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Satanstoe/Chapitre XXVIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 339-352).
CHAPITRE XXVIII.


La vie est suspendue entre deux mondes, comme l’étoile entre la nuit et le matin, à extrémité de l’horizon. Combien peu nous savons ce que nous sommes ; combien moins encore eu que nous deviendrons ! Le flot du temps coule incessamment, emportant nos bulles de savon, qui crèvent à peine formées, tandis que les empires ne s’élèvent un moment, comme la vague, que pour retomber dans l’abîme.
Byron



Herman Mordaunt annonça lui-même qu’un service de nuit venait d’être organisé pour veiller à la sûreté générale, et que chacun pouvait se livrer au repos. La foule était si grande à Ravensnest qu’il n’était pas facile de trouver un endroit pour poser la botte de paille qui devait nous servir de lit ; enfin, nous parvînmes à nous établir tant bien que mal ; et, malgré tout ce qui s’était passé le soir, la vérité m’oblige à dire que je ne tardai pas à dormir d’un profond sommeil ; mes compagnons en firent autant, la fatigue étant plus forte cette fois que toutes les préoccupations de l’amour, heureux ou malheureux, ou que les inquiétudes personnelles.

Il pouvait être trois heures quand je sentis qu’on me pressait le bras ; c’était Jason Newcome, qui avait été chargé d’éveiller les hommes de la maison, sans faire aucun bruit, afin qu’on ne pût rien entendre du dehors. En quelques minutes, tout le monde fut sur pied et armé.

Comme c’est le matin, avant le jour, lorsque le sommeil est le plus profond, que les sauvages font ordinairement leurs attaques, cette précaution n’étonna personne ; on y reconnaissait la prudence d’Herman Mordaunt, qui, déjà levé depuis longtemps, s’était placé en observation dans l’endroit le plus favorable. Pendant ce temps, les hommes, rassemblés dans la cour, au nombre de vingt-trois ou vingt-quatre, attendaient des ordres pour se porter sur le point qui leur serait indiqué. Jason avait rempli sa mission si adroitement que pas une femme ni un enfant n’avaient rien entendu ; tous dormaient ou semblaient dormir dans une entière sécurité. Me trouvant à côté de l’ex-pédagogue, maintenant meunier, je profitai de l’occasion pour le féliciter de l’habileté qu’il venait de montrer, et la conversation s’établit entre nous à voix basse.

— Je pense, Corny, que cette guerre pourrait bien amener quelques changements dans les défrichements, me dit Jason au bout de quelque temps, surtout en ce qui concerne les titres.

— Je ne vois pas comment cela pourrait arriver, monsieur Newcome, à moins que vous ne supposiez que les Français s’emparent de la colonie, ce qui n’est nullement probable.

— C’est précisément le principe que je voulais poser. Les Hurons ne se sont-ils pas emparés par le fait de cet établissement ? C’est incontestable ; ils le possèdent tout entier, sauf cette maison ; si nous en reprenons jamais possession, ce sera par une nouvelle conquête. Or, il me semble que la conquête donne au conquérant un droit sur le territoire conquis ? Je n’ai pas encore de livres ici, mais, ou j’ai la mémoire superlativement mauvaise, ou j’ai lu que telle est la loi.

C’était la première démonstration directe que Jason eût jamais faite pour s’assurer la propriété du moulin ; depuis, il s’en permit beaucoup d’autres, que, ou moi, ou celui qui continuera ces mémoires, nous rapporterons quelque jour ; mais, ce que je tenais à établir, c’est que ce fut la première de ses tentatives pour déposséder Herman Mordaunt en faveur de sa très-humble mais très-méritante personne.

J’eus peu de temps pour répondre à ce singulier raisonnement, car alors M. Mordaunt parut, et il nous donna ses instructions, qu’il fit précéder des explications suivantes. Comme on devait s’y attendre, les Indiens avaient adopté le seul moyen qui pouvait être efficace contre une citadelle comme Ravensnest, sans l’aide de l’artillerie ; ils faisaient leurs préparatifs pour y mettre le feu, et ils avaient employé toute la nuit à rassembler une grande quantité de pommes de pin, de racines, etc., qu’ils avaient réussi à entasser contre la partie du mur de bois extérieur qui s’avançait presque jusqu’à l’extrémité du rocher, et où la configuration du terrain leur permettait d’approcher sans courir beaucoup de risques.

La manière dont ils s’y prirent mérite d’être rapportée. Un des plus hardis et des plus adroits de la bande s’était glissé jusqu’au pied du mur, où il s’était accroupi de manière à être à l’abri tout à la fois des regards et des balles. Ses compagnons lui avaient alors tendu l’extrémité d’une longue perche, et ils s’étaient échelonnés, les uns sur le flanc du roc, les autres à terre. Ainsi placés, ces enfants de la forêt eurent la patience de passer successivement dans un panier les pommes de pin et les autres combustibles, au guerrier qui, placé contre le mur, les empilait de la manière la plus favorable à son projet.

Susquesus eut le mérite de découvrir ces arrangements, qui avaient échappé à la vigilance des sentinelles. Connaissant les artifices des Hommes Rouges, et en particulier le caractère de Musquerusque, il était convaincu que la nuit ne se passerait pas sans quelques tentatives sérieuses contre nous. Le côté du roc était de beaucoup le point le plus faible de l’habitation ; et elle n’était protégée que par ce rempart naturel, qui était loin d’être inaccessible, et par une palissade peu élevée. Dans ces circonstances, l’Indien ne doutait pas que l’attaque n’eût lieu de ce côté ; se mettant donc aux aguets, il découvrit les premières tentatives des Hurons, mais il attendit pour en avertir Herman Mordaunt qu’ils eussent presque terminé : il craignait l’impatience des Visages Pâles, qui se seraient hâtés d’interrompre les travaux, tandis qu’il trouvait un grand avantage à laisser les Hurons s’épuiser en efforts pour faire des dispositions qui, une fois prévues, n’offraient aucun danger. Au contraire, déjoués dans ce premier projet, ils auraient eu recours à un autre artifice, qu’il n’eût pas été peut-être si facile de découvrir. Ainsi raisonnait Susquesus, et il agit en conséquence.

Mais le temps était venu de prendre un parti. Herman Mordaunt, instruit de ce qui se passait, nous consulta sur ce qu’il convenait de faire : fallait-il tirer sur le sauvage audacieux qui était toujours sous le mur, et faire une sortie pour détruire son ouvrage ; ou bien ne valait-il pas mieux laisser l’ennemi mettre le feu aux matières qu’il avait préparées, avant de nous montrer ? Il y avait beaucoup à dire pour et contre. Sans doute le premier projet était suffisant pour faire avorter la tentative actuelle ; mais, dans toutes les probabilités, une autre serait faite la nuit suivante ; et, en attendant jusqu’au dernier moment, nous pouvions donner aux Hurons une assez rude leçon pour qu’ils ne fussent pas tentés de recommencer.

Il y avait un endroit d’où l’on pouvait voir en plein les matériaux préparés ; c’était une meurtrière qui n’avait été pratiquée que la veille dans une partie du second étage qui s’avançait en saillie, de manière à protéger la partie inférieure du bâtiment. Je courus m’y placer, surveillant ce qui se passait au-dessous de moi. La nuit était obscure, mais il n’était pas difficile de distinguer les matières amoncelées qui s’élevaient déjà, sur un assez grand espace, à plusieurs pieds de hauteur, ni de suivre les mouvements de l’Indien. Au moment où je venais de me poster à la meurtrière, l’Indien s’occupait à mettre le feu aux matières combustibles.

Pendant quelques minutes, Guert et moi, nous l’observâmes attentivement, car le Huron était obligé de prendre les plus grandes précautions, de peur qu’une clarté répandue prématurément ne le trahît. Il alluma les pommes de pin qu’il avait placées au centre de l’amas de bois ; de sorte que tous les matériaux étaient en feu avant que la flamme eût commencé à se répandre au dehors. Nous avions une provision d’eau dans la salle même d’où nous surveillions tous ses mouvements, et nous pouvions à notre volonté, éteindre le feu par notre meurtrière, pourvu que nous n’attendissions pas trop longtemps.

Par suite de notre position, nous n’avions pu jusque-là voir la figure du Huron. Mais lorsqu’il releva la tête pour observer l’effet des flammes, qui commençaient à darder de tous côtés leurs langues fourchues, nous reconnûmes le prisonnier de Jaap, Musquerusque. Cette vue était plus que ne pouvait supporter la philosophie de Guert ; et passant le canon de son fusil par la meurtrière, il tira sur lui sans se donner à peine le temps de viser. Ce fut une sorte de signal, qui mit tout en mouvement ; un long cri retentit dans l’habitation, ainsi qu’au dehors. Je ne pouvais plus voir Musquerusque, mais quelques-uns de nos sentinelles, qui ne l’avaient pas perdu de vue, me dirent ensuite qu’il avait paru étourdi de cette attaque subite, qu’il avait regardé un instant la meurtrière, et que poussant alors de toutes ses forces le cri de guerre, il s’était enfui en bondissant comme un daim chassé tout à coup de son gîte. De tous côtés semblaient sortir de terre des légions de démons qui poussaient des hurlements affreux. Je ne sais si c’était l’effet de leur agilité et de leurs cris infernaux, mais il me semblait que je les comptais par centaines ; néanmoins ils ne manifestèrent point l’intention de nous attaquer, mais ils continuèrent à courir autour de nous dans toutes les directions, en poussant leurs clameurs sauvages, lâchant parfois quelques coups de fusil, mais semblant attendre patiemment le moment où les flammes auraient accompli leur œuvre.

Dans des circonstances aussi critiques, Herman Mordaunt montrait un calme admirable. Quant à moi, Anneke occupait toutes mes pensées, et je déplorais de n’avoir qu’une vie à exposer pour elle. Les femmes ne se conduisirent pas moins bien que les hommes, ne faisant pas de bruit, et maîtrisant leur émotion pour ne point troubler leurs parents et leurs amis. Quelques-unes des femmes des colons montrèrent même une sorte de mâle courage qui aurait fait honneur à des guerriers ; elles se réunirent dans la cour toutes armées, et cherchèrent tous les moyens de se rendre utiles. Il arrivait souvent que des femmes de cette classe, en chassant les daims, les loups et les sangliers, apprenaient à manier les armes à feu, et rendaient ensuite de grands services dans les attaques dirigées contre leurs maisons. Je remarquai cette nuit-là dans celles qui étaient avec nous un sentiment d’animosité farouche contre leurs ennemis, en qui elles ne voyaient que des misérables qui ne faisaient jamais de distinction de sexe ni d’âge ; on eût dit autant de lionnes défendant leurs petits en danger.

Il dut s’écouler de douze à quinze minutes entre le moment où Guert lâcha son coup de fusil et celui où le combat commença réellement. Pendant ce temps le feu faisait des progrès rapides, nos tardifs efforts pour l’éteindre se trouvant complètement inutiles. Mais ce n’était pas pour nous un grave sujet d’appréhension, car la flamme avait pour nous cet avantage qu’elle éclairait au loin la prairie et même le bas des rochers, tandis qu’elle ne s’étendait pas jusqu’à la cour ; de sorte que nos ennemis, s’ils tentaient une attaque, ne pouvaient manquer d’être vus, pendant que nous restions dans l’obscurité. Le seul point véritablement vulnérable était, comme je l’ai dit, du côté du rocher, où la cour n’était défendue que par une palissade basse, quoique assez forte. Heureusement l’emplacement de la citadelle avait été choisi de telle sorte que des prairies on ne pouvait faire feu d’aucun côté sur les personnes réunies dans la cour.

Tel était l’état des choses quand la femme de chambre d’Anneke vint me prier d’aller trouver sa maîtresse, si je pouvais quitter mon poste, ne fût-ce que pour une minute. Je n’avais été chargé d’aucune surveillance spéciale ; je pouvais donc me rendre sans inconvénient à un désir qui me causait tant de joie. Guert qui était près de moi, et qui entendit ce que me disait la jeune négresse, s’informa s’il n’y avait point aussi de message pour lui ; mais, même à cet instant critique, Mary Wallace lui tenait rigueur. Dans la soirée elle avait montré plus de tendresse et d’abandon que précédemment ; mais on eût dit, en même temps, qu’elle se défiait d’elle-même, et il avait été impossible de lui arracher ce qui eût pu être regardé comme un encouragement direct.

Anneke m’attendait dans le petit salon où la veille nous avions eu une si douce explication. Elle était seule, pâle comme la mort, au moment où j’entrai, sans doute parce qu’elle pensait à la lutte qui allait s’engager, et dont elle envisageait les terribles conséquences. Ses joues se couvrirent d’une rougeur soudaine au souvenir de ce qui s’était passé si récemment entre nous. Elle eut pourtant la force de me parler la première.

— Corny, me dit-elle en mettant la main sur son cœur, comme pour en arrêter les battements, je vous ai fait appeler parce que je sentais le besoin de vous parler une dernière fois. J’espère que ce n’est point mal.

— Et pouvez-vous jamais mal faire, ma bien-aimée ? répondis-je en la pressant tendrement sur mon cœur. Ne soyez pas agitée à ce point. Vous vous exagérez le danger, que nous sommes loin de regarder comme si terrible. Guert, Dirck et moi, nous nous sommes trouvés dans des positions bien plus critiques.

La chère enfant ne chercha pas à se soustraire à ma douce étreinte, et laissant tomber sa tête sur mon épaule, elle fondit en larmes. Le soulagement qu’elle en éprouva lui permit bientôt de relever la tête, et me regardant en face avec toute la confiance de l’affection :

— Je ne dois pas vous laisser prendre part à cette lutte terrible, Corny, me dit-elle, sans un mot, sans un regard, qui vous peignent toute l’ardeur de mes sentiments. Mon bon père sait tout ! Vous n’ignorez pas qu’il désirait M. Bulstrode pour gendre ; mais il vient de me dire que jamais il n’avait eu l’intention de contrarier mes inclinations ; et, en me quittant à l’instant, après m’avoir donné sa bénédiction, il a ajouté que mon choix était le sien, et il m’a autorisée à vous l’annoncer en son nom. Dieu seul sait si nous nous reverrons jamais, mon ami ; mais en tout cas j’ai pensé que ce serait pour vous une consolation de savoir que désormais nous ne formerions qu’une seule famille.

— Nos parents n’ont pas d’autres enfants que nous, Anneke, et ils partageront notre bonheur.

— Oui, j’ai déjà pensé avec ravissement que j’aurais une mère à présent, bonheur que j’ai à peine connu !

— Et une mère qui vous chérira tendrement, comme je le lui ai entendu répéter mainte et mainte fois.

— Merci, Corny, merci et pour elle et pour vous. Mais retournez auprès de vos amis ; je crains que ce plaisir égoïste que j’ai voulu me donner ne cause quelque retard. Allez ! je prierai Dieu pour vous.

— Encore un mot, un seul pour ce pauvre Guert ! Vous ne sauriez croire à quel point il est triste de ce que l’ai été appelé seul dans un pareil moment.

— Que voulez-vous ? dit Anneke d’un air de regret. Mary Wallace à une haute idée des convenances, et rien ne saurait la faire se départir des principes qu’elle s’est une fois posés.

— Je vous comprends, Anneke ; mais Guert a tant de noblesse dans le caractère, il reconnaît ses défauts avec tant de bonne foi ! Il est impossible d’aimer plus tendrement qu’il ne le fait. Il adore dans Mary Wallace jusqu’à cette prudence excessive qui le fait tant souffrir.

— Il faut bien prendre Mary comme elle est, dit Anneke en souriant tristement, et d’un ton qui semblait dire qu’à sa place elle ne serait pas si cruelle. Peut-être sommes-nous à la veille de voir cesser son indécision, car ces derniers événements sont loin d’avoir nui à M. Ten Eyck ; et ce sont d’excellents avocats qui plaident en sa faveur. Mais il faut se rappeler que Mary est orpheline, et que, dans sa position, elle ne saurait montrer trop de réserve. Mais partez, Corny, partez ; on doit s’alarmer de votre absence.

La chère fille me quitta précipitamment, mais non sans donner un nouveau cours à son émotion. Je la serrai dans mes bras ; ce n’était pas le temps d’affecter une froideur de convention ; et je ne crois pas qu’Anneke ni moi nous en ayons été moins heureux, pour avoir échangé ces preuves mutuelles de notre attachement.

Au moment où j’entrais dans la cour, j’entendis un hurlement qui partait du dehors et que je reconnus pour le cri de guerre des Hurons au moment où ils commencent une attaque. Un feu roulant succéda aussitôt, et l’action s’engagea vivement des deux côtés. Si nous avions le désavantage du nombre, nous étions du moins favorisés par cette circonstance, que, tandis qu’une partie des bâtiments était éclairée par l’incendie, la cour restait toujours dans l’obscurité. C’est à peine si nous pouvions nous voir les uns les autres.

En approchant de la palissade, à travers laquelle nos gens entretenaient un feu bien nourri sur les démons féroces qui bondissaient dans la prairie, j’appris de la bouche même d’Herman Mordaunt, qui, dès qu’il m’aperçut, vint me serrer affectueusement la main, qu’un détachement considérable de Hurons était rassemblé sous le rocher, et que Guert avait entrepris de les déloger. Il avait emmené avec lui Dirck, Jaap, et trois ou quatre des hommes les plus résolus, du nombre desquels étaient nos deux Indiens. Le moyen qu’il prit était plein d’audace, et tout à fait conforme au caractère du chef de l’entreprise. Comme le succès était pour nous d’une haute importance, je suis obligé d’entrer dans quelques détails pour le faire comprendre.

La façade de la maison s’étendait du nord au sud, et regardait l’occident. Le feu avait été allumé à l’extrémité du roc, et à l’angle nord-est du bâtiment. De cette manière deux côtés de l’habitation étaient éclairés, ceux du nord et de l’est, tandis que les deux autres restaient dans une obscurité complète. Comme la porte s’ouvrait à l’ouest, ce n’était pas une tentative si désespérée de chercher à doubler l’angle sud-ouest de la maison, de manière à gagner le bord du rocher, d’où il serait facile d’effectuer une décharge sur ces sauvages qui s’établissaient sans doute immédiatement sous notre palissade dans l’intention de saisir un moment favorable pour l’escalader. Telle était la nature de l’expédition pour laquelle Herman Mordaunt m’apprit que ses amis étaient partis.

— Qui garde la porte pendant ce temps ? demandai-je presque machinalement.

— M. Worden et votre ancienne connaissance M. Newcome. Ils sont armés l’un et l’autre ; car un ministre sait payer de sa personne au besoin, et je vous assure que M. Worden a montré beaucoup de courage dans toute cette affaire.

Je ne répondis rien, et voyant que ma présence était inutile dans la cour, je courus à la porte. J’avais des inquiétudes sur la tentative de Guert, et aussi sur les progrès du feu.

Je fus bientôt auprès des deux gardiens. Leur consigne était de se tenir prêts à barricader la porte ou à l’ouvrir, au moindre signal, selon qu’il se présenterait des amis ou des ennemis. Ils semblaient comprendre toute l’importance du poste qui leur était confié, et je les priai de me laisser sortir. Je voulais avant tout examiner l’état de l’incendie ; car je trouvais qu’on avait négligé trop longtemps de l’éteindre, et qu’il pouvait finir par se propager d’une manière inquiétante. Dès que je fus dehors, je me glissai le long du mur jusqu’à l’angle nord-ouest, d’où seulement je pouvais découvrir l’amas de bois qui brûlait.

Le reflet éblouissant que l’incendie jetait sur la plaine ajoutait à ma sécurité par le contraste, quoique, à un autre point de vue, il fût loin d’être rassurant. Les troncs d’arbres, disséminés dans la prairie, qui pour la plupart avaient éprouvé l’action du feu lors du défrichement, et qui étaient absolument noirs, semblaient danser à cette clarté vacillante, et deux fois je m’arrêtai pour faire face à des Hurons imaginaires, avant d’atteindre le coin de la maison. Enfin j’arrivai à l’endroit que j’avais en vue, et je dominai le foyer de l’incenclie. Non-seulement les bois accumulés étaient tout en feu, mais une longue traînée de flamme s’attachait aux bûches de clôture, nous menaçant d’une conflagration générale. Le danger aurait été plus grand encore, sans une pluie d’orage, venant du nord, qui était tombée quelques heures auparavant, et qui avait inondé toute cette partie du bâtiment. Cet orage avait éclaté après que Musquerusque avait commencé son travail, autrement il aurait sans doute transporté d’un autre côte le théâtre de ses opérations. La profonde obscurité qui en était résultée, lui avait été favorable, et il avait dû travailler tout le temps que l’orage avait duré.

J’étais de retour à la porte en moins de deux minutes. Ce court instant avait suffi pour l’examen que je voulais faire. Je priai Jason d’entrer dans la cour, et de prévenir Herman Mordaunt qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour éteindre l’incendie. Le danger de ce côté était plus grand peut-être que celui qu’on pouvait craindre d’une attaque de la palissade. Il nous quitta, en promettant de faire diligence, et je portai mes regards dans la direction où devait être Guert avec sa petite troupe. Jusqu’alors on n’avait rien entendu. Ce silence même était un motif d’inquiétude, bien qu’il fût difficile de supposer qu’il eût rencontré des ennemis, puisque le bruit de la lutte fût du moins parvenu jusqu’à nous. Quelques coups de fusil, tirés par-ci par-là, tous à l’ouest du bâtiment, et le pétillement du bois enflammé, rompaient seuls par intervalles le calme morne de la nature à cet instant solennel.

En me dirigeant vers l’angle sud-ouest de l’édifier, je ne fus pas moins heureux que dans ma première excursion. On eût dit que de ce côté les sauvages avaient complètement abandonné la place. Quand je pris position au coin du bâtiment, toute la façade du midi était dans l’obscurité, quoique au-dessus une faible lueur éclairât les flancs escarpés du rocher. Mon regard plongea le long des murs en bois jusqu’à cette traînée de lumière, mais je ne pus apercevoir aucune trace de mes amis. Je commençai à craindre que l’audacieux Albanien ne fût tombé dans quelque embuscade. Pendant que je faisais des efforts inouïs pour percer les ténèbres et découvrir le moindre objet, je me sentis toucher légèrement le coude, et je vis un sauvage à demi-nu, dans son costume de guerre, mais sans pouvoir distinguer ses traits. Je mettais la main sur mon couteau de chasse, quand la voix de Sans-Traces m’arrêta.

— Il a tort ! dit l’Onondago avec emphase ; il a la tête trop jeune — le cœur est bon — la main est bonne — la tête est mauvaise. Il y a trop de feu là-bas. — Ici il fait sombre — Cela vaut beaucoup mieux.

Cette critique caractéristique de la conduite du pauvre Guert servit à m’expliquer toute l’affaire. Guert s’était placé dans une position que Susquesus avait jugé prudent de quitter. Il s’était avancé jusqu’au bord du rocher, où il était exposé à la lueur de l’incendie, et où il courait nécessairement risque d’être vu. Cependant je ne l’apercevais nulle part, et je m’apprêtais à me diriger de ce côté, quand Sans-Traces me toucha de nouveau le bras, en me disant : Là !

C’était bien lui ! il était parvenu à atteindre avec sa petite troupe une saillie du roc, où ils étaient dans une position admirable pour faire feu sur ceux des ennemis qui tenteraient d’escalader la palissade, mais où ils se trouvaient à une distance dangereuse de l’habitation. Je reconnaissais bien là le caractère aventureux de Guert, et, tout en déplorant son imprudence, j’admirais son audace. Je n’avais ni le temps de le rejoindre, ni la possibilité de l’avertir du danger qu’il courait, et dont nous pouvions apprécier l’étendue, de l’endroit où nous étions, beaucoup mieux qu’il ne pouvait le faire lui-même. Lui et ses compagnons se dessinaient tous en relief sur ce fond lumineux. Chacun apprêtait ses armes et se disposait pour une décharge générale. Guert était le plus près du bord, presque suspendu sur l’abîme ; Dirck était à côté de lui ; Jaap, derrière Dirck ; le Sauteur, tout contre Jaap ; et les quatre colons, hommes braves et résolus, derrière le Sauteur.

Je retins mon haleine dans l’angoisse de l’attente, en voyant ainsi Guert et ses compagnons sortir en quelque sorte de terre, et se montrer tout à coup dans le rayon éclairé par l’incendie. Que m’eût-il servi de crier pour les mettre sur leurs gardes ? Guert ? avait pris son parti, et il se mettait à l’œuvre avec sa promptitude ordinaire. Presque à la même minute, en effet, la petite troupe faisait feu en même temps avec tant de précision qu’on n’entendit qu’une seule détonation. Un instant de silence solennel suivit ; puis une décharge partit de derrière les troncs d’arbres peu de distance de l’endroit où nous étions, et nos amis, ou du moins ceux d’entre eux qui le purent, se précipitèrent du côté de la porte. Je vis moi-même tomber deux des colons et le Sauteur. Celui-ci fut enlevé littéralement en l’air, et précipité en bas du rocher. Mais Guert, Dirck, Jaap et les deux autres colons, s’étaient éloignés. Ce fut à ce moment que mes oreilles furent assaillies de cris tels que je n’aurais jamais cru que des poumons humains pussent en pousser ; et tous les environs de notre côté semblaient couverts de sauvages. Pour ajouter à l’horreur de cette scène, c’était le moment ou l’on versait à grands flots sur les flammes l’eau qu’Herman Mordaunt avait eu la précaution de faire monter d’avance, et toute clarté disparut comme par enchantement. Sans cette coïncidence providentielle, il est probable qu’aucun de nos compagnons n’eût réussi à s’échapper. Les coups de fusil continuaient à se succéder, mais sans qu’il fût possible de viser d’une manière certaine.

Le combat était alors devenu une mêlée. Les sauvages sautaient par-dessus la palissade en poussant de grands cris, et se jetaient dans l’obscurité au travers de leurs ennemis avec lesquels ils échangeaient des coups terribles. On entendait, au-dessus du tumulte et des hurlements sauvages, la voix mâle et claire de Guert qui exhortait ses compagnons à fendre courageusement la presse, et à se frayer un passage de vive force. Sans-Traces et moi nous déchargeâmes nos carabines sur les Hurons qui étaient le plus près de nous, et certes chaque coup fut mortel ; mais cela ne suffisait pas. Me tenir à l’écart et voir mes amis accablés par le nombre, c’est ce qui m’était impossible, et je fondis avec Susquesus sur l’arrière-garde ennemie. Cette attaque produisit l’effet d’une sortie ; un passage s’ouvrit par lequel Dirck et les deux colons se précipitèrent et vinrent se joindre à nous. Aussitôt après, nous commençâmes à rétrograder tous pas à pas, de notre mieux. Je ne sais néanmoins si nous aurions réussi à atteindre la porte, si Herman Mordaunt ne s’était avancé à la tête d’une demi-douzaine de ses colons. Nous fîmes une décharge générale, et c’en fut assez pour faire disparaître nos ennemis. Nous entrâmes tous ensemble, et la porte fut aussitôt refermée et barricadée avec soin.

Le changement le plus complet s’était opéré dans l’aspect des choses. Le feu était éteint, et une profonde obscurité avait succédé à la clarté rougeâtre des flammes. Les cris, les hurlements, les acclamations, car nos gens avaient souvent répondu ainsi aux provocations de leurs ennemis, avaient cessé. Partout régnait le silence du tombeau. Nos blessés mêmes auraient rougi de faire entendre un gémissement ; et les quatre qui furent transportés dans la maison y entrèrent résignés et tranquilles. Il n’y avait plus à craindre la présence d’ennemis en deçà des palissades, car une traînée de lumière qui commençait à se montrer à l’orient au-dessus de la forêt, annonçait le lever du soleil, et il est rare que les Indiens hasardent une attaque en plein jour. En un mot, la nuit du moins était passée, et nous étions encore protégés par la Providence.

Herman Mordaunt s’occupa alors de reconnaître sa situation exacte, les pertes qu’il avait essuyées, et, autant que possible, celles qu’il avait fait souffrir aux ennemis. Guert fut appelé pour fournir des renseignements ; mais Guert n’avait point reparu ! Jaap aussi était absent. Le jour arriva lentement pendant que nous étions livrés à une anxiété cruelle ; mais il ne nous apporta aucun sujet de consolation. Nous nous hasardâmes bientôt à rouvrir les portes, convaincus qu’aucun Indien n’était resté près de l’habitation ; et, après avoir examiné avec soin tous les endroits où il eût été possible de se cacher, nous sortîmes de la cour avec assurance pour aller chercher les corps de nos amis. Pas un cadavre indien ne fut trouvé, à l’exception de celui du Sauteur. Il était étendu au pied du rocher, et il avait été scalpé, ainsi que les deux colons, couchés sur le sommet. Dirck était pourtant certain qu’il n’avait pu périr moins de six à sept Hurons ; mais les corps avaient été enlevés. Pour Guert et pour Jaap, il ne restait d’eux aucune trace, qu’ils fussent morts ou vivants.