Satires (Horace, Leconte de Lisle)/I/2

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1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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SATIRE II.


Les collèges de joueuses de flûte, les pharmacopoles, les mendiants, les mimes, les coquins, toute cette espèce est triste et désolée de la mort du chanteur Tigellius ; car il était généreux. Un autre, au contraire, de peur d’être nommé prodigue, ne voudrait pas donner à un ami indigent de quoi chasser la faim cruelle et le froid. Si tu demandes à celui-ci pourquoi il dissipe si mal, par une immonde gloutonnerie, la brillante richesse de son aïeul et de son père, achetant toutes sortes de mets avec de l’argent emprunté, il répondra qu’il ne veut point passer pour un avare et un petit esprit. Il est loué par les uns et blâmé par les autres.

Fufidius craint la réputation de débauché et de fripon, et il est riche en fonds de terre et en argent placé à usure. Il exige cinq fois l’intérêt du capital, et plus le débiteur est sans ressource, plus âprement il le presse. Il recherche les signatures des débutants qui viennent de prendre la robe virile et ont des pères rigides, — « Très-grand Jupiter ! » s’écrie aussitôt chacun de ceux qui m’écoutent, « mais il dépense en raison de ce qu’il gagne ! » Vous ne sauriez croire combien peu il est son propre ami. C’est à ce point que ce père, que la comédie de Térentius fait vivre si malheureux d’avoir chassé son fils, ne se tourmente pas plus cruellement. Si quelqu’un, maintenant, demande où tout cela tend, voici : les imbéciles évitent un mal pour se jeter dans le mal contraire. Malthinus se promène la tunique dénouée ; tel autre, qui fait rire, la relève avec indécence. Rufillus sent les parfums, Gorgonius le bouc. Rien de mesuré. Les uns ne veulent toucher d’autres femmes que celles dont les talons sont couverts par la bordure de leur robe ; un autre, au contraire, ne désire que celles qui attendent dans l’odeur d’un mauvais lieu. Un homme connu en sortait : — « Courage ! c’est bien ! » lui cria la sagesse divine de Cato ; « car sitôt que l’ardent désir gonfle leurs veines, les jeunes hommes font bien de descendre là, au lieu d’abuser des femmes d’autrui. » — « Je ne voudrais pas être loué ainsi, » dit Cupiennius qui aime les peaux blanches. Il est bon que vous sachiez, vous qui ne souhaitez rien de bon aux débauchés, qu’ils sont harcelés de toute façon, que leur volupté est empoisonnée par beaucoup de peines, et que, toute rare qu’elle est, elle les jette souvent dans de graves dangers. Celui-ci s’est précipité du haut d’un toit ; celui-là a été fouetté jusqu’à la mort ; en fuyant, l’un est tombé au milieu d’une bande de voleurs ; l’autre a donné de l’argent pour racheter ses membres ; cet autre a été souillé par des esclaves, et cet autre a été honteusement châtré. Tout le monde dit que c’est à bon droit, mais Galba le nie.

Combien le commerce est plus sûr avec la classe inférieure, je veux dire celle des affranchies, pour qui Sallustius fait autant de folies que s’il commettait des adultères ! S’il en croyait l’état de ses biens et sa raison, et s’il voulait n’être munificent et généreux qu’avec convenance, il donnerait encore suffisamment, sans s’attirer la ruine et le déshonneur ; mais il ne se complaît, ne s’aime et ne se loue qu’en ceci : « Je ne touche à aucune matrone ! » Ainsi disait Marsæus, cet amant d’Origo qui avait donné son patrimoine et ses Lares à une comédienne : « Qu’il n’y ait jamais rien entre moi et les femmes des autres ! » Mais on a affaire à des comédiennes, à des prostituées, et la réputation en est encore plus malade que la bourse. Penses-tu donc faire assez en évitant les personnes et non ce qui nuit en toutes et partout ? Perdre une bonne réputation, dilapider son patrimoine, c’est un mal des deux côtés. Qu’importe que tu aies failli avec une matrone ou avec une servante à toge ?

Villius, par Fausta gendre de Sylla, ayant été séduit uniquement par ce nom, le malheureux ! en porta plus que la peine, car il fut frappé du poing, et blessé par le fer, et mis dehors, tandis que Longarénus entrait. Témoin de telles disgrâces, certain intéressé aurait pu lui dire avec bon sens : « Que veux-tu ? t’ai-je jamais demandé, quand ma colère s’enflamme, un corps issu d’un consul et vêtu de la stole ? » Qu’aurait-il répondu ? « C’est la fille d’un père illustre ! » Combien la nature, riche de sa propre richesse, donne de meilleurs et bien différents conseils, pourvu que tu veuilles te régler et discerner ce qu’il faut choisir d’avec ce qu’il faut fuir ! Penses-tu qu’il soit indifférent de souffrir par ta propre faute ou par celle des choses ? C’est pourquoi, de peur de t’en repentir, cesse de poursuivre les matrones ; c’est un travail qui donne plus de mal que de bons résultats. Avec ses perles et ses émeraudes (s’il m’est permis, Cérinthus, de parler de ce que tu possèdes), une femme n’a pas la cuisse plus délicate et la jambe plus droite, et on trouve mieux souvent sous la toge. Ajoute ceci que la courtisane offre une marchandise non fardée ; elle montre ouvertement ce qu’elle vend ; elle ne vante et n’étale point ce qu’elle a de beau et ne dissimule point ce qu’elle a de laid.

C’est la coutume de nos riches, quand ils achètent des chevaux, de les examiner couverts, de peur que, ce qui arrive souvent, l’apparence soit belle, avec des jambes faibles, et que l’acheteur ébahi soit trompé par de belles croupes, une tête petite et une encolure hardie. Et ils agissent bien. Il ne faut pas regarder la beauté du corps avec les yeux de Lyncée et se montrer plus aveugle qu’Hypsæa pour la laideur : Oh ! quelle cuisse ! oh ! quels bras ! mais point de hanches, un grand nez, point de taille et des pieds longs. On ne peut rien voir d’une matrone que son visage ; à moins d’être Catia, elle cache le reste sous sa robe flottante. Si tu recherches les choses défendues, entourées d’un retranchement, car c’est cela qui te tourne la tête, les obstacles s’offrent en foule : des gardes, une litière, des coiffeurs, des parasites, une stole qui tombe jusqu’aux talons et un manteau par-dessus, autant d’empêchements à ce que les choses te paraissent ce qu’elles sont. Chez l’autre, rien ne s’y oppose : grâce aux tissus de Cos elle se montre à toi presque nue ; tu vois si elle a le pied difforme ou la jambe mal faite ; et, du regard, tu pourrais mesurer sa taille. Aimerais-tu mieux être pris au piège et payer avant que la marchandise ait été montrée ? — « Le chasseur, qui poursuit le lièvre à travers la neige amoncelée, ne veut pas y toucher placé sur la table, » il chante cela et il ajoute : « mon désir est tel que ce chasseur ; il laisse là ce qui lui est offert et veut saisir ce qui le fuit. » Est-ce avec ces petits vers que tu comptes chasser de ton cœur chagrins, ardeurs et cruels soucis ? La nature n’a-t-elle pas posé des bornes à nos désirs ? N’est-il pas plus utile de rechercher ce qui doit lui être accordé ou refusé sans qu’elle en souffre, et de séparer du réel ce qui est illusoire ? Quand la soif brûle ta gorge, cherches-tu une coupe d’or ? Quand tu es affamé, repousses-tu tous les mets, à l’exception du paon et du turbot ? Et quand le désir t’excite, aimes-tu mieux que tes muscles se rompent que de profiter d’une servante ? Non pas moi ; j’aime une Vénus facile et toute prête. Celle qui dit : Tout à l’heure, Mais plus cher, Si mon mari sort, « Celle-là aux prêtres de Cybélé, » dit Philodémus, qui en veut, pour lui-même, une de moindre prix qui se hâte quand on lui ordonne de venir.

Qu’elle soit blanche et bien faite ; qu’elle soit élégante, mais qu’elle ne veuille point sembler plus blanche et mieux faite que ne l’a voulu la nature. Quand celle-ci presse mon côté droit de son flanc gauche, elle est Ilia et Egéria : je lui donne toutes sortes de noms, et ne crains pas, pendant que je la possède, que le mari revienne de la campagne, que la porte soit brisée, que le chien aboie, que la maison ébranlée retentisse du haut en bas, que la femme saute toute pâle du lit, que la servante crie malheur, celle-ci craignant pour ses jambes, celle-là pour sa dot, et moi pour moi. Il s’agit de fuir, la tunique ouverte et pieds nus, et de ne point perdre son argent, ses fesses et sa réputation. Il est déplorable d’être attrapé ; je m’en rapporte à Fabius.