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Sarah Bernhardt (René Doumic)

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Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 946-947).


SARAH BERNHARDT


L’émotion causée par la mort de Sarah Bernhardt a été considérable : elle n’a pas été excessive. Beaucoup en ont mal discerné la raison profonde, et plusieurs l’ont exprimée sans nuances ; mais tous ont senti obscurément que quelque chose disparaissait, qui est d’essence rare, et que personnifiait la grande artiste.

D’autres sont des actrices du plus beau talent : elle était, elle, une artiste. Toutes les bonnes fées du théâtre lui avaient prodigué leurs dons, à commencer par cette voix d’or, que nous gardions toujours dans l’oreille pour l’avoir entendue jadis, et dont, jusqu’en ces derniers temps, nous retrouvions parfois l’étonnante limpidité et les infinies modulations. Elle avait mieux qu’une beauté régulière : le charme étrange du regard, une élégance, une souplesse de roseau, le rythme de la démarche, la grâce du geste, la poésie de l’attitude et, plus que tout encore, ce qui ne s’analyse ni ne se définit, et par quoi elle enchantait, elle troublait, elle ensorcelait. Elle était femme jusqu’au bout des ongles, délicieusement, terriblement femme ; elle donnait plus qu’aucune autre la sensation aiguë de ce que Gœthe appelle l’éternel féminin. Ajoutez une science du costume, où se rencontraient le goût inné de la parure et un sens instinctif du pittoresque. Mais c’est l’âme qui fait l’artiste. Jamais artiste ne fut plus littéralement dévorée du feu sacré. De tout son être, elle vivait ses rôles ; de là cette vie qui se dégageait d’elle si intense, de là cette action qui lui livrait le public : elle le prenait par les entrailles, pour cette simple raison qu’elle se donnait toute à lui. Cette sensibilité ardente était affinée et guidée par l’intelligence la plus vive : j’entends une intelligence très différente de la sorte d’intuition qui suffit à beaucoup d’acteurs excellents. Ce n’est pas elle qui se plaisait à substituer sa personnalité à celle de l’auteur ; elle avait le souci contraire : pénétrer et traduire tout entière la pensée des grands génies de la littérature ; ce fut, aux plus beaux jours, la merveille de son interprétation. Si médiocre que fût un rôle, elle y ajoutait un rayon, un reflet d’idéal. Tout ce qu’elle avait touché se convertissait en art. L’art, c’est cela même que son nom symbolisait. Elle en a réveillé l’idée, avivé l’éclat, dans une époque que la marche même du Progrès, tant vanté, en détourne et en éloigne.

Le souvenir restera de ses plus fameuses créations, Phèdre et Dona Sol, Athalie et la Reine de Ruy Blas, Hamlet, La Dame aux Camélias, le Passant, l’Aiglon : elles ont leur place dans l’histoire du théâtre. Le malheur est qu’au bout de peu de temps il devienne si difficile de retrouver, à travers les éloges des contemporains, une image un peu nette des gloires les plus éclatantes de la scène. Une Mars, une Dorval, semblent bien avoir eu surtout des qualités « de théâtre. » Chez Rachel, l’admirable ce fut cette noblesse et cette grandeur dans la passion : elle a été la Muse de la tragédie à la manière antique et sculpturale. Sarah fut très moderne. Elle excellait à la tendresse et à la mélancolie : elle ouvrait devant nous les régions bénies, l’infini du rêve. Classique ? Romantique ? À une certaine hauteur, ces distinctions d’école se fondent et s’évanouissent. Mais poétique ! mais lyrique ! On sait que, depuis une centaine d’années, le mot même de poésie a pris un sens de plus en plus particulier et ne s’entend plus guère que du lyrisme. Le règne de Sarah Bernhardt, ç’a été l’avènement de la poésie lyrique au théâtre.

Sa carrière illustre et aventureuse a suivi une courbe qui prête à réfléchir. Un jour est venu où la grande artiste, lasse de servir uniquement la cause de l’art, est partie vers la foule, vers les foules cosmopolites. On sait ce qu’y avait gagné sa notoriété, mais aussi ce que son jeu y avait perdu en harmonie et en perfection. Aux dernières nouvelles, elle tournait un film. Faut-il conclure que nous nous acheminions vers le déclin de l’art dramatique, et que l’avenir appartienne aux figurations du cinéma ? Je n’en veux rien croire. Nous connaîtrons de mauvais moments, nous assisterons à d’affligeantes exhibitions. Mais le monde n’est pas définitivement conquis à la barbarie. Nous verrons encore se lever au ciel de l’art des étoiles nouvelles : elles nous rendront ce que Sarah vient d’emporter avec elle, et qui ne doit pas périr.

René Doumic.