Satanstoe/Chapitre XVI

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 166-181).
CHAPITRE XVI.


Il tressaillit, frissonnant de tous ses membres dans l’agonie de la peur. — Il n’entendit que la tempête de la nuit ; c’était un concert tel qu’il en fallait pour ses oreilles.
Lord William



Guert voulait atteindre les îles, qui le rapprochaient d’Albany, et qui lui offriraient un lieu de refuge, dans le cas où le danger deviendrait plus imminent. Notre course était si rapide que toute conversation, et même, pour ainsi dire, toute réflexion était devenue impossible. Cependant les craquements de la glace devenaient de plus en plus fréquents, et retentissaient tantôt devant, Illustration tantôt derrière nous. Plus d’une fois on eût dit que les masses énormes, accumulées près de la ville d’Albany, allaient se détacher toutes ensemble, et, formant un torrent irrésistible, balayer toute la rivière ; néanmoins Guert poussait toujours en avant ; d’abord il savait qu’à l’endroit où nous nous trouvions aucune des deux rives n’était abordable ; ensuite, ayant vu plusieurs fois de pareilles débâcles, il s’imaginait que nous n’avions encore rien à craindre. Afin que le lecteur puisse apprécier exactement la nature du danger que nous courions, il peut être à propos de lui donner quelque idée des localités.

Les bords de l’Hudson sont en général hauts et escarpés ; dans quelques endroits, ce sont des montagnes ; on ne rencontre aucune plaine digne de ce nom avant d’approcher d’Albany ; et celles mêmes qui sont au sud de la ville, ne sont pas d’une grande étendue, comparées au cours du fleuve. Sous ce point de vue particulier, le Mohawk est une tout autre rivière ; on voit sur ses bords de grandes plaines qui, m’a-t-on dit, rappellent en miniature celles du Rhin. Quant à l’Hudson, il passe généralement dans la colonie pour un très-beau fleuve, et je me rappelle avoir entendu dire à des voyageurs très-instruits que c’était à peine si la majestueuse Tamise offrait plus de charmes et d’intérêt[1].

Là même où il y a des plaines sur les bords de l’Hudson, le pays garde à l’entour son caractère général ; ce sont de rudes escarpements, des collines abruptes, et même, en quelques endroits, notamment au nord et à l’est, des montagnes ; c’est au milieu de ces hauteurs que le fleuve trace ses sinuosités pendant un espace de soixante à quatre-vingts milles au nord d’Albany, recevant sur son passage le tribut de nombreuses rivières. Il change entièrement d’aspect à peu de distance au dessus de la ville ; l’influence de la marée se fait sentir alors ; il devient navigable, et il est facile de le remonter depuis la mer. Des rivières tributaires, la principale est le Mohawk qui, m’a-t-on dit, — car je n’ai jamais visité ces points éloignés de la colonie, — coule longtemps dans la direction de l’ouest, au milieu des plaines fertiles qui sont bornées au nord et au sud par des collines escarpées. Or, au printemps, quand ces vastes amas de neige, amoncelés dans les forêts et parmi les montagnes et les vallées de l’intérieur, sont fondus par les pluies et les vents du midi, il se forme nécessairement des étangs, qui font beaucoup de mal. Les plaines du Mohawk sont inondées tous les ans ; sans doute ces inondations seraient un bienfait, si le plus souvent elles n’entraînaient pas d’affreux désastres : ainsi des maisons sont renversées, des ponts sont détruits, et les débris passent sous les quais d’Albany, se dirigeant vers l’océan. Alors les marées ne produisent pas de contre-courants, car il n’est pas rare, dans les premiers mois du printemps, que la rivière se précipite pendant des semaines vers la mer, sans aucun mélange, et que l’eau reste douce même à New-York.

Tel était le caractère général du fléau qui venait d’éclater si subitement. L’hiver avait été rigoureux ; il était tombé une immense quantité de neige ; le dégel avait produit son effet ordinaire, et de tous les points élevés les eaux se précipitaient sur nous avec leur force irrésistible. C’est le long du bord que la glace commence à s’amollir, puis elle se fend sur certains points, et les glaçons, en s’accumulant les uns sur les autres, forment des espèces de digues contre lesquelles les eaux viennent se briser, et d’où elles se répandent comme un déluge sur toutes les basses terres environnantes.

Nous ne le savions pas alors ; mais au moment même où Guert pressait ses chevaux à coups redoublés et les excitait à des efforts surnaturels, l’Hudson, des deux côtés de la ville, dans une étendue assez considérable, avait repris son cours ordinaire. De gros glaçons continuaient à descendre vers l’Overslaugh, où, retenus par la digue qui s’y était formée, ils s’amoncelaient en montagnes ; mais toute cette plaine solide sur laquelle nous avions passé le matin même, avait disparu.

Les clochettes du sleigh d’Herman Mordaunt, que nous entendions toujours, annonçaient qu’il nous suivait de près, tandis que nous étions lancés en avant à raison d’au moins vingt milles par heure. Plus nous avancions vers le nord, plus le bruit causé par les craquements de la glace devenait fréquent et augmentait d’intensité ; bientôt il fut vraiment effrayant ! Pourtant nos deux compagnes continuaient à garder le silence, conservant leur sang-froid d’une manière admirable, bien qu’il fût impossible qu’elles ne comprissent pas tout ce que notre position avait de critique. Tel était l’état des choses lorsque les chevaux de Guert, hors d’haleine, ralentirent sensiblement le pas, et leur maître sentit qu’il y aurait folie à espérer d’arriver à la ville avant que la catastrophe fût arrivée ; il se résigna donc, et il retenait lui-même la bride, lorsque tout à coup une violente détonation se fit entendre immédiatement devant nous. L’instant d’après, la glace se souleva littéralement sous les pieds de nos chevaux, à une hauteur de plusieurs pieds, en prenant la forme du toit d’une maison ; il était trop tard pour se retirer, et Guert, criant de toutes ses forces : Allons, Jack ! allons Moïse ! allongea le fouet, et les animaux généreux, retrouvant pour un moment toute leur ardeur, s’élancèrent sur le monticule improvisé, en franchissant une crevasse de trois pieds de large, et retombèrent de l’autre côté sur la glace unie. Tout cela fut fait en un clin d’œil. Pendant que le sleigh s’élançait sur cette côte ardue, les deux amies eurent beaucoup de peine à rester assises ; pour Guert, il se tint fièrement debout, comme le pin qui tient au sol par de trop fortes racines pour céder à la tempête ; mais dès que le danger fut passé, il tira la bride à lui, et s’arrêta tout court.

Nous entendions toujours les clochettes de l’autre sleigh de l’autre côté de la barrière, mais nous ne pouvions rien voir. Les glaçons brisés, poussés par une force irrésistible, s’élançaient les uns sur les autres, et formaient un mur perpendiculaire de plus de dix pieds de hauteur, qu’il n’eût plus été possible de franchir même à pied. Alors retentit la voix d’Herman Mordaunt dans toute sa détresse, pour augmenter l’horreur de cet affreux moment.

— Gagnez le bord ! criait le père désolé ; au nom du ciel, le bord, Guert, le bord !

Puis le bruit des clochettes sembla s’éloigner dans la direction de la rive occidentale, et nous écoutâmes tous quatre avec une angoisse indicible. Nous entendions la glace craquer et se fendre tout autour de nous ; devant, derrière, nous voyions des barrières se former ; le son des clochettes devint de moins en moins distinct ; il finit par cesser tout à fait, et il nous sembla que nous étions séparés de tous nos semblables.

Ce n’était pas le moment de rester dans l’inaction, il fallait prendre un parti, et un parti immédiat. Nous avions le choix ou d’essayer de gagner la rive occidentale, ou de nous diriger vers la plus rapprochée des petites îles basses qui se trouvaient dans la direction opposée. Guert se détermina pour ce dernier parti, et mettant ses chevaux au pas, car leurs forces étaient épuisées, il chercha à gagner la pointe de terre. Il nous apprit alors que la crevasse qui s’était ouverte à côté de nous mettait obstacle à ce que nous pussions gagner le bord du côté de l’ouest. En même temps, pour rassurer Anneke sur le sort de son père, il eut recours à un pieux artifice : il lui dit combien il était heureux qu’Herman Mordaunt eût été retenu de l’autre côté de la barrière de glace, puisqu’il pourrait gagner facilement un lieu de refuge, et cette assurance contribua pour beaucoup à soutenir le courage de nos compagnes pendant les douloureux incidents de cette nuit terrible ; tranquille sur le sort de son père, Anneke se trouvait délivrée de ses inquiétudes les plus déchirantes.

Dès que le sleigh fut près de la pointe de l’île, Guert me donna les guides, et alla en avant pour examiner s’il était possible de mettre pied à terre. Son absence put durer quinze minutes, car il voulut examiner à fond l’état de l’île, et les moyens d’y aborder. Ce furent quinze minutes d’une anxiété bien grande. Les masses de glaces qui continuaient à se briser avec fracas derrière nous, les blocs détachés qui se heurtaient les uns contre les autres, faisaient le même bruit que le mugissement de l’océan dans la tempête. Malgré toute la préoccupation d’esprit dont je ne pouvais me défendre dans un pareil moment, il m’était impossible de ne pas admirer le sang-froid de Guert, et sa conduite vraiment héroïque ; ce n’était pas tant sa résolution qui me frappait que ce calme, cette présence d’esprit, qui lui laissaient le libre usage de toutes ses facultés. Un autre à sa place, moins clairvoyant et moins habile, aurait essayé de se sauver par la rive occidentale ; c’était en effet le parti qui semblait le plus simple ; mais Guert avait bien fait d’y renoncer et de se diriger de préférence vers l’île. En calculant les divers points sur lesquels l’eau s’était violemment ouvert un passage, il avait compris qu’elle devait alors couler librement près de la terre, et qu’il n’y avait aucune chance de salut de ce côté. Quand il nous rejoignit, il m’appela pour me parler à quelque distance, après avoir annoncé à nos compagnes qu’il n’y avait pour le moment aucun nouveau sujet d’alarmes. Mary Wallace lui demanda solennellement de le lui répéter à elle-même ; Guert le fit sans hésiter, et j’allai le rejoindre.

— Corny, me dit-il à voix basse, la Providence me punit cruellement d’avoir souhaité de voir Mary Wallace dans les griffes d’un lion ; car toutes les bêtes féroces de l’univers n’auraient rien de plus effrayant à mes yeux que la position où nous sommes. Mais il faut montrer de la tête, et sauver ces enfants, ou périr !

— Nos destinées seront communes, chargez-vous de Mary et je veillerai sur Anneke. Mais pourquoi ce langage ? qu’a donc notre position de si désespéré ?

— Écoutez : deux jeunes gens, actifs et vigoureux comme nous sommes, pourraient parvenir à la rigueur à atteindre le rivage ; mais des femmes, c’est différent. La glace est en mouvement tout autour de nous ; et tous ces glaçons qui se brisent ou s’entassent les uns sur les autres, n’ont rien de rassurant. Si l’on y voyait clair, peut-être les obstacles nous paraîtraient-ils moins insurmontables ; mais, quoi qu’il en soit, je n’oserais laisser miss Wallace s’éloigner de cette île à présent. Nous pouvons être contraints d’y passer la nuit, et il faut prendre nos dispositions en conséquence. Vous entendez la glace qui se casse du côté du rivage ; preuve certaine que la rivière a repris son cours de ce côté. Dieu veuille qu’il en soit bientôt de même partout, dussent les eaux entraîner tout avec elles ! — J’ai grand peur, Corny, qu’Herman Mordaunt et ceux qui sont avec lui ne soient perdus !

— Grand Dieu ! serait-il possible ! j’aime à croire qu’ils sont parvenus à gagner le rivage.

— C’est impossible par la direction qu’ils ont prise. Songez donc que le torrent qui doit se précipiter sous la rive occidentale ne peut manquer d’entraîner tout ce qui se trouve sur son passage. C’est cette issue ouverte aux eaux qui nous sauve. Mais faisons trêve aux paroles. Vous comprenez maintenant l’étendue du danger ; et ce que nous avons à faire, c’est de conduire dans l’île sans aucun délai nos deux chères compagnes d’infortune. Une demi-heure, une demi-minute peut couper toute communication.

Pendant même que nous parlions, la glace avait fait un mouvement sensible, et nous retrouvâmes le sleigh à vingt pas plus loin de l’île que nous ne l’avions laissé. Les chevaux eurent bientôt regagné cette distance ; mais arrivés près du bord, il n’y eut aucun moyen de leur faire franchir les glaçons brisés qui formaient à l’entour une haute barrière. Après deux ou trois efforts désespérés, Guert y renonça, et il me dit d’aider les deux amies à descendre. Il est impossible de se conduire avec plus de courage que n’en montrèrent ces frêles et délicates créatures dans des circonstances aussi critiques. Il n’y eut de leur part ni remontrances, ni larmes, ni exclamations ; elles firent simplement ce qu’on leur demandait, et je ne saurais dépeindre le soulagement que j’éprouvai lorsque j’eus réussi à les faire passer de l’autre côté de ces blocs amoncelés. Le froid n’était pas vif ; mais la surface de la terre était alors couverte d’une légère gelée ; autrement il eût été difficile de marcher dans ces terrains d’alluvion glissants et marécageux ; car l’île était si basse que, dès que la rivière montait, elle se trouvait sous l’eau. C’était même le danger que nous avions à craindre, en y cherchant un asile.

Quand je retournai auprès de Guert, il avait déjà été entraîné à la dérive assez loin de l’endroit où je l’avais laissé ; et cette fois nous fîmes avancer le sleigh assez au-dessus de la pointe de l’île, pour n’avoir pas à craindre de perdre de vue nos précieux dépôts. À ma grande surprise, Guert se mit à ôter les harnais des chevaux. Il ne leur restait plus que la bride, quand il la détacha également, puis il fit claquer vivement son fouet. Jack et Moïse effrayés se cabrèrent, puis se sentant libres, ils reniflèrent, bondirent impétueusement, et se précipitèrent vers le bas de la rivière avec la rapidité de l’éclair ; les coups de fouet réitérés dont leur maître continuait à frapper l’air ne contribuaient en aucune manière à diminuer leur ardeur. Je lui demandai ce qu’il voulait faire.

— Il y aurait de la cruauté à ne pas laisser ces pauvres bêtes essayer de se sauver, en faisant usage de la force et de la sagacité que leur a données la nature, répondit Guert, en suivant des yeux Moïse, celui des chevaux qui se trouvait le dernier, tant qu’il put l’apercevoir dans l’obscurité, et se penchant pour écouter le bruit de ses sabots, tant que le fracas qui retentissait autour de nous, nous permit de l’entendre. — Ils ne seraient pour nous qu’un embarras, puisque avec leurs harnais, ils ne pourraient jamais franchir les crevasses et les glaçons accumulés que nous allons rencontrer maintenant à chaque pas ; et en supposant même qu’ils y parvinssent, nous ne pourrions les suivre. Le sleigh est léger, et nous sommes assez forts pour le tirer jusqu’à terre, s’il se présente une occasion favorable ; autrement nous le laisserons dans l’île.

Rien ne pouvait me faire mieux comprendre ce que Guert pensait de notre situation, que de le voir abandonner à l’aventure des animaux dont je savais qu’il faisait tant de cas. Je ne pus m’empêcher de lui en faire l’observation, et il me répondit d’un air triste et sérieux qui fit sur moi d’autant plus d’impression que je ne l’avais jamais vu ainsi :

— Il est possible qu’ils parviennent à gagner le rivage, car la nature les a doués d’un instinct merveilleux. Ils savent nager aussi, et peut-être passeront-ils là où vous et moi nous nous noierions infailliblement. En tout cas, j’aurai fait pour eux tout ce que je pouvais faire. S’ils arrivent à terre, quelque fermier les recueillera dans son écurie, et je saurai où les retrouver, si toutefois je suis en vie demain matin.

— Qu’allons-nous faire à présent, Guert ? lui demandai-je, ne comprenant que trop les sentiments qui l’oppressaient.

— Il faut nous occuper avant tout de transporter le sleigh dans l’île, après quoi, nous verrons à examiner quel moyen nous pourrons tenter pour sortir de l’île et gagner le véritable bord.

L’entreprise fut moins difficile que je ne l’avais cru d’abord ; la barrière de glace, toute mobile, toute craquante qu’elle fût, ne laissa pas d’être franchie, et nous trainâmes le sleigh jusqu’au pied de l’arbre où Anneke s’était assise avec son amie. Elles montèrent aussitôt dans le traîneau, et s’y assirent enveloppées dans leurs fourrures. La nuit était froide pour la saison, et les peaux qui garnissaient le sleigh furent d’un grand secours. Toute appréhension d’un péril immédiat se dissipa pour le moment, et nos compagnes se persuadèrent qu’elles ne couraient d’autre danger que d’être exposées au froid, tant qu’elles resteraient sur la terre ferme. Une simple explication va démontrer combien cette sécurité était peu fondée.

Toutes les îles de cette partie de l’Hudson sont basses ; ce sont de belles prairies, formées par alluvion, et bordées de saules, de sycomores et de noyers. Grâce à la fertilité du sol, ces arbres étaient, en général, d’une belle venue, mais on voyait évidemment qu’ils étaient jeunes ; il n’y avait là aucun de ces géants des forêts qui semblent avoir vécu des siècles, et cela tenait sans doute aux ravages des inondations annuelles ; je dis annuelles, car, bien qu’il fût rare qu’on en vît de semblable à celle dont nous étions menacés, cependant, chaque année en amenait régulièrement une, et c’était sous cette action périodique des eaux que les îles croissaient ou diminuaient constamment. Pour parer, autant que possible, à ce dernier inconvénient, on avait laissé à l’extrémité de chaque île un petit bois touffu, afin de former une sorte de barricade contre, les invasions de la glace au printemps. Néanmoins il suffisait d’une crue de quelques pieds pour que l’île fût entièrement sous l’eau.

Dès que Guert crut qu’Anneke et Mary Wallace étaient pour le moment en sûreté, il me proposa de faire une reconnaissance avec lui pour examiner de plus près l’état précis de la rivière, et chercher les moyens praticables de regagner Albany. Cela fut dit à haute voix, d’un air dégagé, comme s’il ne voyait plus de sujets de crainte, et évidemment pour encourager nos jeunes compagnes. Anneke l’approuva, ajoutant que, depuis qu’elle était dans l’île, toutes ses terreurs s’étaient évanouies.

Quelques minutes suffirent pour nous conduire aux limites de notre étroit domaine, et Guert me fit remarquer les masses énormes de glace qui s’accumulaient à l’extrémité.

— C’est là qu’est notre danger, dit-il avec force, et ces arbres ne nous sauveraient pas. Je suis accoutumé à ce genre d’inondation ; il n’y a point de printemps où il n’y en ait quelqu’une, et cependant je n’en ai jamais vu d’aussi terrible. Ne voyez-vous pas, Corny, ce qui fait notre salut en ce moment ?

— Nous sommes dans une île ; tant que nous y resterons, nous ne pouvons courir de grands dangers du côté de la rivière.

— Vous vous trompez, mon pauvre ami, vous vous trompez complètement. Venez avec moi et voyez vous-même.

Je suivis Guert. Il me fit franchir les glaçons qui étaient entassés jusqu’à trente pieds de hauteur en tête de l’île, et qui s’étendaient à droites et à gauche, aussi loin que nous pouvions voir à la faveur de quelques pâles rayons de la lune enveloppé de brouillards. On pouvait, avec quelques précautions, passer sur ces montagnes mobiles, dont le mouvement était assez lent pour ne pas être un obstacle insurmontable, d’autant plus que souvent il s’arrêtait ; mais il n’était plus possible de se dissimuler le véritable caractère du danger. Sans l’obstacle présenté par les îles, toute cette masse flottante aurait continué à descendre hardiment la rivière, jusqu’à ce que l’espace s’élargissant de plus en plus, elle eût fini par se précipiter dans l’océan ; mais arrêtée non-seulement par notre île, mais par toutes celles dont cette partie de l’Hudson était semée, elle se cabrait, se brisait en énormes blocs, et formait ainsi devant chaque île une sorte de digue qui faisait toute notre sûreté. Si cette digue venait à se rompre près de nous, nous ne pouvions manquer d’être balayés par le torrent. L’espoir de Guert, c’était que les eaux avaient trouvé quelques issues étroites des deux côtés le long du bord. S’il se réalisait, alors la grande catastrophe pouvait être évitée ; autrement nous étions perdus.

— Je ne me pardonnerais pas de rester ici, sans chercher à reconnaître quel est l’état des choses plus près du rivage, dit Guert après que nous eûmes examiné, autant que la clarté douteuse de la nuit le permettait, les monceaux de glace qui s’accumulaient de plus en plus, et que nous eûmes discuté les chances de salut qui pouvaient se présenter. Retournez auprès des dames, Corny, et cherchez à entretenir leur courage, pendant que je traverserai ce canal qui est à notre droite pour gagner l’île voisine, et voir ce qui se passe dans cette direction.

— Je n’aime pas à vous laisser partir seul, mon ami. À deux on peut surmonter tel obstacle qui pour un seul peut devenir fatal.

— Venez avec moi, si vous voulez, jusqu’à l’île prochaine, où nous pourrons juger si c’est de l’eau ou de la glace qui nous sépare de la rive orientale. Dans ce dernier cas, vous reviendrez le plus vite possible prendre nos pauvres compagnes, pendant que je chercherai un endroit favorable pour traverser. Je n’aime pas l’aspect de cette digue, pour ne vous rien cacher ; et j’ai grand’peur pour celles qui sont à présent dans le sleigh.

Nous allions nous éloigner quand un horrible craquement, plus fort que tous les autres, retentit à quelques pas de nous ; saisis d’effroi, nous courûmes à l’endroit où il s’était fait entendre, et nous vîmes qu’un grand saule venait de se briser en deux comme un roseau, et que toute la barrière de glace s’avançait par un mouvement lent mais sensible sur la place même qu’il couvrait l’instant auparavant, écrasant ses branches sous son passage, comme la roue d’une charrette écrase l’herbe des champs. Guert me saisit le bras, et ses doigts crispés entrèrent presque dans ma chair, sous son étreinte de fer.

— Il faut partir, dit-il d’une voix ferme, partir à l’instant même. Retournons au sleigh.

Je ne savais pas quel était le projet de Guert ; mais je compris qu’il était urgent d’agir avec énergie. Nous courûmes rapidement au point d’où nous étions partis ; mais qu’on se figure l’horreur dont nous fûmes saisis en ne retrouvant point le traîneau. Toute la pointe basse de l’île où nous l’avions laissé était déjà couverte de glaçons mouvants, qui l’avaient sans doute emporté pendant les quelques minutes qu’avait duré notre absence. Je jetai un regard effaré tout autour de moi, et croyant apercevoir à quelque distance plus bas sur la rivière un objet qui semblait être le sleigh, j’allais me précipiter de ce côté, lorsqu’un cri d’alarme nous appela dans une autre direction. Mary Wallace sortit de derrière un arbre où elle avait cherché un abri, et, saisissant le bras de Guert, elle le supplia de ne plus la quitter.

— Et Anneke ? où est Anneke ? m’écriai-je dans une angoisse inexprimable ; je ne vois point Anneke !

— Elle n’a point voulu quitter le sleigh, répondit Mary Wallace, pouvant à peine reprendre haleine. Je l’ai priée, je l’ai conjurée de me suivre ; je lui répétais que vous ne pouviez tarder à revenir. Elle n’a voulu rien écouter ; elle s’est obstinée à rester à la même place.

Je n’avais pas besoin d’en entendre davantage ; je m’élançai sur la montagne mobile, et sautant de glaçon en glaçon, je finis par découvrir le sleigh qui descendait lentement la rivière, poussé par cette nouvelle couche de glace qui recouvrait la surface primitive. D’abord je n’aperçus personne dans le traîneau ; mais, arrivé tout près, je trouvai Anneke blottie dans les peaux. Elle était à genoux, implorant le secours de Dieu.

J’éprouvai une sorte de satisfaction farouche, qui n’était pas sans charme, de me trouver ainsi, séparé du reste des humains, au milieu de cette scène de désolation, seul avec Anneke Mordaunt. Dès qu’elle revint à elle, et qu’elle comprit que j’étais là, elle s’informa de ce qu’était devenue Mary Wallace, et elle se trouva soulagée en apprenant que son amie était avec Guert, et qu’il ne la quitterait plus de la nuit. J’aperçus même leurs formes qui se dessinaient à travers le brouillard, pendant qu’ils franchissaient légèrement le canal qui séparait les deux îles, et ils disparurent dans cette direction au milieu des roseaux qui couvraient les bords.

— Suivons-les, dis-je vivement ; le passage est encore facile, et nous pourrons aussi gagner la rive.

— Allez, vous ! dit Anneke, qui semblait tombée dans un anéantissement complet ; allez, Corny ; un homme peut se sauver aisément ; et vous êtes fils unique, le seul espoir de vos parents.

— Anneke, ma bien-aimée ! pouvez-vous croire un moment que je partirai seul ? Pourquoi ce profond découragement, cette indifférence pour vous-même ? N’êtes-vous pas aussi la seule espérance de votre pauvre père ? Est-ce que vous l’avez oublié ?

— Non, non ! s’écria la chère enfant d’une voix entrecoupée ; aidez-moi à descendre, Corny, vite, bien vite ; je vous accompagne partout où vous voudrez, fût-ce au bout du monde, pour épargner à mon père une pareille angoisse !

À partir de ce moment, toute trace de faiblesse ou d’hésitation disparut, et Anneke se montra prête à seconder tous mes efforts. C’était cette soumission passive à un sort qui semblait inévitable, d’un côté, et de l’autre, un mouvement de frayeur involontaire, qui avaient amené la séparation des deux amies.

Je ne sais comment décrire la scène qui suivit. Je ne pensais pas à moi, toutes mes craintes s’étaient concentrées sur Anneke. Je ne l’aurais pas aimée de toutes les puissances de mon âme, comme je le faisais, que le danger où se trouvait cette chère enfant, la confiance avec laquelle elle s’abandonnait à ma conduite, auraient suffi pour bannir de mon esprit toute idée d’égoïsme ou d’intérêt personnel. Dans des moments pareils, les affections se montrent à découvert, et tous les faux semblants dont les convenances les enveloppent disparaissent. J’agissais, je parlais avec Anneke comme avec la personne qui m’était la plus chère au monde ; mais je suppose que le lecteur aimera mieux apprendre ce que nous fîmes, dans des circonstances semblables, que ce que nous pouvions dire ou éprouver.

Je le répète : il ne m’est point facile d’observer ici quelque suite dans mon récit. Tout ce que je sais, c’est qu’en courant plutôt qu’en marchant, nous traversâmes le canal sur lequel j’avais entrevu les formes indistinctes de Guert et de Mary, et nous réussîmes même à atteindre la rive orientale de la seconde île, dans l’espoir de pouvoir gagner la terre de ce côté. Mais cet espoir fut cruellement déçu ; l’eau coulait à grands flots sur la glace ; je ne pus découvrir aucune trace de nos compagnons, et nos appels répétés restèrent sans réponse.

— Notre position est désespérée, Cornelius, dit Anneke avec un calme forcé, dès qu’elle vit que la retraite était impossible. Retournons au sleigh, et soumettons-nous à la volonté de Dieu.

— Chère Anneke, songez à votre père, et rassemblez tout votre courage. Le lit de la rivière est encore solide ; il faut le traverser, et voir si nous serons plus heureux de l’autre côté.

Ma frêle compagne s’appuyant sur mon bras, en même temps qu’elle était soutenue par sa force de caractère, obéit sans murmurer ; la rivière fut traversée de nouveau, mais le même obstacle nous arrêta. Les eaux s’étaient frayé une issue de chaque côté, et se précipitaient avec la rapidité d’une flèche. Cependant notre course avait été si rapide que les forces d’Anneke étaient absolument épuisées, et il fallut s’arrêter un moment pour qu’elle reprît haleine. Je profitai de cet instant pour regarder autour de moi, et réfléchir au parti qu’il était possible de prendre. Ce temps d’arrêt, quelque court qu’il fût, sembla augmenter encore l’horreur de notre situation.

Ce n’était plus seulement par intervalles que nous entendions la glace se fendre et se briser dans la partie supérieure de la rivière. Ce bruit était devenu incessant comme celui du vent déchaîné, ou du ressac contre la côte. Cette barrière de glaçons amoncelés devenait visible à mes yeux, à mesure qu’elle approchait de nous, s’élevant de plus en plus vers le ciel ; et il me sembla que la rivière tout entière reprenait son cours, poussée par une impulsion irrésistible. Dans ce moment terrible, où je commençais à croire que la volonté de la Providence était qu’Anneke et moi nous périssions ensemble, un son étrange vint se mêler à tous ces murmures effrayants de la nature bouleversée. J’entendis, à n’en pouvoir douter, les clochettes d’un sleigh, d’abord dans l’éloignement et par intervalles, puis bientôt plus près et sans interruption ; je distinguais même le frottement du traîneau sur la glace. J’ôtai mon chapeau, je pressai ma tête dans mes deux mains, car je craignais de n’être pas maître de mes sens. Bien n’était plus certain néanmoins ; les sons devinrent de plus en plus distincts ; et bientôt vint s’y mêler le bruit des pas des chevaux.

— Y aurait-il donc d’autres créatures aussi malheureuses que nous ? s’écria Anneke, oubliant ses terreurs dans un élan de tendre compassion. Voyez, Littlepage, voyez, cher Cornelius, voici assurément un autre sleigh qui vient de ce côté.

Il venait en effet, ou plutôt il passa comme un ouragan, comme un tourbillon à cinquante pas de nous. Je le reconnus du premier coup d’œil ; c’était celui d’Herman Mordaunt. Il était vide ; les chevaux effrayés se précipitaient partout où les poussait la terreur. Au moment où le sleigh passa devant nous, il était renversé ; une nouvelle secousse le remit debout, et il disparut bientôt, pendant que le son des clochettes et le piétinement des chevaux se perdaient dans l’horrible fracas qui ébranlait tout l’horizon.

Dans cet instant un cri prolongé, poussé évidemment par une voix humaine, se fit entendre dans le lointain. Il me sembla qu’on m’appelait par mon nom, et Anneke crut l’entendre également. Cet appel, si c’en était un, venait du midi, et de la rive occidentale. L’instant d’après, des sons plus effrayants que jamais partaient de la barrière de glace qui s’était formée au-dessus de nous. Passant un bras autour de la taille délicate de ma compagne chérie pour la soutenir, je me mis à marcher rapidement dans la direction de la voix. En essayant de gagner la rive occidentale, j’avais remarqué un monticule de glace qui flottait, ou plutôt qui était poussé sur la surface lisse de la rivière gelée, précédant des glaçons de moindre dimension qui étaient entraînés par le courant. Ces glaçons flottants venaient s’ajouter incessamment à ce monticule qui croissait à vue d’œil, et qui menaçait de former une nouvelle digue dès que, parvenu à une dimension suffisante, il rencontrerait une passe plus étroite. Il me sembla que si nous pouvions gravir ce monticule, déjà suffisamment élevé pour être à l’abri de l’invasion des eaux, nous y trouverions un abri temporaire. J’y courus aussitôt, portant presque Anneke dans mes bras, avec d’autant plus d’empressement que des bruits effrayants venaient à nous, partant de la barrière qui jusqu’à présent avait protégé la tête de l’île.

Arrivés au monticule, nous pûmes gravir les premiers glaçons qui formaient comme autant de rudes échelons, quoique ce ne fût qu’avec de grands efforts ; mais bientôt les aspérités devinrent telles qu’il me fallut monter le premier, et tirer Anneke après moi. Je continuai, tant que mes forces purent résister ; mais enfin la fatigue l’emporta, et nous dûmes nous asseoir sur le bord d’un glaçon, afin de reprendre haleine. Pendant que j’étais là, de nouveaux sons partant de la rivière vinrent frapper mes oreilles ; je me penchai en avant, et je vis que les eaux avaient forcé la barrière, et qu’elles arrivaient sur nous avec l’impétuosité d’un torrent.



  1. Cette remarque de M. Cornelius Littlepage pourra faire sourire le lecteur. Mais il y a cinquante ans, on ne concevait pas que rien de ce qui se faisait en Amérique pût valoir rien de ce qui se faisait en Angleterre. Un livre, un tableau, étaient condamnés d’avance, par cela seuls qu’ils avaient pour auteur un Américain ; les fruits mêmes et les productions du pays ne jouissaient que d’une médiocre estime. Aujourd’hui, c’est tout le contraire ; c’est la mode de vanter outre mesure tous les produits indigènes, quels qu’ils soient ; et l’Américain se complaît à s’admirer lui-même. On est passé d’une extrémité à l’autre ; il est probable que le premier changement nous conduira enfin près de la vérité.