Scènes d’une course de taureaux à Aranjuez

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SCÈNES
D’UNE
Course de Taureaux
À ARANJUEZ.

I.
Le Taureau dans l’Amphithéâtre.

Le dimanche 5 juin 1831, à cinq heures du soir, le double amphithéâtre et les loges de la place des Taureaux d’Aranjuez, étaient garnis d’une innombrable foule, attendant avec impatience le commencement de la course.

C’était une magnifique et dévorante journée d’été. L’immense multitude entassée dans le cirque, y entassait une double chaleur ; l’air était épais et brûlant, on ne respirait que du feu.

Cependant, bien que le soleil encore dans toute sa force frappât d’aplomb sur une moitié du tendido[1], toutes ces têtes de la foule qui remplissait las gradas de sol[2], se laissaient stoïquement brûler ; pas une place n’était désertée, pas une vacante.

Il est bon de savoir que l’entreprise des courses de taureaux est concédée au profit des hospices. — Or les hospices dépensent annuellement le produit de ces courses à soigner et guérir, s’il y a lieu, les aficionados[3] du tendido, qui gagnent au soleil des fièvres cérébrales, des maladies inflammatoires.

Voyez l’habile combinaison ! —

Ce jour-là, le roi, la reine et les infants devaient assister à la course. La loge royale était préparée et tendue de draperies rouges à franges d’or.

Pour commencer, on attendait donc le roi, qui devait commander la place. — C’était d’un excellent augure pour les amateurs, car le roi étant lui-même amateur éclairé, on était sûr que la course serait parfaitement dirigée.

Une course de taureau a quelques rapports avec une assemblée délibérante, en ce sens qu’il n’est pas moins important qu’elle soit habilement conduite et présidée.

On venait d’entendre les tambours battre aux champs. — Les voitures de la cour arrivaient. Bientôt le roi entra dans sa loge, tenant par la main la jeune et gracieuse reine, et suivi des infants et des infantes, pendant que la musique du cirque jouait à grand orchestre les airs nationaux : El Contrabandista et la Cachucha. Le roi était vêtu de noir : il se découvrit et salua plusieurs fois les loges, les gradas cubiertas[4] et le tendido, qui l’avaient reçu avec acclamations. — Dès qu’il se fut placé, la course commença.

Un escadron de chasseurs à cheval avait déjà fait sortir de l’arène ce qu’il y restait encore de peuple.

Les alguazils à cheval, la baguette à la main, précédés de leur chef, el alguacil mayor, introduisirent bientôt les toreros.

Ils avaient tous choisi ce jour-là leurs plus riches costumes.

Venaient d’abord les toreros[5] à pied, chulos, capeadors, espadas[6] et banderilleros[7], la montera[8] sur la tête, au lieu du chapeau à cornes qu’ils portent à Madrid, puis enveloppés de manteaux de soie aux couleurs éclatantes. Ils étaient environ vingt. — On distinguait à leur tête le jeune Montès, l’élève de Romero, le matador favori du peuple.

Cinq picadors[9] à cheval les suivaient : une telle profusion de perles, de galons et de broderies couvrait leurs petites vestes, qu’à peine en pouvait-on distinguer le velours. Il était aussi facile de voir que leurs queridas avaient mis toute leur coquetterie à composer les grosses rosettes de rubans dont étaient ornés les grands chapeaux blancs à larges bords qu’ils portaient.

Lorsque la troupe fut arrivée au pied de la loge royale, tous les toreros se découvrirent. — Les toreros à pied mirent un genou en terre.

Le roi leur fit signe de se relever et de courir à leurs postes. — Et en un instant, comme une volée d’oiseaux, tous les banderilleros, les capeadors[10] et les espadas s’étaient dispersés dans l’arène, prenant leurs manteaux dans leurs mains, et découvrant toute la magnificence de leurs élégans costumes de majos, surchargés de pierreries, de paillettes d’or et d’argent, que le soleil faisait étinceler à éblouir. —

C’était une petite armée qui prenait position, qui se rangeait en bataille pour attendre l’ennemi.

Trois des picadors sortirent de l’arène ; ceux-là devaient former la cavalerie de réserve.

Les deux autres, Sevilla et Pinto, lorsqu’on leur eut remis leurs lances, allèrent se placer le long de la barrière, à quelque distance de la porte du toril[11].

Le roi en jeta la clé. Un des algualzils auquel elle fut donnée, traversa la place pour la porter au mayoral[12] ; puis, se sauvant au galop, il sortit de l’enceinte, au milieu des éclats de rire et des sifflemens du peuple.

Le roulement de tambour se fit entendre.

C’était un terrible et solennel instant. — Quand le premier taureau va sortir du toril, l’attente de cette brusque exposition du drame est vive et pénétrante. — Certes, quiconque observerait alors (et ce ne serait pas le moins curieux spectacle, ce serait une belle et intéressante étude de l’âme humaine) ; quiconque observerait ces innombrables visages, ces innombrables regards, tournés à la fois vers un même point, admirerait avec combien de nuances diverses, selon les traits divers et les diverses passions, sur chaque physionomie vient se peindre cette poignante anxiété, cette cruelle émotion qui semble faire palpiter dix mille cœurs d’un seul battement, comme dans une même poitrine.

C’est aussi pour le picador, qui, la lance en arrêt, à deux pas de la porte du toril, attend le premier choc, que le moment est grave et rude à passer. — Il n’est pas encore, en effet, échauffé, étourdi par le danger déjà couru, comme il le sera dans les combats qui suivront. — Dans cette cruelle partie où la vie est un jeu, il n’a pas encore jeté les premiers dés.

J’ai entendu le brave Ortis ; Ortis, vieux picador, qui peut-être a piqué dix mille taureaux, et n’a pas une côte qui n’ait été brisée par les chûtes ou les coups de cornes ; — je l’ai entendu affirmer que jamais, lui premier picador, il n’avait ainsi attendu le premier taureau, sans qu’un violent frisson lui parcourût tout le corps, sans que son front se couvrît d’une sueur froide.

Les portes du toril s’ouvrirent. — Un magnifique taureau noir et blanc, un taureau de Colmenar, de la vacada de Fuentès, s’élança dans l’arène.

Il se retourna vers le premier picador, incertain, grattant la terre du pied, secouant la tête, comme s’il eût voulu fondre sur son ennemi, — puis il fit une cabriole, et passa outre.

C’était un taureau, jugé !

« No vale nada ! criait-on déjà de tous côtés ; — les chiens ! les chiens ! es una vaca, es una cabra. » — On eût dit en effet plutôt une chèvre qu’un taureau, et dès le premier moment il prouva qu’on ne s’était pas trompé sur son compte, car l’un des chulos ayant voulu le ramener vers les picadors, le taureau le poursuivit lui-même, et le torero s’étant élancé au-delà de la barrière, il s’élança après lui en même temps, témoignant déjà combien il était agile sauteur.

Il n’avait pénétré néanmoins que dans l’espèce de couloir circulaire qui entoure la place, ce qui arrive très-fréquemment, et bientôt il fut ramené dans l’arène par l’une des portes qu’on ouvrit sur son passage.

Cependant on le sifflait à outrance ; on l’accablait d’injures, on demandait les chiens avec fureur.

Tout à coup, acceptant le défi d’un autre chulo, il traversa toute la largeur de l’arène en courant, et arrivant au pied de la barrière, derrière laquelle s’était réfugié le torero, poussé par un élan extraordinaire, il se précipita aussi. — D’effroyables cris furent poussés au même instant. — Ce n’était plus simplement, comme la première fois, dans le couloir qu’il avait sauté ; — d’un seul bond, il en avait franchi toute la largeur, et s’était jeté au plus épais du peuple, dans le tendido.

La confusion devint universelle. — Ce n’était qu’une seule et désespérante clameur.

Le peuple, comme une marée violemment poussée par le vent, s’éleva à grosses vagues, et vint inonder les gradas cubiertas, surmontant, escaladant la balustrade qui l’en séparait ; mais là, pas plus que dans les loges, on ne se croyait encore en sûreté, et bientôt les portes de sortie étroites et basses furent assiégées et encombrées par la multitude.

Le tumulte et le désordre étaient affreux. Quelques femmes surtout, tenant leurs enfans dans leurs bras, se lamentaient misérablement.

Cependant le taureau non moins épouvanté lui-même que la foule, avait traversé ces flots qui s’étaient ouverts d’eux-mêmes devant lui, et il était arrivé au milieu de l’orchestre des musiciens. Là, comme les gradins s’interrompent, il se trouvait de plain pied sur un plancher. Il s’arrêta un instant, promenant autour de lui son regard inquiet et stupide. — Le pauvre animal songeait bien plutôt à fuir qu’à faire le moindre mal à qui que ce fût. Les musiciens d’ailleurs avaient aussi abandonné la place ; il ne restait plus que leurs instrumens, les clarinettes, les tambours de basque, jetés au hasard, parmi les chaises renversées.

Foulant tout cela sous ses pieds, le taureau s’ouvrit un chemin, en brisant quelques balustrades de bois, et poursuivit sa marche dans le tendido.

Mais l’armée des toreros s’étant ralliée et embusquée, l’attendait au passage. — Ne pouvant lui-même se défendre, ni leur faire face au milieu de ces gradins inégaux, dans lesquels il s’était embarrassé, il tomba bientôt sous les coups d’épée et de poignard dont il fut assailli et criblé de tous côtés.

Ce fut alors qu’accoururent les volontaires royalistes. On en distribue toujours un certain nombre autour de la seconde barrière intérieure, sur les premiers rangs du tendido.

Ils avaient laissé passer le taureau avec la plus grande courtoisie, et avaient manœuvré fort habilement, de façon à se mettre eux-mêmes, avant tous, hors de danger, en se chargeant de la garde des portes ; mais, dès qu’ils virent l’ennemi commun chancelant et renversé, il n’y en eut pas un qui ne revînt le percer de sa bayonnette.

On n’eut pas le loisir d’admirer convenablement ce dévouement généreux, bien qu’un peu tardif.

On savait déjà partout que le taureau venait d’être tué. Le mouvement rétrograde s’arrêtait. Il revint quelque confiance ; la foule rentra peu à peu dans son lit. Chacun reprit, non pas précisément sa place, mais celle qu’il trouva libre. On accourut se rasseoir confusément et sans ordre ; les gradas cubiertas surtout, et les rangs supérieurs du tendido richement garnis, aux dépens des bancs inférieurs, qui, plus rapprochés de l’arène, n’inspiraient qu’une médiocre confiance.

Néanmoins la tempête n’était pas encore complétement apaisée. Une sourde rumeur régnait dans toute l’enceinte de la place. C’était comme ce bourdonnement d’abeilles se pressant dans leur ruche, après quelque invasion de son domaine. Il y avait eu cependant peu de blessés. Ceux qui, ayant été renversés et foulés aux pieds, se pouvaient tenir encore sur leurs jambes, ne laissaient pas de revenir. Les femmes surtout étaient de ce nombre. On les voyait rentrer et chercher à se replacer, bien que tremblantes encore et toutes bouleversées. Quant aux hommes, ils faisaient une consommation prodigieuse de cigarritos, usant sans doute du tabac, comme d’un calmant.

C’était une fumée à ne plus s’y voir.


Quant à moi, dans cette occurrence, lors même que j’aurais eu l’idée de m’en fuir, j’eusse été singulièrement empêché par ma voisine. C’était une jolie manola[13], une toute jeune fille, fort brune, aux yeux noirs et chargés de vapeur, auprès de laquelle m’avait placé le numéro de mon billet, au premier rang des gradas cubiertas. Nous avions causé déjà quelque peu, et j’avais pu juger que Pepita, (c’était le nom de ma voisine) était, pour son âge, une aficionada, fort distinguée.

Au moment même où le taureau sauta dans le tendido, elle sauta aussi sur moi, et se cramponna aux revers de mon habit, de façon à me suffoquer, et surtout à me prouver que toute résistance serait inutile. — Je n’en opposai donc aucune. — J’admirais seulement, avec quel énergique instinct de conservation Pepita m’avait jeté devant elle, se retranchant à merveille derrière moi, comme derrière une fortification, prête à m’opposer à toute attaque, à toute irruption, comme un bouclier.

Nous demeurâmes ainsi quelque temps appuyés à l’un des piliers des loges qui nous garantissait un peu des atteintes de la foule ; — moi, résigné, observant, par manière d’occupation, l’état du corsage de Pepita, quelque peu ouvert et dérangé, comme il était inévitable dans une pareille confusion ; — elle, la tête appuyée et penchée sur mon épaule, regardant attentivement ce qui se passait.

À mesure que le danger s’éloignait, Pepita me laissait un peu plus librement respirer ; je sentais ma captivité devenir moins étroite.

Lorsque le taureau fut bien tué, dès qu’il tomba, elle me rendit toute liberté.

Rajustant sa basquine en désordre et sa mantille, elle reprit sa place en souriant, toute calme et toute heureuse, comme si rien ne fût arrivé.

Je la contemplais, sans pouvoir comprendre cette parfaite sérénité d’âme qui, dans un pareil moment, s’épanouissait sur ce jeune et doux visage.

Je revins m’asseoir auprès d’elle, — tout auprès. — J’observais toujours attentivement sa figure. — Comme l’oubli et la joie y étaient revenus vite ! Comme le plaisir du spectacle l’avait de nouveau resaisie ! Son œil étincelait. Elle était jolie, — bien jolie ; — cependant j’aurais voulu qu’elle eût peur encore,

II.
Les Picadors.

La course continuait.

Un second taureau était entré dans l’arène, sans que je m’en fusse d’abord aperçu. C’était un puissant taureau andalous, aux cornes ouvertes et hautes.

Les chulos cherchaient à l’entraîner loin du picador Pinto, qu’il foulait aux pieds, après l’avoir renversé, lui et son cheval. Le cheval déjà ne remuait plus : il avait été tué d’un coup de corne au cœur.

Un des capeadors réussit à attirer vers lui le taureau, et à s’en faire poursuivre. On releva le picador ; il n’avait point été blessé ; il en était quitte pour quelques contusions, quelques écorchures, — ce n’était rien. — Il sortit de la place, et, au bout de quelques instans, reparut monté sur un nouveau cheval.

De vives acclamations saluèrent sa rentrée.

Cependant Sévilla, le second picador, venait d’être aussi démonté.

Son cheval, éventré d’abord, et renversé par le taureau, s’était relevé, et courait au grand galop autour de l’arène, traînant ses lambeaux d’entrailles dans la poussière, les foulant, les déchirant sous ses pieds, et en faisant jaillir les sanglans débris sur le peuple.

Comme il galopait ainsi, le taureau se trouva sur son passage, et, le recevant sur ses cornes baissées, l’envoya, à dix pas, tomber pour ne plus se relever.

La pauvre bête ! — C’était vraiment pitié au taureau de l’achever ainsi ! —

Il y avait déjà bien du sang dans l’arène ! À mesure qu’il coulait, le peuple s’enivrait davantage. La fièvre commençait à le prendre.

Bravo toro ! Buen toro ! criait-il, trépignant et applaudissant avec fureur.

Mais le taureau s’était précipité sur le nouveau cheval que montait Pinto. La lance du picador avait été brisée, dans le choc, sur le cou du furieux animal, qui, ayant enfoncé sa corne tout entière dans le poitrail du cheval, s’acharnait à fouiller cette profonde blessure, comme s’il eût voulu y plonger toute la tête.

C’était le jeune matador Montès qui devait tuer ce taureau. Quoique ce n’en fût point encore le moment, voyant qu’il y avait là danger, il accourut ; puis il agita son manteau devant le taureau pour l’attirer de son côté et donner au picador le temps de se dégager.

Montès se trouvait resserré dans un espace trop étroit pour être bien libre de ses mouvemens, car cette terrible lutte se passait tout près de la barrière.

À la fin, le taureau harcelé, impatienté par ce long défi du matador, se tourna vers lui, retirant sa corne du poitrail du cheval, qui, ne se pouvant plus soutenir, tomba en arrière sur son cavalier.

Celui-ci était sauvé. Montès, qui ne voulait pas autre chose, s’apprêtait à se mettre à l’abri lui-même en franchissant la barrière. Comme il mettait le pied sur la planche étroite placée à moitié de sa hauteur pour faciliter la fuite des toreros quand ils sont poursuivis, son manteau, qu’il tenait à la main, et sur lequel il marcha, l’arrêta tout court. Cet obstacle le perdit. — Pendant ce temps, le taureau, sans prendre même d’élan, s’était approché d’un pas ; il avait abaissé la tête, puis il l’avait relevée rapidement. — Montès était atteint, il tomba. — L’une des cornes avait pénétré profondément dans sa poitrine, sous le bras gauche.

Ce fut un terrible spectacle, un spectacle atroce.

Après un cri perçant qui s’était fait entendre, — un cri de mère sans doute, — ou de maîtresse ; — un profond silence avait succédé.

Toute la foule des spectateurs s’était levée d’un seul mouvement ; partout on était monté sur les bancs ; on regardait avec une affreuse curiosité.

Le taureau ne s’était pas éloigné ; il n’avait pas encore abandonné sa victime. Lorsqu’il vit Montès à terre, il le flaira ; et, ne le sentant pas mort, il recula de quelques pas, puis revint, le prit sur ses cornes, et le fit sauter cinq ou six fois en l’air.

Tous les toreros s’étaient rangés autour d’eux, faisant mille efforts désespérés pour sauver ce qui restait de leur camarade, pour sauver ce qui ne semblait plus qu’un misérable débris d’homme.

Enfin, le taureau, distrait et ébloui par la vue du manteau écarlate d’un des capeadors, et s’attachant à ce nouvel adversaire, courut vers l’autre côté de l’arène, laissant le pauvre Montès étendu à terre, sans mouvement, les habits déchirés et en lambeaux, tout souillé de poussière et de sang.

On l’avait emporté hors du cirque ; il était tenu pour mort par chacun. Cependant, sur tous ces visages contractés par une violente excitation nerveuse, je ne sais si l’on eût pu lire une seule émotion intime, un seul sentiment de vraie pitié. — Pas une de ces larmes qui rafraîchissent l’âme ne tombait de ces yeux fixes et ardens. —

Pour moi, j’étais tout tremblant ; mon cœur battait fortement.

L’habitude me manquait, il est vrai, l’habitude, qui émousse et tue toute sensation. J’avais besoin de me former.

— Oh ! je devais sembler bien étrange !


Pour mieux voir, Pepita était montée sur notre banquette ; comme elle, comme nos voisins, j’y étais aussi monté.

Chacun ayant repris sa place, elle et moi nous étions restés debout.

On nous cria de nous asseoir.

Je pris la main de Pepita pour l’aider à descendre… Sa main se trouvait ainsi dans la mienne, elle ne la retira pas.

Cette situation appelait un épanchement. —

J’avais d’ailleurs besoin de confier mon émotion.

— Pepita, lui dis-je, este toro es muy malo.

Malo ! reprit-elle vivement ; et il y avait dans ses traits un dédain, une ironie qui voulaient dire : « Vous êtes un pauvre connaisseur. » Malo ! et el mejor de la corrida.

J’avais lâché brusquement sa main. Elle me regarda d’un air étonné.

Mon geste discourtois avait, en effet, bien dû la surprendre. Je le sentis et fis un soudain retour sur moi-même ; et ce qu’il y avait de philosophie en moi se mit à plaider pour elle contre ma simplicité de cœur.

— N’avait-elle pas raison ? Vous êtes fou, mon ami, me dis-je ; avez-vous cru que ce serait ici un jeu comme à l’Opéra ? Ne saviez-vous pas qu’il s’agissait de vraies blessures, de sang, de morts véritables ? Ces taureaux, ne les dresse-t-on pas à tuer ? Le mauvais taureau recule et fuit ; le bon, c’est celui qui tue ; le meilleur, celui qui tue le plus et le mieux. S’il tue un homme, qu’y faire ? En est-il moins bon taureau ? Pepita n’a-t-elle pas bien dit ? Que vouliez-vous, mon ami, qu’elle pût dire ? —

Ma sensibilité se trouvait réduite au silence. — Elle ne répliqua rien.

Je devais à Pepita une réparation. Je lui tendis la main. Elle me rendit la sienne sans hésiter. Je me baissai doucement, et personne ne pouvant me voir, je pressai légèrement ses doigts sur mes lèvres.

J’étais confus d’avoir tant osé. Quand je relevai la tête, je regardai Pepita timidement. J’avais craint de trouver sur ses traits quelque colère ; j’avais espéré y voir un peu de rougeur ; elle souriait encore ; j’en eus presque du dépit ; — j’aurais mieux aimé ne pas rencontrer ce sourire ; ou bien, — j’aurais voulu qu’elle eût souri — d’un autre sourire.


III.
Le Matador.

Cependant le taureau avait éventré deux autres chevaux, et les larges et profondes blessures que les lances des picadors lui avaient faites et d’où le sang ruisselait à flots, semblaient, loin de l’affaiblir, l’irriter davantage et redoubler ses forces.

Au grand mécontentement du peuple, qui en témoignait violemment son improbation, la troupe légère des banderilleros s’était mise en mouvement et avait déjà planté dans le cou du taureau plusieurs paires de banderillas.

Ce mécontentement était bien naturel et bien légitime. — Dans les vrais principes, on ne doit permettre de placer les banderillas qu’au moment où le taureau fatigué refuse enfin d’entrer, c’est-à-dire lorsqu’il recule devant la lance du picador qui le défie.

Pepita elle-même, comme tous les aficionados de mon voisinage, se plaignait hautement.

— On nous avait fait tort peut-être de trois ou quatre chevaux. — C’était bien la peine que le roi présidât la course, pour que les règles fussent violées ! —

Mais le mal était fait. On avait entendu le roulement du tambour. Le matador qui allait remplacer Montès et jouer son rôle, entrait en scène. On lui remit l’épée et la muleta[14] ; il alla s’agenouiller au pied de la loge du roi et lui demander, selon l’usage, la permission de tuer le taureau. Puis, cette grâce accordée, il se releva gravement, négligeant de faire la pirouette habituelle, en jetant à terre la montera. — Ce n’était certes pas le moment des vaines bravades.

Ce matador, c’était Jose Miranda : célèbre autrefois, sa réputation avait été fort entamée dans les derniers temps. Il y avait un an environ, dans une course à Madrid, comme il se préparait à donner au taureau l’estocade, la muleta lui échappa. Il se jeta devant le taureau à plat ventre, mais celui-ci le prit néanmoins sur ses cornes et le fit sauter à vingt pas. On le crut mort, il n’avait qu’une jambe cassée. Il en est demeuré quelque peu boiteux ; et comme il est en outre de petite taille et fort gros, ne pouvant courir qu’à grand’peine, et se sentant ainsi, en cas de retraite obligée, à la merci du taureau, il a perdu beaucoup, sinon de son adresse, du moins de son assurance d’autrefois.

Il s’avançait néanmoins avec calme, bien qu’il fût d’ailleurs très-pâle, et qu’on pût distinguer sur ses traits une profonde altération.

C’était en effet le moment décisif, le dénouement du drame approchait ; dénouement inévitable et que précède toujours la plus terrible des péripéties. C’est que la vie d’un homme est là suspendue à un fil ; c’est qu’il s’agit d’un duel à mort, d’un duel avec dix mille témoins ; — témoins inexorables, qui ne permettent pas la moindre, la plus légère infraction aux règles, l’existence en dût-elle dépendre. Ce duel-là surtout avait quelque chose de sinistre et de solennel à la fois.

Ce terrible adversaire, Miranda l’avait devant lui, plein de vigueur encore ; il lui fallait croiser le fer avec ces terribles cornes qui se dressaient menaçantes, toutes rouges de sang, du sang de Montès. — On le voyait bien, le matador sentait qu’il s’agissait cette fois de tuer d’un coup un pareil ennemi, ou bien de mourir.

Il avait l’œil fixé sur l’œil du taureau. Tous deux se mesuraient du regard. Miranda avança un pas en s’effaçant.

Le taureau se précipita tête baissée. — Il n’avait rencontré que le manteau écarlate. Se retournant avec vitesse, il se retrouva en face du matador qui l’attendait, toujours en garde.

Il y eut encore une pause de quelques secondes.

Le plus profond silence régnait dans tout le cirque. On n’entendait que la respiration bruyante, l’espèce de râle du taureau, qui était là, haletant, tout couvert d’écume et de sang, jetant la fumée par les naseaux.

Miranda s’était légèrement courbé, abaissant la muleta ; puis, en même temps, il avait un peu levé le bras, ramenant le coude vers la poitrine, tenant l’épée inclinée au-dessus de la tête du taureau.

Tout d’un coup celui-ci s’élança de nouveau sur le matador ; — il s’était enferré lui-même, il était frappé à mort. Le bras du matador, passant entre les deux cornes, lui avait plongé l’épée jusqu’à la garde, à la naissance du cou.

L’estocade était magnifique !

Le taureau chancela, fit quelques pas à reculons, luttant contre l’agonie, secouant convulsivement la tête, comme pour rejeter de son corps le fer qui le traversait tout entier, puis il tomba à la renverse et demeura sans mouvement.

Une soudaine et universelle explosion de viva et d’applaudissemens éclata alors. Les femmes se penchaient, agitant leurs éventails ; les mouchoirs flottaient aux loges, aux gradas cubiertas et au tendido, tout le cirque en était pavoisé.

L’heureux et triomphant matador traversa l’arène pour aller déposer, au pied de la loge du roi, l’épée et la muleta, répondant par des baise-mains aux acclamations dont il était partout salué sur son passage.

Cependant l’élégant et riche attelage des mules, conduit par les chulos, était entré dans l’arène ; puis, lestes et fringantes, elles en avaient successivement enlevé au grand galop, traînés sur la poussière, les corps inanimés et tout sanglans des cinq chevaux et du taureau.

Tant de sang versé m’avait ébloui, m’avait donné le vertige ; je me sentais défaillir.

J’appelai un aguador, et je bus un grand verre d’eau fraîche. Pepita but aussi. — Moi, je buvais parce que je souffrais, parce que j’allais me trouver mal ; — elle buvait, elle, parce qu’elle avait soif ; — elle buvait vite, regardant en même temps dans l’arène, de peur de perdre quelque chose de la course qui continuait.

J’étais choqué de cette excessive attention, qu’aucune préoccupation ne pouvait distraire.

J’étouffais, j’avais besoin de respirer plus librement. Je me levai, je sortis, et j’allai me promener dans le corridor extérieur qui entoure les gradas cubiertas. Là, je me mis à une petite croisée qui regarde hors du cirque du côté de la chapelle et des autres bâtimens dépendans de la place.

À travers les vitraux de la fenêtre de la chapelle, je voyais briller sur l’autel les cierges allumés ; je voyais les fleurs dont, avant la course, les toreros avaient déposé l’offrande, avec leurs prières, aux pieds de la madone ; ni les cierges, ni les fleurs, ni les prières n’avaient ce jour-là sauvé Montès.

Il devait être mort déjà. Un vieux capucin du couvent de San Pasqual que je vis passer, tout pâle et les mains jointes, n’était même pas sans doute arrivé à temps pour le confesser.

Aux portes des écuries il y avait une dixaine de chevaux tout sellés et bridés, victimes préparées aux taureaux et destinées à être éventrées à tour de rôle.

Plus près, sous mes yeux, aux portes du cirque, on voyait des curieux, des amateurs en foule. C’étaient la plupart des mendians, qui, n’ayant pu payer pour entrer, restaient là du moins, afin de voir passer les corps des chevaux et des taureaux tués, à mesure que les mules les enlevaient et les traînaient au matadero.

À côté, des groupes de jolis petits enfans jouaient au taureau ; c’était une innocente parodie du sérieux et vrai drame qui se jouait aussi à deux pas ; c’était une préparation à son intelligence ; — pour ces enfans, c’était une éducation.

Je comprenais mieux Pepita. Je m’expliquais son courage et son sang-froid ; je leur trouvais des excuses ; elle n’était elle-même qu’une enfant. Plus aguerri, je rentrai ; je revins m’asseoir auprès d’elle.

IV.
Les Chiens.

Trois taureaux étaient entrés dans l’arène et en avaient été successivement enlevés, après avoir tué plus ou moins vaillamment sept chevaux, et s’être fait tuer eux-mêmes le tout à travers mille chances diverses pour les picadors, les chulos et les espadas, après l’alternative habituelle des cris et du silence, après d’effrénés applaudissemens et de tumultueuses injures jetés soit aux taureaux, soit aux toreros.

Le sixième taureau, un taureau navarrois, avait été introduit dans l’arène quelques instans avant que j’eusse repris ma place ; mais des huées et des sifflemens universels le poursuivaient de toutes les parties du cirque.

C’est que non-seulement il reculait devant les picadors sans vouloir affronter un seul coup de lance, mais il n’y avait pas un chulo de la place qui ne le mît en fuite de la voix ou du geste, et ne le couvrît d’affronts, soit en le tirant par la queue, soit en sautant et gambadant devant lui, et même par-dessus ses cornes.

Ce pauvre taureau, n’ayant nulle humeur guerrière, ne cherchait en aucune façon à tirer vengeance de ces injures ; son unique soin paraissait être de faire courir à sa suite tous les chulos de la place.

Le peuple, les yeux tournés vers la loge du roi, demandait les chiens à grands cris.

Le roi se toucha l’oreille avec la main. C’est un geste expressif qui signifie que les chiens sont accordés.

Des applaudissemens de joie et de reconnaissance éclatèrent de tous côtés.

D’ordinaire, en pareil cas, pour punir le taureau de sa lâcheté, on lui inflige le supplice des banderillas de fuego (ce sont des flèches garnies d’un artifice qui s’enflamme avec détonation quand on les lui pique dans le cou), à Madrid on n’use pas d’autre moyen. Les chiens ne figurent guère qu’aux courses d’Aranjuez.

C’était donc un épisode inaccoutumé, et des plus curieux.

Les alguazils se mirent en mouvement, afin de faire exécuter au plus vite les ordres du roi.

Bientôt furent amenés deux énormes chiens gris. Deux chulos de la place les conduisaient, ou plutôt étaient conduits par eux, car les terribles dogues, mal retenus par les mouchoirs passés autour de leurs cous, ayant aperçu déjà leur ennemi, entraînaient rapidement leurs guides vers lui. Lorsqu’ils furent à vingt pas du taureau, on les lâcha ; alors ils se précipitèrent sur lui avec acharnement, cherchant à lui mordre les oreilles et à s’y attacher ; mais le taureau, devenu brave contre ces nouveaux adversaires, les attendait, tête baissée, et les recevant sur ses cornes, les fit successivement sauter à trente pieds en l’air, trois ou quatre fois de suite.

Tous deux étaient meurtris, blessés et couverts de sang ; ils revenaient cependant à la charge, mais faiblement et en aboyant, ce qui est pour eux un signe de détresse.

Il fallait un renfort. Deux autres chiens plus grands et plus forts furent amenés et lancés de même.

La lutte n’était plus égale. Tous quatre à la fois attaquèrent le taureau, qui résista bien quelques instans encore, mais dut bientôt céder.

À chacune de ses oreilles deux chiens s’étaient déjà suspendus. Il avait beau les secouer par de furieux coups de tête et les faire tournoyer, se fouettant avec violence les flancs de leurs corps, ils ne lâchaient pas prise.

Vaincu par la souffrance, il se résigna, baissa la tête, et ne bougea plus.

Il était ce qu’en langage tauromachique on appelle coiffé.

Alors vint un obscur torero, assassin vulgaire, qui lui enfonça une épée dans le côté à plusieurs reprises.

Le taureau tomba.

Ce fut ensuite une terrible tâche que d’arracher de son corps ces dogues acharnés ; il fallut que plusieurs chulos les tirassent chacun par la queue de toute leur force ; cependant, à peine les deux premiers chiens eurent-ils été séparés de leur victime, ils tombèrent épuisés et à moitié morts, et il fallut que leurs gardiens les emportassent dans leurs bras.

Ils furent, à leur passage, salués par les applaudissemens du peuple.

Ils s’étaient bravement conduits, en vrais et bons chiens.


V.
La mort d’un Cheval.

Ce taureau une fois enlevé par les mules, il nous en revenait un encore, — le septième.

Le jour commençait à baisser. Il n’y eut point de temps perdu. La porte du toril s’ouvrit, un beau taureau de Ciudad-Real s’élança dans l’arène.

Il se jeta d’abord, furieux, sur le premier picador Sevilla, que d’un choc il renversa avec son cheval ; puis il courut à l’autre picador.

Sevilla fut bientôt relevé par les chulos qui l’avaient entouré. Il voulut remonter sur son cheval, mais le pauvre animal ne se traînait plus qu’à peine ; il était blessé, et blessé à mort : ses entrailles lui sortaient du ventre et balayaient la terre.

C’était horrible à voir ; — cependant je regardais attentivement. — comme malgré moi.

Soudain je fus saisi d’un frisson… —

Ce pauvre cheval ! je le reconnaissais à n’en pas douter ; c’était bien le même : — il avait sur le front et sur le cou, du côté gauche, deux petites taches blanches en forme d’étoile ; du reste, il était tout noir, à tous crins. — Oh ! oui, c’était bien le même ! —

C’était un cheval de race, un cheval anglais, dont la jeunesse avait dû être heureuse et brillante ; mais ayant vieilli, de cheval de luxe il était devenu cheval de louage.

Il n’y avait pas huit jours, je l’avais pris pour aller à Tolède ; et, bien qu’il ne lui restât guère de forces, bien que ce fût une longue et pénible route, pour aller, pour revenir, il avait fait tant d’efforts ! il avait eu tant de courage ! courant presque sans cesse au galop pour suivre le trot des jeunes et forts chevaux andalous de mes compagnons, et ne me point laisser en arrière !

Oh ! oui, c’était bien le même ! — Nous avions été comme deux amis pendant toute cette route ; je m’en souvenais encore, — deux vrais amis : lui, m’ayant vite reconnu pauvre cavalier, et quand venait quelque fossé, quelque ruisseau, ne profitant d’aucun de ses avantages pour m’y jeter et me laisser là ; moi, tout reconnaissant de sa docile bonté, lui laissant de temps à autre quelque répit, souffrant qu’il mangeât un peu de la belle herbe fraîche qui bordait le chemin. — Nous avions été de bons amis, de bons camarades de voyage. —

Puis, lorsque nous arrivions à Tolède, après avoir traversé le pont d’Alcantara, au pied de ces rues à pic qu’il fallait gravir, accablé de lassitude, inondé de sueur, tout haletant, il avait été sur le point de s’abattre ; — pourtant il avait su trouver assez de force encore pour me porter au haut de la ville, mais une fois entré dans l’écurie, il s’était couché sur la paille, sans en bouger pendant trois jours ; et moi, sans pitié, lorsque nous étions repartis, je l’avais fait seller pour me ramener, et nous avions encore galopé huit heures et sans repos, au grand soleil.

Le pauvre animal ! que de courage il lui avait aussi fallu pour ce retour ! — Il s’était tout-à-fait épuisé, sans doute, à ce voyage ! N’étant plus bon à rien, on l’avait vendu peut-être une once[15] pour la place des taureaux.

Il était là toujours cependant, tout tremblant, tout chancelant, sous mes yeux !

Alors vinrent deux chulos pour le faire sortir de l’arène. L’un d’eux le tirait par la bride. Comme il n’avançait pas, l’autre le frappa d’un bâton à plusieurs reprises.

Chacun de ces coups me frappait violemment moi-même, et me retentissait dans l’âme.

Le pauvre animal fit un pas ; en même temps il releva un peu la tête, et la tourna de mon côté.

Je rencontrai son grand œil humide et trouble, où je pus lire sa souffrance, son agonie ; — où je pus lire aussi une sorte de triste et doux reproche.

Ce regard me disait : — Vous êtes un homme cruel ; vous m’aviez à moitié tué de fatigue, et vous venez me voir achever ici !

J’étais navré.

Je ne pouvais plus supporter ce spectacle ; je me couvris les yeux avec les mains.

Je demeurai quelque temps ainsi, le front appuyé sur la balustrade, n’osant plus regarder. — J’aurais donné beaucoup alors pour pouvoir pleurer.

Enfin Pepita me tira doucement par le bras. Je relevai la tête avec crainte.

Il n’était plus là, le pauvre vieux cheval ! On l’avait emmené mourir hors de la place ; — on l’avait aidé peut-être ! — C’était une cruelle — et consolante pensée. Je souffrais moins pourtant : je ne le voyais plus là dans les convulsions, sous l’impitoyable bâton des chulos ! — je souffrais moins.


VI.
La Media luna.

Le soleil était couché.

Bien que blessé cinq fois par les lances des picadors, et le cou tout hérissé de banderillas que, dans sa douleur, il secouait, comme une crinière, en mugissant, le taureau n’était pas encore vaincu.

L’obscurité augmentait ; il devenait difficile et dangereux d’attaquer le taureau avec l’épée ; on ne voyait plus assez clair pour placer l’estocade.

Un chulo entra dans l’arène avec la media luna. C’est une longue perche, terminée par un croissant de fer tranchant et bien affilé.

Pendant que les capeadors occupaient le taureau, en faisant flotter devant lui leurs manteaux, le chulo s’approcha de lui doucement, par derrière, et avec la media luna, lui coupa traîtreusement l’un des jarrets.

Le pauvre taureau tomba, puis se releva. Il ne se soutenait plus que sur trois jambes ; la quatrième ne tenait guère à la cuisse que d’un côté, par la peau ; il sautait ainsi plutôt qu’il ne marchait.

Il se défendit encore vaillamment quelques instants.

Tous les capeadors tournaient en roue autour de lui, traînant à terre leurs manteaux pour achever de l’étourdir et le renverser.

Enfin il s’agenouilla.

Un des matadors avait présenté au taureau la muleta, sur laquelle celui-ci tenait les yeux attachés[16]. Alors s’approcha le cachetero, qui, lui glissant doucement la main entre les deux cornes, lui enfonça un poignard dans la tête.

Il s’abattit tout-à-fait.

La tragédie toro-humaine était achevée. —

Le roi se leva pour partir. Il faisait presque nuit ; cependant le peuple demandait à grands cris un huitième taureau.

Le roi se retira sans écouter.

Que voulait de plus cet insatiable peuple ?

On lui avait donné sept taureaux, vingt chevaux, et un homme ! —

Que voulait-il de plus ?


La nuit avait baissé le rideau. Le spectacle était fini. Il était temps ; j’en avais assez ainsi ; je respirais enfin plus librement.

Je me levai pour sortir.

Pepita m’avait pris le bras, et s’appuyait familièrement sur moi. Elle s’appuyait sur du marbre. Je ne disais mot ; je me sentais peu touché de cette brusque intimité ; — je la souffrais cependant.

Cette jeune fille, me disais-je, est belle ; mais elle n’a pas la beauté de la femme, la vraie beauté, la douce pitié qui tremble et pleure.

Quand nous fûmes descendus, lorsque nous nous trouvâmes dehors :

— La course a été bien belle, ami, me dit Pepita, avançant son visage sous le mien.

Je la regardai fixement.

Elle souriait encore. C’était toujours ce sourire fatigant, ce sourire vulgaire qui s’empare de la figure à l’insu de l’âme, qui ne traduit rien du cœur et n’amène aux yeux nulle ombre de la pensée ; ce sourire qui vient s’étendre sur les lèvres, par coquetterie, pour montrer de belles dents ; ou bien jouer dans les traits machinalement, on ne sait pourquoi, comme un ressort. Je trouvai ce sourire insipide, choquant, maussade, inhumain ; il me fit mal. Il m’enlaidit tout ce joli visage ; je n’y vis plus qu’une déplaisante grimace.

J’eus tort. Je fus ingrat et dur. Je m’en repens.

— Oui la course a été bien belle, dis-je sèchement à Pepita, dégageant soudain mon bras du sien, — trop belle.

Et m’éloignant en même temps, je me perdis dans la foule.


Le patient lecteur qui a bien voulu suivre jusqu’au bout ce long récit, doit être ici franchement averti que c’est au nom d’un jeune Anglais, récemment arrivé d’Espagne, qu’on vient de parler. On a reproduit les diverses scènes qui précèdent scrupuleusement, telles qu’il les a racontées : on ne prétend d’ailleurs, en aucune façon, subir la responsabilité des émotions, parfois plus que singulières, du sensible et impressionnable gentleman.


Antoine Fontaney
  1. L'amphithéâtre découvert où se place le peuple.
  2. Les bancs exposés au soleil.
  3. Les amateurs.
  4. L’amphithéâtre couvert qui règne au-dessus du tendido.
  5. Sous cette dénomination, on comprend tous ceux qui combattent le taureau dans la course.
  6. Espadas ou matadors, ceux qui combattent le taureau avec l’épée.
  7. Ceux qui doivent piquer dans le cou du taureau des flèches appelées banderillas.
  8. Sorte de bonnet noir, orné de rubans noirs.
  9. Ceux qui combattent le taureau à cheval et avec la lance.
  10. Ceux des toreros qui n’ont, contre le taureau, d’autre arme que le manteau.
  11. L’écurie où sont renfermés les taureaux.
  12. Le conducteur, le gardien des taureaux.
  13. Grisette
  14. La muleta est un petit drapeau rouge attaché à une baguette.
  15. L'once vaut un peu plus de 80 francs de notre monnaie.
  16. C’est le torero qui achève d’ordinaire le taureau avec le cachète, sorte de poignard qu’il lui enfonce dans la tête.