Satires (Horace, Raoul) (texte français)

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Horace, Satires livre I, traduction de L.V. Raoul 1829


LIVRE I.


SATIRE I.


Cher Mécène, comment se fait-il que personne,
Dans la profession, ou que son choix lui donne
Ou qu’il doit au hasard, ne trouve qu’il est bien
Et préfère toujours le sort d’un autre au sien ?
Qu’un marchand est heureux, dira ce militaire,
Qui, le corps tout brisé des travaux de la guerre,
Pour son pays encor se bat à soixante ans !
Au contraire, à l’aspect des flots et des autans,
Le marchand, loin du port, inquiet, en alarmes :
Oh ! que n’ai-je suivi la carrière des armes !
C’était le bon parti ! Car enfin, un soldat,
Quel soin peut l’agiter ? On livre le combat ;
Il vole, et dans l’instant, tombe et meurt avec gloire,
Ou revient en chantant César et la victoire.
Celui dont un client, au lever du soleil,
Vient ébranler la porte et hâter le réveil,
Prétend que les champs seuls du bonheur sont l’asyle.
Le bonheur ! il n’a plus son séjour qu’à la ville,

Reprend ce campagnard, ennemi des procès,
Qu’une assignation arrache à ses guérêts.
Je finis, car ces traits, dont mon sujet abonde,
Lasseraient Fabius qui lasse tout le monde.
Pour ne point vous traîner par de trop longs détours,
Écoutez où je veux amener ce discours.
Que vers ces insensés descendu sur la terre,
Un Dieu leur dise : eh bien, je vais vous satisfaire.
Laboureur, vous allez devenir avocat ;
Vous, soldat, commerçant ; vous, commerçant, soldat.
Changez de rôle : allons : quoi ! tout reste immobile !
D’être heureux cependant il leur est bien facile.
À quoi tient, juste ciel, que le Dieu dépité
Ne jure, en leur lançant un regard irrité,
De n’être plus si bon que de prêter l’oreille
Aux vœux impertinents d’une engeance pareille !
Passons et gardons-nous des frivoles bons mots
D’un plaisant qui s’amuse et rit à tout propos ;
Quoique la vérité n’empêche pas de rire,
Et qu’en jouant parfois il soit bon de la dire ;
Comme on voit à l’enfant, sous l’appât des bonbons,
Le maître présenter ses premières leçons.
Mais c’est trop prolonger un léger badinage ;
Avançons, et prenons un plus grave langage.
Celui qui dans la terre enfonce un soc tranchant,
Le perfide hôtelier, le soldat, le marchand
Qu’au sein des vastes mers mille écueils environnent,
Demandez-leur pourquoi la peine qu’ils se donnent ?
C’est, vous répondront-ils, qu’ils veulent en repos,
Jouir, dans leurs vieux jours, du fruit de leurs travaux.

Telle d’un grand labeur, qu’on nous vante sans cesse,
Modèle industrieux, malgré sa petitesse,
La fourmi prévoyante, amoncelant ses grains,
Pour le temps des frimas, emplit ses magasins.
— Il est vrai ; mais, du moins, au sein de l’abondance,
De ses provisions elle use avec prudence,
Tandis que rien en toi n’éteint la soif du gain,
Et que, pour empêcher qu’un opulent voisin
N’égale le trésor qui sous tes mains s’entasse,
Nul obstacle ne peut arrêter ton audace,
Ni l’ardeur de l’été, ni le froid de l’hiver,
Ni la mer en courroux, ni le feu, ni le fer.
Que te sert cependant, réponds, mortel avide,
D’aller furtivement, et d’une main timide,
Enfouir seul dans l’ombre un immense poids d’or ?
— Si j’y touche une fois, c’est fait de mon trésor.
— À la bonne heure ; mais, si tu crains d’en rien faire,
Qu’a donc ce monceau d’or de si beau pour te plaire ?
En vain des tas de blé s’accumulent chez toi ;
Tu n’en mangeras pas pour cela plus que moi.
Ainsi ce pauvre esclave, efflanqué hors d’haleine,
Parmi ses compagnons qu’au marché l’on entraîne,
Sous le panier de pain, marchant, le dos voûté,
N’en recevra pas plus que s’il n’eût rien porté.
Eh ! Qu’importe, en restant dans les justes limites
Qu’à nos vœux sagement la nature a prescrites,
D’avoir ou cent arpents ou mille à labourer ?
— J’entends ; mais, à plein tas, prendre sans mesurer,
Est si bon ! est si doux ! — Quoi ! si de quelques gerbes,
J’en tire autant que toi de tes meules superbes,

Dois-tu priser si fort tes opulens greniers,
Et les mettre au-dessus de mes simples paniers ?
Amené par la soif au bord d’une fontaine
Où dans un pur cristal tu peux boire sans peine,
À ce fleuve, dis-tu, j’aimerais mieux puiser.
Que produit cette ardeur trop prompte à t’abuser ?
Le rivage s’éboule, et le bruyant Aufide
T’entraîne sans retour en sa vague rapide.
Qui sait en ses désirs se borner à propos,
D’une eau pure abreuvé, ne meurt pas dans les flots.
Pourtant, va s’écrier ce stupide vulgaire
Qu’éblouit de l’argent l’éclat imaginaire,
Si c’est d’après nos biens que nous sommes classés,
Peut-on trouver jamais qu’on en possède assez ?
Que dire à ces gens-là ? Déplorer leur misère,
Et puisqu’on ne les peut guérir, les laisser faire.
Tel jadis enrichi dans un honteux trafic,
Certain grec poursuivi par le mépris public,
D’Athènes à son tour dédaignait les suffrages :
Ils me sifflent, dit-il ; mais, malgré leurs outrages,
En contemplation devant mon coffre-fort,
Quand je vois mes écus, moi, je m’applaudis fort.
Tantale est dans un fleuve, a soif et ne peut boire.
Tu ris ? Change le nom ; sa fable est ton histoire.
Sur ces sacs entassés par cent moyens divers,
Nuit et jour aux aguets, tu dors les yeux ouverts,
Et, le sein haletant, les lèvres altérées,
Tu n’y touches pas plus qu’à des choses sacrées,
Qu’à des tableaux de prix. Quoi donc ? Ignores-tu
Ce que vaut, et de quoi peut servir un écu ?

Achètes-en du pain, des fruits, une mesure
De falerne ; en un mot, tout ce qu’à la nature,
Sans la faire souffrir, on ne peut refuser ?
Veiller le jour, passer la nuit sans reposer,
Être sans cesse en proie à des frayeurs mortelles,
Ne rêver qu’incendie, esclaves infidèles,
Que voleurs emportant ton trésor avec eux,
Est-ce là, selon toi, ce qu’on nomme être heureux ?
Ah ! ces fragiles biens, supplice de leur maître,
Puissé-je, juste ciel ! ne les jamais connaître ! …
— Mais si quelqu’accident, quelque léger frisson,
Quelque rhume vous force à garder la maison,
À vous tenir au lit, on s’empresse à votre aide ;
L’un court au médecin, l’autre apprête un remède ;
Tous sont aux petits soins ; tous veillent tour à tour
Pour vous rendre à des fils dont vous êtes l’amour,
À de tendres parents. — À quel point tu te leurres !
Ton épouse, tes fils désirent que tu meures ;
Étranger ou voisin, commensal ou valet,
Tout le monde te fuit, tout le monde te haït.
Malheureux ! quand tu mets l’or avant tout le reste,
Faut-il être surpris que chacun te déteste,
Et que nul n’ait pour toi cette tendre pitié,
Qu’obtient seule en retour une égale amitié ?
Vouloir, sans s’imposer le moindre sacrifice,
Qu’un fils à notre sort, qu’un ami compâtisse,
C’est perdre le bon sens ; c’est d’un âne mutin
Vouloir faire un coursier obéissant au frein.
Sache donc modérer cette soif de richesse ;
Au milieu des trésors, ne crains plus la détresse ;

Et puisque le destin a comblé tes souhaits,
Commence à mettre un terme à tes vastes projets ;
Ne va pas imiter, l’aventure est notoire,
Certain Umidius dont j’abrège l’histoire.
Riche au point de compter ses écus par boisseaux,
On eût dit un esclave, à ses hideux lambeaux.
Il n’avait qu’un tourment, il craignait la famine ;
Il la craignait sans cesse. Indomptable héroïne,
Un jour son affranchie, une hache à la main,
Nouvelle Tyndaride, avança son destin.
— Qui donc me faudrait-il imiter, pour vous plaire ?
Mœvius ? — C’est tomber dans l’extrême contraire.
D’un vil amour du gain vouloir te corriger,
À la profusion ce n’est point t’engager,
Ce n’est point te prêcher le luxe et la dépense.
D’Hermogène à Druson l’intervalle est immense.
Il est un point exact où l’on doit se fixer ;
Un point qu’il faut atteindre et ne point dépasser.
Je rentre en mon sujet. Par quel travers bizarre
Se fait-il qu’ici bas, plus sage que l’avare,
Dans sa profession nul ne se trouve bien,
Et préfère toujours le sort d’un autre au sien ?
Que d’un voisin heureux la chèvre plus féconde
Le tourmente et lui cause une douleur profonde ?
Et qu’au-dessus de lui portant un œil jaloux,
Jamais sa vanité ne regarde au-dessous ?
Il a beau s’agiter ; l’arrêtant au passage,
Un plus riche toujours s’en vient lui faire ombrage.
Ainsi lorsque dans Pise, à pas précipités,
Par cent coursiers fougueux les chars sont emportés,

L’écuyer, dédaignant les rivaux qu’il dépasse,
Ne songe qu’au vainqueur et vole sur sa trace.
Aussi, que l’on voit peu de mortels satisfaits,
Au terme de leurs jours, fermer les yeux en paix,
Et, convives heureux, sans regrets, sans envie,
Sortir rassasiés du banquet de la vie !
Mais, Mécène, déjà vous me trouvez diffus ;
C’en est assez. J’ai peur, si je dis rien de plus,
Que vous n’imaginiez, à tout ce verbiage,
Qu’au fade Crispinus j’ai volé quelque ouvrage.

SATIRE II.


Tigellius est mort. Musiciens, danseurs,
Histrions, charlatans, parasites, farceurs,
Tous en sont désolés. C’était un si brave homme !
Au contraire, cet autre, homme sage, économe,
À son ami, pressé par le froid et la faim,
Ne donnerait pas même un habit et du pain.
Demandez à ce fils stupidement prodigue,
Pourquoi dans des festins dont l’excès le fatigue,
D’ancêtres opulents magnifique héritier,
Il dévore en un jour son patrimoine entier,
Et pour fournir aux frais d’une table splendide,
Prend des fonds à tout prix d’un harpagon avide.
C’est qu’il veut, dira-t-il, passer pour libéral.
L’un trouve qu’il fait bien, l’autre croit qu’il fait mal.
Possesseur de grands biens qu’il double par l’usure,
De ce nom de prodigue Albinus craint l’injure.
Aussi, pour l’éviter, d’avance, à chaque prêt,
Cinq fois de son argent retient-il l’intérêt,

Et de ses emprunteurs accélérant la chute,
Plus ils sont obérés, plus il les persécute.
Il recherche surtout ces jeunes débauchés
Qu’un tuteur au désordre a longtemps arrachés,
Mais qui, libres enfin sous la robe virile,
À ses honteux calculs ouvrent un champ fertile.
— Juste ciel, direz-vous ; mais cet homme, du moins,
Vit, d’après ce qu’il gagne, et songe à ses besoins !
Lui ? vous ne sauriez croire à quelle gêne extrême,
Pour épargner son or, il se réduit lui-même.
C’est un vrai suicide. Et ce père chagrin
Que l’art ingénieux du Ménandre latin,
De l’exil de son fils nous montre inconsolable,
Vivait moins durement, était moins misérable.
Vous m’allez demander à quoi tendent ces vers ?
Je m’explique : tout sot, tout esprit de travers,
S’il évite un défaut, pèche en quelque autre chose.
Gorgonius sent l’ail et Rufillus la rose.

SATIRE III.


On sait de tout chanteur la manie ordinaire :
Souhaitez de l’entendre, il s’obstine à se taire ;
Cessez de le prier, il n’en finira point.
Tigellius portait ce vice au plus haut point.
Rien ne l’aurait contraint de chanter pour personne.
Et César, qui pouvait lui dire : je l’ordonne :
Par le nom de son père et sa propre amitié,
Lui-même vainement l’en aurait supplié.
Un caprice soudain venait-il à le prendre ?
Alors, sans s’informer si l’on voulait l’entendre,
Pendant tout le festin, en l’honneur de Bacchus,
Il faisait tour à tour la basse et le dessus.
Inégal, singulier dans toute sa conduite,
Quelquefois il courait comme un soldat en fuite ;
Quelquefois il marchait à pas si mesurés,
Qu’on eût dit qu’il portait les boucliers sacrés.
Le matin escorté par un esclave unique,
Il s’entourait le soir d’un nombreux domestique.

Tantôt du nom des rois, de la pompe des cours
Son orgueil ampoulé remplissait ses discours ;
Tantôt baissant le ton : une obscure chaumière,
Une table à trois pieds, une simple salière,
Une toge d’un drap, quelque grossier qu’il soit,
Qui puisse dans l’hiver me défendre du froid,
C’est assez, disait-il ; je dédaigne le reste.
Cet homme en ses désirs si borné, si modeste,
S’il recevait comptant le cens d’un chevalier,
Dans sa bourse, en cinq jours, n’avait plus un denier.
Enfin veillant la nuit, ronflant dans la journée,
Il n’était pas le même une heure dans l’année.
Mais vous, me dira-t-on, qui le blâmez ainsi,
Êtes-vous sans défaut ? Non ; j’ai les miens aussi,
Et loin de valoir mieux, peut-être je suis pire.
De Novius absent Lupus osait médire :
Holà, lui dit quelqu’un ; pour qui vous prenez-vous ?
Croyez-vous, par hasard, être inconnu chez nous ?
Moi, dit-il, je n’en veux imposer à personne ;
J’ai mes petits travers ; mais je me les pardonne.
Cet amour de soi-même est sot, désordonné,
Digne d’être en public hautement condamné.
Taupes pour nos défauts, aigles pour ceux des autres,
Qu’y gagnons-nous ? On cherche, on trouve aussi les nôtres.
Un tel est susceptible ; il n’aime point ces gens,
Grands diseurs de bons mots toujours désobligeants ;
Une taille mal prise, une toge sans grâce
Qui jusques aux talons lui tombe et l’embarrasse,
De gros et lourds souliers, des cheveux courts et plats,
Tel il est dans sa mise, et qui n’en rirait pas ?

Riez-en, je le veux ; mais il n’est point dans Rome
De cœur plus généreux, de plus excellent homme ;
Il est de vos amis, et ces simples dehors
Du plus rare génie enferment les trésors.
Enfin, vous qui montrez cette rigueur extrême,
Sondez bien votre cœur ; descendez-en vous-même ;
Regardez si le ciel vous a créé parfait ;
Ou si vous apportant quelque vice secret,
L’habitude n’a point corrompu la nature.
La ronce croît bientôt dans un champ sans culture.
Oh ! combien je chéris la douce illusion
Qui d’un cœur bien épris nourrit la passion !
Tout est grâce et beauté dans celle qu’on adore ;
Même dans ses défauts elle est charmante encore.
Témoin Balbus pour qui, dans son aveuglement,
Le polype d’Agna semblait un agrément.
Hélas ! que ne voit-on, envers celui qu’il aime,
Dans cet heureux excès chacun tomber de même !
Et l’homme à la vertu rendant un juste honneur,
Donner un nom plus saint à cette noble erreur !
Que ne voit-on entr’eux, dans leurs ardeurs sincères,
Les amis imiter l’indulgence des pères !
Cet enfant dans les yeux porte un signe effrayant !
Il louche, dit tout bas son père en bégayant.
Ce n’est qu’un avorton, un sisyphe, un pygmée !
Il est vrai ; mais sa taille est svelte et bien formée.
Ses jambes de travers se touchent au milieu !
Il n’est pas contrefait ; mais c’est qu’il boite un peu.
Sur un pied qui chancèle il se soutient à peine !
C’est un peu de grosseur au talon, qui le gêne.

Cet homme est un vilain ! dites qu’il est frugal ;
Un fat ! qu’il cherche à plaire. Un grossier, un brutal,
Poussant la liberté jusqu’à l’impertinence !
Qu’il a de la franchise et de l’indépendance.
Un caractère ardent, irascible, emporté !
Qu’il est franc, et qu’il a de la vivacité.
Telle est, à mon avis, la bienveillance aimable
Qui, captivant les cœurs, rend l’amitié durable.
Mais sur la vertu même, objet de nos mépris,
Nous aimons à jeter un malin coloris.
Le délicat est sot ; le réfléchi, stupide.
Cet autre prudemment, en ce siècle perfide
Où la fraude et l’envie assiègent l’équité,
Craint de prêter le flanc à la malignité :
Au lieu de voir en lui la raison, la sagesse,
Nous n’y voulons trouver qu’artifice et finesse.
Qu’un ami, cher Mécène, un peu trop brusquement,
Comme il m’est avec vous arrivé fréquemment,
Lorsque pour méditer cherchant la solitude,
Nous voulons un instant nous livrer à l’étude,
S’en vienne nous troubler d’un discours importun ;
Cet homme, disons-nous, n’a pas le sens commun.
Ah ! que dans ce moment d’une injuste colère,
Nous portons contre nous un jugement sévère !
Car enfin vers le mal chacun a son penchant,
Et le plus vertueux n’est que le moins méchant.
Pour moi, j’exigerai d’un homme sans caprices,
Qu’il pèse également mes vertus et mes vices ;
Et que, s’il trouve en moi, moins de mal que de bien,
Pour prix de mon amour, il m’accorde le sien.

À ces conditions, je m’engage d’avance
À me servir pour lui de la même balance.
Vous voulez qu’un ami vous passe un tort réel ;
Passez lui donc des riens : n’est-il pas naturel,
Quand vous avez besoin vous-même d’indulgence,
D’avoir, à son égard, la même déférence ?
Mais si de la colère et de tous ces défauts,
Inévitable effet de nos jugements faux,
Sans la philosophie et ses règles divines,
On ne peut tout à fait extirper les racines ;
Pourquoi les châtiments aux délits appliqués
Par l’exacte raison ne sont-ils pas marqués ?
Que quelqu’un devant vous envoyât au supplice
L’esclave qui, chargé d’enlever un service,
Aurait fait son profit d’un reste de poisson ;
Vous le supposeriez plus fou que Labéon.
Combien n’êtes-vous pas plus fou, plus condamnable.
Votre ami vous a fait un tort très réparable ;
Un de ces légers torts qu’en un monde poli,
Pour peu qu’on sache vivre, on doit mettre en oubli ;
Et vous le haïssez ! vous fuyez sa présence,
Ainsi qu’un débiteur, au jour de l’échéance,
Fuit Druson qui l’arrête, et, s’il n’est point payé,
D’un poème assommant l’accable sans pitié !
Mon hôte, bon convive, en un jour d’allégresse,
A laissé sur son lit quelque trace d’ivresse ;
Ou, sans y réfléchir, par l’appétit pressé,
S’est emparé d’un mets auprès de moi placé :
Pour cette bagatelle, ou pour avoir peut-être
Laissé tomber un vase, ouvrage d’un grand maître,

Romprai-je tous les nœuds qui l’unissaient à moi ?
Que lui ferais-je donc s’il violait sa foi ?
S’il commettait un vol ? s’il osait, vil faussaire,
Garder l’or dont mes mains l’ont fait dépositaire ?
Ces gens aux yeux de qui tout délit est égal,
Quand on en vient aux faits, se défendent fort mal.
L’usage, le bon sens et l’intérêt lui-méme,
Père de l’équité, tout combat leur système.
Quand nos premiers aïeux, race muette encor,
Pour la première fois prenant un libre essor,
Dans les champs d’alentour osèrent se répandre ;
Un antre, un peu de gland à chercher, à défendre,
Tels furent leurs trésors, leurs plus chers intérêts.
Les ongles et les poings leur tenaient lieu de traits ;
De bâtons aiguisés bientôt leurs mains s’armèrent ;
Ensuite aux longs épieux les glaives succédèrent.
Ce désordre dura jusqu’au tems plus heureux,
Où de signes enfin ils convinrent entr’eux,
Et de leurs sentimens, à l’aide du langage,
Parvinrent à se rendre une fidèle image.
Alors on se lassa de ces exploits cruels :
On bâtit des remparts ; on dressa des autels ;
On proscrivit le vol, le meurtre, l’adultère ;
Car avant Ilion et sa fatale guerre,
Déjà plus d’une Hélène, armant mille héros,
Avait de sang humain fait ruisseler des flots ;
Mais des mains d’un rival qui périssait sans gloire,
Le plus fort arrachait sa proie et la victoire ;
Comme on voit dans la plaine, au milieu d’un troupeau,
Pour venger ses amours, combattre un fier taureau.

Ainsi du droit public première fondatrice,
La crainte de l’injuste a créé la justice.
Interrogez les temps, ils vous le prouveront
La nature en effet, d’un mystère profond,
Du juste et de l’injuste enveloppant l’essence,
N’en fait point à nos yeux briller la différence,
Ainsi que de l’objet qui convient ou qui nuit,
Par l’organe des sens, sa bonté nous instruit,
Et jamais, en dépit d’un absurde système,
On ne me convaincra que le crime est le même,
D’aller à son voisin ravir quelques poireaux,
Ou des morts, dans la nuit, dépouiller les tombeaux.
Sachez donc, de Thémis tenant bien la balance,
Mesurer sagement la peine sur l’offense,
Et l’auteur d’un larcin digne à peine du fouet,
N’allez pas sans pitié l’envoyer au gibet ;
Car ma crainte n’est pas qu’invoquant l’indulgence,
Vous tempériez des lois l’inflexible vengeance,
Vous qui du même fer tranchant tous les délits,
Et comme les plus grands frappant les plus petits,
Si l’on vous faisait roi… mais que dis-je, le sage
À lui seul la beauté, la richesse en partage,
Est cordonnier, est roi. Pourquoi brigueriez-vous
Un titre, quel qu’il fût, quand vous les avez tous ?
— De vos stoïciens j’entends mal le principe ;
— Apprenez, dites-vous, ce qu’enseigne Chrysippe.
Le sage à ses souliers n’a jamais fait un point :
Le sage est cordonnier pourtant. — Je n’entends point.
— Écoutez. Pensez-vous, lorsque laissant la scène,
Hermogène se tait, qu’il n’est plus Hermogène ?

Et ce fier Alfénus, autrefois savetier,
Ne connait-il plus rien à son premier métier,
Pour avoir, sous la pourpre, en quittant sa boutique,
De l’art qu’il exerça dédaigné la pratique ?
Non. Eh bien, c’est ainsi que, trouvant tout en soi,
Le sage a tous les dons, est cordonnier, est roi.
Soit ; mais d’enfans légers une folle cohue
Vous tire par Ia barbe et vous pousse et vous hue ;
Et si de ces marmots pressé de tous côtés, ·
Le bâton à la main, vous ne les écartez,
Vous, le plus grand des rois, le dépit vous domine,
Et vos fureurs, vos cris vous brisent la poitrine.
Enfin, quand vous allez vous baigner pour un as,
Qu’à peine Crispinus accompagne vos pas,
Moi, de tendres amis me suivent, m’environnent ;
L’indulgence adoucit les conseils qu’ils me donnent ;
Je leur rends la pareille, et trouve, en vérité,
Mon sort obscur plus doux que votre royauté.

SATIRE IV.


Eupolis, Cratinus et tous ces vieux auteurs
Du drame satirique immortels inventeurs,
S’ils trouvaient un fripon, un brigand, un parjure,
L’accablaient hardiment des traits de leur censure.
Lucile à leur exemple attaquant les pervers,
Ne changea que le nombre et le rythme des vers ;
C’était un esprit fin, délicat et facile,
Mais diffus, et parfois un peu dur dans son style.
Car il eut ce défaut ; jeter un vers brillant,
Sans gêne, sans effort, c’était là son talent,
Et debout sur un pied, dictant, à perdre haleine,
Deux cents vers en une heure échappaient de sa veine.
Aussi, rien de moins pur que ce fougueux torrent
Qui d’un gravier fangeux se chargeait en courant.
Il s’y mêlait de l’or ; mais libre en son caprice,
Sa muse du travail se faisait un supplice ;
Écrire lui pesait : je dis, écrire bien ;
Car en pareil métier beaucoup faire n’est rien.

À ce propos, j’entends un rival qui m’appelle ;
C’est Crispinus : allons, l’occasion est belle,
Des tablettes, dit-il : qu’on nous assigne un lieu,
Une heure, des témoins ; et que l’on voie un peu
Qui fera plus de vers et les fera plus vite.
Je n’ai point, grâce au ciel, ce facile mérite.
Ma muse est plus timide, et fort heureusement
N’aime point à parler et parle rarement
Pour vous que peut charmer un honneur si frivole,
Imitez, j’y consens, ces soufflets dont Éole,
Pour amollir le fer sous des charbons brûlants,
Sans cesse avec effort presse et gonfle les flancs.
Homme heureux, qui du peuple emportant les suffrages,
Le vois au palatin, déposer tes ouvrages,
Triomphe, Fannius, parmi les beaux-esprits !
Moi, ce n’est qu’en tremblant que je lis mes écrits.
Tant de gens aujourd’hui prêtent à la satire,
Que l’on goûte fort peu cette façon d’écrire.
Dans la foule en effet prenez qui vous voudrez :
Tous se livrent en proie à des désirs outrés :
L’un aspire à briller dans les charges publiques ;
L’autre veut des trésors ; celui-ci des antiques ;
Celui-là, que domine un goût capricieux,
S’extasie à l’aspect d’un vase précieux.
Albius, des climats où se lève l’aurore,
À ceux qu’en se couchant Phœbus échauffe encore,
Pour conserver ses biens ou pour les augmenter,
À travers mille écueils est prêt à se jeter ;
Et comme on voit l’auster, précurseur de la foudre,
Faire voler au loin des tourbillons de poudre,

L’avarice l’emporte au bout de l’univers.
Aussi dans ces gens-là quelle horreur pour les vers !
Fuyez : c’est un poète : il n’aime qu’à médire :
Il perdrait vingt amis plutôt qu’un mot pour rire,
Et dès qu’il vous aura blessé d’un trait malin,
Il ne dormira pas que, dans le cirque, au bain,
Partout, on n’ait redit son bon mot à la ronde.
Voilà ce qu’on prétend : souffrez que je réponde.
D’abord, car sur ce point on ne peut s’abuser,
Je ne suis point poète et dois me récuser.
Ce nom n’appartient point au vulgaire mérite
De renfermer un vers dans la borne prescrite,
Et de laisser sa plume errant sur le papier,
Ébaucher en courant un discours familier.
Il ne sied, il n’est dû qu’au sublime génie
Dont tous les vers sont pleins de force et d’harmonie ;
Et c’est pourquoi plusieurs, avec quelque raison,
Aux amans de Thalie ont refusé ce nom,
Attendu qu’on n’exige en ce genre facile,
Ni l’éclat du sujet, ni la pompe du style,
Et que, le plus souvent, certain rythme excepté,
C’est le simple entretien de la société.
Ce n’est point, je le sais, qu’un père dans Térence,
Ne tonne contre un fils avec quelque éloquence,
Lorsque d’une étrangère éperdument épris,
Ce fils du peuple entier affrontant le mépris,
Refuse obstinément un riche mariage,
Et, loin de mettre un terme à son libertinage,
Ajoutant à sa faute un opprobre nouveau,
Ivre dès le matin, court la ville au flambeau.

Mais si Pomponius avait encor son père,
En serait-il repris sur un ton moins sévère ?
C’est donc peu que des vers soient écrits purement,
Si, quelques mots changés de place seulement,
Tout ce que le dépit au bon Chrêmes inspire,
À son fils, comme lui, tout autre eût pu le dire.
Des vers que je compose et de ceux que jadis
Lucile parsema de tant de traits hardis,
Retranchez les repos, la mesure, le nombre,
À peine du poète il restera quelque ombre ;
Mais que, dans Ennius, Mars, la hache à la main,
Du temple de Janus brise les gonds d’airain,
En vain de pareils vers vous romprez l’harmonie ;
Leurs lambeaux garderont l’empreinte du génie.
Mais c’est trop prolonger cette discussion ;
Il s’agit, et c’est là toute la question,
De savoir, quelque nom qu’on donne à la satire,
D’où vous vient tant d’horreur pour ce genre d’écrire.
Que, son libelle en main, de quartier en quartier,
Caprius se promène et s’enroue à crier ;
C’est au fripon de craindre, et non à l’honnête homme ;
Mais, vous, quand vous seriez déshonoré dans Rome,
Quand vous ressembleriez au brigand Cœlius,
Dois-je vous faire peur ? Et suis-je un Caprius ?
Pourquoi donc m’éviter ? Voit-on mes vers caustiques,
Au coin des carrefours, dans les places publiques,
Pâture du vulgaire, et faits pour ses plaisirs,
Du chanteur Hermogène occuper les loisirs ?
Non, non : je ne suis point de ces gens en délire
Qui sans cesse et partout ont un chef-d’œuvre à lire ;

Et quand parfois je cède à des vœux exigeants,
Ce n’est point en tout lieu ni sans choisir mes gens.
D’autres, en pleine rue, au bain, sous les portiques,
Viendront vous débiter leurs phrases emphatiques.
Dans un lieu bien fermé la voix résonne mieux.
C’est là que de ses vers lecteur harmonieux,
Que son Phœbus nous plaise ou qu’il nous incommode,
Se plaît à déclamer un auteur à la mode :
Je n’ai point ce travers. — Mais je suis trop méchant,
Et j’ai tort, dites-vous, de suivre un tel penchant !
D’où vient donc la rigueur de ces traits qui me blessent ?
Et qui m’accuse ainsi, de ceux qui me connaissent ?
Il est, je le sais trop, des esprits malfaisants.
Celui qui parle mal de ses amis absents,
Qui ne les défend pas d’une injuste critique,
Qui se plaît à passer pour un esprit caustique,
Qui veut faire à tout prix applaudir ses bons mots,
Qui trahit un secret, qui sème des bruits faux,
Qui sur la vertu même ose élever des doutes,
Romain, voilà celui qu’il faut que tu redoutes.
Sur trois lits quelquefois, chez Lucullus admis,
Dans un riche banquet vous voyez douze amis,
Dont l’un se permettant de railler tout le monde,
Répand autour de lui le sarcasme à la ronde ;
Trop heureux si des traits de sa malignité,
Le maître du festin est lui-même excepté,
Quand Bacchus des replis les plus secrets de l’âme,
Avec la vérité fait jaillir l’épigramme ;
Ce railleur vous paraît aimable, de bon ton,
D’excellent caractère, à vous, homme si bon !

Et moi, pour avoir dit en riant et sans glose,
Gorgonius sent l’ail et Rufillus la rose,
Je suis, à vous entendre, un méchant, un jaloux !
Qu’on vienne dans un cercle à parler devant vous,
Des vols de Pétillus vous criez à l’outrage,
Et vous le défendez, fidèle à votre usage :
Pétillus, dites-vous ! c’est un homme d’honneur :
Il est de mes amis : il fut mon bienfaiteur,
Et je suis enchanté de voir que dans la ville,
Absous et triomphant, on le laisse tranquille.
Pourtant j’en suis un peu surpris, je l’avouerai,
Et c’est un trait d’esprit de s’en être tiré.
Voilà ce qu’on appelle une adroite malice,
Un trait noir et méchant : cet infâme artifice,
Jamais, ou que je sois le plus lâche imposteur,
N’est entré dans mes vers, ni surtout dans mon cœur.
Qu’il m’échappe un bon mot, mes amis, je l’espère,
Me le pardonneront : c’est un tort de mon père :
Ce bon père, soigneux de former ma raison,
Toujours de quelque exemple appuyait sa leçon.
M’engageait-il à vivre avec économie,
Content d’un bien modeste acquis sans infamie ?
Vois-tu, me disait-il, les excès d’Albius ?
Vois-tu la pauvreté du fils de Byrrhius ?
Avis aux jeunes gens dont l’aveugle démence
Dissipe en peu de jours un patrimoine immense !
Fallait-il m’arracher des bras d’une Laïs ?
Ô mon fils, garde-toi d’imiter Tanaïs :
Ou bien, pour me guérir d’ardeurs illégitimes,
Lorsque l’hymen m’offrait des voluptés sans crimes,

Dans un lit étranger Trébonius surpris,
À jamais, disait-il, s’est couvert de mépris.
Les sages mieux instruits de l’essence des choses,
Et du bien et du mal t’expliqueront les causes ;
Pour moi, si des vertus de nos simples aïeux
Je nourris en ton sein le germe précieux,
Si je puis, à cet âge où la raison timide
Sent encor le besoin d’une main qui la guide,
Te conserver sans tache et la vie et l’honneur,
Ainsi que mon devoir, j’aurai fait ton bonheur.
Plus tard, quand tu seras et plus fort et plus sage, '
Sans liège, j’y consens, fends le Tibre à la nage.
C’est ainsi que du vice il savait m’écarter.
À faire une action voulait-il m’exciter ?
Regarde Messala, ce juge irréprochable !
Ô mon fils ! c’est ainsi qu’on se rend estimable.
Voulait-il m’empêcher d’accomplir un projet ?
Que cela fût honnête ou dans ton intérêt,
Pourrais-tu l’espérer, quand tu vois de quel style,
De tel ou tel jeune homme on parle dans la ville ?
Ainsi que le trépas d’un malade gourmand
Avertit son voisin de vivre sobrement,
Les défauts qu’on nous fait remarquer chez les autres,
Dans un âge imprudent nous guérissent des nôtres.
Voilà par quels moyens j’ai su garder mon cœur
De ces vices honteux qui font notre malheur.
Il m’en reste sans doute et beaucoup trop encore ;
Mais, de ceux que j’avoue, aucun ne déshonore ;
Aucun n’est sans excuse ; et l’amitié, le temps,
La raison dont l’empire augmente avec les ans,

Bientôt achèveront d’en extirper le germe.
Car de tous mes pensers tel est l’unique terme ;
En promenade, au bain, sur mon lit de repos,
J’y songe à tout moment, j’y rêve à tout propos ;
Cet avis, à mon gré, sur cet autre l’emporte :
Je vivrai beaucoup mieux, en vivant de la sorte :
Par là je me rendrai plus cher à mes amis :
En faisant le contraire, un tel s’est compromis :
Tomberai je, à mon tour, dans la même imprudence ?
Voilà ce qu’à part moi je me dis en silence ;
Et sitôt que je trouve un moment de loisir,
Le mettre par écrit est mon plus grand plaisir.
C’est un de mes défauts, et ce n’est pas le moindre ;
Passez-le-moi pourtant ; car, tout prêts à me joindre,
Cent poêtes, le nombre en est grand aujourd’hui,
Vont venir, contre vous me prêtant leur appui,
Comme ces juifs ardens à propager leurs rites,
Vous ranger malgré vous parmi leurs prosélytes.

SATIRE V.


Sorti des murs de Rome avec Héliodore,
Rhéteur le plus savant dont l’Attique s’honore,
De l’humble Aricia le bourg hospitalier
Nous offre le soir même un modeste foyer.
De là, sans nous hâter, nous allons prendre gîte
Au Forum d’Appius, lieu bruyant où s’agite
Un peuple de marins, d’hôteliers, de filous.
C’est le trajet d’un jour pour d’autres que pour nous ;
Il nous en fallut deux ; mais la voie Appienne
Est plus commode à ceux qui marchent avec peine.
De l’eau dans cet endroit craignant l’effet mal sain,
Malgré mon appétit, je résiste à ma faim,
Et non sans laisser voir combien le tems me pèse,
J’attends mes compagnons qui soupent à leur aise.
Déjà la nuit humide, ombrageant les coteaux,
Avait semé les cieux de leurs mille flambeaux ;
Alors entre nos gens et ceux de l’équipage
Près de mettre à la voile, on s’appelle, on s’outrage ;

Aborde ici : tu fais entrer tout l’univers :
Holà donc ! il mettra la nacelle à l’envers.
Pendant qu’on fait payer, que la mule s’attelle,
L’heure entière s’écoule. On part. Ô nuit cruelle !
Des joncs marécageux les rauques habitans,
Les insectes ailés, citoyens des étangs,
Tout s’unit contre nous, tandis que dans l’ivresse,
Marins et passagers célèbrent leur maîtresse.
Enfin le voyageur s’assoupit et s’endort.
Le patron en profite. Il approche du bord,
Et dans le pré voisin laissant errer sa mule,
Se couche sur le dos et ronfle sans scrupule.
Il allait être jour, quand chacun tout confus
Remarque en s’éveillant que l’on n’avance plus.
Aussitôt le plus prompt, le plus vif de la troupe,
De colère enflammé, saute de la chaloupe,
Et, courant sur la mule et sur le muletier,
D’un saule que son bras fait à peine plier,
Leur frotte tour à tour et les reins et la tête.
À dix heures enfin au rivage on s’arrête,
Et chacun sur ses mains, de tes limpides eaux,
Chaste Féronia, court épancher les flots.
Munis d’un déjeuner, mais un peu moins agiles,
Nous nous traînons encor l’espace de trois miles,
Et gravissons ce roc, formé d’un marbre pur,
Dont la blancheur de loin fait reconnaître Anxur.
C’était là que, chargés d’importantes affaires,
Pour réconcilier deux nobles adversaires,
Ministère agréable à des esprits si doux,
Mécène et Coccéïus devaient se joindre à nous.

Tandis que sur mes yeux échauffés par la route,
D’un baume adoucissant j’épanche quelque goutte,
Mécène, entre suivi de son cher Coccéïus ;
Capiton sur leurs pas vient avec Fontéïus,
Cet aimable Romain, d’Antoine ami sincère,
Qui joint à cent vertus l’heureux talent de plaire.
Parvenus à Fundi, nous n’y séjournons pas,
Et traversons la ville en riant aux éclats
Du borgne Aufidius, et de son maintien grave,
Et de sa cassolette et de son lati-clave,
Lui qui de sot greffier devenu sot préteur,
De la pourpre romaine affecte la hauteur.
Le soir dans Mamurra nous trouvons un bon gîte.
À descendre chez lui Muréna nous invite ;
Et, pour nous consoler des ennuis du chemin,
Capiton nous reçoit dans un pompeux festin.
Le lendemain pour nous voit briller une aurore
À nos yeux mille fois plus fortunée encore :
Aux murs de Sinuesse arrive Plotius ;
Il amène avec lui Virgile et Varius ;
Virgile et Varius, les âmes les plus belles
Dont la terre jamais ait offert les modèles,
Les amis les plus chers que m’aient donnés les dieux.
Quels longs embrassements ! quels entretiens joyeux !
Ah ! l’amitié sans doute est le trésor du sage.
Nous couchons ce jour-là dans un petit village,
Près du pont de Capoue ; et l’intendant du lieu
Nous fournit et le pain et le sel et le feu.
Arrivé dans la ville, on y fait une pause.
Là, tandis qu’un instant l’équipage repose,

Mécène au jeu de paulme à la hâte se rend :
Pour Virgile et pour moi, l’un et l’autre souffrant,
Nous demandons des lits. La paulme trop pénible,
Comme à son estomac à ma vue est nuisible.
Par-delà Caudium, en un riant séjour,
L’opulent Coccéïus nous reçoit à son tour.
Ici, muse, en deux mots, retrace à ma mémoire
De deux nobles rivaux le combat et la gloire.
Redis-moi les aïeux de l’histrion Battus,
Et ceux de qui le nom illustrait Sarmentus.
Du sang des Osciens le fier Battus s’honore.
Pour l’altier Sarmentus, son maître vit encore.
Ils commencent. — Oh ! oh ! le plaisant animal !
Dit Sarmentus d’abord : il a l’air d’un cheval.
Nous rions. — Penses-tu que rien ici m’arrête,
Réplique son rival, en remuant la tête ?
J’accepte le défi. — L’autre, au même moment :
Qu’en lui coupant la corne on a fait sagement,
Puisque, malgré le fer dont il porte la trace,
Tout mutilé qu’il est, il montre tant d’audace !
En effet, par le fer dont il était flétri,
Le hideux histrion avait le front meurtri.
Après cent quolibets sur sa mine sauvage,
À danser la cyclope en riant il l’engage,
Ajoutant finement que, pour la bien danser,
De cothurne et de masque il pouvait se passer.
Battus à ce discours par mille autres réplique :
Dans quel temple, dit-il, à quel dieu domestique
As-tu voué tes fers ? Crois-tu, quoique greffier,
Que ton maître sur toi n’ait plus son droit entier ?

Maigre avorton, à qui d’un pain d’orge, pour vivre,
À peine tous les jours il fallait une livre,
Qui te forçait à fuir ? Ce combat amusant
Prolongea le souper qu’il rendit fort plaisant.
Enfin de Coccéïus la troupe se sépare,
Et non sans rire encor d’un défi si bizarre,
Tout droit vers Bénévent nous dirigeons nos pas.
Là, tandis qu’avec zèle apprêtant le repas,
Notre hôte fait rôtir quelques méchantes grives,
La flamme qui s’élève et qui monte aux solives,
Dans des murs recrépits prenant en mille endroits,
Gagne de tous côtés et menace les toits.
Alors vous eussiez vu, par toute la cuisine,
Les maîtres et leurs gens, redoutant la famine,
Courir au feu, l’éteindre et surtout s’occuper
D’arracher au péril les débris du souper.
Nous quittons Bénévent, et bientôt dans la nue
Des monts de l’Apulie, à mes yeux si connue,
Apparaissent de loin les sommets inféconds,
Dont le froid Japix dévore les moissons ;
Et dont nous n’aurions pu nous tirer sans encombre,
Si, non loin de Trivique, un toit humide et sombre,
Où fume en notre honneur un grand feu de bois vert,
Ne nous eût, pour la nuit, assuré le couvert.
À vingt milles de là transportés en voiture,
Nous trouvons pour refuge une bourgade obscure
Dont le nom dans un vers n’entre point aisément,
Mais que l’on peut d’un trait désigner clairement.
L’eau qu’on y boit, n’est pas à donner mais à vendre ;
Pour le pain, il est bon, et si blanc et si tendre

Que chacun au départ, s’en charge et fait très-bien,
Car celui de Canuse est dur et ne vaut rien.
On y manque aussi d’eau ; cet endroit misérable
Est le même où, pour fuir une haine implacable,
D’une ville nouvelle élevant les remparts,
Diomède autrefois planta ses étendards.
Varius, à regret, en ce moment nous quitte
Et partage en pleurant les regrets qu’il excite.
De là par des chemins que la pluie a gâtés,
Sur nos chars lentement à Rubi transportés,
Nous y faisons séjour et la troupe respire.
Le lendemain beau tems, mais chemin encor pire ;
Et nous marchons ainsi jusqu’aux bords poissonneux
Qui baignent de Bari les remparts sinueux.
Une ville construite en dépit des Naïades,
Gnatie où les cerveaux sont, je crois, tous malades,
Pour nous dédommager d’un trajet fatigant,
Nous amuse le soir d’un conte extravagant.
L’encens sur les autels, sans qu’un prêtre l’allume,
De lui-même, dit-on, sans flamme se consume.
Qu’on fasse cette histoire à quelque circoncis ;
Pour moi je ne crois point à de pareils récits ;
Convaincu que les dieux, dans une paix profonde,
Aux lois de la nature abandonnent le monde,
Et que si nous voyons un prodige ici-bas,
Tranquilles dans le ciel, ils ne s’en mêlent pas.
Enfin Brundusium nous montre son rivage
Où finiront mes vers, ainsi que mon voyage.

SATIRE VI.


Quoique des Lydiens qu’une ingrate patrie
Força de s’exiler aux champs de l’Etrurie,
Vos aïeux en noblesse aient égalé les Rois ;
Quoique nos légions aient marché sous leurs lois,
Jamais le plébéien, l’homme d’un nom vulgaire,
Ou qui n’a, comme moi, qu’un affranchi pour père,
N’eut à craindre de vous un sarcasme odieux,
Et, s’il a des vertus, il est noble à vos yeux.
Vous ne l’ignorez pas, avant qu’aux bords du Tibre,
Tullius, honoré du choix d’un peuple libre,
Montât de l’esclavage au rang de Quirinus,
Déjà plus d’un mortel, né d’aïeux inconnus,
Par le seul ascendant d’une vertu suprême,
S’était à la puissance élevé de lui-même ;
Tandis que de nos jours le fils de ce romain
Qui d’un trône insolent chassa le fier Tarquin,
Sans respect pour un sang que dément sa conduite,
Est pesé par le peuple au poids de son mérite

Par ce peuple qu’on voit, aveugle en ses faveurs,
Aux moins dignes souvent décerner les honneurs,
Et qui, sur un vain bruit mesurant ses hommages,
S’extasie à l’aspect des titres, des images.
Oui, d’un peuple grossier tel est le jugement :
Nous, plus sages que lui, pensons-nous autrement ?
Ce n’est pas, j’en conviens, que ce peuple volage,
Si deux compétiteurs réclamaient son suffrage,
D’un Décius sans nom méconnaissant les droits,
Sur Lævinus plutôt ne fît tomber son choix,
Et qu’aux bancs du sénat assis avec audace,
Mais d’un rang trop obscur pour y tenir ma place,
Le censeur indigné contre un homme nouveau,
Ne me fit sur le champ effacer du tableau.
Je l’aurais mérité. Pourquoi, hors de ma sphère,
M’en aller des honneurs poursuivre la chimère ?
Mais tous, grands et petits, par l’orgueil entraînés,
L’ambition nous tient à son char enchaînés.
Des fragiles humains c’est le commun délire ;
Tu le sais, Tillius, et peux nous le redire,
Toi qui, vil plébéien au tribunat monté,
Reprends le laticlave, après l’avoir quitté !
Parle : que t’a valu cette pompe importune ?
Des jaloux qu’on n’a point dans une humble fortune.
En effet, dès l’instant qu’enivré du pouvoir,
Quelqu’un a pris la pourpre et le brodequin noir :
« Quel est cet homme ? Où sont ses preuves de noblesse, »
Se dit autour de lui la foule qui se presse ?
Et de même qu’un fat, malade du cerveau,
Qui se croit, comme Albus, un Adonis nouveau,

Quelque part qu’il se montre, entend sur son passage,
Les filles s’informer de l’air de son visage,
Comment il a les dents, la jambe, les cheveux ;
Ainsi celui qui vient, sous un titre pompeux,
Promettre à la patrie un magistrat habile,
Prenant sur lui le soin de protéger la ville,
L’empire, l’Italie et les temples des dieux,
Inspire à tout le peuple un désir curieux,
Et chacun veut savoir quel est, d’où vient son père,
Et s’il n’a point peut-être à rougir de sa mère.
— Quoi donc, fils de Dama, de Géta, de Dromus,
Tu livres des romains au glaive de Cadmus !
Tu rougis de leur sang la roche tarpéïenne !
— La noblesse d’Arthur est moindre que la mienne :
Il n’est que ce qu’était mon père. — Et, pour cela,
Tu te crois un Pison ! un Paul ! un Messala !
Mais Arthur, à défaut d’ancêtres plus célèbres.
Si le bruit de cent chars, de trois convois funèbres,
Se mêlait au fracas du clairon et du cor,
Seul pourrait les couvrir de sa voix de stentor :
C’est un mérite au moins, et qui nous en impose.
Mais enfin, puisqu’il faut que je plaide ma cause,
J’en reviens à moi-même, à ce fils d’affranchi,
Qu’insulte, à tout propos, un peuple irréfléchi,
Jaloux, et de me voir, par un choix honorable,
Aujourd’hui, cher Mécène, admis à votre table,
Et de ce qu’autrefois je fus nommé tribun :
Deux honneurs cependant qui n’ont rien de commun ;
Car je veux qu’à l’armée, on m’ait pu croire indigne
D’obtenir de Brutus cette faveur insigne,

Le nom de votre ami doit-il m’être envié ?
Non, non : on sait trop bien comment en amitié,
Soigneux de repousser la bassesse et la brigue,
Vous mettez le mérite au-dessus de l’intrigue :
Comment la vertu seule est chez vous en honneur.
Ce n’est point au hasard que je dois ce bonheur.
Virgile et Varius, j’aime à le reconnaître,
Vous parlèrent de moi, me vantèrent peut-être.
Je parus à vos yeux ; et, prompt à me troubler,
J’osai vous dire à peine un mot, non sans trembler.
Je ne me vantai pas d’une illustre naissance,
Ni d’aller tous les jours, avec magnificence,
D’un cheval calabrais pressant les flancs poudreux,
Visiter, en courant, mes domaines nombreux.
Je vous dis qui j’étais ; et, selon votre usage,
Un mot plein d’indulgence accueillit mon hommage.
Je sors : neuf mois après, au même honneur admis,
Soyez, me dites-vous, au rang de mes amis.
Des faveurs que le sort ait jamais pu me faire,
La plus douce à mon cœur est d’avoir su vous plaire,
À vous qui distinguez l’honnête homme du fat,
Et que d’un nom pompeux n’éblouit point l’éclat
Si de la probité je suis les lois austères ;
Si l’on ne trouve en moi que des erreurs légères,
Ainsi que tous les jours en des traits délicats,
On découvre un défaut qui ne les gâte pas ;
Si personne ne peut, sans blesser la justice,
Me reprocher mes mœurs, me taxer d’avarice,
M’accuser d’aucun trait par l’honneur défendu ;
Si, pour me rendre enfin l’hommage qui m’est dû,

Au sein de l’amitié bravant la sombre envie,
Je mène, exempt de blâme, une innocente vie ;
Je le dois à mon père. Objet de tous ses soins,
Quoique son champ suffît à peine à ses besoins,
Il ne m’envoya point, par des motifs sordides,
Avec les nobles fils de nos Croesus stupides,
Portant sous le bras gauche et tablette et jetons,
Suivre de Flavius les vulgaires leçons.
À des desseins plus hauts il crut pouvoir prétendre ;
Et dans Rome conduit dès l’âge le plus tendre,
J’y fus remis aux soins des mêmes précepteurs
Que l’on donne aux enfans des premiers sénateurs.
À mon brillant costume, aux nombreux domestiques
Qui marchaient sur mes pas dans les places publiques,
On eût dit qu’élevé dans un rang glorieux,
Je devais cet éclat aux biens de mes aïeux.
Lui-même devant moi, dans sa sollicitude,
Ce bon père écartant les ronces de l’étude,
Me suivait sur les bancs et ne m’y quittait pas.
Que vous dirai-je enfin ? Si nul sentiment bas
Du sentier de l’honneur n’a détourné mon âme ;
Si je me suis gardé de tout penchant infâme,
Je ne dois ce bonheur qu’aux soins de son amour.
Il pouvait, sans avoir à m’en répondre un jour,
Me laisser d’un crieur, d’un greffier mercenaire,
En sa place, après lui, remplir le ministère ;
Rien ne m’aurait donné le droit d’en murmurer.
Que de motifs de plus et pour le révérer,
Et pour ne pas manquer à la reconnaissance !
Non, je ne rougirai jamais de ma naissance :

Je ne ferai jamais comme ces fils altiers
Qui, de parents obscurs insolents héritiers,
Ne sauraient, disent-ils, en être responsables.
Je ne chercherai point des excuses semblables ;
Et si du temps passé recommençant le cours,
L’homme pouvait changer les auteurs de ses jours,
Quoiqu’on en vît beaucoup prendre un nom plus illustre,
Moi, content de mon sort, et fuyant un vain lustre,
Ce n’est point sous la pourpre et dans les plus hauts rangs
Que je voudrais aller me choisir des parents.
Le vulgaire pourrait me taxer de démence ;
Mais vous m’approuveriez, vous, d’avoir la prudence
De ne me point charger d’un trop pesant fardeau.
Que ferais-je en effet dans cet état nouveau ?
Il me faudrait chercher une maison plus vaste ;
Saluer plus de gens, étaler plus de faste ;
Ne jamais voyager, n’aller en aucuns lieux,
Sans traîner à ma suite un cortège ennuyeux ;
Avoir plus de chevaux, d’équipages, d’esclaves,
Et sans cesse et partout vivre dans des entraves.
Aujourd’hui je n’ai point ce pompeux embarras ;
Je peux, quand il me plaît, marchant au petit pas,
L’aiguillon dans les flancs de ma mule indolente,
Un lourd paquet en croupe, aller jusqu’à Tarente ;
Et cela, Tillius, sans que, glosant sur moi,
On puisse me blâmer comme on se rit de toi,
Lorsque vers Tivoli te suivant en voyage,
Cinq laquais efflanqués, ton unique équipage,
Pour la provision d’un sénateur romain,
Emportent sur leur dos l’œnophore et le pain.

Ô combien je me fais une plus douce vie
Que toi, préteur superbe, à qui l’on porte envie !
Je vais seul où je veux ; je demande en chemin
Ce que valent les fruits, les légumes, le vin.
Je descends vers le cirque où la fraude est en vogue ;
Le soir, dans le Forum, j’écoute un astrologue.
De là, sans me presser, je rentre, en méditant,
À mon logis modeste où le souper m’attend.
Des herbes, un gâteau, quelques fruits le composent.
Trois enfants sur ma table avec art le disposent ;
Et sur un marbre blanc sont rangés près de moi,
Une aiguière, une amphore et la coupe où je bois.
Ensuite je me couche ; et sans que rien m’éveille,
Je dors toute la nuit sur l’une et l’autre oreille,
Sans songer le matin à courir, des premiers,
Saluer Marsyas avec les usuriers,
Marsyas qui, par eux visité dès l’aurore,
Quand il voit Novius, croit qu’on l’écorche encore.
Le jour est avancé quand je quitte le lit.
Alors je me promène et parcours quelque écrit :
Ou seul tranquillement assis à mon pupitre,
J’ébauche une satire, ou compose une épitre.
Puis je me frotte d’huile, et ne m’en salis pas
Aux dépens de ma lampe, ainsi que Thraséas.
De là, quand Sirius embrase l’atmosphère,
Je cours chercher du bain la fraîcheur salutaire :
Un déjeuner frugal me conduit au souper,
Et chez moi, jusqu’au soir, je reste inoccupé.
Tel est le doux repos de l’homme sans intrigue,
Qu’aucune ambition, aucun soin ne fatigue :

SATIRE VII.


Il n’est pas d’homme oisif, de faiseur de nouvelle,
De barbier qui n’ait su la fameuse querelle
Du Métis Protogène et de certain le Roi,
Proscrit du dernier ordre et du plus bas aloi.
Protogène, homme riche, habitant Clazomène,
Avait contre le Roi d’anciens motifs de haine.
C’était un homme dur, emporté, violent,
Digne adversaire enfin d’un rival insolent,
Et qui, faisant assaut de sarcasme et d’injure,
Aurait contre Barrus soutenu la gageure.
Je reviens à le Roi. Décidés à plaider,
On avait sans succès voulu les accorder :
Car en fait de traités, d’arrangemens à faire,
Il en est des plaideurs comme des gens de guerre.
Qu’un Achille rencontre un Hector pour rival,
Il faut qu’à l’un des deux le combat soit fatal.
Pourquoi ? C’est que tous deux sont remplis de courage.
Mais qu’entre deux poltrons la querelle s’engage ;
Ou que deux ennemis inégaux en valeur,
L’un contre l’autre armés, entrent au champ d’honneur,

Comme on vit autrefois Glaucus et Diomède,
Des présens sont offerts, et le moins brave cède.
Brutus à sa défense appelant les romains,
Tenait l’Asie encor tout entière en ses mains,
Quand nos deux champions, se prodiguant l’insulte,
Devant son tribunal arrivent en tumulte.
Tels dans le cirque, aux yeux des romains assemblés,
Deux fiers gladiateurs se montrent accouplés.
Protogène d’abord expose son affaire ;
Et chacun de siffler ; mais rien ne le fait taire.
Il poursuit, se répand, dans un style verbeux,
Sur Brutus et sa suite en éloges pompeux.
Brutus est l’ornement, le soleil de l’Asie ;
Et de ses compagnons la cohorte choisie,
Ce sont des feux sacrés, des astres bienfaisans.
Pour le Roi qu’il excepte en termes offensans,
C’est ce chien ennemi que le peuple déteste,
Cette étoile aux moissons, aux laboureurs funeste ;
Et semblable aux torrens du Rhodope élancés,
L’injure de sa bouche échappe à flots pressés.
Plus furieux alors et plus opiniâtre,
Tel que le vendangeur grossier, acariâtre,
Qui répond au passant dont il est insulté,
Le prénestin riposte avec vivacité,
Et dans l’emportement de son aveugle haine,
D’un déluge de fiel inonde Protogène.
Le grec, à cet excès d’outrages odieux :
Toi qui punis les rois, Brutus, au nom des dieux,
En frappant celui-ci, punis encore un traître.
C’est à de tels exploits qu’on doit te reconnaître.

SATIRE VIII.


Je n’étais qu’un tronc d’arbre, un figuier inutile,
Quand, tombant sous la main d’un ouvrier habile :
Qu’en faire ? Un banc ! dit-il, en y pensant un peu.
Non : faisons un Priape ; et je devins un Dieu.
Depuis, en ces jardins, où je répands la crainte,
Sentinelle placé, pour en garder l’enceinte,
Un roseau sur la tête, à la main une faulx,
J’écarte les voleurs, et fais fuir les oiseaux.
Jadis on ne trouvait ici qu’un cimetière,
Où de leur bouge étroit, dans une vile bière,
D’esclaves malheureux à la hâte emportés,
Les cadavres étaient pêle-mêle jetés.
Du rebut des mortels commune sépulture,
Là venaient se confondre en une foule obscure,
Les hommes de débauche et de dettes perdus,
Le bouffon Pantolabe et le lutteur Bardus.
Alors, sur le chemin, une ancienne colonne
Portait ces mots : ce champ qu’au public j’abandonne,

Et que mes héritiers jamais ne reprendront,
Sur trois cents pieds de large en a mille de long.
Aujourd’hui par les arts, par le luxe embellies,
On ne redoute plus les froides Esquilies ;
Et dans ce même enclos où les tristes regards
Ne voyaient que cercueils et qu’ossemens épars,
Sous des berceaux fleuris élevés par Mécène,
Dans un air libre et pur sans crainte on se promène.
Je n’y suis pas oisif ; et mes plus grands travaux
Ne sont pas d’en chasser d’avides animaux.
Deux Circés, la terreur de ces rians bocages,
Par leurs charmes puissans, par leurs secrets breuvages,
Des fragiles humains dérangeant le cerveau,
M’y donnent tous les jours quelque souci nouveau.
Rien ne peut empêcher leur visite importune ;
Rien ne peut empêcher, aussitôt que la lune
Sous la voûte céleste a montré son croissant,
Qu’on ne les voie ici, dans l’ombre se glissant,
Venir chercher, autour de ces tombes antiques,
Des ossemens humains et des herbes magiques.
J’ai vu Canidia pâle, les yeux ardens,
Nu-pieds, en robe noire et les cheveux pendans ;
Je l’ai vue, appelant sa compagne profane,
Parmi ces monumens, hurler avec Sagane.
Sous leurs ongles d’abord le sable qui s’ouvrait,
En une fosse humide à mes yeux se creusait ;
Et le sang d’un agneau, dont, sous leurs dents tranchantes
Se broyaient en criant les chairs encor tremblantes,
Soudain allait remplir la fosse d’où les dieux,
Par l’organe des morts épouvantaient ces lieux.

Deux figures ensuite arrivaient sur la scène,
La plus petite en cire et la plus grande en laine.
Celle-ci, retenant sa compagne à genoux,
Semblait à la punir animer son courroux ;
Et comme une humble esclave implorant sa justice,
L’autre, prête à périr, attendait son supplice.
Nos deux Circés alors évoquaient des enfers
Hécate, Tisiphone et leurs monstres divers ;
Les cieux s’enveloppaient de ténèbres profondes.
On voyait dans la nuit errer des chiens immondes ;
On voyait se traîner des reptiles impurs ;
La lune se voilait de nuages obscurs,
Et, pour fuir ces horreurs, cherchant un lieu plus sombre,
Derrière un grand tombeau disparaissait dans l’ombre.
Puissé-je, mes amis, si je dis rien de faux,
Voir tomber sur mon front l’ordure des corbeaux !
Faut-il vous dire tout ? Faut-il de nos harpies
Vous conter en détail les mystères impies ?
Comment de leurs clameurs les airs retentissaient :
Comment à leurs discours les mânes répondaient :
Comment, ayant cherché, pour finir ce grand œuvre,
Une barbe de loup et des dents de couleuvre,
À l’écart, en tremblant, d’une furtive main,
Elles les déposaient dans un lieu souterrain ;
Puis jetaient sur le feu la figure de cire ?
Comment, à les voir faire, à les entendre dire,
Et d’indignation et d’horreur pénétré,
Je ne pus retenir mon dépit concentré.
Car tel que l’on entend d’une vessie enflée
S’échapper avec bruit l’air dont elle est gonflée,

Tel, de mon tronc sonore et qui se fend en deux,
Part, semblable au tonnerre, un roulement affreux.
Alors vous eussiez vu, tableau vraiment risible,
Vers la ville, à grands pas, s’enfuir le couple horrible,
Et perdre, dans l’effroi qui trouble tous les sens,
Sagane ses cheveux, Canidia ses dents,
Bandelettes, poisons, herbages sacriléges,
Et jusqu’aux mots sacrés qui font les sortiléges.

SATIRE IX.


De quelque bagatelle occupé gravement,
Un jour, hors de nos murs j’allais nonchalamment,
Sans songer où j’allais, comme c’est mon usage.
Un quidam (j’ignorais le nom du personnage)
Accourt, et sans façon, dans mes bras se jetant :
Comment vous va, mon cher ? — Assez bien, pour l’instant,
Et que puisse le ciel vous être aussi prospère !
Je m’esquive : il me suit. — Auriez-vous quelque affaire
À me communiquer ? — Aucune, Dieu merci :
Mais remettez moi donc : je fais des vers aussi.
— Vraiment ! Tant mieux pour vous. Cependant en ma tête
Je minutais sans bruit une retraite honnête ;
Tantôt ralentissant, tantôt doublant le pas,
Tantôt à mon esclave exprès parlant tout bas ;
J’en étais en sueur. Oh ! pour le faire taire,
Que n’ai-je, Bollanus, ton brusque caractère,
Disais-je entre mes dents ! Comme il restait toujours,
Qu’il me vantait les champs, m’exaltait les faubourgs,

Que je ne disais mot : — Ma présence vous gêne,
Dit-il, je le vois bien ; mais toute excuse est vaine ;
Je vous tiens ; je vous suis. — Pourquoi vous déranger ?
Je vais chez un ami qui vous est étranger,
Qui loge loin d’ici, sur l’autre bord du Tibre,
Près du parc de César. ― J’ai bon pied, je suis libre ;
Je m’y rends avec vous. Comme un âne rétif
Que son maître surcharge, et qui, d’un pas tardif,
S’avance en rechignant sous le faix qui l’accable,
Je cède à la contrainte : alors, d’un ton capable :
— Si je me connais bien, Varius et Viscus
Long-temps dans votre esprit n’auront pas le dessus ;
Je ne viens point ici ravaler leur mérite,
Mais je fais plus de vers, et je les fais plus vite :
D’ailleurs je danse bien, et dans Rome, entre nous,
On sait que de ma voix Hermogène est jaloux.
— Homme rare ! avez-vous des parens, une mère,
Quelqu’un enfin à qui vous soyez nécessaire ?
Conservez-vous pour eux. — Hélas ! depuis longtems
Il ne me reste plus ni mère, ni parens ;
J’ai tout mis au cercueil. — Malheureux ! et je reste !
Allons, achevez-moi : voici l’instant funeste
Qu’au jour de ma naissance, interrogeant le sort,
Une vieille sabine a prédit pour ma mort :
Mes destins sont remplis. Que cet enfant, dit-elle,
Ne redoute ni toux, ni goutte, ni gravelle :
Qu’il brave les combats, le poison, les poignards ;
Mais, quand il sera grand, qu’il craigne les bavards.
De Vesta cependant le temple magnifique
De plus près à nos yeux découvrait son portique ;

Le fâcheux justement s’y trouvait ajourné,
Et devait ou répondre ou se voir condamné :
— Si vous m’aimez, dit-il, j’entre ici pour une heure ;
Venez et servez-moi de témoin, — Que je meure,
Si j’entends la chicane, ou si je comprends rien
À votre cause : et puis, vous le savez très-bien,
Je suis pressé. — Je songe à ce que je dois faire,
Et lequel je dois suivre ou vous, ou mon affaire.
— Votre affaire plutôt. — Point du tout : et voilà
Qu’il court et va m’attendre à quelques pas de là.
Trop faible pour lutter, après lui je me traîne.
— Eh bien, vous voyez-vous toujours avec Mécène ?
Il faut en convenir, c’est un homme de sens,
Qui reçoit peu de monde et sait choisir ses gens.
Personne de nos jours ne s’est montré plus sage,
Et n’a fait du crédit un plus adroit usage.
Si jamais par vos soins j’arrivais jusqu’à lui,
Je pourrais à mon tour vous prêter quelque appui :
Oui, mon ami ; je veux que la peste m’emporte,
Si bientôt vos rivaux n’étaient tous à la porte.
— Vous êtes dans l’erreur, et nous connaissez mal :
À la cour de Mécène il n’est point de rival ;
Favori de Plutus, nourrisson du Parnasse,
Homme d’état, chacun s’y voit mis à sa place.
— Que me dites-vous là ? — Rien que la vérité.
— D’honneur, vous enflammez ma curiosité ;
Et brûlant d’être enfin admis en sa présence,
Je veux absolument faire sa connaissance.
— Parlez, et sans effort, sans le presser beaucoup,
Avec votre talent vous en viendrez à bout.

Quand on le sait bien prendre, il n’est pas invincible ;
Et c’est pourquoi d’abord il est moins accessible.
— S’il ne tient qu’à cela, le succès est certain ;
Aujourd’hui repoussé, je reviendrai demain ;
Je corromprai ses gens ; j’assiégerai sa porte ;
J’y passerai les nuits ; et qu’il entre ou qu’il sorte,
Partout comme son ombre il m’aura sur ses pas :
Sans un peu de travail on n’a rien ici-bas.
Pendant que sur ce ton il déclame et m’assomme,
Un de nos bons amis, qui connaissait notre homme,
Fuscus Aristius m’aperçoit, vient à nous ;
On s’arrête. — Eh, mon Dieu, mon cher, d’où venez-vous ?
Où courez-vous ainsi ? Je réponds, il réplique.
Après ces vains propos, par signe je m’explique ;
Je lui fais un clin-d’œil ; je lui pince le bras,
Pour qu’il me tire enfin de ce malheureux pas.
Le traître fait semblant de ne me pas comprendre :
D’un mouvement d’humeur je ne puis me défendre :
— À propos : quel est donc ce secret entretien
Dont vous deviez tantôt… ! Je me rappelle bien ;
Mais je n’ai pas le temps de vous parler affaire.
Au peuple circoncis voudrions-nous déplaire ?
C’est aujourd’hui la Pâque ; et la discrétion…
— Que m’importent les juifs et leur religion ?
Je m’en moque, lui dis-je, et suis un incrédule.
— Et moi, de les choquer je me ferais scrupule :
Je suis peuple : à demain. — Jour cruel ! Le bourreau
S’éloigne en me laissant sous le fatal couteau.
Enfin, par un hazard que je n’attendais guère,
Du bavard en défaut arrive l’adversaire

Qui, d’un ton furieux, l’apostrophant de loin :
— Où vas-tu, scélérat ? Je vous prends à témoin.
— Volontiers. Il l’entraîne ; on court, on plaide, on crie.
Voilà comme Apollon me conserva la vie.

SATIRE X.


Oui, j’ai dit que sans art et d’un jet trop facile,
Quelquefois un vers dur échappait à Lucile.
Qui serait à ce point de Lucile engoué,
Que de nier un fait par chacun avoué ?
Il a, me direz-vous, d’une gaîté caustique,
Sur Rome, à pleines mains, versé le sel attique ;
J’en conviens, et d’abord, tout en le critiquant,
J’ai de ses mots heureux loué le tour piquant ;
Mais, pour avoir ce don, que nul ne lui conteste,
Faut-il absolument lui donner tout le reste ?
Non : ou bien vous mettrez au rang des bons écrits
Les lazzis du bouffon qui provoque nos ris.
Le talent d’amuser est un art que j’admire ;
Mais ce talent tout seul ne fait point la satire.
La satire demande un style vif, pressé,
Qui jamais de grands mots ne marche embarrassé ;
Et, de mille façons se repliant pour plaire,
Il faut que, tour à tour, sérieuse ou légère,

Ici, de l’éloquence elle sème les fleurs,
Là, de la poésie étale les couleurs ;
Et quelquefois laissant la pompe du langage,
Emprunte aux gens du monde un riant badinage.
Souvent d’un trait malin la mordante gaîté
A mieux qu’un argument vengé la vérité.
C’est par là qu’autrefois dans Athènes applaudie,
Se distinguait surtout l’ancienne comédie.
C’est là qu’il faut chercher ce goût pur et parfait
Dont le bel Hermogène ignore le secret,
Et qu’estime fort peu ce singe ridicule
Qui jure par Calvus et ne lit que Catulle.
— En mêlant dans ses vers, par un art plein de goût,
Les mots grecs aux latins, Lucile fit beaucoup.
— L’habile connaisseur ! ce qu’un auteur vulgaire,
Ce qu’un Pitholéon eut la gloire de faire,
Est-ce donc, selon vous, un art si merveilleux ?
— Mais ce mélange enfin est doux et gracieux :
Ainsi quand le Falerne au Chio se marie….
— Vous êtes du métier : écoutez, je vous prie :
Si dans ce grand procès dont on fait tant d’éclat,
De Capitoliuus vous étiez l’avocat,
Iriez-vous, pour répondre à la docte harangue
D’un Pédius soigneux d’écrire bien sa langue,
Tel qu’un Vénusien, dans le temple des lois,
Parler bizarrement deux jargons à la fois,
Et comme la patrie, oubliant votre père,
Dans des passages grecs embrouiller votre affaire ?
Un jour, par je ne sais quel bizarre dessein,
Moi qu’en de-çà des mers fit naître le destin,

Dans la langue des grecs je m’avisai d’écrire,
Même d’écrire en vers ; mais plaignant mon délire,
Quirinus, à minuit, quand chaque songe est vrai,
M’apparut, et blâmant un ridicule essai,
Quoi ! des faiseurs de vers dont la Grèce fourmille,
Tu veux accroître encor l’innombrable famille !
Autant vaudrait porter du bois à la forêt
Je ne résistai point à cet ordre secret ;
Et tandis qu’Alpinus, effrayant Melpomène,
Du meurtre de Memnon ensanglante la scène,
Ou du Rhin limoneux défigure les traits,
Moi, je trace en riant de plus légers portraits,
Peu curieux de voir mes sublimes ouvrages
Du sévère Tarpa captiver les suffrages,
Et cent fois accueillis de bravos redoublés,
Charmer au Palatin mes amis rassemblés.
Heureux Fundanius, toi seul en Italie,
Relevant de nos jours les autels de Thalie,
Tu sais nous y montrer, nous y peindre avec art,
Davus et Chryséïs se jouant d’un vieillard.
Pollion, au théâtre, en pompeux iambiques,
Représente des rois les disgrâces tragiques.
Varius, chantre altier de mille Ajax nouveaux,
Est le rival d’Homère et n’a pas de rivaux ;
Et les pipeaux légers des nymphes de Sicile
Reprennent leur douceur sous les doigts de Virgile.
Un genre où sans succès Varron s’était montré,
La satire restait, je m’en suis emparé ;
Non qu’au front de Lucile avec gloire attachée,
La palme par mes mains en puisse être arrachée ;

Je n’ai pas les talens de cet illustre auteur,
Et rends d’ailleurs hommage aux droits de l’inventeur.
Mais je l’ai censuré ! je n’ai pas craint de dire
Qu’ennemi du travail qu’exige l’art d’écrire,
Tel qu’un torrent fougueux qui roule un noir limon,
Le mauvais dans ses vers l’emporte sur le bon !
Vous qui me reprochez une critique amère,
Ne reprenez-vous rien dans le divin Homère ?
Et Lucile, à vos yeux si discret, si poli,
Trouve-t-il de tout point Accius accompli ?
Ne le voit-on jamais, d’un trait plein de finesse,
D’Ennuis, quand il dort, réveiller la paresse ?
Et croit-on, pour oser critiquer leurs écrits,
Qu’il se mette au-dessus de ces rares esprits ?
Qui nous empêche donc, quand nous lisons Lucile,
De nous rendre raison des défauts de son style ?
De voir si ces défauts, qu’on lui trouve en effet,
Tiennent à son génie ou naissent du sujet ;
Et de chercher comment de sa muse indolente,
L’expression n’est pas plus pure, plus coulante,
Que s’il parlait en prose, ou que s’il suffisait
De six pieds, selon lui, pour qu’un vers fût parfait,
Fier d’en avoir écrit dans la même journée,
Quatre cents le matin, autant l’apres-dînée ?
Comme ce Cassius, le phénix des toscans,
Dont les vers à grands flots débordés tous les ans,
Dans leur rapide essor à tel point se grossirent,
Que de bûcher, dit-on, ses œuvres lui servirent.
Que Lucile parfois ait un certain éclat ;
Que son ton soit poli ; qu’il soit plus délicat,

Plus limé qu’Ennius dont pourtant la rudesse
Nous enrichit d’un genre inconnu de la Grèce ;
Qu’il l’emporte en un mot sur nos anciens auteurs :
Soit ; mais loin de blâmer ses propres détracteurs,
Si jusqu’à notre temps le ciel l’avait fait vivre,
Lui-même on le verrait revenir sur son livre,
En corriger le style, en élaguer surtout
Ces passages trop longs qui choquent le bon goût,
Et prenant désormais l’oreille pour arbitre,
Cent fois ronger ses doigts et frapper son pupitre.
Désirez-vous charmer les solides esprits ?
Sur l’enclume souvent remettez vos écrits,
Et, dans ses préjugés dédaignant le vulgaire,
À des lecteurs choisis contentez-vous de plaire.
Seriez-vous curieux d’entendre sur les bancs
Vos ouvrages dictés à des marmots d’enfans ?
Pour moi, je n’eus jamais cet orgueil ridicule,
Et suis fort de l’avis de l’actrice Arbuscule.
Le peuple l’insultait : sifflez, hommes grossiers,
Dit-elle : il me suffit de plaire aux chevaliers.
Quoi ! d’un Pantilius je craindrais l’insolence !
Quoi ! je m’affligerais de ce qu’en mon absence,
Mes vers auraient à table égayé Fannius,
Ce convive ennuyeux du sot Tigellius !
Eh ! de pareils lecteurs qu’importent les suffrages ?
Que Mécène et Fuscus approuvent mes ouvrages :
Que Plotius, Virgile, Octave, Pollion,
( Car je puis le citer sans adulation ; )
Que Messala, toujours suivi d’un tendre frère,
Parfois daignent sourire à ma muse légère :

Qu’elle plaise aux Viscus ; qu’elle ait su vous charmer,
Sincère Furnius, qu’il m’est doux de nommer :
Qu’elle vous plaise enfin, amis pleins d’indulgence,
Qu’à regret aujourd’hui je passe sous silence :
Votre estime est l’objet de mes vœux les plus chers,
Et votre blâme seul pourrait nuire à mes vers.
Pour toi, Démétrius, chantre admiré des belles,
Des honneurs qu’on me rend va pleurer avec elles.
Allons, enfant, copie, et cours, loin des censeurs,
Ranger cette satire à côté de ses sœurs.