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Scènes chinoises, extraites du Hoa-thou-youan

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Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Hoa-thou-youan, ou le Livre mystérieux (trad. Fresnel).

(Septembre 1823.)

JOURNAL ASIATIQUE.


Scènes chinoises, extraites du Hoa-thou-youan,
et traduites du chinois par M. F. Fresnel.

Le morceau dont j’offre aujourd’hui la traduction m’a paru assez indépendant des choses qui le précèdent dans l’ordre de la narration pour pouvoir paraître sans une récapitulation préalable. S’il se trouve quelque part une allusion dont l’intelligence. nécessite la connaissance d’un fait antérieur, je relaterai brièvement ce fait dans une note. Les scènes que l’on va voir se passent entre des personnes de bonne compagnie ; elles pourront servir à donner quelques idées de plus sur le genre de politesse qu’une vieille civilisation a introduit à la Chine dans les relations d’homme à homme, et à rectifier quelques opinions sur le degré de liberté dont les femmes jouissent dans ce pays.

Comme je me propose de traduire et de publier en entier le roman chinois dont je donne aujourd’hui un second extrait[1], je crois devoir profiter de l’occasion qui m’est offerte pour m’expliquer sur le mode de traduction que j’ai suivi, et provoquer, s’il m’est possible, de la part des auteurs et lecteurs de traductions, des avis qui tournent au profit de la mienne.

Ceux des lecteurs français à l’opinion desquels j’ai tâché de me conformer jusqu’à ce jour, sont bien les gens du monde les plus difficiles à satisfaire ; aussi n’ai-je subi leurs lois que parce quelles m’ont paru fondées sur les principes de la raison et du goût. Mais si par hasard je m’étais trompé avec eux, quelle obligation n’aurais-je pas à celui qui ferait cesser mon erreur, puisqu’il rendrait en même tems ma tâche plus facile.

En permettant l’importation des idées et des productions de l’Orient, les lecteurs dont je parle repoussent impitoyablement la phraséologie orientale, et veulent qu’on écrive en français tout ce qu’on leur destine, fût-ce une version du Javanais ou du Tibétain. Je conviens qu’ils font une exception en faveur des noms propres, et je ne doute pas qu’ils ne fussent les premiers à rire du traducteur qui de Pomponius aurait fait M. de Pompone, ou du général chinois Sang le général français Dumourier[2] ; mais à cela près il faut leur trouver des équivalent pour tout, et Dieu sait le tems qu’on y passe. Ce n’est point par les formes du langage, dont ils se soucient peu, mais par les idées et les choses qu’ils veulent faire connaissance avec les nations étrangères. La nécessité, souvent si commode[3], de conserver la couleur locale, n’est point une excuse auprès d’eux ; ils ne font pas plus de grâce aux métaphores bizarres qu’aux locutions étranges ; et s’il s’en trouve beaucoup dans une version d’un livre oriental, ils nous diront crûment que ce n’était pas la peine de la faire. Cependant ils veulent qu’un traducteur soit fidèle, et ils soutiennent qu’on peut l’être autant qu’il faut sans cesser d’écrire en français. De cette proposition vraie en spéculation, résulte un double précepte qui, malheureusement pour nous, est beaucoup moins facile à observer qu’à imposer.

Je sais qq’il y a dans le monde un assez bon nombre d’orientalistes amateurs qui jugent les traductions d’après des principes tout opposés ; car ils en jouissent d’autant plus qu’elles sont moins françaises. En travaillant pour cette classe de lecteurs, il ne faudrait pas se tourmenter à chercher des équivalens ; que dis-je ? ils sont si bien préparés aux formes extraordinaires, que ce serait tromper leur attente, et par suite encourir leur mécontentement, que de leur offrir des traits de ressemblance, quelque réels qu’ils fussent, entre l’Orient et l’Occident.

Ceci s’applique particulièrement à la Chine. Comme cette contrée est la plus lointaine de celles dont on cultive la littérature en Europe, ils en concluent que les usages de ses habitans doivent s’éloigner des nôtres plus que ceux de toute autre nation asiatique. Or, s’ils savent qu’un arabe n’appelle pas sa maîtresse mademoiselle, comment recevront-ils Mlle Houng-iu, Mlle Lan-iu, et tant d’autres qui, par les grâces de leur esprit, ont fait les délices de Pékin, et qu’on se propose de produire incessamment à Paris ? Accoutumés qu’ils sont à traiter avec des cadis, comment accueilleront-ils nos préfets et nos sous-préfets chinois ? Sur le seul titre de nos personnages, ils révoqueront en doute leur origine. Nous avons, je l’avoue, un moyen bien simple de prévenir leurs soupçons et de satisfaire leur goût. Au lieu de rendre Siao-tsie par « mademoiselle » qui y correspond exactement, au lieu de traduire Tchi-fou et Tchi-hian par les mots « préfet » et « sous-préfet » qui s’en rapprochent le plus possible, il nous suffirait, en travaillant pour ces lecteurs commodes, de transcrire en lettres romaines les caractères chinois dont la version serait trop française ; et, dussent-ils confondre les noms propres avec les termes honorifiques que le tems et la civilisation ont introduits à la Chine, nous leur ménagerions ainsi le plaisir de prononcer en nous lisant moins de français que de chinois.

Nous aurions aussi nos coudées franches dans la traduction des phrases, et c’est surtout alors que nous sentirions le prix des facilités dont ils nous font un devoir. La clarté, la précision auxquelles les auteurs du siècle dernier nous avaient accoutumés, devraient être proscrites de nos versions ; car si ce sont là les traits distinctifs de la littérature française, il est évident que les caractères inverses doivent appartenir à la littérature des peuples qui sont situés de l’autre côté du globe… Assurément les lecteurs qui conçoivent ainsi notre travail sont aussi précieux pour nous que les autres sont désespérans ; et l’on me dira sans doute qu’il faudrait être ennemi de soi-même pour se donner tant de peine à faire des traductions françaises, quand par là on est sûr de déplaire aux uns sans être certain de parvenir à contenter les autres.

Mais, quelle que soit la rigueur des préceptes auxquels je me suis soumis, je ne saurais les enfreindre volontairement avant d’avoir cessé de croire à leur bonté. Jusque-là je m’efforcerai d’écrire en français des versions fidèles ; je tendrai sans cesse, quoique avec la certitude douloureuse de rester bien loin du but, vers cette double perfection dont on verra bientôt un modèle dans la traduction si impatiemment attendue du roman des Deux Cousines ; par M. Abel-Rémusat. Toutefois, je préviens les lecteurs en général que, s’ils ne doivent pas s’attendre à trouver toujours dans ma version la valeur rigoureuse des phrases dont le génie de notre langue repousserait la traduction verbale, ils peuvent compter du moins que je ne substituerai jamais sciemment à un passage intraduisible des choses qui ne pourraient pas entrer dans le cercle des conceptions chinoises.


Tandis que les ennemis de Lieou-thsing, réduits au silence par les dernières mesures de l’autorité publique, préparaient dans l’ombre une nouvelle attaque contre la réputation de ce jeune homme, celui-ci n’était occupé que de Hoa-thian son défenseur.

« Il ne m’a pas même entrevu », disait-il à sa mère ; « et pour s’être arrêté une fois dans notre jardin, il m’a écrit des vers tout pleins d’amitié, des vers qui partent du cœur. Il s’est chargé de mon infortune, et s’est exposé pour moi au ressentiment de mes ennemis. Enfin, au moment de son départ, il a obtenu par sa recommandation un édit qui me place sous la protection des autorités. Fût-il mon père ou mon frère, il n’aurait pas pu faire davantage ; c’est un ami tout divin. Mais après tant de faveurs reçues, je ne lui ai point encore donné le moindre signe de ma reconnaissance ; comment pourrais-je goûter le repos ? Heureusement il n’y a pas très-loin d’ici à Canton. J’ai dessein d’y aller pour lui faire mes remercîmens en personne, et lui montrer que je ne suis pas un ingrat. »

— « Il serait bon sans doute », répondit Madame Yang[4], « de lui faire vos remercîmens en personne ; mais vous êtes tout jeune, et n’avez jamais passé le seuil de notre porte ; comment oserez-vous entreprendre ce voyage ? »

— « Ma mère », répondit Lieou-thsing, « prenez garde, en m’élevant trop délicatement, de faire de moi un homme inutile. Puisque j’ai abordé ce sujet, voyez notre ami Hoa-thian ; il n’est pas beaucoup plus âgé que moi, et cependant, parti du Tche-kiang, il a traversé le Fo-kian, et est allé à Canton présenter un plan de campagne au gouverneur militaire ; il a déjà fait le service d’un homme ; il s’est déjà montré chinois. Pour moi, je ne demande qu’à l’aller voir afin de lui témoigner ma gratitude. Ce devoir rempli, je reviens au logis. Ce ne sera jamais qu’une absence d’un mois et demi ; quel obstacle y voyez-vous ? »

— « Durant ce voyage vous aurez à souffrir des injures de l’air. D’ailleurs vous n’avez jamais voyagé ; et puis la province de Kouang-toung est vaste… où irez-vous chercher votre ami ? »

— « Il est bon que jeune encore je m’accoutume aux fatigues des voyages. Quant à notre ami, il remplit les fonctions de conseiller près du gouverneur militaire de la province ; ce poste élevé le met en évidence. Comment donc pouvez-vous craindre que je ne le trouve pas ?… Rassurez-vous, ma mère ; c’est un mois de vacances que je vais prendre ; mais il n’y a aucune raison pour que je ne revienne pas au logis. »

Madame Yang ne fit plus d’objections et s’occupa des préparatifs du voyage. Elle ordonna au vieux serviteur d’accompagner son fils et de se faire suivre des deux jeunes gens attachés au service de la bibliothèque.

Au moment du départ, Mlle Lan-iu[5] recommanda la discrétion à son frère. « Je regarde », lui dit-elle, « le seigneur Hoa-thian comme un homme d’un grand mérite, comme un homme de cœur et d’esprit. Quand vous serez avec lui, gardez-vous bien de lui laisser entrevoir ce qu’il doit ignorer. »

— « Je saurai me taire », répondit Lieou-thsing, « et garder votre secret en ce qui dépendra de moi. Mais si, après avoir lu vos vers, il veut me mettre à l’essai, mon ignorance paraîtra au grand jour ».

Cette observation fit sourire la jeune fille, et Lieou-thsing s’étant levé partit accompagné de ses gens.

Cependant Hoa-thian, ramené à Canton, avait été accueilli par le général Sang de la manière la plus honorable. Du reste, le général ne songeait aucunement à exécuter le plan de campagne de son jeune conseiller en attaquant les brigands dans leurs forts. Une expédition aussi hardie était trop au-dessus de son courage, et puis les circonstances avaient changé. Les bandes qui étaient venues au pillage peu après le départ de Hoa-thian, ayant eu la retraite coupée, grâce aux documens trouvés dans son mémoire, les brigands intimidés par cet échec n’osaient plus se montrer dans la plaine, et la tranquillité dont on jouissait depuis quelque tems n’avait servi qu’à fortifier l’indolence du gouverneur.

Hoa-thian reconnut que, dans un tel état de choses, il ne pouvait point se signaler par l’accomplissement du grand œuvre qui l’avait amené au quartier général, et médita dès-lors une seconde évasion. Il attendait vainement depuis son arrivée l’instant favorable à l’exécution de ce projet. Pour charmer son ennui, il prit un jour les vers de Lieou-thsing, et les lut plusieurs fois avec beaucoup d’attention.

Tandis qu’il savourait cette lecture, on lui apporta un billet de visite en lui annonçant que M. Lieou[6] du Fo-kian venait lui rendre ses devoirs. À cette nouvelle il saisit précipitamment le billet, et voyant dessus le nom de Lieou-thsing, il s’écria, plein de joie et de surprise : « se peut-il qu’il soit venu ? » En même tems il se leva pour aller à sa rencontre.

Parvenu à la porte du salon, il vit en dehors le vieux domestique de la maison Lieou. « Est-ce que ton maître est venu en personne », lui demanda-t-il ?

— « Mon maître », répondit le serviteur, « est en ce moment devant la porte de l’hôtel. » — Hoa-thian jeta les yeux vers la porte extérieure, et alla recevoir son ami la joie dans le cœur et le sourire sur les lèvres. Il vit un jeune homme qui se tenait en dehors dans une attitude respectueuse, et au premier coup d’œil il fut frappé des grâces de sa personne.

Après quelques instans d’une admiration muette, il s’avança vers lui, et d’un ton moitié respectueux, moitié amical, « M. Lieou », lui dit-il, « a donc bien voulu descendre vers moi des régions célestes. »

— « Je suis accouru de toutes mes forces », répondit Lieou-thsing, « mais c’est seulement de cet instant où j’ai le bonheur de contempler vos traits, qu’on peut dire que j’ai atteint les célestes régions. »

Charmés l’un de l’autre, les deux amis gagnèrent le salon au milieu d’un échange continuel de complimens et de sourires. Lorsqu’ils furent entrés, Hoa-thian allait s’acquitter des devoirs d’usage envers Lieou-thsing ; mais celui-ci le prévint. Il ordonna au vieux domestique d’étendre un tapis rouge sur le plancher, et de placer un siège sur le tapis, puis s’adressant à Hoa-thian :

« Avant que nous nous fussions vus », dit-il, « votre divine amitié est venue à mon secours, et m’a sauvé des malheurs dont j’étais menacé. Depuis lors ma mère et moi avons sans cesse présente à l’esprit la grâce insigne que vous nous avez faite, et dont nous conservons une reconnaissance profonde. C’est pourquoi j’avais ordonné à notre vieux serviteur de vous inviter à revenir chez nous, afin que je pusse vous exprimer une partie de ce que je ressens. Malheureusement pour moi, l’urgence des affaires publiques vous obligea de retourner en toute hâte à Canton. Dès ce moment je ne pouvais ni manger le jour, ni dormir la nuit. Aujourd’hui, je viens principalement pour vous offrir l’hommage de ma reconnaissance. Je vous supplie donc de vous asseoir sur ce fauteuil, tandis que je frapperai le plancher de mon front, et mettrai mon cœur à vos pieds. »

Hoa-thian répondit : « Le premier pas que j’ai fait vers vous était une véritable indiscrétion[7] ; mais ensuite, épris de votre mérite, et souhaitant ardemment de vous voir, je me suis arrêté long-tems dans votre jardin. — Quant à l’explication que j’ai eu lieu de donner au sous-préfet[8], ce n’est qu’une pièce impromptu jouée en passant, et non le fait d’un héros de race rouge ; comment donc aurais-je mérité que vous prissiez la peine de venir de mille li[9] ? Ce témoignage de votre bienveillance est tellement hors de proportion avec mes services, que je ne saurais en parler sans confusion ; mais puisque j’ai obtenu un de vos regards, qui vaut mieux que cent amis ordinaires, je veux m’incliner jusqu’à vos pieds pour vous prouver ma vive gratitude. »

Après une lutte prolongée d’humilité, les deux amis se saluèrent réciproquement de quatre révérences, et finirent par s’asseoir aux places que l’usage a fixées pour celui qui rend une visite et celui qui la reçoit.

« Je suis dépourvu de talent », dit Lieou-thsing ; « je n’ai pas encore pu m’élever au premier grade. Depuis la mort de mon père, j’ai été constamment en but à l’injustice des hommes. Ces jours passés, si votre force n’était venue à mon secours, j’aurais été maltraité infailliblement. En venant vers vous aujourd’hui, je n’ai pas été mu par le seul besoin de vous rendre des actions de grâces pour les bienfaits déjà reçus ; j’élève mes regards vers les hauteurs de votre talent, et je souhaite de m’appuyer sur votre table, dans l’espoir que vous voudrez bien m’aider de vos conseils. Si je puis m’approprier le superflu de votre esprit, la faveur dont j’aurai joui près de vous n’aura point été temporaire, mais elle s’étendra sur toute ma vie. »

— « Monsieur », répondit Hoa-thian, a ne poussez pas si loin l’humilité. Étant dans votre jardin, j’eus lieu de vous écrire, et alors je n’aurais pas osé prétendre à une réponse sur mes rimes. J’ai pourtant eu l’honneur d’en recevoir une où vous m’avez prodigué les plus doux parfums, et où votre bienveillance s’exprime avec tant de grâces, que vous rendez vos lecteurs confus de leurs propres écrits. Doué comme vous l’êtes d’un si beau talent, ce n’est pas avec un ami qui vous connaît et vous apprécie, que vous devez chercher à vous rabaisser. »

— « En vous priant de m’aider de vos conseils, je forme un vœu bien sincère, et j’exprime un besoin bien réel. Monsieur, douter ainsi de ma bonne foi, c’est repousser mon amitié ».

— « Profitons de nos loisirs pour causer en paix », dit Hoa-thian. « Puisque la connaissance est faite, et que nous sommes réunis, livrons-nous aux rêveries qui délassent l’esprit. Un bon moyen de nous entendre est de boire gaiement ensemble durant la dixaine. Dans cet intervalle, nous trouverons, je l’espère, autre chose à nous dire ».

Aussitôt il se leva, et après avoir dit au vieux domestique de porter le bagage de son maître dans la chambre des hôtes, il conduisit Lieou-thsing dans la sienne pour y boire avec lui. Les deux amis s’étant établis dans l’appartement intérieur, et le vin ayant été apporté, ils commencèrent à boire ensemble. Tout en buvant, ils causèrent un peu de la littérature, de la poésie et des convenances sociales ; un peu des affaires du siècle et de l’empire de la faveur : un peu des charmes de la campagne, de ses fleurs et de ses saules, de ses montagnes et de ses eaux. Chaque demande obtenait une réponse immédiate, et la conversation marchait avec un parfait accord. Lorsqu’ils furent à demi ivres, Hoa-thian dit en souriant ; « J’ai une pensée dont l’expression vous paraîtra peut-être un peu hardie. Si je ne craignais d’offenser votre délicatesse, je vous demanderais la permission de vous la communiquer ».

— « Entre gens qui se connaissent assez pour causer familièrement ensemble, comment peut-on craindre de déclarer sa pensée ; et que signifie l’embarras où je vous vois ? »

— « Puisque vous voulez bien ne pas me faire un crime de ce que j’ai à vous dire, je vais hasarder une observation téméraire. J’ai ouï dire que parmi les lettrés fameux dans les tems anciens et modernes pour les charmes de leur personne, Fan-’an et Weï-kiaï[10] occupaient le premier rang ; mais aujourd’hui que je vous vois, je ne saurais croire que leur beauté ait égalé la vôtre. »

— « Vos éloges sont excessifs », répondît en souriant Lieou-thsing. « Quoique j’aie lieu de savoir gré à mes parens du don qu’ils m’ont fait d’une figure à peu-près humaine, comment oserais-je entrer en comparaison avec les personnages de l’antiquité ? »

— « Ce que j’en dis n’est point pour vous flatter[11]… mais je pense que toute la quintessence des deux fluides éthérés[12] et toute la vertu des deux principes formateurs[13] ont agi du ciel et de la terre pour produire dans votre personne le chef d’œuvre de la nature. Les anciens disaient : joli à croquer ; mais aujourd’hui, qu’en buvant avec vous je me repais de votre beauté, je m’aperçois que c’est de la neige[14] que j’avale. Voilà sans doute pourquoi je vous admire sans m’enivrer. »

— « Pour moi », répartit Lieou-thsing, « en écoutant vos discours, il me semble que je bois un vin capiteux ; sans y penser je m’enivre, et c’est trop pour moi d’une tasse de ce breuvage. »

Les deux amis se regardèrent en souriant, et continuèrent de rincer leurs tasses avec du vin, tant qu’à la fin ils parvinrent à la dernière période de l’ivresse. Alors Hoa-thian, ayant observé Lieou-thsing, se mit à rire, et lui dit ; « Tandis que vous buviez, la marée rose a envahi les pommettes de vos joues, et un halo blanc s’est répandu tout autour. Cela forme précisément cet heureux mélange de blanc et de rose que le ciel offre à notre admiration dans les femmes ; vous l’avez reçu dans tout son éclat. — Il y aurait de l’indiscrétion de ma part à mettre sur le tapis les personnes qui vous touchent de près ; loin de moi cette pensée ; mais à coup sûr, on ne peut pas naître aussi joli que vous dans des circonstances ordinaires. »

Lieou-thsing, qui était alors dans le royaume de l’ivresse, lâcha une réponse irréfléchie. « Je ne vous cacherai point la vérité », dit-il à Hoa-thian ; « lorsque ma mère me portait dans son sein, elle rêva que le Chang-ti[15] lui donnait une grenade avec sa fleur, et que, l’ayant reçue, elle la mangeait. Bientôt après elle mit au monde deux enfans, ma sœur et moi. »

— À cet endroit du récit, Hoa-thian ne put s’empêcher d’interrompre Lieou-thsing par un éclat de rire, et frappant ses mains l’une de l’autre, « hà ! hà ! », dit-il, « voilà une merveilleuse grossesse… mais à ce compte vous avez donc une sœur ? »

Lieou-thsing s’aperçut alors de l’indiscrétion qu’il avait commise, et se rétractant aussitôt, « il n’est question que de moi », dit-il ; « de quelle autre voulez-vous parler ? ».

Hoa-thian, n’ayant pas en ce moment la jouissance de toutes ses facultés, crut qu’il avait mal entendu et en demeura là. De son côté, Lieou-thsing témoigna le désir de se retirer… [16], et son hôte chargea quelqu’un de le conduire dans la bibliothèque où il devait passer la nuit. Lieou-thsing se retira en disant : « Je suis reconnaissant des grâces que j’ai reçues. »

Le lendemain, Hoa-thian et Lieou-thsing se trouvèrent dans une harmonie si parfaite, que déjà ils ne pouvaient plus se passer l’un de l’autre, soit pour boire à l’hôtel, soit pour aller se promener hors des murs. Ce même jour Hoa-thian vint à parler d’un lieu situé à l’occident de la ville, et que l’on nommait le Champ des fleurs. Une belle femme y avait été enterrée, et depuis lors le sol de ce champ avait produit comme de lui-méme une espèce de jasmin dont l’odeur était d’une suavité extraordinaire. L’on était précisément au tems où les fleurs venaient de s’épanouir. Pouvait-on se dispenser d’aller voir ce beau lieu ?

Les deux amis convinrent donc d’y faire un tour ; mais au moment où ils sortaient, Hoa-thian reçut l’ordre de se rendre au quartier-général pour délibérer sur une affaire pressée. N’ayant aucune raison plausible de s’en dispenser, il pria Lieou-thsing de le devancer au Champ des fleurs, et promit de le rejoindre aussitôt que l’affaire serait expédiée. Il partit ensuite avec les messagers du gouverneur.

De son côté, Lieou-thsing, suivi de ses gens, se dirigea vers l’occident de la ville. Parvenu au Champ des fleurs, il vit effectivement un lieu rempli de fleurs, et fut délicieusement affecté de leur parfum.

« C’étaient partout d’épais ombrages, partout des bouquets d’arbres odorans. »

« Ne vantez ni la verdure des feuilles, ni le pourpre des fleurs ; »

« Ne dites rien du parfum pénétrant, rien de la blancheur native des fleurs de jasmin ; »

« Mais dites qu’un corps de neige et des ossemens de jaspe en furent la semence ». [17]

Charmé de l’odeur des jasmins, Lieou-thsing alla se promener sous de grands saules, et se mit à contempler vaguement tous les objets qu’il avait sous les yeux.

Nombre d’oisifs, attirés par les fleurs nouvelles, allaient et venaient dans le même lieu, trois à trois, quatre à quatre, se succédant sans interruption. Pour Lieou-thsing, il y avait déjà long-tems qu’il se promenait seul, lorsque des garçons de la taverne des fleurs l’invitèrent respectueusement à boire. « Le vin est tiré », dirent-ils ; « nous ne savons pas quand viendra le seigneur qui l’a commandé ; mais en l’attendant, monsieur Lieou voudrait-il boire une tasse de vin ? » Lieou-thsing, animé par le spectacle des fleurs, accepta la proposition. Aussitôt ? des garçons étendirent un tapis sous le feuillage, dressèrent une table sur le tapis, et prièrent Lieou-thsing de s’asseoir et de se rafraîchir.

Après avoir bu quelques tasses, il vit venir un grand nombre de femmes en voitures et de soldats à cheval, formant l’escorte d’une chaise que par le nombre de ses porteurs Lieou-thsing jugea devoir appartenir à un officier-supérieur ; La personne ainsi escortée venait aussi pour jouir des fleurs nouvelles, et sa voiture passa près du bosquet où Lieou-thsing était assis.

Il est bon de dire que le Champ des fleurs était une promenade aussi vaste que belle, tellement que ceux qui s’y rendaient pouvaient choisir l’un une place, l’autre une autre, pour dresser des tables et former des banquets ou des jeux. Chacun s’y mettait à son aise sans avoir à redouter la moindre opposition.

La voiture principale s’arrêta au plus bel endroit du jardin ; aussitôt les femmes qui en formaient le cortège mirent pied à terre, et s’étant approchées de cette voiture, aidèrent une jeune demoiselle à en descendre. Elles l’environnèrent ensuite, et l’accompagnèrent dans tous les lieux où il y avait de belles fleurs à voir.

Lieou-thsing avait cru d’abord que c’était quelque matrone de haut parage, et ne songeait point à se déranger pour l’aller regarder. Mais en passant dans sa chaise derrière le bosquet où était Lieou-thsing, la jeune fille avait vu le beau jeune homme assis et buvant seul. Elle avait été frappée de sa bonne mine. Dès-lors la nécessité de parcourir avec ses femmes toutes les parties du jardin lui paraissait insupportable. Elle arriva cependant près du bosquet où Lieou-thsing était assis, et s’en étant approchée pour considérer les fleurs qui l’environnaient, elle fut aperçue par le jeune homme qui reconnut en elle une fille de quinze ou seize ans.

En la voyant, Lieou-thsing se dit avec étonnement ; « Je n’aurais jamais cru qu’il y eût dans l’empire une aussi charmante personne. » En même tems il allait se lever pour l’envisager de plus près ; mais à la vue des soldats qui l’environnaient au loin, il reconnut que la jeune demoiselle était une personne de distinction, et craignant de s’attirer quelque affaire par un empressement indiscret, il concentra son admiration. Toujours assis, il la regardait à la dérobée, mais il tremblait quelle ne s’éloignât, et qu’en restant à sa place il ne manquât l’occasion d’être vu. Sa perplexité était extrême. Heureusement la jeune fille lança un regard d’amour sur Lieou-thsing au moment même où Lieou-thsing lançait un regard d’amour sur elle. Placée sous les jasmins, elle feignait de prendre les rameaux pour respirer le parfum des fleurs ; et de chercher à droite et à gauche des sensations innocentes ; mais toute son âme, tous ses regards rayonnaient sur Lieou-thsing, Cette situation dura long-tems ; mais enfin pressée par ses femmes de retourner au logis, elle remonta quoique à regret dans sa chaise, et partit escortée comme auparavant.

La jeune fille partie d’un côté, Hoa-thian arriva bientôt de l’autre à cheval et au galop. Voyant Lieou-thsing qui buvait seul sous le feuillage, « J’ai manqué à mon devoir », lui dit-il avec empressement ; « je vous en demande pardon. » Lieou-thsing, plongé dans une rêverie profonde, était immobile sur sa chaise, et paraissait n’avoir rien entendu de ce qu’on lui disait.

Hoa-thian le frappa légèrement sur l’épaule ; « Monsieur Lieou, vous ne me dites mot ; êtes-vous fâché contre moi parce que j’ai tardé à venir ? »

Lieou-thsing, se sentant frappé, sortit de sa rêverie, et se levant aussitôt : « Vous voilà donc de retour, Monsieur Hoa… Que n’êtes-vous venu un instant plutôt ! »

Hoa-thian vit le trouble de Lieou-thsing. « Je vous connais pour un homme sensé », lui dit-il ; « d’où vient donc ce changement subit dans votre air ? Certes il vous est arrivé quelque chose d’extraordinaire. Pourquoi ne me diriez-vous pas ce que c’est ? »

— « Pour celui qui a traversé l’océan, il n’y a plus d’eaux sur la terre », répondit Lieou-thsing ; « pour celui qui s’est élevé sur la montagne des enchantemens, il n’y a plus de nuages dans l’air. Puisque vous avez pu vous tromper à mon avantage, jusqu’à louer mes dehors vulgaires, et m’accorder de la beauté, je regrette bien que vous ayez tardé d’un pas. Si vous étiez arrivé un instant plutôt, vous auriez vu cette jeune fille dont les eaux les plus pures ont tracé les contours, dont la glace et la neige ont formé la taille, et vous auriez pris ma laideur en aversion. Tout ce que j’avais vu de beau jusqu’à ce jour n’avait fait sur moi qu’une impression passagère ; mais aujourd’hui cette jeune fille s’est emparée de toute mon âme. Voilà la cause de cette absence profonde où vous m’avez surpris. Les anciens vantaient la beauté des femmes de Yen et de Tchao[18] ; mais qui eût dit qu’il y avait dans le Kouang-Toung une aussi charmante personne ? »

— « Doué vous-même d’une rare beauté, » répondit avec étonnement Hoa-thian, « puisque vous louez la sienne, il faut croire qu’elle a des charmes plus qu’humains ; mais nous ne savons pas à quelle famille elle appartient ; il faut nous en instruire. »

En conséquence, il chargea des gens du bureau militaire de prendre des renseignement exacts sur tout ce qu’il leur importait de savoir. Ceux-ci ayant été aux informations, revinrent bientôt apprendre aux deux amis que la personne en question était la fille du major Tchao, alors âgée de seize ans ; que non-seulement elle était douée de toutes les qualités extérieures, mais qu’elle possédait la science des livres et des relations sociales ; qu’elle savait composer en vers et en prose ; qu’enfin c’était elle qui tenait toute la correspondance particulière et officielle du major son père.

À cette nouvelle, Lieou-thsing ne fut pas maître de sa joie ; « Quelle rencontre », s’écria-t-il ! « En voyant la tournure élégante et la physionomie gracieuse de cette jeune fille, j’ai jugé qu’elle devait avoir un esprit supérieur, et voilà mon pressentiment vérifié.

— Mais pourquoi faut-il que je sois dépourvu de talent, et ne puisse réussir dans la carrière des lettres. Mon incapacité met un abîme entr’elle et moi. »

Hoa-thian observa que la fille d’un major n était pas un si beau parti. « Issu comme vous l’êtes », dit-il à Lieou-thsing, « des premiers rangs de la magistrature civile, ce serait ravaler la robe jusqu’à l’épée que de vous allier à la famille du major ; je ne vois donc pas que vous ayez grand sujet de vous réjouir. Cependant si vous avez ce mariage à cœur, je vous promets d’en faire mon affaire, et de m’entremettre pour vous. Mais ce n est pas là ce qui doit nous occuper aujourd’hui ; je vous prie donc d’abandonner ce soin, et de ne point nous exposer, au milieu de ce jardin, à la risée des saules et des fleurs. »

Lieou-thsing fit effort sur lui-même pour ne plus penser à la jeune fille, et les deux amis se mirent à boire, à causer et à rire, jusqu’à ce que le soleil se fût caché dans l’occident. Alors ils montèrent à cheval, et retournèrent à leur hôtel.

La fille du major-général Tchao se nommait Houng-choui. Elle était née avec une beauté incomparable et une pénétration extraordinaire. Elle avait bien deux frères ; mais leur science se bornait à monter à cheval et à tirer de l’arc ; du reste ils ne savaient pas un mot de littérature. La jeune Houng-choui n’avait eu ni précepteur ni compagnon d’étude, mais elle avait reçu de la nature de si merveilleuses dispositions, qu’il lui suffisait, pour savoir et comprendre, d’avoir vu ou entendu. À l’âge d’onze ou douze ans elle pénétrait le sens de tous les livres ; à l’âge de quatorze ans elle composait parfaitement ; enfin c’était un docteur féminin. Aussi son père, dont elle était le secrétaire général, l’aimait-il comme ce qu’il avait de plus précieux. Parmi les officiers ses collègues il y en avait bien qui auraient souhaité sa fille pour bru ; mais connaissant l’excellence de son mérite littéraire, ils pensaient avec raison que le major Tchao ne voudrait pas donner sa fille à quelque héros brutal de l’armée. Aussi aucun d’eux n’avait osé en ouvrir la bouche.

En conséquence, la jeune fille était parvenue jusqu’à l’âge de seize mis sans avoir reçu les premiers cadeaux de noces. En attendant, elle employait ses loisirs à parcourir les montagnes, à se promener au bord des eaux, à composer des vers, en un mot, à suivre tous ses penchans. Son père et sa mère, qui la regardaient comme un jeune lettré, la traitaient aussi comme telle, et se prêtaient à tous ses désirs.

Comme la demoiselle Houng-choui était une fille de sens, elle pensait bien que son père étant officier militaire, aucun lettré ne viendrait de lui-méme la demander en mariage. Aussi ses fréquentes promenades n’étaient qu’un prétexte pour montrer la fleur de son mérite, et choisir elle-même un gendre à son père. Le hasard lui ayant fait voir Lieou-thsing, l’élégance et la beauté de ce jeune homme lui donnèrent aussitôt des pensées de mariage. Voilà pourquoi elle tournait autour du bosquet sous lequel il était assis ; voilà pourquoi elle eut tant de peine à quitter le Champ des fleurs.

De vetour au logis, elle ne cessa point de songer à la rencontre qu’elle avait faite, et envoya au Champ des fleurs un de ses gens, homme habile en affaires, pour savoir qui était le jeune homme qu’elle avait vu sous le feuillage. Le serviteur arrivé sur les lieux vit Hoa-thian qui buvait avec Lieou-thsing, et connaissant le premier, mais non le second, il revint dire à la demoiselle qu’il avait vu le seigneur Hoa, conseiller militaire de la province, traitant un de ses amis.

Sur ce rapport, Houng-choui dit en elle-même : « L’autre jour mon père a parlé d’un conseiller militaire Hoa qui avait proposé un plan de campagne contre les brigands, et dont il disait que le gouverneur faisait le plus grand cas. C’est donc lui que j’ai vu ? — Mais si jeune, comment a-t-il pu imaginer un plan de campagne ? Il y a là quelque chose de surnaturel. J’éclaircirai ce mystère. »

  1. Le premier chapitre du Hoa-thou-youan a paru dans le 4e cahier du Journal asiatique. Le 3e chapitre a été lu dans la séance publique, du 21 avril dernier.
  2. Le mot chinois Sang, qui forme l’un des Pe-kia-sing ou noms de famille, signifie mûrier.
  3. Il y a nombre de phrases, même en arabe, qui, traduites verbalement, ont une physionomie orientale, mais qui deviennent triviales pour nous, dès qu’on les rend par les expressions françaises qui leur correspondent réellement.
  4. En prenant le titre de Fou-jin, Madame, les femmes mariées conservent en Chine leur nom de famille. Ainsi Madame Yang était Mlle Yang avant son mariage. Cet usage n’est cependant point constant ; et quelquefois les femmes prennent le nom de famille de leur mari.
  5. Sœur de Lieou-thsing. Elle avait composé pour son frère une réponse en vers à une lettre de Hoa-thian.
  6. Le même que Lieou-thsing. À la Chine, ainsi qu’en Europe, on ne met ordinairement que le nom de famille avec le titre qui correspond à Monsieur.
  7. Hoa-thian, passant par le Fo-kian, à son retour de Canton, était entré par curiosité dans les jardins de Lieou-thsing. Mais il ne put pas voir ce jeune homme, qui se tenait alors caché pour se soustraire aux poursuites de ses ennemis.
  8. Hoa-thian, instruit de l’affaire de Lieou-thsing, avait plaidé sa cause près des autorités de son département.
  9. Environ cent lieues.
  10. Ce sont apparemment deux Adonis chinois.
  11. Textus sinensis addit : « Nec mihi animus est pudorem tuum temerare. »
  12. Ces deux fluides ou élémens matériels sont le Yang et le Yin. Le premier est actif, subtil, lumineux et chaud ; le second est passif, grossier, obscur et froid. Tous deux entrent dans la composition des corps animés.
  13. Ce sont le Tsao et le Hoa. Le Tsao est le principe ou la force qui produit ou qui crée. Le Hoa est la force qui agit dans les transformations.
  14. La neige est pour les Chinois le symbole de la pureté comme de la beauté.
  15. Le suprême régulateur, le Dieu du ciel ; mot à mot, l’autocrate d’en haut.
  16. Hunc locum altéra provisio moralis, ut ita dicam, in sinensi textu occupat. — « Quum eodem hospitio commoremur », ait Hoa-thian, « officii mei nunc esset te usque in cubiculum tuum comitari ; sed cum nativa venustate mirum in modum eniteas, timerem ne quam pravi animi suspicionem excitaremus ; ideo non ausim… » Jussit igitur famulum comitari Lieou-thsing-um etc.
  17. Ces quatre phrases répondent à autant de vers du texte chinois.
  18. Contrées situées dans le nord de la Chine.