Savoir aimer/Volupté

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Savoir aimerPubliés par les amis de l’auteur (p. 79-81).


VOLUPTÉ



Plaisir, bourreau des cœurs, vendeur juré des âmes
Ah trop longtemps tu pris le masque de l’amour
Au vestiaire impur des romans et des drames !

Voyageant sous son nom et suivi par ta cour
De Lovelaces fous et de Phèdres navrées
Plaisir, tyran cruel, voici venir ton tour !

Ah ! trop longtemps tu fis dans tes mornes Caprées
Des corps humains liés à tes rouges poteaux
De blancs Saint-Sébastiens pleins de flèches dorées ;

Et depuis trop longtemps roulés dans tes manteaux
Tu te glisses le soir dans les tavernes saoules
Où tu mets les hoquets et les coups de couteaux.

Renard caché qui mords le ventre obscur des foules
N’es-tu pas las, d’errer, épié dans tes nuits
Par le crime dans l’ombre horrible où tu te coules ;


Père des sommeils lourds et des mornes ennuis,
N’es-tu pas las de boire au fond des yeux la vie,
Comme un soleil brutal boit l’onde au fond d’un puits.

Tout ce qui vient de Dieu, tout ce qui fait envie
La grâce des fronts purs, la force des lutteurs ;
L’intelligence, lampe à Dieu même ravie,

Jusqu’à la voix qui vibre au gosier des chanteurs
Jusqu’au trésor de pleurs qui tremble au cœur des femmes,
Tu fais passer sur tout tes souffles destructeurs.

Tu donnes jusqu’au goût des souffrances infâmes,
Et les petits enfants qui baissent leurs cils noirs,
Pâlissent au passage effrayant de tes flammes.

Tu glanes des savants aux plis de tes peignoirs,
Et tu domptes le cœur des rudes capitaines,
Rien qu’avec le parfum que jettent tes mouchoirs.

Tu traites les vertus d’atroces puritaines
Mais leur cœur réfléchit comme un lac de cristal
La force et la douceur des étoiles hautaines.

Cependant, dur geôlier dont le poignet brutal
Ne se laisse fléchir par les cris de personne
Tu peuples la prison autant que l’hôpital.

Tu te dis bon vivant, tu t’assieds sur la tonne
Ton verre dans la main, tu chantes, et pourtant
Aux hideurs que tu fais la science s’étonne.


Tu couves tous les fruits d’un air inquiétant
Ton appétit funèbre engloutirait le monde
Pourvoyeur de la mort, qui n’es jamais content.

Que t’importe ! Tu ris sous ta perruque blonde
Ou bien tu vas prêcher la modération.
Rhéteur païen, leurré par ta propre faconde.

Fils lugubre de l’homme et sa punition,
Ennemi de l’amour, tu rêves la conquête
De sa gloire, et maudis sa noble passion…
Mais l’amour triomphant met le pied sur ta tête !