Satanstoe/Chapitre XXX

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 367-378).
CHAPITRE XXX.


Que le jour s’écoule lentement ! quand nous voudrions que le temps hâtât le pas, il semble le disputer de lenteur à l’écrevisse. Désirons-nous qu’il s’arrête, il court comme s’il avait emprunté les ailes de la pensée.
Albamazar



Je ne parlerai point de la douleur que nous fit éprouver la perte de Guert. Tout le monde resta sur pied toute la nuit pour se tenir sur ses gardes ; mais ce fut une précaution inutile : aucune alerte n’eut lieu. Une ou deux heures après le lever du jour, Susquesus rentra, et il nous annonça que les ennemis s’étaient retirés du côté de Ticonderoga. Il n’y avait plus rien à craindre de leur part, et les colons ne tardèrent pas à retourner dans leurs habitations, du moins dans celles qui avaient été épargnées. Les autres furent reconstruites successivement, et les coups de hache retentirent de nouveau dans la forêt. Comme Bulstrode ne pouvait pas encore être transporté sans inconvénient, Herman Mordaunt se décida à passer le reste de la saison à Ravensnest. Il n’était pas fâché en même temps d’encourager ses colons par sa présence. Le danger était passé, du moins pour la fin de l’été, et l’on espérait que la Grande-Bretagne, blessée si profondément dans son honneur, ne tarderait pas à prendre sa revanche et à chasser l’ennemi de la province, ce qui ne manqua pas d’arriver.

Il parut convenable de transporter le corps de Guert à Albany, pour qu’il reposât au milieu des siens. Je l’accompagnai avec Dirck et le révérend M. Worden, dont le zèle pour les missions apostoliques était singulièrement refroidi.

— Voyez-vous, Corny, me dit-il pendant que nous marchions derrière la litière qui portait les restes du pauvre Guert, c’est une tentative prématurée que de vouloir introduire le christianisme sur cette frontière. La religion chrétienne demande un certain degré de civilisation. Vous me direz que les premiers apôtres n’étaient pas des hommes instruits, suivant le monde ; mais ils étaient civilisés. La Palestine était un pays civilisé, et les Hébreux étaient un grand peuple. Je regarde l’exemple donné par notre divin Sauveur comme un commandement qui doit être suivi en tout temps ; et, en paraissant dans la Judée, il disait par cela seul à ses apôtres : allez et prêchez mon Évangile à toutes les nations civilisées.

Je me hasardai à lui faire la remarque que le précepte de la Bible ne portait aucune restriction.

— Il est vrai, mais le sens n’en est pas moins clair, et tel que je vous l’explique, répondit M. Worden. Et puis c’était avant la découverte de l’Amérique, et il est assez présumable que le commandement ne s’appliquait qu’aux nations alors connues. Il ne faut pas violenter les textes de l’Écriture, Corny ; il faut au contraire les interpréter naturellement, et telle me semble être, après mûre réflexion, l’explication naturelle de ce passage. Je le sens, je me suis laissé emporter par un zèle exagéré ; et, à l’avenir, je concentrerai mes efforts dans la sphère qui m’est assignée. Allez donc parler raison à des Indiens qui ont toujours le tomahawk à la main pour vous prendre votre chevelure ! Non, non, je crains fort qu’il ne soit impossible de les sauver. Il est bon d’avoir des sociétés charitables qui s’occupent d’eux, mais de loin ; ce ne sont pas des messieurs qu’il soit, en aucune façon, agréable d’approcher.

Avant de faire connaître comment avait abouti la mission de M. Worden, j’aurais dû dire un mot de la manière dont je me séparai d’Anneke. Je ne la vis pas beaucoup en particulier dans les derniers moments ; car elle restait presque constamment enfermée avec Mary qui, sous l’apparence de la résignation, cachait une douleur profonde et durable. Jamais je n’aurais soupçonné à quel point elle aimait le jeune Albanien, cet étourdi sans éducation, qui, de son côté, lui avait toujours porté un si tendre attachement.

Anneke ne montra aucune réserve vis-à-vis de moi, bien qu’il lui en coûtât de parler de nos amours, lorsque Mary était si cruellement éprouvée dans ses affections ; et elle ne me laissa point partir sans la douce assurance que j’emportais son cœur tout entier et sans partage. Jamais elle n’avait aimé Bulstrode ; elle ne se lassait pas de me le répéter. Pauvre Bulstrode ! sur de mon bonheur, il m’était facile d’être généreux à son égard, et je lui reconnaissais une foule de bonnes qualités qui ne m’avaient pas frappé auparavant. Herman Mordaunt avait demandé qu’on ne dît rien au major ; il se réservait de lui apprendre lui-même prochainement le choix d’Anneke. C’était en effet le procédé le plus convenable.

— Vous savez, Littlepage, à quel point j’avais toujours désiré d’avoir pour gendre M. Bulstrode, me dit-il dans notre dernière entrevue, et vous ne vous en étonnerez pas, si vous réfléchissez que ce projet était arrêté dans mon esprit avant même que je vous connusse ; mais si j’avais quelque préférence pour le major, il paraît que ma fille en avait une bien plus forte encore pour une autre personne, et vous voyez que le père n’est pas un tyran inexorable, puisqu’il a cédé de bonne grâce.

— Croyez, monsieur Mordaunt, que j’apprécie vivement tout ce qu’il y a de généreux et de délicat dans votre conduite. Si je n’ai ni le rang ni la fortune de M. Bulstrode, ce que je puis du moins assurer, c’est que personne n’aime votre fille aussi tendrement que moi, personne ne désire autant de la rendre heureuse.

— J’en suis convaincu, mon ami. Ma fille et vous vous aurez pour le moment une fortune suffisante ; et vos enfants trouveront un jour, je l’espère, une source de revenus abondants dans les domaines de Ravensnest et de Mooseridge. Partez donc tranquille, mon cher enfant ; écrivez-nous d’Albany, et venez nous voir à Lilacsbush au mois de septembre. Vous y serez reçu comme un fils.

Je ne décrirai pas la marche du cortège funèbre à travers les bois. J’accompagnai le corps de Guert à pied avec Dirck jusqu’à la grand’route, où des voitures nous attendaient. À notre arrivée à Albany, nous remîmes les dépouilles mortelles de notre ami à sa famille, et les obsèques se firent avec une grande solennité. L’armoire murée, à côté de la cheminée, fut ouverte, suivant l’usage, et les six douzaines de bouteilles de Madère qui y avaient été placées vingt-quatre ans auparavant, le jour du baptême du pauvre garçon, se trouvèrent excellentes.

Le révérend M. Worden officia solennellement, et il inspira un intérêt universel lorsqu’on sut qu’il avait failli partager le sort de celui dont il confiait en ce moment la dépouille à la terre, poussière qui retournait se mêler à la poussière.

Pauvre Guert ! Je passai quelques instants auprès de son tombeau avant de partir. Voilà donc tout ce qui restait de ce beau jeune homme, de ce courage indomptable, de cette pétulante gaieté ! Au physique, il eût été impossible de trouver un homme plus accompli. Si, sous le rapport intellectuel, il laissait à désirer, c’était pour n’avoir pas reçu d’éducation. Néanmoins, tous les livres du monde n’auraient jamais pu faire de Guert un Jason Newcome, ni de Jason un Guert Ten Eyck. Chacun d’eux avait sans doute les travers particuliers de sa province ; mais la nature avait aussi établi entre eux des distinctions profondes. Toute la fougue impétueuse de Guert n’avait jamais pu altérer sa sensibilité ni sa délicatesse ; tandis que les prétentions extravagantes de Jason n’avaient jamais pu l’élever au-dessus du commun. Hélas ! je pleurai sincèrement mon ami, et sa mémoire n’a jamais cessé de m’être chère.

Dirck et moi, nous avions tant de connaissances à Albany qu’on fit de grands efforts pour nous retenir ; mais, après tant de secousses, il nous tardait de nous retrouver chez nous, et nous nous embarquâmes à bord du premier sloop qui partit pour New-York. Notre traversée fut généralement regardée comme très-heureuse ; elle ne dura que six jours. Il est vrai que nous engravâmes trois fois ; mais c’étaient des accidents trop fréquents pour qu’on y fît grande attention. Un de ces séjours forcés eut lieu dans l’Overslaugh, et j’y passai quelques heures délicieuses à me retracer tous les détails de nos tragiques aventures sur la glace. Anneke m’avait avoué qu’à cette époque elle m’aimait déjà depuis longtemps, et je cherchais à me rappeler les moindres mots, les moindres circonstances qui eussent pu m’éclairer alors ; il me semblait qu’en effet j’avais été bien aveugle de ne pas comprendre que mon amour était partagé.

Dirck me quitta à Tappan-Sea pour aller dans le Rockland auprès de sa famille ; et, le lendemain, je débarquais à New-York où mon oncle et ma tante Legge furent ravis de me voir. Dès qu’on sut la part que j’avais prise à l’expédition dans le Nord, je devins l’objet de la curiosité générale, et ce fut à qui me fêterait. Mais j’étais impatient de revoir Satanstoé, et je partis à cheval. Je n’entreprendrai pas de cacher ma faiblesse. Lorsque je m’arrêtai, comme d’habitude, à Kingsbridge pour dîner, pendant que l’hôtesse mettait la table, je gravis la hauteur pour découvrir de loin Lilacsbush. La jolie maison était toujours là, au pied de la colline, au milieu de charmants bosquets ; mais la maîtresse était absente, et le plaisir que me causait cette vue était mêlé de regrets.

— J’apprends que vous avez été dans le Nord, monsieur Littlepage, me dit la bonne mistress Léger, pendant que je faisais honneur au repas qu’elle m’avait préparé ; dites-moi, je vous prie : avez-vous vu nos respectables voisins, M. Mordaunt et sa charmante fille ?

— Oui, mistress Léger, et dans les circonstances les plus critiques. Les terres de mon père, dans cette partie de la province, sont près de la propriété d’Herman Mordaunt, et j’y ai passé quelque temps. Vous n’avez pas eu récemment des nouvelles de sa famille ?

— Non, si ce n’est pourtant la nouvelle que miss Anneke ne doit plus nous revenir.

— Anneke ! et pourquoi donc, au nom du ciel ?

— Du moins comme miss Anneke, puisqu’elle va devenir lady Anneke. N’y a-t-il pas un général Bulstrom, ou quelque officier supérieur de ce nom, qui lui fait la cour ?

— Ah ! je commence à comprendre. Eh bien, que dit-on de ce général ?

— On dit qu’ils vont se marier le mois prochain ; quelques-uns même prétendent que la chose est déjà faite, et que le père donne Lilacsbush et quatre bonnes mille livres par-dessus le marché, pour acheter un si grand honneur. Moi, je dis aux voisins que c’est beaucoup trop, et que miss Anneke vaut bien, par son seul mérite, tous les lords d’Angleterre.

Les voisins, toujours les voisins ! Voilà pourtant comme ils fabriquent des nouvelles, quand ils n’en ont pas à colporter. On pense bien que ma tranquillité n’en fut nullement troublée, et que je ne m’amusai même pas à tirer mistress Léger de son erreur.

Je n’ai pas besoin de dire quel accueil me fut fait à Satanstoé. Ma bonne mère ne pouvait s’arracher de mes bras, ni rassasier ses yeux du plaisir de me voir. Mon père était attendri jusqu’aux larmes. Le capitaine Hugh Roger, avec ses soixante-dix ans, n’avait plus la fibre extrêmement sensible ; mais il me serra cordialement la main, et il écouta mon récit de l’expédition avec l’intérêt d’un soldat qui avait servi lui-même dans des temps plus heureux. Il me fallut recommencer plus d’une fois les détails du combat, et il en fut de même des aventures à Ravensnest. Après le dîner, ma mère me prit à l’écart.

— Corny, mon cher enfant, me dit-elle, vous ne m’avez rien dit de particulier sur les Mordaunt. Voyons ! n’avez-vous rien à me confier ?

— Il me semble, ma mère, que je vous ai parlé de notre rencontre à Albany, de nos aventures sur la glace, enfin de tout ce qui est arrivé à Ravensnest ?

— Sans doute, mon fils ; mais que n’importe tout cela ? c’est d’Anneke que je voudrais vous entendre parler. Est-il vrai qu’elle soit sur le point de se marier ?

— Très-vrai. Je le tiens de sa propre bouche.

— Comment, elle a pu vous le dire elle-même ?

— Mon Dieu, oui, quoique je doive ajouter qu’elle rougit beaucoup en me l’apprenait.

— Voilà qui me confond ! Ainsi donc la vanité et l’ambition peuvent aveugler même les cœurs les plus ingénus !

— Et où voyez-vous de la vanité ou de l’ambition dans le choix qu’a fait Anneke ?

— Mais il me semble que ce M. Bulstrode…

Je n’eus pas le courage de la laisser plus longtemps dans l’erreur, et, me précipitant dans ses bras, je mis fin à ce badinage en lui apprenant toute la vérité. En voyant ma mère fondre en larmes, j’eus regret de l’avoir ainsi tenue en suspens ; je demandai mon pardon, qui m’était accordé d’avance, et je racontai ce qui s’était passé entre Anneke et moi. La joie de ma mère fut partagée par toute la famille.

Mon retour à Satanstoé avait eu lieu à la fin du mois de juillet. Les Mordaunt ne devaient être à Lilacsbush que vers le milieu de septembre ; j’avais donc près de deux mois à attendre cet heureux moment. Je passai ce temps de mon mieux. Je cherchai à m’intéresser à notre vieille propriété de Satanstoé, et à former des plans de bonheur qui devaient s’y réaliser avec Anneke. C’était une belle ferme, productive, admirablement située, entourée d’eau de trois côtés, et ayant un verger ou venaient en abondance des pommes, des pêches, des abricots, tels qu’on n’en eût pas trouvé dans tout l’univers. On dit que les provinces un peu plus au sud, telles que New-Jersey, la Pensylvanie, Maryland, etc., l’emportent sur nous pour la qualité des pèches ; quant à moi, je n’ai jamais mangé de fruits comparables à ceux de Satanstoé. Il n’est pas une prairie, pas un mur, pas un arbre, pas une motte de terre du bon vieux domaine qui ne me soient chers. Une seule chose me peine. C’est qu’on veuille substituer au nom qu’il porte depuis si longtemps celui de Dibbleton, pieux diminutif de Devil’s Town, Ville du Diable. Depuis que les troupes de l’Est ont commencé à venir de ce côté, on s’attaque avec acharnement à nos vieux noms hollandais, que les Anglais, venus directement d’outre-mer, avaient généralement respectés. Le changement, le changement toujours et partout, voilà quelle semble être la devise de ces provinces. Nous autres, de New-York, nous nous contentons de faire comme nos ancêtres ont fait avant nous ; et je ne vois pas en quoi nous en sommes plus ridicules. Que ceux qui veulent changer soient libres de le faire ; le changement est quelquefois une amélioration ; mais que du moins aussi on puisse rester tel que l’on est, quand on se trouve bien. Voilà pourquoi je tiens tant au nom de Satanstoé : il vient de mes ancêtres ; c’est témoigner du respect pour leur mémoire que de le maintenir ; et j’espère bien que tous les Yankees de la chrétienté réunis ne parviendront pas à le changer en celui de Dibbleton.

Ce fut un beau jour que celui ou un domestique à la livrée d’Herman Mordaunt vint n’apporter une lettre de son maître qui m’apprenait l’heureuse arrivée de la famille, et qui m’invitait à venir déjeuner le lendemain avec eux. J’avais reçu dans l’intervalle deux lettres d’Anneke où respirait la tendresse la plus dévouée, quoique les expressions en fussent tempérées par la délicatesse naturelle à son sexe. À peine le messager était-il parti, que, cédant pour la première fois de ma vie à un mouvement romanesque, je me mis en route pour aller coucher à l’auberge bien connue de Kingsbridge, afin d’être plus près de l’objet de toutes mes affections, et de n’avoir plus le lendemain qu’un court trajet à faire pour être auprès d’elle.

— Votre servante, monsieur Littlepage, me dit la bonne hôtesse dès qu’elle m’aperçut ; comment va le vénérable capitaine Hugh Roger, et le major, votre respectable père ? Bien, n’est-ce pas ? je le vois à votre sourire. On est bien heureux de voir ceux qu’on aime bien portants. Mon pauvre cher homme a joui d’une très-mauvaise santé tout l’hiver dernier, et je crains bien qu’il n’en soit de même l’hiver prochain. J’aurais cru que vous alliez à la noce à Lilacsbush, monsieur Corny, si, au lieu de vous arrêter chez moi, vous aviez été droit à la maison de M. Mordaunt.

Je tressaillis ; mais je supposai que la nouvelle de l’événement qui se préparait avait transpiré ; et que, pour cette fois et sans tirer à conséquence, les caquets du voisinage avaient mis en circulation une vérité.

— Ce n’est pas ce motif qui m’attire, mistress Léger ; mais j’espère me marier un de ces jours, de manière ou d’autre.

— Je ne voulais pas parler de votre mariage, monsieur, mais de celui de miss Anneke avec ce lord Bulstrom. C’est un grand parti pour les Mordaunt, après tout. Le valet de chambre du baronnet vient souvent ici boire du cidre nouveau, qu’il dit aussi bon que le cidre d’Angleterre, ce qui n’est pas un petit éloge dans la bouche d’un homme qui ne trouve rien de bien dans les colonies. Thomas dit donc que c’est une affaire arrangée, et que la noce doit avoir lieu au premier jour. Elle a été différée à cause du deuil de miss Wallace qui vient de perdre son mari dans le mois de miel, ce qui fait qu’elle conserve son nom de fille. Il paraît que c’est l’usage en pareil cas.

Comme il était clair que les voisins n’étaient nullement au fait de ce qui se passait dans la famille d’Herman Mordaunt, je n’écoutai pas plus longtemps ces commérages, et, prenant mon chapeau, je me mis à réaliser le projet qui m’avait fait venir. Je gravis les hauteurs, et j’arrivai bientôt à l’endroit où un jour j’avais rencontré les deux amies à cheval. Quel fut mon étonnement d’y voir, assis sous un arbre, Bulstrode seul, plongé en apparence dans de graves réflexions ! J’aurais voulu l’éviter, et je me retirais quand, levant les yeux par hasard, il vint à m’apercevoir.

Je vis du premier coup d’œil qu’il savait la vérité. Il rougit, se mordit les lèvres et vint à moi avec un sourire forcé. Il ne boitait que tout juste ce qu’il fallait pour donner plus d’intérêt à sa démarche, et il m’offrit la main avec une franchise qui était vraiment méritoire. Ce n’était pas peu de chose de perdre une femme comme Anneke, et je doute qu’à sa place j’eusse montré autant de magnanimité. Mais Bulstrode était homme du monde, et il savait maîtriser ses sentiments secrets.

— Je vous ai demandé, Corny, me dit-il, de rester amis, coûte que coûte ; vous avez réussi, et J’ai échoué. Herman Mordaunt m’a tout appris au moment de quitter Albany, et les regrets qu’il m’a témoignés ne sont pas des plus flatteurs pour vous. Néanmoins il convient que vous valez votre pesant d’or, et que si son gendre de prédilection n’avait été Alexandre, il eût été Diogène. Ainsi vous n’avez qu’à vous munir d’une lanterne, à épouser Anneke et à vous mettre en ménage. Quant à l’honnête homme, pour continuer ma comparaison, je m’offre moi-même pour ce rôle, ce qui vous épargnera la peine de chercher, et même d’allumer votre lumière. Allons, asseyez-vous sur ce banc, et causons un peu.

Il y avait bien quelque chose d’un peu forcé dans ces plaisanteries ; mais enfin c’était prendre son parti en brave. Je m’assis à côté de lui, et Bulstrode continua :

— C’est la rivière qui a fait votre bonheur, Corny, et qui m’a noyé.

Je souris, mais je ne dis rien, quoique je susse à quoi m’en tenir à ce sujet.

— L’amour a ses vicissitudes comme la guerre. Me voici dans la même passe qu’Abercrombie ; nous nous attendions l’un et l’autre à être vainqueurs, et tous deux nous avons été battus. Je suis même le plus heureux ; car il n’aura jamais une autre armée, tandis que, moi, je puis trouver une autre femme. Voyons, soyez franc avec moi : à quoi attribuez-vous particulièrement votre succès ?

— Il est naturel, monsieur Bulstrode, qu’une jeune personne aime mieux rester dans son pays que d’aller sur une terre étrangère.

— Parbleu, Corny, c’est joindre la modestie au patriotisme ; mais ce n’est point la véritable raison. Non, non, c’est Scrub et le théâtre qui m’ont perdu. Qui va s’attendre aussi à trouver des jeunes personnes si étonnamment scrupuleuses ? En vérité, sous tous les rapports, vos jeunes Américaines ont renversé toutes mes idées. J’arrive, bien convaincu que je ne verrai pas une seule femme qui n’ait l’air plus ou moins commun ; et je trouve partout, au contraire, sauf peut-être ce dernier vernis que donne l’usage du monde, des figures tout aussi aristocratiques que si vous aviez un régiment de duchesses. C’est à n’y rien comprendre. Sans doute l’Américaine peut manquer d’un certain fini, de je ne sais quelle grâce d’élocution qu’on ne trouve que dans une sphère élevée ; mais pour avoir l’air commun, c’est ce qui ne se rencontre presque jamais.

— Et où voulez-vous en venir avec tout cela, Bulstrode ?

— À expliquer votre succès et ma défaite, Corny, pas autre chose. Anneke, au lieu de prendre les opinions toutes faites, telles qu’elles arrivent d’Angleterre, s’avise de vouloir en avoir une à elle ; elle se met au-dessus de la mode et ne considère que ce qui est convenable. Vous voyez donc bien que c’est Scrub qui m’a perdu.

Je ne croyais pas la chose précisément exacte ; mais voyant Bulstrode si bien disposé à donner ce tour à sa défaite, je n’avais aucun intérêt à le contredire. — Nous causâmes encore une demi-heure de la manière la plus amicale, et, en me quittant, Bulstrode me promit de ne pas trahir mon incognito.

Je continuai à errer çà et là jusqu’au soir, toujours ayant la maison en vue ; et alors je n’aventurai à approcher davantage, dans l’espoir d’apercevoir Anneke à quelque fenêtre ou sous le vestibule, à la faveur de la douce clarté de la lune. Insensiblement j’avançai de plus en plus, et j’étais tout près de l’habitation quand j’entendis des pas légers sur le sable d’une avenue. Au même instant de douces voix arrivèrent jusqu’à mon oreille, et j’entendis en quelque sorte malgré moi la conversation suivante :

— Non, Anneke, disait Mary Wallace, mon parti est pris, et je porterai fidèlement, et à jamais, le deuil de Guert comme si notre mariage avait été célébré. Je le dois à sa mémoire, pour l’avoir peut-être, par mes hésitations continuelles, entraîné dans ces scènes terribles qui ont causé sa perte. Quand une femme aime réellement, Anneke, elle doit se prononcer sur-le-champ. Pauvre Guert ! si je lui avais accordé ma main, il vivrait encore. Eh bien ! du moins, je serai sa veuve en secret, et je lui resterai fidèle. Que vous avez bien fait, chère Anneke, d’être franche avec Corny Littlepage et de lui avouer la préférence que vous avez sentie pour lui presque depuis le premier jour où vous l’avez vu !

Quoique ces paroles résonnassent délicieusement à mes oreilles, l’honneur ne me permettait pas d’en entendre davantage ; et j’écartais les branches qui me cachaient pour m’éloigner, quand le bruit que je fis involontairement trahit la présence d’un tiers. Je ne pouvais plus me dispenser de me montrer, mais je tâchai du moins de le faire de manière et ne pas effrayer les deux amies.

— C’est sans doute M. Bulstrode qui nous cherche, dit la douce voix d’Anneke ; le voici, et nous allons…

La chère enfant s’arrêta tout court : elle venait de me reconnaître, et l’instant d’après je la pressais dans mes bras. Mary Wallace disparut, je ne saurais dire ni quand ni comment : tout entier à mon bonheur j’oubliais l’univers entier. Anneke me convainquit aisément que je ne pouvais plus me retirer sans avoir vu son père, et je me décidai à entrer, dussé-je encourir toutes les railleries d’Herman Mordaunt. Mais je fus traité avec beaucoup d’indulgence, et le père d’Anneke se contenta de rire de ma petite aventure, en disant qu’elle lui semblait de bon augure, et que je serais un excellent mari

Au commencement d’octobre, notre mariage fut célébré par le révérend M. Worden. Nous devions habiter Lilacsbush, que mon beau-père m’abandonna en toute propriété avec tout le mobilier. Il me remit aussi ce qui revenait à ma femme du côté de sa mère, et c’était une fortune assez considérable. Enfin la mort du capitaine Hugh Roger ne tarda pas à nous faire faire un riche héritage. Nous ne formions qu’une seule famille ; Anneke et ma mère avaient surtout conçu l’une pour l’autre la plus vive affection, et notre temps se passait entre New-York, Lilacsbush et Satanstoé.

Quand à Bulstrode, il repartit pour l’Angleterre avant notre mariage, mais il continua à nous écrire. Il est toujours garçon, et il dit qu’il ne se mariera jamais ; mais ses lettres sont écrites d’un style trop léger pour me laisser aucune inquiétude à ce sujet. C’est au surplus mon fils Mordaunt qui dira quelque jour ce qui pourra être advenu de ces bonnes résolutions, s’il lui est jamais donné de continuer ces mémoires de famille.


fin de satanstoé