Sapho (Daudet)/Chapitre VII

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G. Charpentier et Cie (p. 150-180).

VII


Il faisait un froid brumeux, une après-midi sombre à quatre heures, même sur cette large avenue, des Champs-Elysées où se hâtaient les voitures dans un roulement sourd et ouaté. C’est à peine si Jean put lire au fond d’un jardinet dont la grille était ouverte ces lettres dorées, très hautes, au-dessus de l’entresol d’une maison à l’aspect luxueux et tranquille de cottage : Appartements meublés, pension de famille. Un coupé attendait au ras du trottoir.

La porte du bureau poussée, Jean la vit tout de suite, celle qu’il cherchait, assise dans le jour de la fenêtre, feuilletant un gros livre de comptes en face d’une autre femme, élégante et grande, un mouchoir aux mains et un petit sac de boursicotière.

— Vous désirer, monsieur ?…

Fanny le reconnut, se leva, saisie, et passant devant la dame :

— C’est le petit… dit-elle tout bas.

L’autre examina Gaussin des pieds à la tête avec le beau sang-froid connaisseur que donne l’expérience, et très haut, sans se gêner :

— Embrassez-vous, mes enfants… Je ne vous regarde pas.

Puis elle se mit à la place de Fanny, continua à vérifier ses chiffres.

Ils s’étaient pris les mains, se chuchotaient des phrases bêtes :

— Comment ça va ?

— Pas mal, merci…

— Alors tu es parti hier au soir ?…

Mais l’altération de leurs voix donnait aux mots leur vraie signification. Et assis sur le divan, se remettant un peu :

— Tu n’as pas reconnu ma patronne ?… disait Fanny à voix basse… tu l’as déjà vue pourtant… au bal de Déchelette, en mariée espagnole… Un peu défraîchie, la mariée.

— Alors c’est… ?

— Rosario Sanchès, la femme à de Potter.

Cette Rosario, Rosa, de son nom de fête écrit sur toutes les glaces des restaurants de nuit et toujours souligné de quelque ordure, était une ancienne « dame des chars » à l’Hippodrome, célèbre dans le monde de la noce par son dévergondage cynique, ses coups de gueule et de cravache très recherchés des hommes de cercle, qu’elle menait comme ses chevaux.

Espagnole d’Oran, elle avait été plus belle que jolie et tirait encore aux lumières un certain effet de ses yeux noirs bistrés, de ses sourcils rejoints en barre ; mais ici, même dans ce faux jour, elle avait bien ses cinquante ans, marqués sur une face plate, dure, à la peau soulevée et jaune comme un limon de son pays. Intime de Fanny Legrand pendant des années, elle l’avait chaperonnée dans la galanterie, et rien que son nom épouvantait l’amoureux.

Fanny, qui comprit le tremblement de son bras, essaya de s’excuser. À qui s’adresser pour trouver un emploi ? On était bien embarrassé. D’ailleurs Rosa maintenant se tenait tranquille ; riche, très riche, vivant dans son hôtel avenue de Villiers ou à sa villa d’Enghien, recevant quelques anciens amis, mais un seul amant, toujours le même, son musicien.

— De Potter ? demanda Jean… je le croyais marié.

— Oui… marié, des enfants, il paraît même que sa femme est jolie… ça ne l’a pas empêché de revenir à l’ancienne… et si tu voyais comme elle lui parle, comme elle le traite… Ah ! il est bien mordu, celui-là…

Elle lui serrait la main avec un tendre reproche. La dame à ce moment interrompit sa lecture et s’adressa à son sac qui sautait au bout de la cordelière :

— Mais reste donc tranquille, voyons !…

Puis, à la gérante, sur un ton de commandement :

— Donne-Moi vite un bout de sucre pour Bichito.

Fanny se Leva, apporta le sucre qu’elle approchait de l’ouverture du ridicule avec des petites flatteries, des mots enfantins… « Regarde la jolie bête… » dit-elle à son amant, en lui montrant, tout entouré de ouate, une sorte de gros lézard difforme et grenu, crêté, dentelé, la tête en capuchon sur une chair grelottante et gélatineuse ; un caméléon envoyé d’Algérie à Rosa, qui le préservait de l’hiver parisien à force de soins et de chaleur. Elle l’adorait comme jamais elle n’avait aimé aucun homme ; et Jean démêlait bien aux mamours flagorneurs de Fanny la place que l’horrible bête tenait dans la maison.

La dame ferma le livre, prête à partir.

— Pas trop mal pour une seconde quinzaine… Seulement veille à la bougie.

Elle jeta son regard de patronne autour du petit salon, tenu, rangé, au meuble de velours frappé, souffla un peu de poussière sur le yucca du guéridon, constata un accroc dans la guipure des croisées ; après quoi, elle dit aux jeunes gens avec un œil entendu : « Vous savez, mes petits, pas de bêtises… la maison est très convenable… » et rejoignant la voiture qui l’attendait à la porte, elle s’en alla faire son tour de bois.

— Crois-tu que c’est sciant !… dit Fanny. Je les ai sur le dos, elle ou sa mère, deux fois la semaine… La mère est encore plus terrible, plus pingre… Il faut que je t’aime, va, pour durer dans cette baraque… Enfin te voilà, je t’ ai encore !… J’ai eu si peur…

Et elle l’enlaça debout, longuement, lèvres contre lèvres, s’assurant bien au tressaillement du baiser qu’il était encore tout à elle. Mais on allait et venait dans le couloir, il fallait se méfier. Quand on eut apporté la lampe, elle s’assit à sa place habituelle, un petit ouvrage aux doigts ; lui, tout près comme en visite…

— Suis-je changée, hein ?… Est-ce assez peu moi ?…

Elle souriait en montrant son crochet manié avec une gaucherie de petite fille. Toujours elle avait détesté ces travaux d’aiguille ; un livre, son piano, sa cigarette, ou les manches retroussées pour la confection d’un petit plat, elle ne s’occupait jamais autrement. Mais ici, que faire ? Le piano du salon, elle ne pouvait y songer de tout le jour, obligée de se tenir au bureau… Des romans ? Elle savait bien d’autres histoires que celles qu’ils racontaient. À défaut de la cigarette prohibée, elle avait pris cette dentelle qui lui occupait les doigts et la laissait libre de penser, comprenant à cette heure le goût des femmes pour ces menus travaux qu’elle méprisait jadis.

Et tandis qu’elle rattrapait son fil avec des maladresses encore, une attention d’inexpérience, Jean la regardait, toute reposée dans sa robe simple, son petit col droit, les cheveux bien à plat sur la rondeur antique de sa tête, et l’air si honnête, si raisonnable. Dehors, dans un décor luxueux, roulait continuellement le train des filles à la mode, haut perchées sur leurs phaétons, redescendant vers le Paris bruyant des boulevards ; et Fanny ne semblait pas avoir un regret pour ce vice étalé et triomphant, dont elle aurait pu prendre sa part, qu’elle avait dédaigné pour lui. Pourvu qu’il consentît à la voir de temps en temps, elle acceptait très bien sa vie de servitude, y trouvait même des côtés amusants.

Tous les pensionnaires l’adoraient. Les femmes, étrangères, sans aucun goût, la consultaient pour leurs achats de toilette ; elle donnait des leçons de chant le matin à l’aînée des petites Péruviennes, et pour le livre à lire, la pièce à voir, elle conseillait ces messieurs qui la traitaient avec toutes sortes d’égards, de prévenances, un surtout, le Hollandais du second.

— Il s’assied là où tu es, reste en contemplation jusqu’à ce que je lui dise : « Kuyper, vous m’ennuyez. » Alors il répond : « pien » et il s’en va… C’est lui qui m’a donné cette petite broche en corail… Tu sais, ça vaut cent sous ; je l’ai acceptée pour avoir la paix.

Un garçon entrait, apportait un plateau chargé qu’il posait sur un bout du guéridon en reculant un peu la plante verte.

— C’est là que je mange toute seule, une heure avant la table d’hôte.

Elle indiqua deux plats du menu assez long et copieux. La gérante n’avait droit qu’à deux plats et au potage.

— Faut-il qu’elle soit chienne, cette Rosario !… Du reste, j’aime mieux manger là ; je n’ai pas besoin de parler et je relis tes lettres qui me tiennent compagnie.

Elle s’interrompit encore pour atteindre une nappe, des serviettes ; à tout moment on la dérangeait, un ordre à donner, une armoire à ouvrir, une réclamation à satisfaire. Jean comprit qu’il la gênerait en restant davantage ; puis on installait son dîner, et c’était si piètre, cette petite soupière d’une portion qui fumait sur la table, leur donnant à tous deux la même pensée, le même regret de leurs anciens tête-à-tête !

« À dimanche… à dimanche… » murmura-t-elle tout bas, en le renvoyant. Et comme ils ne pouvaient s’embrasser à cause du service, des pensionnaires qui descendaient, elle lui avait pris la main, l’appuyait contre son cœur longuement pour y faire entrer la caresse.

Tout le soir, la nuit, il pensa à elle, souffrant de sa servitude humiliée devant cette gueuse et son gros lézard ; puis le Hollandais le troublait aussi, et jusqu’au dimanche il ne vécut pas. En réalité cette demi-rupture qui devait préparer sans secousse la fin de leur liaison fut pour celle-ci le coup de serpe de l’émondeur dont se ravive l’arbre fatigué. Ils s’écrivirent, presque chaque jour, de ces billets de tendresse comme en griffonne l’impatience des amoureux ; ou bien c’était, au sortir du ministère, une causerie douce dans le bureau pendant l’heure du travail à l’aiguille.

Elle avait dit à l’hôtel en parlant de lui : « Un de mes parents… » et sous le couvert de cette vague appellation il put venir quelquefois passer la soirée au salon, à mille lieues de Paris. Il connut la famille péruvienne avec ses innombrables demoiselles, fagotées de couleurs criardes, rangées autour du salon, de vrais aras au perchoir ; il entendit la cithare de Mlle Minna Vogel, enguirlandée comme une perche à houblon, et vit son frère, malade, aphone, suivant de la tête avec passion le rythme de la musique et promenant ses doigts sur une clarinette imaginaire, la seule dont il eût permission de jouer. Il fit le whist du Hollandais de Fanny, un gros balourd, chauve, d’aspect sordide, qui avait navigué par tous les océans du monde, et quand on lui demandait quelques renseignements sur l’Australie où il venait de passer des mois, répondait avec un roulement d’yeux : « Devinez combien les pommes de terre à Melbourne ?… » n’ayant été frappé que de ce fait unique, la cherté des pommes de terre dans tous les pays où il allait.

Fanny était l’âme de ces réunions, causait, chantait, jouait la Parisienne informée et mondaine ; et ce qu’il restait dans ses façons de la bohême ou de l’atelier échappait à ces exotiques, ou leur semblait le suprême genre. Elle les éblouissait de ses relations avec les personnalités fameuses des arts ou de la littérature, donnait à la dame russe qui raffolait des œuvres de Dejoie, des renseignements sur la façon d’écrire du romancier, le nombre de tasses de café qu’il absorbait en une nuit, le chiffre exact et dérisoire dont les éditeurs de Cenderinette avaient payé le chef-d’œuvre qui faisait leur fortune. Et les succès de sa maîtresse rendaient Gaussin si fier qu’il oubliait d’être jaloux, aurait volontiers certifié sa parole, si quelqu’un l’eût mise en doute.

Pendant qu’il l’admirait dans ce paisible salon éclairé de lampes à abat-jour, servant le thé, accompagnant les mélodies des jeunes filles, leur donnant des conseils de grande sœur, il y avait pour lui un montant singulier à se la figurer tout autre, quand elle arrivait chez lui le dimanche matin, trempée, grelottante, et que sans même s’approcher du feu qui flambait en son honneur, elle se déshabillait à la hâte, et se glissait dans le grand lit, contre l’amant. Alors quelles étreintes, quelles caresses longues où se vengeaient les contraintes de toute la semaine, cette privation l’un de l’autre qui gardait le désir vivifiant à leur amour.

Les heures passaient, s’embrouillaient ; on ne bougeait plus du lit jusqu’au soir. Rien ne les tentait que là ; nul plaisir, personne à voir, pas même les Hettéma qui, par économie, s’étaient décidés à vivre à la campagne. Le petit déjeuner préparé, à côté d’eux, ils entendaient, anéantis, la rumeur du dimanche parisien pataugeant dans la rue, le sifflet des trains, le roulement des fiacres chargés ; et la pluie en larges gouttes sur le zinc du balcon, avec les battements précipités de leurs poitrines, rythmaient cette absence de la vie, sans notion de l’heure, jusqu’au crépuscule.

Le gaz, qu’on allumait en face, glissait alors un pâle rayon sur la tenture ; il fallait se lever, Fanny devant être rentrée à sept heures. Dans le demi-jour de la chambre, tous ses ennuis, tous ses écœurements lui revenaient plus lourds, plus cruels, en remettant ses bottines encore humides de la course à pied, ses jupons, sa robe de la gérance, l’uniforme noir des femmes pauvres.

Et ce qui gonflait son chagrin c’étaient ces choses aimées autour d’elle, les meubles, le petit cabinet de toilette des beaux jours… Elle s’arrachait : « Allons !… » et pour rester plus longtemps ensemble, Jean la reconduisait ; ils remontaient serrés et lents l’avenue des Champs-Elysées dont la double rangée de lampadaires, avec l’Arc de Triomphe en haut, écarté d’ombre, et deux ou trois étoiles piquant un bout de ciel, figuraient un fond de diorama. Au coin de la rue Pergolèse, tout près de la pension, elle relevait sa voilette pour un dernier baiser, et le laissait désorienté, dégoûté de son intérieur où il rentrait le plus tard possible, maudissant la misère, en voulant presque à ceux de Castelet du sacrifice qu’il s’imposait pour eux.

Ils traînèrent deux ou trois mois cette existence devenue vers la fin absolument insupportable, Jean ayant été obligé de restreindre ses visites à l’hôtel à cause d’un bavardage de domestique, et Fanny de plus en plus exaspérée par l’avarice de la mère et de la fille Sanchès. Elle pensait silencieusement à reprendre leur petit ménage et sentait son amant à bout de forces lui aussi, mais elle eût voulu qu’il parlât le premier.

Un dimanche d’avril, Fanny arriva plus parée que d’ordinaire, en chapeau rond, en robe de printemps bien simple, – on n’était pas riche, – mais tendue aux grâces de son corps.

— Lève-toi vite, nous allons déjeuner à la campagne…

— À la campagne !…

— Oui, à Enghien, chez Rosa… Elle nous invite tous les deux…

Il dit non d’abord, mais elle insista. Jamais Rosé ne pardonnerait un refus.

— Tu peux bien consentir pour moi… J’en fais assez, il me semble.

C’était au bord du lac d’Enghien, devant une immense pelouse descendant jusqu’à un petit port où se balançaient quelques yoles et gondoles, un grand chalet, merveilleusement orné et meublé, et dont les plafonds, les panneaux en miroirs reflétaient l’étincellement de l’eau, les superbes charmilles d’un parc déjà frissonnant de verdures hâtives et de lilas en fleurs. Les livrées correctes, les allées où ne traînait pas une brindille, faisaient honneur à la double surveillance de Rosario et de la vieille Pilar.

On était à table quand ils arrivèrent, une fausse indication les ayant égarés une heure autour du lac, par des ruelles entre de grands murs de jardins. Jean acheva de se décontenancer, au froid accueil de la maîtresse de la maison, furieuse qu’on l’eût fait attendre, et à l’aspect extraordinaire des vieilles parques auxquelles Rosa le présentait de sa voix de charretier. Trois « élégantes », comme se désignent entre elles les grandes cocottes, trois antiques roulures comptant parmi les gloires du second Empire, aux noms aussi fameux que celui d’un grand poète ou d’un général à victoires, Wilkie Cob, Sombreuse, Clara Desfous.

Élégantes, certes elles l’étaient toujours, attifées à la mode nouvelle, aux couleurs du printemps, délicieusement chiffonnées de la collerette aux bottines ; mais si fanées, fardées, retapées ! Sombreuse sans cils, les yeux morts, la lèvre détendue, tâtonnant autour de son assiette, de sa fourchette, de son verre ; la Desfous énorme, couperosée, une boule d’eau chaude aux pieds, étalant sur la nappe ses pauvres doigts goutteux et tordus, aux bagues étincelantes, aussi difficiles, compliquées à entrer et à sortir que les anneaux d’une question romaine. Et Cob toute mince, avec une taille jeunette qui faisait plus hideuse sa tête décharnée de clown malade sous une crinière d’étoupes jaunes. Celle-là, ruinée, saisie, était allée tenter un dernier coup à Monte-Carlo et en revenait sans un sou, enragée d’amour pour un beau croupier qui n’avait pas voulu d’elle ; Rosa, l’ayant recueillie, la nourrissait, s’en faisait gloire.

Toutes ces femmes connaissaient Fanny, la saluaient d’un bonjour protecteur : « Comment va, petite ? » Le fait est qu’avec sa robe à trois francs le mètre, sans un bijou que la broche rouge de Kuyper, elle avait l’air d’une recrue parmi ces épouvantables chevronnées de la galanterie, que ce cadre de luxe, toute la lumière reflétée du lac et du ciel, entrant mêlée d’odeurs printanières par les battants de la salle à manger, faisaient plus spectrales encore.

Il y avait aussi la vieille mère Pilar, « le chinge », comme elle s’appelait elle-même dans son charabia franco-espagnol, vraie macaque à peau déteinte et râpeuse, d’une malice féroce sur des traits grimaçants, coiffée en garçon, les cheveux gris au ras de l’oreille, et sur sa robe de vieux satin noir un grand col bleu de maître-timonier.

— Et puis M. Bichito… dit Rosa, achevant de présenter ses convives et montrant à Gaussin un tampon d’ouate rose où le caméléon grelottait sur la nappe.

— Eh bien, et moi, on ne me présente pas ? réclama sur un ton de jovialité forcée un grand garçon à moustaches grisonnantes, de tenue correcte, même un peu raide, dans son veston clair et son col montant.

— C’est vrai… Et Tatave ? dirent les femmes en riant.

La maîtresse de maison lâcha son nom avec négligence.

Tatave, c’était de Potter, le savant musicien, l’auteur acclamé de Claudia, de Savonarole ; et Jean, qui n’avait fait que l’entrevoir chez Déchelette, s’étonnait de trouver au grand artiste des allures si peu géniales, ce masque en bois dur et régulier, ces yeux déteints scellant une passion folle, incurable, qui depuis des années l’accrochait à cette gueuse, lui faisait quitter femme et enfants, pour rester commensal de cette maison où il engloutissait une partie de sa grande fortune, ses gains de théâtre, et où on le traitait plus mal qu’un domestique. Il fallait voir l’air excédé de Rosa dès qu’il racontait quelque chose, de quel ton méprisant elle lui imposait silence ; et renchérissant sur sa fille, Pilar ne manquait jamais d’ajouter d’un accent convaincu :

Foute-nous la paix, mon garçon.

Jean l’avait pour voisine, cette Pilar, et ces vieilles babines qui grondaient en mangeant avec un ruminement de bête, ce coup d’œil inquisiteur dans son assiette, mettaient au supplice le jeune homme déjà gêné par le ton de patronne de Rosa, plaisantant Fanny sur les soirées musicales de l’hôtel et la jobarderie de ces pauvres rastaquouères qui prenaient la gérante pour une femme du monde tombée dans le malheur. L’ancienne dame des chars, bouffie de graisse malsaine, des cabochons de dix mille francs à chaque oreille, semblait envier à son amie le renouveau de jeunesse et de beauté que lui communiquait cet amant jeune et beau ; et Fanny ne se fâchait pas, amusait au contraire la table, raillait en rapin les pensionnaires, le Péruvien qui lui avouait, en roulant des yeux blancs, son désir de connaître une grande coucoute, et la cour silencieuse, à souffle de phoque, du Hollandais haletant derrière sa chaise : « Tevinez combien les pommes de terre à Batavia. »

Gaussin ne riait guère, lui ; Pilar non plus, occupée à surveiller l’argenterie de sa fille, ou s’élançant d’un geste brusque, visant sur le couvert devant elle ou la manche de son voisin une mouche qu’elle présentait en baragouinant des mots de tendresse « mange, mi alma ; mange, mi corazon » à la hideuse petite bête échouée sur la nappe, flétrie, plissée, informe comme les doigts de la Desfous.

Quelquefois, toutes les mouches en déroute, elle en apercevait une contre le dressoir ou la vitre de la porte, se levait, et la raflait triomphalement. ce manège souvent répété impatienta sa fille, décidément très nerveuse, ce matin-là :

— Ne te lève donc pas à toute minute, c’est fatigant.

Avec la même voix descendue de deux tons dans le charabia, la mère répondit :

— Vous dévorez, bos otros… pourquoi tu veux pas qu’il mange, loui ?

— Sors de table, ou tiens-toi tranquille… tu nous embêtes…

La vieille se rebiffa, et toutes deux commencèrent à s’injurier en dévotes espagnoles, mêlant le démon et l’enfer à des invectives de trottoir :

« Hija del demonio.

Cuerno de satanas.

Puta !…

Mi madre !

Jean les regardait épouvanté, tandis que les autres convives, habitués à ces scènes de famille, continuaient de manger tranquillement. De Potter seul intervint par égard pour l’étranger :

— Ne vous disputez donc pas, voyons.

Mais Rosa, furieuse, se retourna contre lui :

— De quoi te mêles-tu, toi ?… en voilà des manières !… Est-ce que je ne suis pas libre de parler… Va donc voir un peu chez ta femme, si j’y suis !… J’en ai assez de tes yeux de merlan frit, et des trois cheveux qui te restent… Va les porter à ta dinde, il n’est que temps !…

De Potter souriait, un peu pâle :

— Et il faut vivre avec ça !… murmurait-il dans sa moustache.

— Ça vaut bien ça… hurla-t-elle, tout le corps en avant sur la table… Et tu sais, la porte est ouverte… file… hop !

— Voyons, Rosa… supplièrent les pauvres yeux ternes.

Et la mère Pilar, se remettant à manger, dit avec un flegme si comique : « Foute-nous la paix, mon garçon… » que tout le monde éclata de rire, même Rosa, même de Potter qui embrassait sa maîtresse encore toute grondante et, pour achever de gagner sa grâce, attrapait une mouche et la donnait délicatement, par les ailes, à Bichito.

Et c’était de Potter, le compositeur glorieux, la fierté de l’École française ! Comment cette femme le retenait-elle, par quel sortilège, vieillie de vices, grossière, avec cette mère qui doublait son infamie, la montrait telle qu’elle serait vingt ans plus tard, comme vue dans une boule étamée ?…

On servit le café au bord du lac, sous une petite grotte en rocaille, revêtue à l’intérieur de soies claires que moirait le mouvement de l’eau voisine, un de ces délicieux nids à baisers inventés par les contes du dix-huitième siècle, avec une glace au plafond qui reflétait les attitudes des vieilles parques répandues sur le large divan dans une pâmoison digérante, et Rosa, les joues allumées sous le fard, s’étirant les bras à la renverse contre son musicien :

— Oh ! mon Tatave… mon Tatave !…

Mais cette chaleur de tendresse s’évapora avec celle de la chartreuse, et l’idée d’une promenade en bateau étant venue à l’une de ces dames, elle envoya de Potter préparer le canot.

— Le canot, tu entends, pas la norvégienne.

— Si je disais à Désiré.

— Désiré déjeune….

— C’est que le canot est plein d’eau ; il faut écoper, c’est tout un travail…

— Jean ira avec vous, de Potter… dit Fanny qui voyait venir encore une scène.

Assis en face l’un de l’autre, les jambes écartées, chacun sur un banc du bateau, ils l’égouttaient activement, sans se parler, sans se regarder, comme hypnotisés par le rythme de l’eau jaillie des deux écopes. Autour d’eux l’ombre d’un grand catalpa tombait en fraîcheur odorante et se découpait sur le lac resplendissant de lumière.

— Y a-t-il longtemps que vous êtes avec Fanny ?… demanda tout à coup le musicien s’arrêtant dans sa besogne.

— Deux ans… répondit Gaussin un peu surpris.

— Seulement deux ans !… Alors ce que vous voyez aujourd’hui pourra peut-être vous servir. Moi, voilà vingt ans que je vis avec Rosa, vingt ans que revenant d’Italie après mes trois années de Prix de Rome, je suis entré à l’Hippodrome, un soir, et que je l’ai vue debout dans son petit char au tournant de la piste, m’arrivant dessus, le fouet en l’air, avec son casque à huit fers de lance, et sa cotte d’écailles d’or, lui serrant la taille jusqu’à mi-cuisse. Ah ! si l’on m’avait dit…

Et se remettant à vider le bateau, il racontait comment chez lui on n’avait fait que rire d’abord de cette liaison ; puis, la chose devenant sérieuse, de combien d’efforts, de prières, de sacrifices, ses parents auraient payé une rupture. Deux ou trois fois la fille était partie à force d’argent, mais lui la rejoignait toujours. « Essayons du voyage… » avait dit la mère. Il voyagea, revint et la reprit. Alors il s’était laissé marier ; jolie fille, riche dot, la promesse de l’Institut dans la corbeille de noce… Et trois mois après il lâchait le nouveau ménage pour l’ancien…

— Ah ! jeune homme, jeune homme…

Il débitait sa vie d’une voix sèche, sans qu’un muscle animât son masque, raide comme le col empesé qui le tenait si droit. Et des barques passaient chargées d’étudiants et de filles, débordantes de chansons, de rires de jeunesse et d’ivresse ; combien parmi ces inconscients auraient dû s’arrêter, prendre leur part de l’effroyable leçon !…

Dans le kiosque, pendant ce temps, comme si c’était un mot donné de travailler à leur rupture, les vieilles élégantes prêchaient la raison à Fanny Legrand…

— Joli, son petit, mais pas le sou… à quoi ça la mènerait-il ?…

— Enfin, puisque je l’aime !…

Et Rosa levant les épaules :

— Laissez-la donc… elle va encore rater son Hollandais, comme je l’ai vue rater toutes ses belles affaires… Après son histoire avec Flamant, elle avait pourtant essayé de devenir pratique, mais la voilà plus folle que jamais…

Ay ! vellaca… grogna maman Pilar.

L’Anglaise à tête de clown intervint avec l’horrible accent qui, si longtemps, avait fait son succès :

— C’était très bien d’aimer l’amour, petite… c’était très bonne, l’amour, vous savez… mais vous devez aimer l’argent aussi… moi maintenant, si j’étais riche toujours, est-ce que mon croupier il dirait je suis laide, croyez-vous ?…

Elle eut un bond de fureur, lui haussant la voix à l’aigu :

— Oh ! c’était pourtant terrible, cette chose… Avoir été célèbre au monde, universelle, connue comme un monument, comme un boulevard… si connue que vous n’avez pas un misérable cocher, quand vous disez « Wilkie Cob ! » tout de suite il savait où c’était… Avoir eu des princes pour mes pieds dessus, et des rois, si je crachais, ils disaient c’était joli, le crachement !… Et voilà maintenant ce sale voyou qui voulait pas de moi sur cette motive de ma laideur ; et je avais pas de quoi seulement me le payer pour une nuit.

Et se montant à cette idée qu’on avait pu la trouver laide, elle ouvrit sa robe brusquement :

— La figure, yes, je sacrifiais ; mais ça, le gorge, les épaules… Est-ce blanc ? Est-ce dur ?…

Elle étalait avec impudeur sa chair de sorcière, restée miraculeusement jeune après trente ans de fournaise, et que la tête surmontait, flétrie et macabre depuis la ligne du cou.

« Mesdames le bateau est prêt !… » cria de Potter ; et l’Anglaise, agrafant sa robe sur ce qui lui restait de jeunesse, murmura dans un navrement comique :

pouvais pourtant pas aller toute nioue sur les places !…

Dans ce décor de Lancret, où la blancheur coquette des villas éclatait parmi la verdure nouvelle, avec ces terrasses, ces pelouses encadrant le petit lac tout écaillé de soleil, quel embarquement que celui de toute cette vieille Cythère éclopée ; l’aveugle Sombreuse et le vieux clown et Desfous la paralytique, laissant dans le sillon de l’eau le parfum musqué de leur maquillage !

Jean tenait les rames, le dos courbé, honteux et désolé qu’on pût le voir et lui attribuer quelque basse fonction dans cette sinistre barque allégorique. Heureusement qu’il avait en face de lui, pour rafraîchir son cœur et ses yeux, Fanny Legrand assise à l’arrière, près de la barre que tenait de Potter, Fanny dont le sourire ne lui avait jamais paru si jeune, sans doute par comparaison.

« Chante-nous quelque chose, petite… » demanda la Desfous que le printemps amollissait. De sa voix expressive et profonde, Fanny commençait la barcarolle de Claudia que le musicien, remué par ce rappel de son premier grand succès, suivait en imitant à bouche fermée le dessin de l’orchestre, cette ondulation qui fait courir sur la mélodie comme une lumière d’eau dansante. À cette heure, dans ce décor, c’était délicieux. D’une terrasse voisine on cria bravo ; et le Provençal, ramenant en mesure les avirons, avait soif de cette musique divine aux lèvres de sa maîtresse, une tentation de mettre sa bouche à même la source, et de boire dans le soleil, la tête renversée, toujours.

Tout à coup Rosa, furieuse, interrompit la cantilène dont le mariage de voix l’irritait :

— Hé là-bas, la musique, quand vous aurez fini de vous roucouler dans la figure… Si vous croyez qu’elle nous amuse votre romance d’enterre-morts… En voilà assez… d’abord il est tard, il faut que Fanny rentre à la boîte…

Et d’un geste furibond montrant le plus prochain débarcadère :

— Aborde là… dit-elle à son amant, ils seront plus près de la gare…

C’était brutal comme congé ; mais l’ancienne dame des chars avait habitué son monde à ces façons de faire, et personne n’osa protester. Le couple jeté au rivage avec quelques mots de froide politesse au jeune homme, des ordres à Fanny d’une voix sifflante, la barque s’éloigna chargée de cris, d’un train de dispute que termina un insultant éclat de rire apporté aux deux amants par la sonorité de l’eau.

— Tu entends, tu entends, disait Fanny blême de rage, c’est de nous qu’elle se moque…

Et toutes ses humiliations, toutes ses rancœurs lui remontant à cette dernière injure, elle les énumérait en regagnant la gare, avouait même des choses qu’elle avait toujours cachées. Rosa ne cherchait qu’à l’éloigner de lui, qu’à faciliter des occasions de le tromper.

— Tout ce qu’elle m’a dit pour me faire prendre ce Hollandais… Encore tout à l’heure elles s’y sont mises toutes… Je t’aime trop, tu comprends, ça la gêne pour ses vices, car elle les a tous, les plus bas, les plus monstrueux. Et c’est parce que je ne veux plus…

Elle s’arrêta, le vit très pâle, les lèvres tremblantes, comme le soir où il remuait le fumier aux lettres.

— Oh ! ne crains rien, dit-elle… ton amour m’a guérie de toutes ces horreurs… Elle et son caméléon qui empeste, ils me dégoûtent tous les deux.

— Je ne veux plus que tu restes là, fit l’amant affolé de jalousies malsaines… Il y a trop de saletés dans le pain que tu gagnes ; tu vas revenir avec moi, nous nous en tirerons toujours.

Elle l’attendait, ce cri, l’appelait depuis longtemps. Cependant elle résista, objectant qu’en ménage, avec les trois cents francs du ministère, la vie serait bien difficile, qu’il faudrait peut-être se séparer encore… « Et j’ai tant souffert en quittant notre pauvre maison !… »

Des bancs s’espaçaient sous les acacias qui bordent la route avec les fils du télégraphe chargés d’hirondelles ; pour mieux causer, ils s’assirent, très émus tous deux et les bras noués :

— Trois cents francs par mois, disait Jean, mais comment font les Hettéma qui n’en ont que deux cent cinquante ?…

— Ils vivent à la campagne, à Chaville toute l’année.

— Eh bien, faisons comme eux, je ne tiens pas à Paris.

— Vrai ?… tu veux bien ?… ah ! m’ami, m’ami !…

Du monde passait sur la route, une galopade d’ânes emportant un lendemain de noces. Ils ne pouvaient pas s’embrasser, et restaient immobiles, serrés l’un à l’autre, rêvant d’un bonheur rajeuni dans des soirs d’été qui auraient cette douceur champêtre, ce calme tiède qu’égayaient au loin les coups de carabine, les ritournelles d’orgue d’une fête de banlieue.