Satires (Horace, Leconte de Lisle)/II/3

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1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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SATIRE III.


damasippus.

Tu écris si rarement que tu ne demandes point de parchemin quatre fois par an, toujours raturant ce que tu écris, irrité contre toi-même d’aimer trop le vin et le sommeil, et de ce que tu ne fais rien qui soit digne de louange. Qu’arrivera-t-il ? Tu as fui les Saturnales ici, étant plus sobre ; lis-nous donc quelque chose qui tienne tes promesses. Commence. Rien ! Tu en accuses en vain tes plumes et cette muraille irréprochable née pour la colère des Dieux et des poètes. Ton visage menaçait cependant de nombreuses et merveilleuses choses, dès que ta petite villa t’aurait recueilli, libre de soucis, sous son toit bien chauffé. Que t’a donc servi d’emballer Plato sur Ménandrus, Eupolis sur Archilochus, et de prendre de tels compagnons ? Te prépares-tu à apaiser l’envie en quittant la vertu ? On te méprisera, malheureux ! L’oisiveté est une mauvaise Sirène à éviter ; ou il te faudra renoncer de bonne grâce à tout ce que tu auras acquis par une vie meilleure,

horatius.

Que les Dieux, Damasippus, et que les Déesses, pour ce conseil véridique, te fassent don d’un barbier ! Mais d’où me connais-tu si bien ?

damasippus.

Depuis que toute ma richesse s’est engloutie en plein quartier de Janus, je m’occupe des affaires d’autrui, étant débarrassé des miennes propres. Autrefois je me plaisais à chercher dans quel airain ce voleur de Sisyphus s’était lavé les pieds, ce qui était mal sculpté, ou mal fondu. Habile, je donnais cent mille sesterces de telle statue. Je savais mieux que pas un acheter à bénéfice de belles maisons et des jardins. De là ceux qui hantent les carrefours m’avaient surnommé le Mercurial.

horatius.

Je le sais, et j’admire que tu sois guéri de cette maladie.

damasippus.

Une toute nouvelle a chassé l’ancienne, comme de coutume, quand une douleur de la tête ou du côté passe dans le cœur, ou quand un léthargique devient athlète et poursuit le médecin.

horatius.

Soit, pourvu que je ne ressemble pas à celui-ci.

damasippus.

Ô cher, ne t’abuse pas. Tu es fou aussi, et nous sommes tous à peu près insensés, s’il y a quelque chose de vrai dans ce que répète Stertinius, de qui j’ai appris docilement ces admirables préceptes, dans le temps où il me consola en m’ordonnant de porter une barbe philosophique, et en me ramenant moins triste du pont Fabricius. Car, ayant mal fait mes affaires, et comme je voulais me jeter, la tête couverte, dans le fleuve, il s’approcha heureusement : — « Prends garde de rien faire d’indigne de toi. Une mauvaise honte, dit-il, te pousse, toi qui redoutes d’être tenu pour fou parmi les fous. Je te demanderai d’abord ce que c’est que la folie. Si elle n’est qu’en toi, plus un mot, meurs bravement. Celui que la funeste sottise, l’ignorance quelconque du vrai, pousse en aveugle, est déclaré insensé par le Portique et par le troupeau de Chrysippus. Cette formule s’applique aux peuples comme aux grands rois, sauf le sage. Maintenant sache comme quoi ceux qui te nomment insensé sont tous fous au même titre que toi. De même, dans les forêts, quand des voyageurs égarés s’écartent çà et là de la bonne voie, les uns à droite, les autres à gauche ; l’erreur est la même, mais elle se manifeste diversement. C’est ainsi que tu es fou et que celui qui rit de toi n’est pas plus sage : sa queue le trahit. Il y a la folie de celui qui craint ce qui n’est point à craindre, comme s’il se plaignait de rencontrer dans le Champ-de-Mars des feux, des rochers et des fleuves, et la folie du non moins insensé qui se rue à travers flammes et torrents. Sa chère mère, sa chaste sœur, ses parents, son père, sa femme lui crient : « Ici est un grand fossé, là un haut rocher ! fais attention ! » Il ne les entnd pas plus que Fufius, ivre, dormant le rôle d’Iliona, n’entendait mille et deux cents Catiénus criant : « Ma mère, je t’appelle ! » Je prouverai que tout le commun des hommes est insensé de cette façon. Damasippus est fou d’acheter de vieilles statues ; mais celui qui fait crédit à Damasippus est-il plus sage ? Soit ! Si je te dis : « Prends ceci que tu ne me rendras jamais, » serais-tu insensé d’accepter ? ne le serais-tu pas davantage de repousser un butin que t’offre Mercurius ? Écris : « Reçu dix de Nérius. » Si ce n’est assez, ajoute cent formules de l’âpre Cicuta, ajoute mille autres chaînes ; ce Proteus scélérat échappera à toutes. Lorsque tu le traîneras en justice, il rira à tes dépens, il se fera tour à tour sanglier, oiseau, rocher, arbre, à son gré. Si mal conduire ses affaires est d’un fou, et les bien mener, d’un sage, le cerveau le plus malade, crois-moi, est celui de Périllius te dictant une obligation que tu ne pourras jamais remplir.

Que chacun ramène les plis de sa toge et m’écoute, celui qui pâlit d’ambition ou du désir de l’argent, celui qu’échauffe la luxure ou la superstition ou toute autre maladie de l’âme. Approchez ; je vais vous prouver à tous, l’un après l’autre, que vous êtes fous. La plus forte dose d’ellébore appartient aux avares. Je ne sais même si la raison ne leur réserve pas toute l’île d’Anticyra. Les héritiers de Stabérius indiquèrent sur son sépulcre la somme héritée. S’ils ne l’avaient fait, ils auraient dû au peuple cent paires de gladiateurs, un repas réglé par Arrius et autant de froment qu’en moissonne l’Africa : « Que ceci soit bien ou mal, je l’ai voulu. Ne fais pas l’oncle avec moi. » Je crois que tel était le dessein prudent de Stabérius.

damasippus.

Quel était donc son dessein, quand il ordonnait à ses héritiers d’indiquer sur la pierre la somme totale du patrimoine ?

stertinius.

Tant qu’il vécut, il crut que la pauvreté était un grand vice, et il ne se garda de rien avec plus d’ardeur ; de telle sorte que s’il était mort moins riche d’un quart d’as, il se serait regardé comme moins honnête. En effet, toute chose, vertu, réputation, honneur, ce qui est de l’homme et ce qui est des Dieux, tout obéit aux belles richesses. Celui qui en amasse beaucoup sera illustre, courageux et juste.

damasippus.

Et sage aussi ?

stertinius.

Sans doute, et roi, et tout ce qu’il voudra être. Stabérius espéra donc que sa richesse, étant le prix de sa vertu, lui vaudrait une grande louange.

damasippus.

Qu’avait de commun avec celui-ci le Græc Aristippus qui ordonna à ses esclaves de jeter au milieu de la Libya l’or qu’ils portaient, parce qu’ils allaient trop lentement chargés de ce poids ? Lequel était le plus fou des deux ?

stertinius.

Un exemple ne prouve rien, qui résout la difficulté par une difficulté. Quelqu’un achète des cithares et les met en tas, bien qu’il n’ait point étudié la cithare et qu’aucune Muse ne l’ait doué ; un autre achète des alênes et des formes, n’étant point cordonnier ; un autre, des agrès ou des voiles, étant ennemi du commerce maritime. Chacun d’eux ne mérite-t-il pas d’être nommé fou et insensé ? En quoi diffère de ceux-ci celui qui enfouit son argent et son or, ne sachant point en faire usage et craignant d’y toucher comme à une chose sacrée ? Voici un homme couché auprès d’un grand monceau de blé et qui le garde sans relâche avec un long bâton. Il en est le maître, et, mourant de faim, il n’ose en toucher un grain, préférant, avare, se nourrir d’herbes amères. Il a dans ses celliers mille tonneaux de Chio et de vieux Falernum, non pas mille, ce ne serait rien, mais trois cent mille, et il boit du vinaigre ! plus encore, il couche sur la litière, âgé de soixante-dix-neuf ans, pendant que tapis et couvertures, mangés par les mites et les vers, pourrissent dans son coffre ; et cependant quelques-uns seulement le tiendront pour insensé, attendu que la plus grande partie des hommes est travaillée de la même maladie. Est-ce afin que ton fils, ou un affranchi, ton héritier, absorbe tes richesses, que tu les gardes ainsi, vieillard ennemi des Dieux ? ou de peur qu’il te manque quelque chose ? De combien peu la somme totale serait-elle diminuée si tu mettais de meilleure huile dans tes choux, ou sur ta tête fort sale et non peignée ? Pourquoi, si peu te sufliit, te parjures-tu, escroques-tu, voles-tu de tous les côtés ? As-tu ton bon sens ? Si tu te mettais à lapider le peuple ou tes esclaves acquis de ton argent, tous, jeunes hommes et jeunes filles, crieraient que tu es fou. Lorsque tu fais mourir ta femme avec un lacet et ta mère par le poison, as-tu la tête saine ? En effet, tu ne fais point ceci dans Argos, tu ne tues pas ta mère avec le fer comme ce fou d’Orestès ; mais penses-tu qu’il ne soit devenu fou qu’après l’avoir tuée, et qu’il n’était pas déjà en proie aux Furies quand il échauffa son épée aiguë dans la gorge de sa mère ? De plus, dès qu’Orestès passa pour fou, il ne fit rien que tu puisses lui reprocher, il n’osa égorger ni Pyladès, ni sa sœur Electra, les maudissant seulement tous deux, appelant l’une Furie, et l’autre de tous les noms que lui suggéra sa bile furieuse.

Opimius, pauvre de l’argent et de l’or enfouis chez lui, qui boit, les jours de fête, du Véientanum dans une écuelle Campanienne, et de la lie les jours ordinaires, fut saisi une fois d’une profonde léthargie, au point que son héritier triomphant et joyeux courait déjà aux clefs et aux coffres. Un médecin prompt et fidèle le réveille de cette façon : il ordonne d’approcher une table, d’y verser des sacs d’argent et que plusieurs l’entourent et se mettent à compter. Il ranime ainsi notre homme ; puis il ajoute :

le médecin.

Si tu ne surveilles pas ton bien, un héritier avide va l’emporter.

opimius.

Ne suis-je pas vivant ?

le médecin.
Si tu veux vivre, réveille-toi : allons !
opimius.

Que veux-tu ?

le médecin.

Tes veines vont s’épuiser si une abondante nourriture ne soutient ton estomac qui tombe en ruine. Allons ! courage ! prends cette petite tasse de riz.

opimius.

Combien a-t-elle coûté ?

le médecin.

Peu.

opimius.
Combien, encore ?
le médecin.

Huit as.

opimius.

Hélas ! qu’importe que je meure par la maladie, ou par les vols, ou par les rapines ?

damasippus.

Qui donc a l’esprit sain ?

stertinius.

Celui qui n’est pas fou.

damasippus.

Et l’avare ?

stertinius.
Fou et insensé.
damasippus.

Quoi ! si l’on n’est pas avare, on a l’esprit sain ?

stertinius.

Pas le moins du monde.

damasippus.

Pourquoi, Stoïcien ?

stertinius.

Je le dirai. Ce malade n’est point atteint à l’estomac (suppose que Cratérus parle ainsi). Il est donc bien et va se lever ? non, car un mal aigu tient son côté ou ses reins. Celui-ci n’est ni parjure, ni avare : il sacrifiera donc un porc aux Lares propices ; mais il est plein d’ambition et d’audace : qu’il s’embarque pour Anticyra. Quelle différence, en effet, entre jeter dans un précipice tout ce que tu as, ou n’en jamais user ?

Servius Oppidius, riche de vieille date, partagea, dit-on, ses deux domaines de Canusium entre ses deux, fils ; et, mourant, il dit à ses enfants appelés auprès de son lit : « Quand je t’ai vu, toi, Aulus, porter des osselets et des noix dans ta tunique dénouée, les jouer ou les donner ; et toi, Tibérius, les compter et les enfouir tristement, j’ai tremblé qu’une folie opposée s’emparât de vous : toi, imitant Nomentanus, et toi, Cicuta. C’est pourquoi je vous conjure, par les Dieux et par nos Pénates, l’un et l’autre, toi, de ne point amoindrir, et toi, de ne point augmenter ce que votre père a pensé devoir vous suffire, ce à quoi se restreint la nature. En outre, de peur que le désir de la gloire ne vous chatouille, je vous lierai tous deux par un serment : celui de vous qui sera Ædile ou Præteur, qu’il ne puisse tester et soit maudit ! Tu perdrais donc tes biens en pois chiches, en fèves et en lupins, pour te promener au large dans le Cirque et te dresser en bronze, imbécile, dépouillé des champs et de l’argent paternels ! sans doute pour obtenir les applaudissements que reçoit Agrippa, toi, renard rusé imitant le noble lion ? »

Pourquoi défends-tu, Atride, d’ensevelir Ajax ?

agamemno.

Je suis roi.

stertinius.

Je ne dirai rien de plus, étant plébéien.

agamemno.

Je ne veux que des choses justes. Si je semble

injuste à quelqu’un, je permets qu’il dise impunément ce qu’il pense.
stertinius.

Que les Dieux t’accordent, ô le plus grand des rois, de ramener ta flotte après la prise de Troja ! Donc, je puis t’interroger et te répondre librement ?

agamemno.

Interroge.

stertinius.

Pourquoi Ajax, le premier héros après Achillès, pourrit-il, lui tant de fois illustré par le salut des Achiviens ? Est-ce afin que le peuple de Priamus et Priamus se réjouissent de voir non enseveli celui par qui tant de jeunes guerriers ont manqué d’un tombeau dans la terre de la patrie ?

agamemno.

Dans sa folie, il a tué mille brebis, criant qu’il

tuait l’illustre Ulyssès, Ménélaus et moi.
stertinius.

Mais toi, lorsque, à Aulis, tu amenais, comme une génisse, ta douce fille à l’autel, répandant l’orge salée sur sa tête, ô cruel, avais-tu conservé un esprit droit ?

agamemno.

Comment ?

stertinius.

Qu’a fait l’insensé Ajax quand il massacra ce troupeau avec l’épée ? Il s’abstint de toute violence contre sa femme et son fils, tout en jetant de nombreuses imprécations sur les Atrides ; mais il ne toucha ni Teucer, ni Ulyssès.

agamemno.

Mais moi, afin d’arracher d’un rivage ennemi nos nefs qui y étaient retenues, j’ai sagement apaisé les Dieux par le sang.

stertinius.

Par le tien, ô furieux !

agamemno.

Par le mien ; mais je n’étais pas furieux.

stertinius.

Celui qui, dans le trouble du crime, confond les apparences du vrai et du faux, a le cerveau ébranlé ; qu’il les confonde par sottise ou par colère, peu importe. Ajax délire parce qu’il a tué des agneaux innocents ; et toi, qui commets un crime volontaire pour de vains titres de gloire, tu as l’esprit sain ? Et ton cœur gonflé d’orgueil est pur ? Si quelqu’un s’avisait de faire porter en litière une blanche brebis, lui donnait, comme à sa fille, des vêtements, des servantes, de l’or, la nommait Rufa ou Pusilla, la destinait pour femme à un illustre mari, certes, le Præteur l’interdirait, lui ôterait tous ses droits et le soumettrait à la tutelle de sages parents. Eh bien, celui qui, au lieu d’une brebis muette, sacrifie sa fille, celui-là est-il sain d’esprit ? Tu n’oserais le dire. Donc, là où est la méchante sottise, là est la pire folie. Le scélérat est un fou furieux. Celui qui est en proie à la renommée menteuse, autour de lui tonne Bellona qui se réjouit du carnage.

Maintenant, allons, attaque avec moi la luxure et Nomentanus. La raison, en effet, peut convaincre de folie les débauchés imbéciles. Celui-ci vient de toucher les mille talents de son patrimoine : il ordonne aussitôt que le pêcheur, le fruitier, l’oiseleur, le parfumeur, toute la plèbe impie du faubourg Toscan, le pâtissier avec les bouffons, tout le marché avec le Vélabrum, arrivent dès le matin dans sa maison. Et alors ? Ils viennent tous. Le maître des prostituées parle : « Tout ce que nous avons, ceux-ci et moi, dans nos demeures, est à toi ; demande-le aujourd’hui, ou demain. » Ecoute ce que l’honnête jeune homme répond : — « Toi, tu dors botté dans la neige Lucanienne, pour que je soupe de sanglier ; toi, tu surprends les poissons dans la mer hivernale ; moi, je suis paresseux et indigne de tant posséder. Prends ! toi, dix mille sesterces ; toi, autant ; toi, le triple, car c’est ta femme que j’appelle et qui accourt au milieu de la nuit. »

Le fils d’Æsopus, afin d’avaler un million de sesterces, détacha de l’oreille de Métella et fit dissoudre dans du vinaigre une perle précieuse. Était-il plus sage que s’il l’eût jetée dans le fleuve rapide ou dans le cloaque ? Les fils de Quintus Arrius, noble couple de frères, jumeaux par le désordre, la frivolité et l’amour de la dépravation, accoutumés à se nourrir de rossignols achetés fort cher, qu’en faire ? Faut-il les marquer à la craie comme sensés, ou bien au charbon ? Construire de petites maisons, atteler des souris à un petit chariot, jouer à pair ou impair, monter à cheval sur un long roseau, tout cela ne peut amuser qui a de la barbe, s’il n’est fou. Mais si la raison démontre qu’il est plus puéril d’aimer, et que l’enfant âgé de trois ans qui joue dans la poussière, comme toi autrefois, ne diffère en rien de toi, quand tu pleures et souffres d’amour pour une courtisane, je te le demande, agiras-tu comme Polémon converti ? Quitteras-tu les insignes de ton mal, les petites bandelettes, les coussins, les fers à friser, comme on dit que, dans son ivresse, il ôta furtivement ses couronnes de son cou, surpris par la voix de son maître à jeun ? Lorsque tu offres des fruits à un enfant irrité, il les refuse : — « Prends, mon petit chien ; » il n’en veut pas. Si tu ne les lui donnes pas, il les veut. Tel est l’amant mis à la porte, qui délibère en lui-même s’il s’en ira ou non, qui serait déjà revenu si on ne l’appelait pas, et qui reste attaché à cette porte détestée : — « N’irai-je pas, maintenant qu’elle me rappelle d’elle-même ? ou plutôt ne devrais-je pas en finir avec mes douleurs ? Elle me chasse, elle me rappelle ; retournerai-je ? Non ! quand elle m’en supplierait ! » Voici ce que son esclave, beaucoup plus sage, lui dit : « Ô maître, ce qui ne demande ni mesure, ni réflexion, ne demande pas à être mené par la mesure et la raison. Ces maux sont ceux de l’amour : tantôt la guerre, tantôt la paix. Celui qui veut rendre immuable pour soi ce qui est aussi mobile que la tempête et toujours flottant au caprice du sort aveugle n’arrive à rien, et veut être fou par mesure et par raison. »

Quoi ! lorsque, faisant jaillir les pépins des pommes du Picénum, tu te réjouis d’en avoir atteint le plafond de la chambre, te possèdes-tu ? Quoi ! lorsque tu balbuties des paroles amoureuses d’une voix décrépite, es-tu plus sage que l’enfant qui construit de petites maisons ? Maintenant ajoute le sang à la sottise ; attise le feu avec l’épée ! Ainsi, dis-je, Marius, se précipitant après avoir égorgé Hellas, était-il insensé ? Aimeras-tu mieux l’absoudre de folie et l’accuser d’un crime, distinguant les choses, selon la coutume, par des mots dont le sens est le même ?

Il y avait un vieil affranchi qui, à jeun et les mains purifiées, courait dès le matin par les carrefours, et priait : — « Dérobez-moi à la mort, moi seul, moi seul, ce qui n’est pas trop et doit être facile aux Dieux ! » Il était sain des deux oreilles et des deux yeux ; mais le maître qui l’aurait vendu en garantissant son bon sens aurait fort aimé les procès. Chrysippus range aussi cette foule dans la nombreuse famille de Ménénius. — « Jupiter ! qui envoies et retires les douleurs, dit la mère d’un enfant couché depuis cinq mois, si la fièvre quarte quitte mon enfant le matin de ce jour où tu nous ordonnes le jeûne, il sera mis nu dans le Tibéris ! » Soit que le hasard ou le médecin guérisse le malade, cette mère insensée lui rendra la fièvre et le tuera en l’exposant sur la rive glacée. Quel mal a saisi son esprit ? La peur des Dieux.

damasippus.

Stertinius, le huitième sage, m’a remis ces armes, à moi son ami, afin que je pusse me défendre. Celui qui me dira fou s’entendra nommer de même autant de fois, et il apprendra à connaître ce qui lui pend derrière le dos sans qu’il s’en doute.

horatius.

Stoïcien, puisses-tu, après tes pertes, mieux vendre toutes tes marchandises ! Mais puisqu’il n’existe pas qu’un seul genre de folie, de laquelle penses-tu que je sois atteint ? Pour moi, il me

semble que je suis sain d’esprit.
damasippus.

Quoi ! lorsque, dans sa démence, Agavé porte la tête coupée de son malheureux fils, se croit-elle folle furieuse ?

horatius.

J’avoue être fou — il convient de céder à l’évidence — et même insensé ; seulement, dis-moi de quelle maladie d’esprit tu me crois attaqué.

damasippus.

Écoute. D’abord, tu fais bâtir, afin d’imiter les grands, bien que du bas en haut tu aies en tout deux pieds ; et, encore, tu ris de Turbo, de son air et de sa démarche quand il se hausse sous les armes. Es-tu moins ridicule que lui ? N’est-il pas évident que tu imites tout ce que fait Mæcenas, lui ressemblant si peu et lui étant si inférieur ? Les petits d’une grenouille absente ayant été écrasés sous le pied d’un veau, un d’entre eux s’échappa et raconta à sa mère comment un animal énorme avait écrasé ses frères. Celle-ci dit : — « De quelle taille était-il ? Aussi gros que cela ? » Et elle se gonflait. — « Plus gros de moitié. » — « Autant donc que ceci ? » Et elle se gonflait de plus en plus. — « Même si tu crevais, dit le petit, tu ne l’égalerais pas. » Cette image te représente assez bien. Ajoute à cela tes poëmes, comme de l’huile sur le feu. Si jamais homme de bon sens en a fait, tu as du bon sens aussi. Je ne parlerai pas de la rage horrible…

horatius.

Assez, assez !

damasippus.
D’un genre de vie au-dessus de ton revenu...
horatius.

Occupe-toi, Damasippus, de tes propres affaires.

damasippus.

De tes fureurs pour mille jeunes filles et mille jeunes hommes.

horatius.

Ô grand fou, épargne un moins fou que toi.