

— Et tes autres bêtes ?…

— Douces comme des moutons. Elles sont repues et ne songent guère qu’à dormir. Ah ! je ne risque rien ; je t’assure.

Dans la salle on arrivait pour voir le numéro sensationnel, annoncé à grand renfort de réclame. Sur des milliers d’affiches, dispersées dans Paris, se dressait le portrait de la dompteuse au milieu de ses tigres et de ses lions. Depuis huit jours on ne parlait que d’elle ; toutes les places étaient louées à un prix inconnu jusqu’à ce jour.

Melcy avait entraîné son vieil amant et Christian à cette première ultra-chic. Il lui plaisait d’affirmer son triomphe, de se montrer dans toute la séduction de sa jeunesse, de son élégance. Elle pensait, d’ailleurs, que Sapho avait donné un successeur à l’amoureux volage et que son image s’était effacée de son cœur.

Jugeant son ancienne amie d’après elle-même, elle n’attachait pas grande importance à cette trahison.

La petite charmeuse de serpents était exquise dans sa robe princesse brodée dans le style byzantin et garnie de panneaux de Venise filigranés d’or.

Non loin d’elle, Nora, la femme divorcée de Christian, la lorgnait avec insistance, et parfois se penchait vers son compagnon, un grand garçon brun, à l’épaisse moustache, pour lui parler à voix basse.

— Regardez donc son collier, disait-elle ; il a deux rangs de plus qu’il y a six semaines, et, certes, il doit bien valoir cinq cent mille francs.

— Oui, c’est une belle pièce.

Miette, Arlette et Malaga étaient venues aussi applaudir leurs anciennes compagnes. La Fortune, pour elles, s’était montrée moins généreuse, mais elles en prenaient leur parti en bonnes filles, peu jalouses, que la réussite d’une amie ne saurait attrister.

— Tiens, Christian est avec Melcy ! fit Miette en mangeant un caramel. En voilà, une histoire !

Malaga haussa les épaules.

— Un fou ! je l’ai toujours dit… Sapho a dû le remplacer depuis longtemps. N’avons-nous pas également changé d’amants depuis notre promenade à Ville-d’Avray ?…

— Moi, déclara Arlette, l’acrobate, j’ai fait autant d’amoureux que de campements, et ce n’est pas peu dire ! Mais Faustine m’a prédit un avenir fastueux. J’attends avec confiance.

— Moi, soupira Miette, les hommes me laissent bien tranquille, je n’aime que ma grande amie Malaga !… Tous les matins je lui apporte des journaux et des friandises. Parfois elle est avec un type qui me déplaît, et elle se cache, lorsque j’arrive, derrière un paravent, car elle craint mes reproches.

— Oui, dit Malaga, en prenant deux caramels dans la boîte ouverte devant elle, Miette se permet d’être jalouse !… Il n’y a plus d’enfants !

— Bah ! fit la petite, les réconciliations n’en sont que meilleures.

Les loges resplendissaient, occupées par les étoiles de première et de deuxième grandeur de la galanterie. Ce n’étaient qu’ondoiements de
Faustine évoquait les ombres.
pierreries, ruissellements de gemmes multicolores qui faisaient aux bustes raidis des femmes des carapaces de scarabées prestigieux. Les chairs offraient des tons lactés ; les chevelures, dans toutes les teintes de l’or et du cuivre, encadraient les faces poudrerizées de leurs auréoles rutilantes.

Les rires fusaient, s’égrenaient de toutes parts ; ce n’était dans la salle qu’un long frémissement de joie, une aimable impatience de viveurs un peu blasés.

Déjà, l’on avait applaudi des jongleurs, des acrobates, un ballet de libellules et de chauves-souris, une danseuse espagnole, un prestidigitateur. C’était maintenant le tour de Faustine, qui devinait la pensée des spectateurs, détaillait les objets que touchait un compère, lisait, au hasard, une lettre fermée, une inscription secrète, le passage d’un livre qu’on lui montrait du fond de la salle.

Elle émerveillait le public par la sûreté de ses réponses, tombait avec grâce dans le sommeil magnétique et finissait par la rigidité cataleptique qui lui permettait de supporter, sur son corps tendu dans le vide, des poids considérables.

— Bravo, Faustine ! criait Melcy, en jetant sur la scène un gros bouquet de roses, qu’elle venait d’acheter à une frêle marchande qui passait dans le couloir.

Laroube était fier de sa maîtresse. Ses petits yeux luisaient dans sa face poupine.

— Voulez-vous d’autres fleurs ? demanda-t-il.

— Oui, oui, d’autres roses pour Sapho.

— Je vais en chercher, dit la marchande.

— C’est cela ! apportez-moi ce que vous avez de mieux. C’est pour l’étoile de ce soir.

Christian, plongé dans une sorte de rêve morbide, ne semblait pas s’apercevoir de ce qui se passait autour de lui. Une atmosphère de tristesse l’enveloppait, une atmosphère qui n’avait pas d’affinité avec l’air surchauffé du théâtre. Une sorte de vapeur ocreuse, à peine visible, flottait pour lui sur tous les visages, leur donnant, comme à ceux de la scène, une apparence irréelle de figures de cire.


CHAPITRE VIII

LA DANSE DES FAUVES

Aux exercices de Faustine avait succédé un nouveau ballet. Les marcheuses aux bras grêles, aux maillots rembourrés, offraient la nudité gracile de leur torse, dans un déshabillé savant. Leur corsage, ouvert jusqu’à la ceinture, remontait juste assez pour emprisonner, comme en des mains, les seins aux bouts carminés.

Les dos accusaient librement leur sillon voluptueux, et la mousse des aisselles ombrait les chairs sur le blanc gras.

Les yeux trop charbonnés affadissaient les perruques blondes, les bouches souriaient nerveusement pendant les entrechats et les pirouettes.

Aux longues ailes de gaze arachnéenne du ballet des libellules avaient succédé les costumes précis d’un divertissement galant. Bergers et bergères, armés de houlettes, évoluaient dans un décor fleuri. Et c’était un émerveillement que la farandole des petites femmes, vêtues de soie aux tons de pastels, montrant leur chair, depuis le front jusqu’à la taille, avec une savante perversité.

Mais les spectateurs, blasés sur ces exhibitions, continuaient leurs conversations et leurs rires ; l’on ne fit silence que lorsque les grandes cages des fauves furent glissées sur la scène. Ces cages, complètement ajourées, permettaient de voir de tous les côtés. On les espaçait ou on les réunissait, selon le besoin de la dompteuse, qui faisait travailler ses bêtes en masse et séparément.

Sapho, un peu émue, vint saluer le public, puis commença ses exercices avec la panthère noire.

Elle l’étreignit, comme de coutume, posa sa tête contre la sienne, et, mettant sa bouche sur le mufle crispé, sembla s’oublier en un baiser profond.

Mirah fermait ses paupières voluptueusement, renversait le front, ronronnait félinement, se frottait à cette chair de femme tiède et parfumée.

Mais l’on avait réuni les cages qui contenaient vingt-cinq lions superbes, à la tête énorme, aux muscles puissants, aux jarrets d’acier.

Comme une meute de chiens dociles, les rois du désert sautèrent des barres élevées, crevèrent des cerceaux de papier, franchirent des guirlandes de flammes et, les yeux injectés, le poil roussi, vinrent se coucher aux pieds de la jeune femme.

Alors, au milieu de ses fauves, elle joua avec des colombes, des ramiers familiers et, renversée sur le dos de Mirah, servit elle-même d’obstacle à ses bêtes qui, toutes, passèrent au-dessus d’elle, sans même effleurer son corps charmant.

Les spectateurs étaient debout, applaudissant avec rage.

— Bravo, Sapho ! criait Melcy.

Et une énorme gerbe de roses vint tomber sur la scène, devant les cages.

La dompteuse porta ses regards vers l’avant-scène de sa rivale, et elle manqua défaillir en apercevant Christian, dont les yeux vagues, vides de pensées, ne semblaient même plus la reconnaître.

— Melcy ! murmura-t-elle, c’était Melcy !…

Un voile de sang passa devant sa face livide ; pourtant, elle fit un violent effort, continua ses exercices. Mais elle n’avait plus la même sûreté. Mirah, qui paraissait aussi avoir vu son ennemi, miaulait sourdement, tout le poil hérissé de colère jalouse. Les fauves, sentant l’indécision de la dompteuse, se ramassaient pour bondir, battant le sol de leur queue nerveuse, grognant et rugissant.

L’obscurité s’était faite, et, seule, une prunelle électrique dardait ses lueurs sur la femme, qui s’était déshabillée rapidement, avait drapé, autour du maillot rose, de longues étoffes floconneuses pour la danse serpentine qu’elle devait exécuter en dernier lieu dans la cage hurlante.

Les crocs aigus rongeaient maintenant le fer des barreaux, les lions se poussaient avec impétuosité, allongeaient dans le vide de formidables coups de griffes, laissaient échapper des rauquements de plus en plus irrités. N’osant attaquer encore, ils restaient en embuscade, guettant un moment propice pour bondir sur leur proie.

Mirah allongeait son torse souple, bâillait fébrilement, désintéressée, en apparence, de la lutte qui se préparait.

Le public, fasciné par le magnifique déploiement de force de ces terribles adversaires, admirait, ébloui, les mouvements souples et gracieux de Sapho, qui dansait éperdument, comme inconsciente du danger.

Elle était, tour à tour, Messaline, Théodora, Salomé, changeant de costume au milieu de ses fauves. Elle chantait d’abord, en se trémoussant, souple et voluptueuse, incarnant l’impératrice célèbre de la ville des Césars :

Qui que tu sois, passant, dans l’ombre de Suburre,
Arrête-toi, je suis celle que tu cherchais !…
Arrête-toi, passant, l’amoureuse aventure
Aura pour toi l’attrait des grands bonheurs cachés !

Arrête-toi, passant, voici que la nuit plane
Sur la cité perverse où s’égarent tes pas ;
Je sais des voluptés qu’ignore le profane ;
Ô passant ! tu frémis, mais tu ne réponds pas ?…

Je suis celle qui fit l’étonnement de Rome,
Le reine des plaisirs, la reine de l’amour !
Je te le dis, tout bas, Messaline on me nomme :
Courtisane la nuit, souveraine le jour !

Puis l’ombre se faisait sur la scène pour sa transformation en Salomé. Elle apparaissait dans un tissu arachnéen, serré autour de ses flancs et de ses genoux. Son corps se tordait lascivement, s’offrait, semblait s’abandonner. Elle exprimait le dédain, la cruauté vicieuse, la joie du triomphe. Les anneaux de ses chevilles s’entrechoquaient, les cabochons de sa ceinture avaient des lueurs glauques et elle chantait devant un Hérode imaginaire :

Avant d’accepter ta caresse,
Ô roi tout-puissant !
Je veux, pour prix de ma jeunesse.
Une fleur de sang !


— Malaga se cache, lorsque j’arrive.

C’était le refrain qui revenait après chaque couplet, câlin, impérieux, obsédant et qu’elle modulait en grande artiste de chant et de drame.

Tu m’offres des joyaux, des parfums, la richesse.
Tu m’offres ton amour, le pouvoir, les plaisirs.
Tu veux faire de moi ta puissante maîtresse,
Et je vois dans tes yeux passer tous les désirs !

Que me fait ton amour ? Tout homme me supplie,
Car je possède en moi les feux de l’Orient !…
Je veux, qu’à tout jamais, un grand crime nous lie,
Et je hais le baiser qui passe en souriant !

Oui, je veux, pour parer ma beauté souveraine,
L’épouvante du mal, qui torture et qui mord ;
Je veux un don royal, une existence humaine !
Je veux unir l’amour effroyable à la mort !

— Bravo ! bravo ! criait le public qui sentait passer, sur ses rangs, le souffle de l’art véritable, sincère et divin.

On lui redemandait chaque morceau, mais elle se métamorphosait toujours, variant ses incarnations, les pimentant de trouvailles ingénieuses, d’effets inédits.

Ce soir-là, transportée par l’émotion, l’angoisse, l’indignation, elle s’était vraiment surpassée ; mais ses forces commençaient à la trahir, un voile de sang obscurcissait sa vue. Elle songea à la retraite, voulut écarter la panthère noire qui lui faisait obstacle.

— Hop ! hop ! Mirah.

Mais la bête n’obéissait plus. Elle était assise sur son arrière-train, la tête rejetée avec colère, les oreilles collées aux tempes comme fait un chat en courroux. Ses prunelles métalliques étincelaient dans l’ombre ainsi que deux globes de feu. Sa gueule, en un rictus infernal, découvrait les gencives roses et les crocs luisants ; ses pattes de velours noir, énormes, étaient repliées contre le corps, prêtes à se détendre dans un effort prodigieux.

Elle regardait Christian, et, certes, si les barreaux de la cage n’avaient formé une barrière invincible, elle se serait déjà jetée sur son ennemi qu’elle couvait d’une ardeur meurtrière.

— Hop ! hop ! Mirah.

La dompteuse avait frappé la bête et plantait entre ses yeux un regard où se concentrait toute son énergie amoureuse et magnétique.

Mais Mirah secoua la tête comme pour se débarrasser de la mystérieuse suggestion. Avec un rugissement sourd, elle bondit sur la clôture, passant une patte entre les barreaux dans la direction de Christian, indifférent et immobile.

Par trois fois, la panthère recommença l’assaut de la grille. Sous son poids énorme, l’obstacle plia, mais Sapho, invinciblement, s’accrocha à elle, et, prenant ses pattes formidables qu’elle appuya à ses épaules, elle fit quelques tours de valse au milieu des autres fauves hurlants et bondissants.

— Assez ! Assez ! criaient maintenant les spectateurs terrorisés par l’indicible audace de la dompteuse.

Celle-ci, dansant toujours, sortit à reculons de la cage, fit quelques pas, battit l’air de ses bras crispés et tomba évanouie.


CHAPITRE IX

LE RÊVE DE CHRISTIAN

Christian, au coin du feu, assiste à la toilette de Melcy qui se rend chez Liane de Sauges, une courtisane haut cotée dont les réceptions ont un faste particulier.

La charmeuse de serpents est délicieuse dans sa robe de tulle bleu pâle, glacé d’argent et brodé de délicats festons légèrement en relief.

Son corsage est fait d’une gaine de pierreries aux lueurs fulgurantes, et, sur sa poitrine laiteuse, s’étale l’admirable collier de perles que toutes les femmes lui envient.

L’amant est triste et silencieux, tout entier repris par ses anciennes hantises. Sa nature impressionnable, sujette à varier, à se métamorphoser à la suite d’une émotion vive, d’un choc moral ou physique, subit de nouveau de terribles assauts.

— Qu’as-tu encore, mon pauvre ami ? demande la femme, en riant, car la fortune lui a fait une âme nouvelle.

Elle pose maintenant pour l’insensibilité et la rosserie élégante. Être sentimentale lui semble du dernier mauvais goût. Elle singe amoureusement les façons de ses amis chics de la finance et des sports. Il faut vouloir du positif dans la vie et ne respecter que ce qui rapporte de gros intérêts. Elle devient dédaigneuse et finassière, se moque des gens impressionnables qui s’attardent encore aux bagatelles du cœur et de la poésie.

— Qu’as-tu, mon pauvre Christian ?

Le jeune homme semble sortir d’un rêve. Il fixe sur sa maîtresse ses prunelles pâles, hausse les épaules avec mélancolie.

— Je ne pense à rien.

— Si, si, tu penses à Sapho, tu la regrettes, peut-être ? Depuis cette représentation de l’Olympia, tu n’es plus le même. Tout te laisse indifférent.

— Que peux-tu me reprocher, puisque je te suis revenu ?…

— Il ne suffit pas de revenir, il faut se montrer courtois et empressé avec la femme qu’on aime. Je préfère presque la compagnie de ma négresse à la tienne !… Caryssa me donne ses meilleurs soins ; elle est attentive et docile.

— Fais venir Caryssa et cesse de me tourmenter.

— Vraiment, mon petit, tu n’es guère aimable, et, pour ce que tu me rapportes !…

Christian, blessé, quittait la charmeuse, bien décidé à ne plus la revoir. Mais elle exerçait sur lui une mystérieuse attraction et, bientôt, malgré ses bonnes résolutions, il se reprenait à désirer son avilissante sujétion.

La vérité est qu’il s’était ruiné pour elle, car les munificences de Laroube ne pouvaient suffire aux fantaisies coûteuses de la courtisane, qui portait pour un million de pierreries sur elle et avait un train de maison considérable.

Une peur vague, persistante de l’avenir affolait le jeune homme. Il sentait un danger planer sur lui. Accablé par une de ces lourdes tristesses qui le saisissaient de plus en plus fréquemment, il se jurait à lui-même d’oublier Melcy ; il était fier de cette héroïque résolution qui le calmait un peu. Mais, après quelques jours de solitude et de lutte, la vie semblait s’éteindre dans son âme ; une défaillance mortelle brisait son corps ; il retournait auprès de la créature perverse mendier ses caresses, ses baisers, la griserie de ses savantes étreintes, le coup de fouet de son humeur fantasque.

Ce soir-là, elle l’avait meurtri plus que de coutume. Le délire bouillonnait dans son cerveau ; il tordait ses mains fiévreuses, formait mille projets de vengeance qu’il abandonnait aussitôt. Une lettre de menace, dont il devinait l’auteur, lui était arrivée, la veille. Nora, aussi, se souvenait et se dressait contre lui avec toute la haine de sa nature mauvaise, tout le ressentiment de l’humiliation ancienne.

« Ah ! se disait-il, ma vie est perdue irrémédiablement ! Je ne puis plus aimer selon ma conscience et mon cœur ; je suis le jouet de toutes les folies destructives. Jadis, avec Sapho, je me sentais une grande ardeur bienfaisante ; il me semblait que mon intelligence pourrait s’élever, concevoir d’utiles et belles œuvres. J’avais de l’ambition, je souhaitais me guérir pour faire du bien autour de moi, racheter mes anciennes erreurs. Puis, peu à peu, l’amour que j’avais cru avoir, et qui, sans doute, n’avait point atteint mon cœur, diminua et s’anéantit. Tout, à présent, me semble creux, vide, obscur, incapable même de charmer des fous… des fous ! »

Et Christian eut un rire amer qui le secoua douloureusement. Il lui venait, tout à coup, une frénésie de retourner vers Sapho pour fuir vers la vie, vers le bonheur, et des bras d’ombre essayaient de se fermer, de se nouer en étreinte autour de lui ; une bouche évanouie s’approchait de sa bouche pour un baiser de mort.

Bien qu’il fit au dehors un beau soleil, la chambre de Christian demeurait dans une demi-obscurité où s’évoquait mieux l’image de l’amante délaissée. Sapho lui apparaissait pâle et triste. Son visage avait la nuance des roses de cimetière, qui sont plus belles que les autres, mais ne fleurissent que pour la tombe, et il se bouchait les oreilles pour ne plus entendre l’affreuse plainte qui sortait de l’ombre.

Parfois, une irritation lui venait contre la méchanceté de Melcy ; il eût voulu la tuer ou se tuer, mille pensées folles traversaient son esprit.

« J’ai voulu croire, songeait-il encore, et j’ai employé toute mon énergie à cet effort. J’ai offert à la femme ce qui était en moi de puissant et de tendre, j’ai tordu les fibres de mon être pour en arracher une adoration nouvelle. J’ai meurtri mes lèvres, j’ai déchiré mes genoux sur les dalles du sanctuaire d’amour ; j’ai crucifié mes membres, j’ai ouvert mes veines devant l’idole qui a repoussé mes hommages !… Maintenant, toute ma chair se révolte et blasphème, tout blesse mes sens et les affecte inutilement : le parfum de la femme, la douceur de sa voix, son regard de vice et de mensonge !… »

Il riait plus fort ; mais de consolantes images passaient devant ses yeux. Il revoyait Sapho dans le jardin de Ville-d’Avray, sous les bosquets de roses ; il la revoyait assise, le soir, sur la balustrade de marbre de la terrasse, et il s’attendrissait au souvenir de ses baisers, de ses caresses…

Certes, celle-là l’avait bien aimé, trop, peut-être, puisqu’il n’était attiré que par la griserie morbide du péché.

« Il me semble, pensait-il encore, que la folie étend sur moi ses voiles sombres ; mais je pourrai guérir puisque j’ai conscience du danger. D’ailleurs la démence peut aussi enfanter de grandes choses !… Les déments sont aptes à découvrir et à suivre les chemins détournés de la pensée que n’ont pas su reconnaître les intelligences les plus solides ; et, en jetant sur les choses une lumière vive, en faire remarquer des beautés nouvelles. Même ceux qui n’ont ni talent, ni génie ont une manière ingénieuse d’envisager la nature et d’utiliser ses ressources. Leurs actions, leurs pensées, leurs sentiments ne suivent pas la routine vulgaire ; ils montrent une vivacité de compréhension, une logique de raisonnement qui étonne la commune bêtise. Non moins singulière est l’indépendance avec laquelle ils combattent souvent les idées reçues et en font jaillir la bassesse et l’injustice. Ce qui les distingue surtout, c’est l’intensité du sentiment et l’énergie soutenues par une conviction profonde de l’opinion qu’ils ont adoptée, et ils peuvent employer, pour sa défense, autant de zèle que de persévérance, car le fanatisme qui les transporte leur fait mépriser les plus terribles obstacles.

Un homme d’une vaste intelligence, scrutant l’histoire du développement de notre espèce, verra d’abord d’où nous sommes partis ; il pèsera la valeur des croyances à travers les siècles, cherchera à sonder ce que sera notre foi dans l’avenir, aussi loin que son imagination pourra atteindre. Alors, considérant l’inanité de tout ce qui a été un but et une ambition, il s’arrêtera interdit, se demandant où a été la raison, où a été la démence ! Ne dira-t-il pas comme Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? »
— As-tu vu son collier ? reprit Nora.

CHAPITRE X

BAISER D’APACHE

Dans la société moderne circule un individu que nos ancêtres ignorèrent : l’apache. On ne sait plus aujourd’hui si l’apache est un escroc, un escarpe, un rôdeur de barrière, un cambrioleur, un homme du monde dévoyé.

On le rencontre partout, la nuit, en plein jour, dans les taudis sordides et dans les appartements les plus élégants. Il séduit les filles, les grandes courtisanes qui paient parfois de leur vie cette recherche morbide du crime et de la débauche. Coups de couteau et coups de revolver émaillent les faits divers des journaux. Les héros du meurtre ont leurs défenseurs et leurs romanciers ; des feuilles, bien pensantes, qui refuseraient la collaboration d’un écrivain de talent, donnent l’hospitalité la plus écossaise à la prose des criminels. On sait ce qu’ils mangent, ce qu’ils boivent, les propos « spirituels » qu’ils tiennent à leurs gardiens, leurs photographies s’étalent en bonne place dans les kiosques, raccrochant les passants ; si bien, que le seul moyen d’arriver, aujourd’hui, est de subtiliser quelques millions à ses amis ou d’assassiner son prochain.

Les exploits les plus sauvages sont ceux qui rapportent le plus. L’apache éveille chez le bon bourgeois une sorte de sentimentalisme à rebours ; l’intérêt et la curiosité des petites femmes nerveuses vont aux bas-fonds les plus fangeux, à toutes les sentines du vice.

Aux lois de pardon et de sursis d’une société décadente, aux libérations, à la réduction des peines d’une justice incohérente s’ajoutent les bienfaits de la réclame à outrance, la triste gloriole d’attirer l’attention d’un public affolé. De plus, les prisons sont confortables et bien aérées, la nourriture s’affirme abondante et saine, le travail reste facultatif. Toutes ces bonnes raisons décident la vocation des aimables jeunes gens que l’avenir inquiète. Grâce à quelques jolis assassinats, ils peuvent assurer leur existence et vivre confortablement aux frais de la princesse.

Tandis que les honnêtes travailleurs s’astreignent à une tâche pénible et souvent ingrate, le criminel, choyé, dorloté, entouré d’égards, se repose à son aise, tout en organisant de nouvelles tournées productives et en préparant des coups inédits.

Nora Berthier, la femme divorcée de Christian, avait choisi son nouvel amant un peu au hasard des relations équivoques qu’elle s’était créées.

Cette femme était froidement corrompue, vicieuse de tempérament, méchante par goût et âpre au gain. Elle raillait tous les bons sentiments, de parti pris, convaincue que le monde est aux intrigants et aux coquins. Ses mauvais tours, son féroce égoïsme, aussi bien que son charme physique incontestable, en faisaient une créature des plus dangereuses.

L’homme qu’elle avait rencontré chez une étoile de la galanterie, était aussi foncièrement dépravé qu’elle et plus redoutable encore. Il jetait l’argent par les fenêtres, bien qu’on ne lui connût aucune fortune et qu’il n’eût aucun moyen d’existence avouable.

Il se disait Italien, vivait d’expédients et s’entourait de mystère.

Ses grands yeux noirs, sa moustache retroussée, ses épaules de lutteur, plaisaient à certaines femmes qui recherchent plus la force physique que la délicatesse de l’esprit.

En revenant de la représentation de l’Olympia, Nora avait permis au comte Razini de monter chez elle, et, tout de suite, il lui avait prouvé sa reconnaissance par une ardeur sans pareille.

Maintenant, étendus côte à côte dans le lit ravagé, ils devisaient mollement, et la jeune femme ne pouvait voir le dur et cruel regard de son amant qui ne déguisait plus l’expression de sa physionomie.

Razini songeait qu’il avait épuisé ses dernières ressources. La misère allait survenir, et il était surtout affolé par cette pensée que, pauvre, il ne serait plus reçu dans ce monde élégant qu’il aimait, qu’il lui faudrait exercer le pénible métier qu’il avait appris jadis, pour subvenir à ses besoins. Mais sa maîtresse devait avoir de l’or, des bijoux ; peut-être pourrait-elle lui venir en aide ?…

Comme Nora s’assoupissait vaguement, il se glissa hors du lit, éprouvant un impérieux désir de changer de place, de secouer l’importune pensée qui l’obsédait.

Maintenant, il tournait lentement dans la pièce, nerveux, surexcité, cherchant dans les coupes, sur le velours de la cheminée, les joyaux de sa maîtresse.

Mais il n’y avait qu’un rang de perles fausses et quelques bagues de peu de valeur dans un cendrier de bronze.

— Que fais-tu donc, mon chéri ?… demanda la femme, soudainement inquiète.

— Rien, je regardais tes joyaux.

— Ah ! oui, soupira-t-elle, et un frisson la parcourut de la tête aux pieds. Elle fut presque heureuse de sa pauvreté momentanée, ayant deviné l’affreuse tentation du misérable.

— C’est tout ce que tu possèdes ? reprit Razini.

— Tout, dit-elle à voix basse. J’ai dû vendre mes diamants et mes rubis, car les fonds sont bas ; j’allais précisément te demander de m’avancer une petite somme.

Il ricana.

— Ah ! tu tombes bien !… Je te croyais une femme chic, une grue lancée.

— Eh bien, tu t’es trompé, mon chéri, voilà tout.

— Quelle purée ! fit-il. Et il eut une sourde exclamation de colère.

Nora le regardait du coin de l’œil. Tout à coup, une pensée diabolique traversa son esprit.

— Bien souvent, soupira-t-elle, j’ai envié le luxe de mes amies ; mais, que veux-tu, je n’ai jamais eu de chance !… Mariée à un fou, j’ai dû payer ses dettes, disposer de ma fortune en sa faveur. Pourtant, il a fait un héritage, depuis mon divorce ; je vis d’une petite pension qu’on l’a contraint à me servir. Ah ! l’existence n’est pas drôle… Mon ex-mari, depuis deux mois, ne m’a rien envoyé, alors, je suis fort gênée, tu comprends…

— Tu as des amies riches ?…

— Oh ! je crois bien… Melcy, par exemple…

— Melcy ?…

— Oui, cette jeune femme qui occupait l’avant-scène de droite à l’Olympia.

— En effet, je l’ai remarquée.

— As-tu vu son collier ?

— Splendide ! si les perles sont vraies…

— Elles le sont.

— Fichtre ! Il doit y en avoir pour une jolie somme.

— Cinq cent mille francs, m’a-t-on dit…

Razini demeurait rêveur, plein de convoitise et de crainte.

— Plusieurs fois, reprit Nora, j’ai reproché à Melcy son inconcevable insouciance. Ainsi, elle dort toutes les portes ouvertes, et, le soir, lorsque son amant l’a quittée, il serait bien facile pour un voleur de pénétrer dans le petit hôtel.

Les yeux de l’aventurier brillaient sinistrement.

— Mais les domestiques ?…

— Oh ! ils couchent dans les combles et ne peuvent entendre ce qui se passe au premier. Il n’y a qu’une petite négresse, qui, sans doute, s’apercevrait de la présence d’un étranger…

— Une servante ?…

— Oui, une fillette de quinze ans, je crois ! On la terrasserait facilement.

Lentement l’individu s’habillait.

— Tu t’en vas ?… s’écria Nora, avec un soupir de délivrance, car elle avait vraiment eu peur devant la métamorphose de son amant de rencontre.

— Nous n’avions plus rien à nous dire, je suppose ? fit Razini brutalement.

Mais il se radoucit, craignant de se laisser deviner.

— Je te reverrai demain, ou après-demain, Fais-moi crédit jusque-là, ma biche.

— Oui, oui, tant que tu voudras… De mon côté, aussi, je chercherai, je me procurerai des ressources. Ce n’est qu’un moment de déveine qui sera bientôt passé.

Elle le poussait vers la porte ; quand il fut parti, elle pleura presque de joie, car, déjà, elle s’était vue sous le couteau de l’assassin, et les battements de sa poitrine disaient encore son épouvante.

Elle se sentait défaillir moralement et physiquement. Dans son cerveau un bourdonnement confus se produisait, comme elle se rappelait en avoir éprouvé à l’audition de quelque drame effroyable dans un théâtre des boulevards. Tout s’écroulait autour d’elle, la vie, elle-même, semblait l’abandonner, et certes, la colère vengeresse de son mari, lorsqu’il avait cherché à venger son honneur, ne lui avait point produit de transes aussi vives.


CHAPITRE XI

L’ALLÉE DES ACACIAS

Razini, dangereux repris de justice, avait déjà subi une douzaine de condamnations. Rien n’égalait l’audace et le cynisme de ce bandit homme du monde. Grâce à sa belle prestance, à ses manières élégantes, à son audace, il se faisait bien venir des filles haut cotées, des reines de la galanterie, surprenait leurs secrets et vivait largement à leurs dépens, sans qu’aucune d’elles eût jamais osé porter plainte.

Sous différents noms, il s’était introduit dans presque tous les mondes.

On rencontre, parfois, à Paris, plus d’un individu qui, fort régulièrement condamné aux travaux forcés, et, même, au châtiment suprême, se promène sans souci du verdict d’infamie, ayant fait peau neuve et endossé quelque titre pompeux. Razini, Picard de son vrai nom, et sujet français, avait été, lors de son service militaire, condamné à mort par le conseil de guerre de Tunis pour vol et voies de fait envers un supérieur. Mais, gracié de la peine capitale, libéré de ses vingt ans de détention, il avait pu reprendre le cours de ses exploits et demander à ses avantages physiques de sérieux moyens d’existence.

Bien que connu dans le monde de la haute pègre, il avait, en plus d’une occasion, donné des preuves de son incontestable audace. Il avait pris part à des agressions à main armée, à des attaques nocturnes, à des cambriolages demeurés impunis. Dans ces nombreuses prouesses son extraordinaire activité, son sang-froid, son esprit inventif lui avaient valu la plus haute distinction qu’un apache digne de ce nom puisse ambitionner : À l’unanimité, ses copains l’avaient nommé chef de bande et s’étaient engagés solennellement à perdre la vie plutôt que de le trahir.

Très élégant, dans la journée, ne sortant qu’en voiture de maître ou en auto de la meilleure marque, Razini se transformait, la nuit venue, en individu louche chaussé d’espadrilles et coiffé de la casquette classique.

Après sa conversation avec Nora Berthier, l’apache, le lendemain, prit quelques renseignements sur Melcy et se fit conduire au Bois dans une somptueuse Victoria, attelée de deux alezans superbes.

Le Bois est bien le seul endroit de Paris où l’on se rencontre encore, et où l’on peut s’entretenir du dernier scandale financier ou galant, des crimes sensationnels, des amours d’artistes, des modes dernier cri.

Assis à l’ombre des acacias, on y voit défiler tout ce que la capitale compte de personnalités dans le monde de la ville ou du théâtre. Les petites femmes y exhibent des robes et des chapeaux qu’elles n’oseraient porter ailleurs ; les hommes y adressent encore la parole aux femmes, avec une courtoisie et une bonne grâce qui, depuis longtemps, ne se rencontrent plus dans les salons.

Sur l’avenue, les autos mettent leurs notes éclatantes dans le délicieux cadre des frondaisons printanières ou automnales.

La grande mode est de se montrer dans de superbes limousines, trente chevaux, non plus avec l’ancien costume de scaphandrier qui rendait grotesque la plus jolie femme, mais en toilette somptueuse de dentelle, de soie ou de velours, perles au cou, plumes retombantes sur le corsage clair aux broderies précieuses.

Razini examinait curieusement toutes les promeneuses, sachant que Melcy, à cette heure, se rendait chaque jour au Bois dans sa limousine capitonnée de satin blanc.

Devant les yeux de l’aventurier le défilé continuait, semblable à une apothéose. Les rayons solaires s’accrochaient aux glaces des landaulets, au vernis brillant des coupés automobiles, aux diamants des belles filles, dont les paupières peintes laissaient filtrer un regard prometteur.

Dans un fiacre se trémoussaient Miette et Malaga, qui s’étaient offert un plein jour de vacance. Sapho, dans un coupé de louage, promenait aussi sa beauté langoureuse pour se reposer des représentations tumultueuses du music-hall. Elle avait, auprès d’elle, Faustine, qui, depuis la défection de Melcy, était devenue sa meilleure amie.

Les deux femmes causaient avec animation.

— Me faire cet affront !… soupirait la dompteuse ; j’ai failli tomber au milieu de mes fauves ! tant la douleur et l’indignation ont été vives.

La pythonisse haussa les épaules.

— Cet amour te perdra. Et puis, pourquoi attacher tant d’importance aux actions d’un fou ?…

— Fou ? L’est-il vraiment ?…

— Tu ne saurais en douter, après toutes les fantaisies extravagantes qu’il ne cesse de commettre.

— Nous nous sommes bien aimés.

— Un autre amour te consolera de l’ancien. N’es-tu pas courtisée par des hommes riches et aimables ?…

— Oui, mais ils ne me plaisent point.

— Tant mieux ; tu profiteras entièrement de leur penchant pour toi. Dans notre existence de cigales aventureuses, les grandes passions sont fort préjudiciables… Crois-tu que les infidélités de monsieur Nandel me chagrinent beaucoup ?…

— Ce n’est pas la même chose… Monsieur Nandel n’était pas ton premier amant.

— Oh ! le premier amant ressemble au vingtième. Tous les hommes se valent ; l’amour est une lutte où triomphe le plus malin. Seulement, il ne faut pas y faire de sentiment.

Mais les deux amies poussèrent un cri.

La charmeuse de serpents venait de passer dans sa limousine impeccable, accotée aux coussins de satin blanc, et divinement blonde sous son immense feutre noir empanaché de plumes floconneuses.

Razini, également, avait aperçu la courtisane
Penchée sur la balustrade de marbre…
et il ordonnait au cocher de suivre l’automobile, espérant qu’elle s’arrêterait devant, un des restaurants à la mode qui parsèment le Bois.

Mais Melcy se fit déposer à l’angle d’une allée cavalière, et attendit le peintre John Roberts, qui venait en sens opposé, et descendait de cheval avec empressement, à quelques pas de la jolie fille.

John Roberts était l’artiste en renom qui n’avait pas son pareil pour camper une silhouette féminine, parer son modèle de toutes les séductions de la jeunesse et de la beauté.

Ses toiles se vendaient fort cher, car, posséder un Roberts, était une consécration de goût et d’élégance. Aucune femme à la mode ne pouvait se dispenser de poser devant le chevalet du maître.

— J’espérais vous rencontrer, dit Melcy, et j’ai fait arrêter ma voiture devant l’allée cavalière. Est-ce toujours demain que nous commençons nos séances.

— Demain, si vous voulez.

— Vous me représenterez devant ma harpe, avec Pluton enroulé à mes pieds : les attributs de la profession…

— Ce sera très original : une nouvelle Salammbô !

— Oui, cher maître. Pensez au grand succès que nous aurons au Salon.

— Toutes les femmes voudront vous admirer…

Cependant, Razini, qui cherchait une occasion favorable pour s’approcher de la charmeuse, descendit de voiture et aborda le peintre, à son tour.

— Notre grand artiste John Roberts ?… demanda-t-il, sans façon.

Le peintre dévisagea l’aventurier, cherchant à se rappeler ses traits.

— Oui, monsieur.

— Pardon, si je vous accoste si familièrement ; mais, je vous ai beaucoup rencontré chez la comtesse de P…

— En effet, j’y vais quelquefois.

— Je l’avais chargée d’une mission auprès de vous…

— Elle ne m’a rien dit.

— Il s’agirait de faire le portrait d’une grande dame étrangère, fort belle et fort riche…

— Je suis à vos ordres.

Melcy, qui s’impatientait, tendit la main au peintre.

— Demain, à deux heures, je viendrai poser.

Et elle rejoignit son auto, un peu intriguée par les façons audacieuses de l’aventurier, par son élégance et sa bonne mine dont elle subissait l’influence, malgré elle.


CHAPITRE XII

LA CHANSON DE PLUTON

John Roberts possédait un somptueux atelier dans la plaine Monceau, et, chaque jour, des attelages impeccables, des autos de grande marque s’arrêtaient à sa porte.

Les verrières se couvraient de stores ; combinés avec art, d’épais tapis d’Orient ouataient le sol, et plusieurs divans, drapés d’étoffes chatoyantes, aux broderies d’or et d’argent, invitaient aux intimes causeries.

John recevait ses visiteuses avec une grâce sans égale, leur offrait des vins généreux dans des coupes byzantines et des biscuits sur des plateaux incrustés de pierreries.

Les petites femmes passaient là des heures charmantes, au milieu des fleurs et des vapeurs d’encens, dans la griserie des hommages délicats offerts à leur beauté.

Et c’est là que Melcy posa, dès le lendemain, afin de laisser à son bon ami Joseph Laroube un souvenir durable.

Debout, devant sa harpe égyptienne, elle appelait les caresses de son grand serpent Pluton qui se tordait à ses pieds.

Mais John Roberts avait déclaré qu’il était inutile d’apporter cet hôte un peu inquiétant, et qu’il saurait bien peindre un boa de chic.

Melcy posait donc, et son corps fin s’érigeait parmi les soies et les ors. Des pendeloques de rubis et d’opales lui tombaient sur les joues ; un merveilleux collier de perles mettait sur sa jeune poitrine des lueurs laiteuses.

— Vous chantez pour charmer votre reptile ? demanda l’artiste.

— Je chante et je pince de la harpe. Pluton adore la musique.

— Et que chantez-vous ?

— Des choses voluptueuses… Savez-vous que les serpents aiment comme des hommes ?…

John ricana :

— Je l’ignorais, et ne tiens pas à m’instruire, car je n’aurais rien qui puisse charmer ces mélomanes dangereux… Pourtant, imaginez-vous que je rampe à vos pieds, comme votre féal Pluton, et dites-moi une de ces mélopées langoureusement irrésistibles que vous réservez à votre pensionnaire.

— Peut-être perdrai-je la pose.

— C’est sans intérêt pour le moment. Je veux seulement saisir, sur votre visage, l’expression d’extase de ces mélodieuses séances.

Docilement, la charmeuse s’exécuta.

J’attends ta caresse énervante,
Ô mon Pluton, roi de l’Enfer !
L’étreinte ineffable et savante
Qui pour d’autres serait de fer !

La harpe, sous ma main tremblante,
Soupire et pleure mollement ;

Une lueur phosphorescente
Anime tes regards d’amant !

Et, dans la plainte qui s’achève
De l’hymne d’amour enchanté,
Je veux réaliser mon rêve,
De surhumaine volupté !

Comme Melcy achevait, à moitié pâmée, des applaudissements éclatèrent soudain, et Razini, qui était entré dans l’atelier, on ne sait comment, déposa devant la jeune femme une immense gerbe d’œillets et de camélias.

— À l’incomparable charmeuse, dit-il… Je destinais ces fleurs à la dame étrangère qui doit venir visiter le maître ; mais je ne puis résister au plaisir de vous les offrir.

— Monsieur…

— Oh ! vous ne refuserez pas cet humble hommage ?…

— Je ne vous connais point.

— Pardon, je suis des amis de madame Nora Berthier, et vous m’avez vu chez elle.

L’aventurier mentait avec un aplomb délicieux.

Melcy admirait sa bonne mine, ses grands
Elle se croyait déjà sous le couteau de l’assassin.
yeux tendres et veloutés d’une orientale splendeur.

Ils causèrent, et la glace fut rompue.

La jolie fille, peu farouche, permit à Razini de venir lui présenter ses devoirs, et John Roberts, dans l’espoir d’une commande princière, accueillit favorablement ses compliments délicats.

L’habileté de l’aventurier était grande. Ce rufian, beau garçon, écumeur de cercles interlopes et d’alcôves galantes, convoitait les joyaux de la courtisane, et se sentait déjà presque certain de réussir dans son œuvre criminelle.

Il pensait aussi pouvoir leurrer la justice, car les policiers et les gens de robe ne sont institués que pour voir, dans les affaires qui leur sont soumises, des honnêtes gens criminels et des apaches innocents.

Quant à la société, elle garde un silence dédaigneux, presque toujours, se renferme dans la platitude d’une indifférence snobique, dans la vilenie d’une immense lâcheté.


CHAPITRE XIII

L’APOTHÉOSE

À partir de ce jour, l’aventurier se montra souvent chez Melcy, tendre, prévenant, plein d’onction et d’élégance.

La charmeuse, le trouvant à son goût, lui accordait de légères privautés en attendant l’abandon complet de son exquise personne.

Par moments, pourtant, la présence de Christian l’épouvantait. Comment se pouvait-il que son amant ne sût rien encore du penchant qui l’attirait vers un autre ? Elle redoutait la colère du comte de Sazy. Elle prévoyait la haine qui naîtrait en son cœur lorsqu’il apprendrait sa trahison. La passion, pensait-elle, gagne vite, même pour ceux qui n’ont eu le temps d’inspirer ni l’amitié, ni l’amour. Parfois, elle est furieuse, bestiale, vraie pour quelques moments, immense, certes. Elle laisse dans toute la vie un souvenir ineffaçable.

Melcy se sentait dominée par une puissance mystérieuse ; une sorte d’envoûtement paralysait sa volonté, et c’était l’influence du bandit, de l’amant de proie qui déjà planait sur elle. Elle restait docile, soumise, ahurie par le cynisme et la brutalité de cette sensation. Le feu des regards de Razini l’attirait invinciblement. Au frôlement de ses doigts, la folie de la chair la prenait. L’impunité la tentait, car Joseph Laroube, le seul homme qui valût quelques ménagements intéressés, ne s’apercevait de rien.

Elle ne devinait point, avec l’habituel aveuglement de ses pareilles, l’égoïsme, le calcul criminel du mâle conquérant, la synthèse de ces amours de boue et de sang où elle allait rouler pour son malheur et sa punition.

 

Pour la seconde fois, les salons de la charmeuse étaient brillamment illuminés.

Le portrait peint par John Roberts, entouré d’étoffes chatoyantes et habilement éclairé, était soumis à l’appréciation des connaisseurs, à l’admiration des petites amies, jalouses déjà de l’œuvre précieuse.

Melcy, souriante, recevait ses invités, heureuse et fière de l’envie qu’elle inspirait aux femmes, du désir qu’elle éveillait chez les hommes.

— Comment trouves-tu l’image de ta petite chérie ? demanda-t-elle à Christian, qui n’avait point été admis aux séances de pose.

— Jolie, dit-il, sans enthousiasme.

— Rien de plus ?

— Tu sais que je n’admire pas beaucoup le talent de Roberts.

— Parce que tu n’as jamais les idées des autres.

— Peut-être, fit-il tristement. Mais mon avis importe peu, puisque tu n’as pas daigné me le demander avant l’achèvement de cette peinture.

— Tu nous aurais dérangés pendant les séances. Laroube, même, n’est venu que deux fois.

Melcy n’ajoutait pas que, par contre, Razini n’avait pas manqué un jour de pose, et que c’était surtout pour lui qu’elle se déshabillait si délicieusement.

Christian, ignorant l’aventurier, qui l’évitait avec soin, n’en prenait point ombrage. S’il acceptait Laroube, l’entreteneur attitré, il eût vivement souffert d’une autre liaison publiquement avouée.

Des demi-mondaines, des actrices, des écuyères, des courtisanes de grande et de petite marque se pressaient autour du tableau, toutes désireuses d’en posséder un semblable.

Les tulles, les soies diaphanes, les brocarts, raides de broderies et de paillettes, les dentelles inestimables, déshabillaient somptueusement toutes ces idoles de chair, faites pour le rire et le baiser.

Melcy, dans un délicieux fourreau de vieux point de Venise, sur gaze vert pâle, se montrait toute scintillante d’aigues-marines, jetée au hasard des festons et enserrant la taille de grands cabochons glauques. Le corsage, très décolleté, ne tenait sur les blanches épaules que par un fil des mêmes gemmes verdâtres aux mystérieux reflets d’eau dormante. Sur l’oreille, un camélia de perles au cœur de diamants se balançait mollement, mettant sa mélancolie dans la masse vivante des cheveux d’or.

Joseph Laroube, le gros fabricant de brosses, la contemplait dans une pose extatique, tout fier de pouvoir exhiber une telle merveille, et, pas un instant, ses soupçons ne se portaient sur ses singuliers concurrents.

— Viendras-tu, cette nuit ? demanda la jolie fille à Christian, poussée par une sorte de pressentiment étrange.

Mais il hésitait. Depuis quelque temps, elle le faisait trop souffrir, et il souhaitait ardemment se libérer de cette honteuse sujétion.

— Viendras-tu ? répéta-t-elle, heureuse de triompher, une fois de plus, de cette volonté molle, de cette imagination maladive.

— Non, je crains tes baisers ; laisse-moi me reprendre, guérir de cette passion mauvaise.

Elle haussa les épaules.

— Allons donc ! tu m’as dans le sang, dans la peau… Rien ne saurait te délivrer de moi.

— Peut-être…

— Oh ! tu as beau faire le brave, tu succomberas comme toujours.

Ils étaient seuls dans un petit salon, à peine éclairé ; elle lui tendit ses lèvres, le garda contre elle longtemps, voluptueusement.

Sans force, maintenant, il agrafait sa bouche à la sienne, l’aspirait profondément.

— Tu viendras ?…

— Oui, dit-il, tu laisseras la porte ouverte, comme tu le fais habituellement.

— Non, Caryssa t’attendra, c’est plus prudent.

— Que crains-tu ?… Aussitôt que le dernier invité sera parti, j’entrerai furtivement.

— Je ne crains rien ; mais Caryssa est dans la confidence de nos amours, elle guettera ton arrivée.

— Comme tu voudras.

Le comte de Sazy, malgré ses remords et la réelle tendresse qu’il portait à Sapho, ne pouvait se libérer des séductions de Melcy. C’était un envoûtement pervers, une sorte de fluide démoniaque qui le possédait, malgré lui, et le ramenait, pieds et poings liés, à l’ensorceleuse.

Sur la scène, qui avait été ménagée dans le fond de l’un des salons, douze petites Anglaises, toutes pareilles, s’agitaient dans des cascades de volants, des chutes de mousseline de soie, d’où émergeait leur jambe comme le pistil d’une fleur.

Leurs mignonnes têtes bouclées de poupées frivoles se penchaient à droite, à gauche, et le même sourire entr’ouvrait leurs lèvres carminées violemment dans la blancheur du teint. Rythmiquement leurs membres se déclanchaient ; elles pivotaient, en tenant leur talon très haut, s’abattaient, tout d’un coup, comme des corolles fauchées, dans un grand écart fantastique.

Après les Anglaises agaçantes et prometteuses, comme des grappes de fruits verts, vint une danseuse, entièrement nue, qui mima avec beaucoup d’art les poses sacrées de la vieille Égypte.

Les cheveux noirs crêpelés et le front ceint d’une bandelette blanche, l’artiste rendit successivement les attitudes rythmées du rituel funéraire, les pas glissés devant le sarcophage, les gestes saccadés des pleureuses, la marche de la conjuration, évoquant les mythes de l’antique religion des Pharaons, dans leur majesté étrangement voluptueuse.

Puis, Melcy s’exhiba dans la pose du portrait, avec le dangereux serpent, qui, toujours, faisait frémir les spectateurs.

Laroube, un peu fatigué, n’avait pas attendu la fin de la représentation pour se retirer ; mais ce n’est que vers trois heures du matin que les derniers invités prirent congé de la charmeuse, en la remerciant du régal artistique et littéraire qu’elle leur avait offert.


CHAPITRE XIV

L’ASSASSINAT

Melcy, restée seule, se déshabilla hâtivement, tandis que Caryssa, la petite négresse, veillait dans le vestibule de l’hôtel, prête à introduire Christian et à refermer sur lui la porte massive.

Tous les domestiques avaient regagné les combles, comme ils le faisaient habituellement, le service terminé.

Un grand silence régnait maintenant dans les salons saccagés, si bruyants encore il n’y avait qu’une heure. Les fleurs achevaient de mourir sur les nappes froissées, les parfums de vins, de femmes et de mets délicats, flottaient sous les lotus éteints dans une buée grise.

La charmeuse se contemplait, nue, devant sa psyché, prête à passer un long peignoir de soie blanche et de dentelle ; mais, après cette nuit brûlante, la caresse de l’air frais sur sa peau fiévreuse lui était agréable.

Doucement, elle vaporisait sur elle son parfum préféré de jacinthe sauvage, et ses merveilleux joyaux scintillaient dans une coupe d’onyx où elle les jetait négligemment, chaque soir, pour procéder à sa minutieuse toilette.

Elle allait pénétrer dans sa chambre à coucher, lorsqu’un bruit de chute parvint à ses oreilles ; il lui sembla entendre comme une sorte de gémissement étouffé, puis, tout rentra dans le silence, et elle pensa s’être trompée. Mais un frôlement léger, peu de temps après, se fit dans la pièce voisine.

Elle entr’ouvrit le rideau, demanda avec un trouble involontaire :

— Est-ce toi, Caryssa ?

Aucune réponse ne lui fut faite, et, comme la
Melcy, frappée à mort, gémissait.
chambre demeurait plongée dans le noir, elle écarta complètement la portière, afin de faire jouer l’électricité.

Mais un cri lui échappa soudain :

— Vous ! vous ! dit-elle… Que venez-vous faire, chez moi, à cette heure ?…

Razini, la lèvre tremblante, l’œil étincelant, se dressait devant elle.

Il la prit dans ses bras.

— Je veux être ton amant, ton seul amant, au moins pour cette nuit.

Il la portait vers le lit et elle ne se débattait pas, complètement dominée par cette volonté d’homme qui, déjà, si souvent, avait triomphé de la sienne.

Délicieusement émue, elle fermait les yeux, attendant la caresse passionnée, presque brutale, l’appelant de tout son désir morbide.

Fougueusement, il la prit. Une flamme passa sur elle : quelque chose de puissant, d’irrésistible, de presque cruel, dont rien, jusqu’à ce jour, n’avait pu lui donner l’idée, et elle s’abandonna, se laissa envelopper dans cette étreinte farouche.

C’est que Razini était un merveilleux amant. Il savait éveiller, chez ses maîtresses, des sensations aiguës, ardentes, inoubliables, et plus d’une avait fait des folies pour goûter encore la griserie de son baiser.

Toutes se donnaient avec une soumission délirante, toutes imploraient l’élan triomphal du mâle conquérant, heureuses des meurtrissures de leur peau, après ces luttes qui étaient autant de haine que d’amour.

Cependant, Melcy, très lasse, s’était assoupie, et l’homme, qui guettait son sommeil, sortait doucement de la couche saccagée, soulevait la portière du cabinet de toilette, encore illuminé par ses fleurs électriques, et s’emparait des joyaux de la courtisane.

Mais ce rapt ne lui suffisait pas ; il s’apprêtait à fracturer les meubles fragiles, lorsque Melcy se dressa sur son séant.

— Que fais-tu donc là ?… demanda-t-elle, mal éveillée.

Sans répondre, il poursuivit son travail, espérant qu’elle le laisserait faire, peut-être, qu’elle lui accorderait docilement ce qu’il se disposait à prendre par la force.

— Que fais-tu là ?… répéta-t-elle, avec un commencement d’épouvante.

— Tu le vois, je prends tes valeurs.

— Tu me voles…

— Je te rendrai cela, plus tard… Pour le moment, je suis à bout de ressources…

— C’est donc pour me dévaliser que tu t’es introduit chez moi ? Et Caryssa ?… Qu’as-tu fait de la petite ?…

Elle s’inquiétait, tout à coup, de la disparition de sa fidèle négresse.

Comme il ne répondait pas, elle se précipita hors du lit, se mit à crier en courant vers la fenêtre.

— Tais-toi ! fit-il, en lui saisissant le poignet, tais-toi ! Je ne te ferai pas de mal…

Mais elle essaya de se dégager hurlant de terreur.

Alors, il lui mit la main sur la bouche, la renversa, appuya son genou sur sa poitrine, répugnant encore à se servir d’une arme, car il trouvait ce meurtre inutile.

Comme il hésitait, elle le mordit avec rage, s’agitant furieusement et, dans sa souplesse d’acrobate, réussissant presque à lui échapper.

— Ah ! maudite femelle ! gronda-t-il, et il lui planta son couteau dans la poitrine d’un coup sûr et rapide.

Melcy poussa un râle d’agonie, un terrible rauquement sourd et profond. Des flots de sang jaillirent de ses lèvres. Elle eut des frissons épileptiques, ses membres se contractèrent, se débattirent, comme mus par une pile électrique, puis elle demeura immobile.

Razini la contempla pour s’assurer qu’elle avait son compte. Il dardait sur elle un regard farouche, un regard de fauve avide de torture. Il était tout prêt encore à se jeter sur sa proie, à l’enserrer de ses grands bras, de ses mains crispées, pour l’étrangler, si un souffle de vie restait en elle.

Dans l’agitation, dans l’énervement qui le possédaient, il n’éprouvait aucune sensation de faiblesse, et, s’il avait fallu lutter de nouveau pour conserver le bénéfice de ses efforts, il aurait recommencé ce qu’il avait fait.

Sans se hâter, il prit d’autres joyaux qu’il trouva sur la cheminée, ouvrit quelques tiroirs ; puis, les poches pleines d’or et de billets, se retira enfin.


CHAPITRE XV

L’INTERROGATOIRE

Les domestiques, en descendant, trouvèrent, deux heures après, leur maîtresse qui, frappée à mort, gémissait faiblement.

Caryssa, la petite négresse, ligottée et bâillonnée, avait perdu connaissance dans le vestibule où on la ramassa.

Interrogée, elle déclara que le comte Christian de Sazy, qui était revenu après le départ des invités, l’avait terrassée et mise dans cet état.

En réalité, affolée par la brusquerie de l’agression, elle n’avait pas reconnu l’homme qui s’était jeté sur elle. Melcy lui ayant dit d’ouvrir à Christian, elle s’imaginait avoir vu entrer le comte, que, bien souvent, déjà, elle avait introduit auprès de la charmeuse.

Cependant, on avait appelé le médecin de l’état civil, le commissaire de police, et, enfin, les membres du parquet pour constater et verbaliser, selon l’usage. Le procureur de la République fut informé, à son tour, et un juge instruisit l’affaire.

À la suite de la visite du commissaire de police, qui avait reçu la déposition de la petite négresse, Christian fut arrêté à son domicile pour être interrogé par les autorités judiciaires et confronté avec sa victime supposée. Les faits semblaient démontrer surabondamment qu’il devait être impliqué dans une poursuite criminelle. Seule, Melcy eût pu dissiper les soupçons injustes, mais Melcy, épuisée par l’effroyable perte de sang qu’elle avait faite, ne reprenait point connaissance.

Dans le petit hôtel les domestiques couraient, affolés ; le chef de la sûreté, accompagné d’un
— Vous me prendrez devant ma harpe ?
médecin légiste, se tenait au chevet de la mourante, et plusieurs agents entouraient le comte de Sazy, qui, blême et défait, répondait aux interrogations du juge.

— Vous seul êtes entré ici après le départ des invités, ainsi que l’a déclaré la servante, et nul autre n’a pu commettre le crime. De plus, depuis quelques mois, votre situation était embarrassée, vous étiez criblé de dettes, ce qui explique que vous ayez cherché à vous procurer de l’argent, même par un meurtre.

— Je ne suis pas revenu ici, déclara Christian, d’une voix tremblante, et je le regrette, car j’aurais pu sauver cette malheureuse.

— Tout vous accable, monsieur ; nous possédons contre vous les preuves les plus concluantes.

— Interrogez la blessée, elle vous dira que je suis innocent.

Pour la forme, le juge posa quelques questions à Melcy, dont les lèvres remuèrent sans proférer aucun son. Elle gardait les yeux fermés, sa poitrine ne se soulevait plus que faiblement.

— Melcy ! Melcy ! implora le comte, dis-leur que je suis innocent du meurtre dont on m’accuse !… Parle-leur, je t’en supplie !…

Un sourire ironique avait crispé les lèvres du juge.

Au Parquet, comme à la Sûreté, il est de tradition de n’envisager, dans une affaire, que le point de vue criminel, de rapporter au crime tous les éléments, toutes les circonstances qui enveloppent une cause.

Il vient rarement à l’esprit des juges de se dire que tel détail, dans une aventure dramatique, pourrait aussi bien démontrer l’innocence du prévenu que sa culpabilité. Pourtant, Christian protestait vivement, conjurant la mourante de répondre par un signe des paupières ou des lèvres.

Mais la courtisane, plus blanche que les dentelles qui l’enveloppaient, ne remuait plus. Ses yeux semblaient s’être reculés sous les orbites, ses narines se pinçaient sinistrement et, de sa bouche bleuie, ne s’échappait plus qu’un souffle indistinct.

— Melcy ! Melcy ! pleura le comte, en se jetant à genoux devant la couche, tu ne peux me laisser accuser ainsi !… Tu sais bien que je t’aimais et que je ne suis pas un assassin… Parle-moi ! Réveille-toi !… Oh ! tu n’es qu’endormie, et tout à l’heure tu reprendras tes sens ? Vous verrez, monsieur le juge, elle vous dira que je ne suis pas revenu, cette nuit, que ce n’est pas moi qui ai commis cette action infâme !

Christian, la tête dans les draps, sanglotait éperdument. Pourtant, le juge n’en fut pas ému.

— C’est un simulateur ou un fou, dit-il. N’a-t-il pas déjà été enfermé dans un établissement spécial, à la suite d’un accès de démence ?…

— Oui, monsieur, fit le comte qui avait entendu ; après de grands chagrins intimes j’ai eu, pendant quelque temps, l’esprit dérangé ; mais l’aveu que j’en fais doit vous prouver ma guérison… Je vous jure que je suis rentré chez moi, à la suite de la réception qui a eu lieu dans cet hôtel, et que je n’ai plus bougé de mon appartement.

— Cependant, Caryssa, la petite négresse, vous reconnaît formellement.

— Caryssa ne peut m’avoir vu. Elle a été, sans doute, trop saisie par l’épouvante pour avoir bien regardé son agresseur.

La négresse, confrontée de nouveau avec Christian, ne répondit que par des balbutiements aux questions qu’on lui posait. Elle se rappelait, seulement, que sa maîtresse lui avait dit d’introduire le comte de Sazy, comme elle l’avait fait, maintes fois, et qu’un homme était entré qui l’avait terrassée et bâillonnée. Sans doute, avait-elle perdu connaissance, car sa mémoire, à partir de cet instant, demeurait muette.

— Je vous jure que je suis innocent ! répétait Christian, en fixant un regard désespéré sur le visage livide de la mourante. Melcy vous le dira… Tenez, elle va parler.

La charmeuse, en effet, avait ouvert les yeux, des yeux sans expression, vitreux déjà, et ses lèvres remuaient faiblement.

— Elle va parler !… Elle va parler !… sanglota l’amant, en joignant les mains.

— Madame, rappelez vos souvenirs, fit le juge, en se penchant vivement, dites-nous qui vous a frappée ?… Est-ce monsieur de Sazy ?… Est-ce un autre que nous ne connaissons point ?… Un mot, un seul mot, peut sauver ou condamner un homme… Est-ce monsieur de Sazy !… Un signe, un signe, seulement… Je vous en prie ?…

Melcy se souleva, ses prunelles roulèrent avec égarement, une mousse sanglante vint à sa bouche et elle retomba avec un dernier hoquet.


CHAPITRE XVI

L’ATTENTE TRAGIQUE

Quinze jours s’étaient écoulés depuis l’arrestation de Christian, qui, sur l’ordre du juge, avait été mis au secret le plus absolu.

Sapho avait tenté l’impossible pour voir son ami, car elle était persuadée de son innocence et se désespérait de ne pouvoir lui être utile d’une façon quelconque. Elle avait bien songé à fournir un alibi, en déclarant que le jeune homme était avec elle au moment du crime ; mais elle ne pouvait donner aucune preuve de son affirmation et, sans doute, n’y attacherait-on qu’une médiocre importance.

Après des jours d’hésitation, elle avait écrit, cependant, une longue lettre de protestation à la justice. Elle mentait avec sérénité en racontant que Christian était venu la trouver, vers trois heures du matin, qu’il ne l’avait pas quittée jusqu’au moment où le crime avait été découvert. Melcy se montrait d’une imprudence inouïe, ne renfermant jamais ses bijoux, laissant ses valeurs à la portée de tous ses visiteurs et, sans doute, avait-elle été surprise par un de ces chevaliers d’industrie qu’elle ne craignait pas de recevoir dans son hospitalière maison.

Sapho, après avoir attendu avec confiance une nouvelle enquête, était retombée dans ses craintes, car le juge ne daignait point répondre à sa lettre.

En réalité, Christian, enfermé dans une étroite cellule, avait eu à répondre à un dernier interrogatoire, et ses paroles s’étaient trouvées en désaccord avec les déclarations de la dompteuse, qu’il ignorait.
— Est-ce toi, Caryssa ?

Il s’était abêti dans la solitude, était devenu pareil aux animaux de Martial, qui, soudainement poussés en cage, rugissaient et se révoltaient en montrant les dents.

Puis, il était tombé dans la lassitude d’une agitation stérile, dans l’appel d’une agonie qui le délivrerait de ses maux ; sans âme, désormais, navrante épave humaine, dont la bouche desséchée et tuméfiée est prête à tous les aveux, même mensongers, dont le cerveau est prêt à toutes les complaisances exigées par la volonté du juge implacable et tortionnaire.

Lui, aussi, avait appelé Sapho, qu’il se prenait à chérir éperdument, car elle seule lui avait témoigné de la pitié et de l’amour.

 

La dompteuse, après une saison triomphale dans le music-hall parisien, reprenait sa vie vagabonde. Partout, on se pressait, on se bousculait pour la voir. La salle des représentations, ménagerie ou théâtre, était prise d’assaut. Parfois, à l’étranger, la garde à cheval lui était envoyée pour contenir les envahisseurs trop fanatiques.

En Espagne, ce fut une véritable manifestation enthousiaste, un inoubliable triomphe. Les acclamations des spectateurs en délire couvraient les rugissements des tigres, et c’était à qui enverrait des friandises à Mirah, la bête favorite.

La panthère noire avait recommencé ses ronronnements et ses câlineries auprès de sa chère maîtresse. Elle logeait, la plupart du temps, dans une cage installée dans la loge de l’artiste, et n’en sortait que pour les représentations. C’était une vie à deux, très douce, très tendre, car Sapho demeurait sourde aux propositions galantes, incapable de se donner une seconde fois.

Son art était tout pour elle ; c’est en lui qu’elle puisait la force de la lutte et du travail, malgré la désillusion de son cœur.

Trois fois par jour, elle se livrait à ses expériences de dompteuse, variant ses exercices, se montrant, chaque fois, plus follement audacieuse.

On l’interrogeait sur ses bêtes, sur leurs mœurs ; on lui posait mille questions sur sa vie, ses projets, le secret de l’étrange fascination qu’elle produisait sur des êtres jusqu’alors incapables de sincère attachement.

Les journaux rapportaient ses paroles ; aucun encens n’était assez pur, aucun hommage ne semblait assez flatteur pour exalter sa gloire.

Sapho eût été heureuse, sans l’internement de Christian qu’elle ne pouvait s’empêcher de plaindre et d’aimer. À distance, tous les torts de l’amant s’effaçaient ; elle vibrait de tendresse, comme aux premiers jours, n’était plus qu’une âme en peine à la recherche de son complément.

Parfois, un tigre s’échappait, et la foule en déroute poussait des cris d’épouvante, se réfugiait aux hasards des abris. La dompteuse, alors, courait à la suite du fuyard, le rappelait par de douces paroles, l’appât d’un morceau succulent qu’elle lui tendait de loin. L’animal semblait se jouer d’elle, gambadait par les rues, s’aiguisait les griffes sur les arbres de la place, et, finalement, se blottissait dans un couloir, monstre formidable et sournois, déjà tremblant sous les regards enflammés de la femme.

Elle le rejoignait, et, en attendant la cage qu’elle avait demandée, elle maîtrisait l’animal par la voix et par le geste, le magnétisait invinciblement, tandis que des gens, l’arme au poing, se préparaient à tirer dans le tas, oublieux de l’adoration que leur inspirait l’artiste, il n’y avait qu’une heure.

Mais toute gloire a son revers ; l’homme ne consent à admirer qu’à la condition de le faire sans danger.

Au printemps, Sapho revint à Paris pour s’y exhiber de nouveau dans les fêtes parisiennes et les music-halls.

Elle avait acheté vingt lions, sur ses gains, ce qui représentait une somme de cent soixante mille francs, et se montrait maintenant au milieu de quarante fauves rugissants, bondissants, superbes, qui faisaient l’admiration jalouse de ses confrères. Aucun dompteur ne pouvait désormais lutter avec elle pour le nombre et la beauté des bêtes.

Dans l’établissement où elle débuta, une foule énorme accourut, cette foule avide des combats et des dangers sanglants que l’Espagne voit aux tauromachies et qui acclame le vainqueur, quel qu’il soit, car le plus placide bourgeois possède alors une âme de tortionnaire et de bourreau.

Quand les quarante rois du désert, crinière au vent et queue battante, parurent dans le cirque, entouré d’une grille protectrice, un long frémissement courut sur les rangs pressés des spectateurs.

Sapho salua ses élèves redoutables à coups de cravache, les forçant à défiler devant elle, à sauter par-dessus les barres appuyées aux parois du pourtour. Ils bondissaient, s’enlevaient furieusement et des étincelles jaillissaient de leurs prunelles.

Puis, presque nue, superbe de jeunesse, d’audace, de talent, la femme, debout sur sa panthère noire, chantait d’une voix vibrante les strophes que Christian avait composées pour elle, et elle semblait appeler l’absent de toute la force de son amour, de toute la passion de son désir.

Les baisers disent que tout aime ;
Que tout nid tient deux amoureux,

Et que la vie est un poème
Qu’on ne lit vraiment bien qu’à deux !

Je t’aime ! ô ma belle maîtresse !
Ton doux regard vient m’embraser,
Ma chair implore ta caresse
Et ma bouche veut ton baiser !


CHAPITRE XVII

VERS L’ABÎME

Cependant, dans une maison galante de Marseille, une femme, qui avait reçu des joyaux de Razini, s’était empressée de les faire présenter à un bijoutier pour en tirer quelque argent.

Là on avait reconnu un bracelet, orné de turquoises, dont on possédait partout la description depuis l’assassinat de Melcy.

L’honnête commerçant s’était empressé de prévenir la justice, et la fille, interrogée, n’avait fait aucune difficulté pour donner tous les renseignements désirables.

Razini, qui comptait s’embarquer le lendemain, fut arrêté immédiatement et, dans ses bagages, on trouva d’autres joyaux ayant appartenu à la charmeuse ; quant au fameux collier de perles, il avait été démonté, vendu en détail depuis quelque temps déjà.

L’aventure fit grand bruit, et, malgré les dénégations de l’individu, on fut forcé de reconnaître sa culpabilité.

Caryssa, la petite négresse, mise en présence de l’assassin, le dénonça, enfin, en reconnaissant formellement les traces d’une morsure qu’elle lui avait faite au pouce. Ces traces, quoique cicatrisées, étaient fort visibles, et on se rappela que Christian, injustement accusé, n’avait nulle blessure au moment de son arrestation.

L’intérêt dramatique et passionnel de l’affaire résidait maintenant dans le public, dans le monde auquel appartenait le comte de Sazy et dans la presse. Ce drame sollicitait l’émotion de toutes les amoureuses, leur communiquant une véritable impression de fièvre.

Mais, alors que dans le grand et le vulgaire public deux opinions bien définies se produisaient, l’une en faveur, l’autre en défaveur de la justice si peu clairvoyante, si tardive ; alors que, dans la masse bourgeoise et populaire, deux camps bien distincts se formaient, prêts à se ruer l’un sur l’autre, la société aristocratique de Paris demeurait hésitante dans l’expression de ses sentiments. Elle se réservait, feignait l’indifférence ou l’ignorance, car l’accusation, seule, bien que profondément injuste, était une tare indélébile. Tout homme soupçonné est perdu dans un certain monde, et mieux vaut avoir commis un beau crime caché que de s’être laissé prendre dans l’accomplissement d’une faute légère.

Christian, rendu à la liberté, se trouva donc effroyablement seul dans la grande ville où il avait tant aimé, tant souffert.

Pourtant, dans l’agitation, dans l’énervement qui le torturaient, il n’éprouvait aucune rechute du mal qui, si souvent, l’avait terrassé. S’il avait fallu lutter en cette heure pour conserver le bénéfice de sa réhabilitation, il aurait été capable d’une défense énergique et durable.

Voici, en réalité, ce qui s’était passé.

Après la fête donnée par Melcy, un sentiment de rancune et d’indignation l’avait empêché de retourner auprès de la charmeuse, malgré sa promesse. Décidé à abandonner cette liaison, qui ne lui avait apporté que des regrets et des remords, il était rentré chez lui pour écrire à sa maîtresse une lettre de rupture.

Mais, les mots décisifs ne venant pas, il avait déchiré plusieurs pages, et, brisé par la fatigue, s’était jeté sur son lit pour y goûter quelques moments de repos.

Maintenant, il se reprochait de n’avoir pas revu la charmeuse, qu’il aurait pu sauver de la mort ; il déplorait d’avoir donné cours à ses justes ressentiments. Que ferait-il ?… Où irait-il ?… Ses anciens amis le fuyaient, et il ne lui était plus permis de se raccrocher à Sapho qu’il avait outragée et méconnue. Ignorant les démarches que cette dernière avait tentées pour le sauver, il la croyait inflexible dans son ressentiment.

Pendant deux jours, il resta enfermé chez lui pour mettre de l’ordre dans ses affaires, commencer les préparatifs d’un long voyage qu’il comptait entreprendre à travers le monde.

Seul, un déplacement de quelque durée pourrait, songeait-il, le sauver des autres et de lui-même, lui créer des émotions nouvelles, effacer la honte des jours de détention dans la prison infâme.

En se glissant entre ses draps, la veille du jour fixé pour son départ, il lui sembla, dans l’incohérence de ses sentiments, la fragilité de ses idées, qu’il se trouvait dans la situation d’un naufragé qui serait ballotté par des vagues furieuses et reporté, tantôt vers la terre hospitalière, tantôt vers la mer en fureur, sans pouvoir se rendre compte si, enfin, une lame plus forte que les autres le déposera sur la grève ou si un remous formidable l’entraînera vers l’abîme.

Sa nuit fut faite de fugitives somnolences que rompaient des rêves tourmentés, et, lorsqu’il quitta sa couche, il ressentit une lassitude extrême comme si tous ses membres s’étaient meurtris dans une chute. Ce qu’il avait subi, depuis deux mois, était en effet extraordinaire, et il ne pouvait être surpris de l’impression que tant de tristesses laissaient en lui.

Il aurait voulu ne plus songer à ces faits ; mais leur souvenir l’obsédait irrésistiblement ; sa pensée, sans cesse, les retournait, les reconstituait dans leur tragique horreur.

En cette heure de sa vie, une rancune farouche lui venait contre le destin qui le prenait dans l’agglomération des incidents néfastes pour le jeter en une atmosphère de drame et de folie, dont il demeurait asphyxié, comme par les vapeurs délétères d’un réchaud.

Il était le jouet misérable d’une puissance mauvaise, qui, toujours, troublait son existence, le précipitait au travers des pires atrocités. Pourquoi le sort ne portait-il pas ses coups sur tant d’autres plus forts physiquement et moralement, plus capables de lutter et de se défendre ?…

Christian s’habillait fiévreusement pour partir, fuir son passé, ses souvenirs, mettre des lieues et des lieues entre ses erreurs et ses tentations. La petite somme qu’il possédait encore suffirait au voyage.

D’ailleurs, il comptait se créer des occupations, gagner sa vie à l’étranger, grâce à quelques connaissances spéciales qu’il possédait et aux différentes langues qu’il parlait couramment.

Comme il tournait dans sa chambre, on sonna à sa porte, et un jeune garçon lui remit une lettre de Sapho.

« Pourquoi n’es-tu pas venu ? demandait la dompteuse. Tu sais bien que je t’ai pardonné et que je t’aime toujours. Pour te délivrer j’ai tenté l’impossible, mais trop de preuves semblaient s’accumuler contre toi. Depuis qu’on a proclamé ton innocence, — dont je n’avais jamais douté, — j’ai vécu dans un trouble perpétuel, attendant toujours ta venue. Sois sans crainte, je ne te ferai aucun reproche, car je n’ai que le désir de te faire oublier les jours de souffrance.

« Au fond, je suis une sentimentale et une résignée. J’ai toujours pensé qu’il ne sert à rien de vouloir empêcher qu’une peine vous atteigne, et, dans le cas qui nous est personnel, à tous deux, qu’eussé-je gagné à me jeter entre toi et ta maîtresse ?…

« Mais elle a expié sa faute, et je te dis : je t’ai aimé, je t’ai toujours aimé, je t’aime encore, et si j’ai souffert éperdument dans mon amour, lorsque j’ai senti que tu te détachais de moi, maintenant je n’ai plus ni colère, ni rancune. J’ai pleuré sur mon délaissement ; pourtant je t’excuse de l’outrage dont tu m’as frappée, car tu ignorais la profondeur de ma tendresse !… Viens ! Viens ! mon Christian… Je t’attends avec impatience, je meurs du désir de tes baisers !.

« Sapho. »

« Tu me trouveras dans ma loge, près des fauves mes amis. »

Peut-être le comte de Sazy attendait-il cet appel généreux, car il eut un frémissement de joie en lisant la lettre de son amie.

Avec une hâte fiévreuse, il termina sa toilette, et se dirigea vers l’établissement où se donnaient les représentations de la dompteuse. Il savait qu’elle s’exhibait trois fois par jour, et que, par conséquent, elle passait la plus grande partie de son temps dans la pièce étroite où elle s’habillait et se déshabillait, au milieu de ses étoffes soyeuses, de ses bibelots préférés.

Il était tout enivré d’espérance, tout étourdi encore du bonheur qui lui arrivait, alors qu’il allait abandonner son pays, ses plus chères attaches pour entreprendre une vie de misère et de lutte. Il ne se disait pas, en ce moment, qu’il lui faudrait, quand même, chercher une situation, et combattre pour subsister. Tout s’abolissait dans la joie présente. Il formait mille projets pour son éternelle réunion avec Sapho. Il la chérissait uniquement, tout son être était revenu à son ancienne amie qu’il était fier de pouvoir adorer et protéger sans contrainte.

Il était avide de la revoir, de la tenir dans ses bras, dolente et pâmée, comme il l’avait vue si souvent.

Il éprouvait une fièvre de tête, d’âme, de sens qui ne laissait place à aucune considération. Si la dompteuse eût voulu se détacher de lui, il se fût tué à ses pieds pour lui prouver son adoration.

Avec un grand battement de cœur Christian entra dans la loge de l’artiste, et, tout de suite, l’aperçut couchée sur le divan, souriante et divinement émue. Déjà, il l’accablait de caresses, la prenait sur sa poitrine, ne répondait à ses questions que par ses embrassements.

Elle tressaillait dans ses bras, lui rendant étreinte pour étreinte, baiser pour baiser, se sentait prise dans un tourbillon de feu.

Comme ils s’anéantissaient tous deux dans une adorable lassitude, un frôlement se fit dans l’ombre et deux prunelles glauques se fixèrent sur eux.

Mirah, dont la cage donnait sur la loge, avait réussi à ouvrir la porte mal close, et, les babines retroussées, les crocs à l’air, elle rampait sournoisement vers le couple enlacé.

Maintenant, elle était en pleine lumière, et sa fourrure de velours noir, que nulle tache n’étoilait, paraissait plus sombre encore, plus profondément ténébreuse. Arrivée tout près du divan, elle s’arrêta, un moment, la tête levée, ses yeux d’émeraude férocement dilatés par la colère et la jalousie.

Souple, frémissante, toute secouée de haine, elle sortait ses griffes, fronçait ses naseaux, se rassemblait pour un bond mortel de fauve en courroux.

Christian et Sapho avaient goûté toutes les adorations de l’amour, ils se serraient de nouveau éperdument, comme pour se pénétrer, ne faire qu’un seul corps en eux deux, se fondre en une éternelle volupté.

Mirah eut un rauquement sinistre, ses muscles se détendirent comme des ressorts d’acier, et elle se jeta sur Christian qu’elle mordit avec rage.

Sapho, affolée, s’était dressée, cherchant à défendre son amant. De toutes ses forces, elle luttait avec la panthère qui, ivre de colère et de sang, ne lui obéissait plus. Deux fois, déjà, ses crocs étaient entrés dans la gorge du comte qui râlait faiblement, se débattait à peine.

— Mirah ! Mirah ! appelait la dompteuse, en enfonçant ses mains dans la gueule du monstre en se faisant mordre à son tour. Mais la bête ne lâchait point sa proie. Plus profondément ses terribles mâchoires fouillaient les chairs, se crispaient dans la plaie.

Le divan, les murs, le tapis, tout était rouge, et l’effroyable scène de carnage s’accomplissait, malgré les efforts désespérés de Sapho, Enfin, ses cris attirèrent les surveillants et les employés.

L’un d’eux accourut avec un trident, un autre s’arma d’une hache et un troisième d’une barre rougie au feu.

Lorsqu’on put séparer les deux corps, étroitement unis, l’un et l’autre retombèrent inertes, l’homme et le fauve avaient cessé de vivre.

Alors, Sapho, s’agenouillant dans le sang, pleura éperdument sur les deux amours de sa vie.


FIN

  1. Note de wikisource : en langage familier fiacres, voir wiktionnaire : sapin sens 5.