Scènes de la Révolution russe/02

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Scènes de la Révolution russe
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 180-210).
LENDEMAINS DE RÉVOLUTION
À PÉTROGRAD


LA LIBERTÉ DANS LA CITÉ


Pétrograd, de mars à mai 1917.

La révolution a pris fin, — du moins dans sa phase aiguë. Plus de cris ; plus de coups de feu. On s’éveille... D’un cauchemar ou d’un rêve ?... On ne sait plus. On a vécu d’une vie si intense, tantôt épouvantée, tantôt enthousiaste !... On en est encore comme étourdi... On se tâte, on se compte : oui, oui, nous sommes tous là quoiqu’un peu pâlis, les nerfs brisés, et hésitans. Vite, un coup d’œil à la fenêtre, un tour dans la rue pour dissiper les dernières brumes du cerveau et prendre contact avec la vie nouvelle...

Nous voici dehors. Le drapeau si terni, si fripé de l’hôpital, a été remplacé par un autre où la croix-rouge flamboie dans de la blancheur neuve. Et cela émeut comme un symbole... Un ouvrier, grimpé sur une échelle, est occupé à ficher un grand drapeau rouge dans des crampons de fer nouvellement posés. L’air matinal est frais, un peu piquant, tchisti (propre), comme disent les Russes, débarrassé des impuretés qui le rendaient lourd.

La vie normale reprend. Les ménagères, cabas au bras, attendent leur tour pour le pain devant les boutiques. Elles causent entre elles ou échangent avec les passans des réflexions rapides.

— Eh bien ! est-ce qu’il y aura du pain, maintenant ?

Bôndiet ! bôndiet ! (Il y en aura ! il y en aura !) Et bien meilleur : du pain de la révolution !

Car tout le monde a confiance et attend du gouvernement nouveau plus peut-être que les circonstances ne lui permettront de donner. Quelques isvostchiks sont venus prendre l’air de la rue, avec des chevaux ragaillardis par une semaine de paresse. Un traîneau villageois passe, conduit par un paysan. Les planches du fond disparaissent sous une couche de paille. La douga bariolée, rouge, jaune, verte et bleue, à dessins barbares, arrondit son arc au-dessus du cou du cheval. Comme tant d’autres, il a dû arriver à Pétrograd, retentissant de grelots et pavoisé de rubans, pour la « semaine du beurre [1]. » Attardé, il s’est trouvé pris par la révolution. Maintenant, il s’en retourne au village, et j’imagine l’accueil que les paysans avides de nouvelles lui feront au retour !

Comme la rue est vive, animée ! Les promeneurs débordent des trottoirs pour se répandre sur la chaussée où le charroi est encore peu intense. Les fripiers tatares, leur enveloppe de toile ou de lustrine sous le bras, se remettent à errer, l’oreille tendue au moindre appel ; les jeunes garçons de boutique traînent par une ficelle passée sur leur épaule le petit traîneau familier ; des employés, — des tchinovniks, — reprennent le chemin délaissé de leur bureau ; des juifs, logés dans les environs de la synagogue toute proche, aspirent avec plaisir l’air nouveau, beaucoup plus favorable pour eux que l’ancien ; des femmes, des jeunes filles trottinent dans la neige, bottées de feutre sous la jupe courte, regardées en dessous par des groupes de marins ou de soldats qui flânent, la cigarette au bec, plaisir si nouveau qu’il garde presque la saveur du fruit défendu !

Près du petit pont, un orchestre de cuivre fait retentir la première phrase musicale de la Marseillaise. Les sons partent de la caserne des Equipages de la Garde, à l’angle du canal. Et tout le monde d’y courir... Au dernier accord, applaudissemens, hourrahs, tout l’enthousiasme d’une foule ivre de sa jeune liberté !

Nous sommes en pleine lune de miel du Peuple et de la Révolution...

La joie de vivre, éparse dans l’air nouveau, nous entraîne. Nous longeons le canal Krionkoff pour atteindre celui de la Moïka. Des curieux stationnent autour de la prison incendiée. L’église, dont nous avons vu évacuer les ornemens précieux, est l’objet d’un véritable pèlerinage. Dans la cour d’une maison voisine, des soldats passent en revue un tas de couvertures brunes qu’on a jetées là. Les gamins du quartier jouent autour des piquets de tente, confectionnés par les prisonniers et qu’on a sauvés, puis amoncelés aux abords de la prison. Plus loin, devant les Archives de la police, les papiers brûlés, d’où quelques petites flammes et de la fumée s’échappent encore, forment un rempart calciné dans lequel des moujiks portent sans se presser la pioche et la pelle. Des fils de fer arrachés pendent lamentablement le long des poteaux télégraphiques. A l’angle de deux rues, dans une tchaïnaya à la devanture peinturlurée de couleurs éclatantes, mais délavées par les pluies, on sert gratuitement aux soldats du thé et du pain. Nous déposons notre offrande dans une petite caisse gardée par deux jeunes filles et je monte délibérément les quatre marches de pierre qui conduisent à la tchaïnaya.

Fumée, bruit et poussière... A travers l’atmosphère lourde, empuantie de tabac, de relent humain et de cuir de bottes, je distingue une salle, peut-être vaste, mais coupée en compartimens par de massifs piliers carrés qui se rejoignent en cintre, à la manière des églises romanes, — avec l’art en moins... Derrière un comptoir, où le samovar en resplendissante robe de cuivre a l’air d’une princesse fourvoyée dans un mauvais lieu, des matrones étalent leur rotondité. Les petites servantes, plus agiles, le torchon noué autour de la taille, portent de place en place le thé fumant et les assiettées de pain noir. Autour des tables sans nappes, le fusil posé entre leurs jambes ou à côté d’eux, des soldats boivent et mangent, bavardent et fument. Malgré mes efforts, je ne puis établir de rapprochement entre ces hommes aux uniformes ternes, maculés et déjetés mais sans pittoresque, et les « Ça ira » déchirés, en lambeaux, chemises ouvertes et poitrines au vent de la Révolution française. Je m’imagine plutôt être transportée dans une de ces tavernes du quartier de Suburre où, après une dure campagne, les soldats des légions venaient boire et se divertir en liberté. La révolution russe manque totalement de ce romantisme qui a jailli de la nôtre comme d’une source retrouvée de l’âme française !

Tout l’intérêt qu’offre cette troupe attablée se concentre dans l’expression des visages. Elle révèle une brusque transformation intérieure, une déviation inattendue de l’axe autour duquel gravitait la sensibilité de ces êtres encore primitifs. Ces soldats, ou leurs pareils, je les ai vus, il y a quelques mois, sur le front, mais combien différens ! Moujiks arrachés à leur glèbe, ils gardaient au fond de leurs yeux, soudain traversés par de rapides éclairs de vaillance, un peu de cette rêverie sans but que dépose dans l’âme de certains paysans, comme dans celle des nomades du désert, le spectacle continu des vastes espaces, associé à un labeur solitaire et silencieux. Maintenant y éclate l’orgueil de leur victoire civique.

Près de la Moïka, des autos filent, rapides, occupés par des miliciens et des soldats. Ils ont remplacé les fusils et les mitrailleuses de ces derniers jours par des paquets d’imprimés qu’ils distribuent au vol, à travers la ville. Les blancs messagers tournoient un moment au-dessus des têtes. Les bras se tendent pour les saisir ou, lorsqu’ils viennent s’échouer sur le sol comme des oiseaux blessés, la foule se jette en bousculade sur la neige et les couvre de son corps, tant elle en est avide. C’est qu’ils sont, ces imprimés, les seuls porteurs de nouvelles, les grands journaux n’ayant pas encore repris leur publication. Celui-ci, dont nous avons réussi à nous emparer, est le n° 9 d’Isvestia (Les Nouvelles), organe du parti des ouvriers dont le dévouement de typographes bénévoles assure la quotidienne apparition. Entre autres choses, il publie la renonciation de Michel Alexandrovitch au trône de Nicolas II, son frère. La nouvelle en était déjà connue, mais on lit le texte et on le commente avec une satisfaction visible. A peine né à la liberté, le peuple russe va d’un bond jusqu’au point extrême de ses exigences. Il est pareil à ces gaz dont la violence d’explosion est en proportion de leur degré de compressibilité. Une bonne et durable constitution lui paraissait, il y a quinze jours à peine, un idéal inespéré. En une semaine, la révolution a projeté ses désirs bien au delà. Il se délecte, il s’enivre aux syllabes, nouvelles pour lui, du mot respoublika, et c’est déjà la république sociale qu’il lui faut.

— La Révolution française ? disent avec une moue un peu dédaigneuse ceux qui la connaissent mal. Il en est sorti une nation de bourgeois. Nous ferons plus vite et mieux !

D’autres, qui n’ont retenu du grand mouvement libérateur émané de la France que le côté sanglant, comme des enfans dont le cerveau reste fermé aux idées, mais dont les sens et l’imagination perçoivent le choc d’une image tragique, vont répétant avec un naïf orgueil :

— Chez nous, ce n’est pas comme en France ; nous avons fait notre révolution sans presque verser de sang !

Et quelqu’un d’ajouter, conciliant :

— Vous savez... la Révolution française... il y a déjà plus d’un siècle... Les gens sont plus civilisés à présent.

Mais, en faisant entrer en jeu la civilisation actuelle, aucun de ces hommes ne songe à tourner ses regards vers l’Allemagne assassine obligeant le progrès humain à se faire le complice du meurtre et de la ruine, à ramener sa pensée sur les ruines de Liège, d’Ypres, de Louvain ou de Reims, la deux fois sacrée, — par l’histoire et par le malheur !

Il n’est pas rare d’entendre au coin d’une rue, dans un magasin, quelque Russe plus instruit ou quelque Français blessé dans sa fierté nationale, exposer avec calme ou développer avec des gestes véhémens ce que fut la Révolution française, génératrice de toutes celles du présent et de l’avenir. Et, pendant ce temps, plus éloquent que toutes les paroles, dominant toutes les controverses, l’air sublime de la Marseillaise traverse l’espace, pareil à la personnification grandiose que Rude en plaça sur l’un des piliers de l’Arc de Triomphe, et entraîne toutes les âmes au vent de son fougueux élan !

Une foule, plus avide que curieuse, se presse autour d’une façade en angle sur la rue de la Poste et la ruelle de la Garde-à-Cheval. Cette façade est tout ce qui reste du somptueux hôtel du comte Frédériks, ministre de la Cour. J’ai connu le comte Frédériks [2] lors de mon séjour à Livadia, où il se reposait avec sa famille. C’était un de ces Russes d’origine allemande lettrés, cultivés et courtois, comme il s’en rencontre entre Libau et Narva, dans les provinces russes de la Baltique, parfois très sincèrement attachés à la Russie et dont le mélange du sang, l’effet de l’éducation et des habitudes ont fait un type tout à fait spécial. Quant au comte Frédériks, son titre de ministre de la Cour, au moins autant que son origine allemande, a fait que la haine du peuple s’est abattue sur lui dès la première heure. Son hôtel, où s’étaient peu à peu accumulés les objets les plus précieux et les pièces de collection les plus rares, a été envahi, pillé, puis incendié. On prétend cependant que bon nombre des trésors artistiques qu’il renfermait ont été sauvés. Maintenant, des yeux et des mains avides fouillent entre les pierres calcinées, cherchant s’il ne reste pas quelques précieux débris à recueillir. Le comte, actuellement arrêté, se trouvait auprès de l’Empereur au moment du désastre. Sa femme, âgée et malade, put être secrètement transportée dans un hôpital où on la cache sous un nom d’emprunt ; sa fille, atteinte de scoliose, réussit à se sauver. Quant au comte, on l’accuse d’avoir comploté contre la Russie en faveur de l’Allemagne. Il est difficile de démêler avant le procès ce qu’il peut y avoir de vrai ou de faux dans ces accusations. Le fait certain, c’est que la Russie, empoisonnée du venin allemand depuis Pierre le Grand, n’a pas su s’en délivrer au moment de la guerre. Le peuple de la révolution fera-t-il ce que n’a pu ou voulu accomplir la monarchie tsariste ? Jusqu’à présent, et sauf le comte Frederiks, il ne parait pas qu’aucun Allemand de Pétrograd ou d’ailleurs ait été molesté en rien.

Sur la place d’Isaac, grande affluence autour d’Astoria, hier encore le plus luxueux, le plus bruyant, le plus sélect hôtel de Pétrograd, réduit maintenant au silence et à la désolation. Sa façade plate, sa lourde architecture germanique, ses glaces extérieures brisées, forment un sinistre pendant aux fenêtres aveuglées de planches, au fronton découronné de l’ambassade d’Allemagne qui lui fait face et dont il fut, avant la guerre, un des centres d’espionnage les plus actifs.

Le long de la riche Morskaïa (rue de la Mer), bordée des plus beaux magasins de la ville, et de la Perspective Newsky, les autos particuliers qui ont pu échapper à la réquisition commencent à se risquer hors de leur garage, et les gens timides à sortir des maisons où une semaine de terreur les confina. Les portraits de la famille impériale, jusqu’à celui de la grande-duchesse Tatiana, qui fut la préférée du peuple russe, ont disparu des vitrines. Sur les monumens d’où on n’a pu le retirer encore, le monogramme de l’Empereur est recouvert d’un lambeau d’étoffe rouge. C’est ainsi que la grille du Palais d’Hiver, sur laquelle ce monogramme, enfermé dans un médaillon, se répète de distance en distance, semble de loin porter des stigmates de sang. L’impression vous hante à la longue de ces drapeaux rouges, de ces revêtemens d’étoffe rouge, de ces cocardes rouges attachées aux manteaux ou piquées aux bonnets de fourrure, de ces affiches rouges plaquées aux murs, — lambeaux arrachés par la colère du peuple à la pourpre impériale du dernier des Romanoff.

Sur quelques maisons on lit encore, tracé à la machine à écrire, l’Appel des soldats consciens, affiché le 1er mars, et invitant la force armée à maintenir l’ordre dans la rue pendant les jours qui vont suivre. L’Appel constate que, malheureusement, des magasins ont été pillés, des maisons et des domiciles particuliers violés et dévastés, et il ajoute : « Ces désordres ne servent qu’à discréditer dans l’opinion publique le grand mouvement révolutionnaire du peuple russe, et il est de notre devoir de les rendre impossibles. »

Nous voici arrivés à la hauteur de Gostiny-Dvor. On nomme ainsi un vaste bâtiment blanchi à la chaux, composé d’un rez-de-chaussée surmonté d’un étage en cintre et entouré d’un promenoir à colonnes. Il n’est pas de ville russe tant soit peu importante qui ne possède son Gostiny-Dvor. Cela tient le milieu entre le bazar oriental, — si amusant avec ses ruelles étroites et couvertes, ses boutiques où l’artisan travaille sous les yeux de l’acheteur — et nos grands magasins d’Occident.

Le Gostiny-Dvor de la Perspective Newsky mesure environ une verste de tour [3], et contient près de 200 boutiques, ayant chacune sa spécialité. Par tous les temps et dans toutes les saisons, la circulation est intense sous le promenoir. On y entend toutes les langues d’Europe ou d’Asie, on y rencontre tous les types humains, on y croise tous les costumes, depuis le. cafetan du Sarte, bordé d’un liséré de fourrure et ouvert sur une longue tunique de couleur tendre, jusqu’aux derniers modèles de la mode parisienne. C’est un lieu de rendez-vous et de caquetages autant que de négoce. Quelques semaines avant la Révolution, on s’y pressait encore autour de la petite boutique du marchand grec, d’où s’échappait une alléchante odeur de sucre brûlé. On trouvait là toute la bonbonnerie chère à l’Orient... et à la gourmandise des Russes. Le sucre, devenu rare, a terriblement renchéri ; la boutique du marchand grec et ses noix caramelées, son halvatt et ses figues confites s’en ressentent.

Aujourd’hui, une étrange scène se déroule à Gostiny-Dvor. Un jeune homme en costume d’étudiant monte sur une estrade improvisée, crie et gesticule. Nous approchons. On entend :

— Le numéro d’hier du journal de Moscou Rannïé ontro (la première heure), cinq kopeks !... Qui donne plus ?...

— Deux roubles ! crie une voix.

Et aussitôt, l’enchère monte : 10 roubles ! 15 roubles ! 18 ! 28 !... Enfin, le numéro est adjugé à 50 roubles.

Les journaux de Pétrograd ayant cessé de paraître depuis une semaine et l’arrivée de ceux de Moscou ayant été interrompue pendant trois jours, les étudians ont eu, dès la reprise de service des chemins de fer, l’ingénieuse idée de vendre aux enchères, et au profit des postes de ravitaillement pour les soldats, les premiers numéros parus. La criée a été productive à Gostiny-Dvor ; elle ne l’est pas moins, au coin de la rue Troïtskaïa où la même scène se renouvelle. Un numéro du Rouskoyé Slovo a été adjugé à 100 roubles, ainsi qu’un Rousky Viédémosti et la foule d’applaudir et d’accompagner les acheteurs avec des ovations frénétiques. On dit, mais je n’ai pas assisté aux enchères, que sur un autre point de la Newsky un numéro de ce même journal a atteint le prix fantastique de 10 000 roubles (plus de 20 000 francs).

Un trafic original se fait sur les ponts où l’on vend à vil prix des revolvers, des fusils, des sabres d’officiers et des kortiks (épée courte) de marins, volés aux officiers, pris à l’Arsenal ou réquisitionnés sans droit dans les maisons.

Bien que les tramways ne fonctionnent pas encore, que les isvostchiks soient rares et d’un prix inabordable et que l’on commence à trouver bien long le chemin, nous poussons jusqu’à la place Znamenskaïa où eut lieu le choc sanglant du 26 février, entre l’armée et la police. La statue équestre de l’empereur Alexandre III, lourde et sans majesté d’ordinaire, et qui assista à l’effroyable combat, se dresse, invisible et tragique, sous un revêtement d’étoffe rouge, comme si avait passé sur elle toute la vague de sang.

A Pétrogradskaïa-Stérana, à Viborskaïa, où retentissent les sinistres clameurs de la faim, à Vassiliewsky-Ostrow et dans tous les quartiers ouvriers, l’effervescence n’est, parait-il, pas calmée encore. Le chômage continue dans les usines. Des ivrognes traînent par les rues. On continue à traquer les derniers représentans, à poursuivre la police. Quelques coups de feu ont été échangés... derniers effets d’un orage qui va s’apaisant.


A LA CASERNE. LE CONSEIL DES DÉPUTÉS OUVRIERS ET SOLDATS

Guiorgni, le matelot, est revenu tout triste de la caserne, Certains de ses « camarades » lui ont reproché d’être un « lécheur d’assiettes » parce que, malgré la suppression des « ordonnances, » il continue à demeurer dans la famille de son lieutenant à laquelle il s’est attaché. Lorsqu’il entra comme matelot au service du lieutenant de marine. S... Guiorgni était un garçon pâle et délicat. On lui épargna les travaux pénibles, les courses par les grands froids ; sa santé se fortifia peu à peu.

— Ne jugez pas du service des ordonnances et des matelots en Russie parce que vous avez sous les yeux, me dit quelqu’un. Chez le lieutenant S... les subalternes sont traités « à la française ; » mais la façon dont se comportent avec eux la plupart des officiers, et surtout leurs femmes, n’explique que trop leur animosité et leur révolte. Tout ce qui porte un uniforme en Russie se croit en droit d’être hautain, arrogant, voire brutal.

Même après la Révolution de 1905 des punitions corporelles n’ont pas disparu du code militaire russe. Un jeune docteur militaire m’a assuré qu’avant la révolution il arrivait encore qu’un soldat fût passé par les verges, même sur le front.

— Il est vrai, m’a-t-il dit, que c’était presque toujours dans des cas où les sévérités de la discipline eussent exigé la peine de mort.

Un autre officier m’a raconté ceci :

— Un jour de la fin de l’hiver 1916, j’arrive à N... et je me rends tout droit à la caserne. La ville regorgeait de soldats. N... est un des centres militaires les plus importans du Nord-Ouest. Elle reçoit surtout les paysans des gouvernemens du Nord, qui sont les plus arriérés de la Russie. Aussi est-elle renommée pour l’ignorance de ses recrues. Ce sont de braves gens, mais qu’aucun facteur de civilisation n’a touchés. Leurs villages restent isolés les uns des autres pendant la plus grande partie de l’année, et les hommes n’y ont de contact entre eux qu’à l’époque des foires où l’on s’en va vendre les peaux des animaux tués pendant l’hiver. Imaginez ces gens transportés tout à coup à la ville, à la caserne. Tout leur est un sujet d’étonnement, d’admiration ou de terreur. Le dernier des gradés leur apparaît comme une espèce de Dieu, omnipotent et omniscient. Ils ne manquent pas d’intelligence, mais tout concourt à les paralyser : leur vocabulaire, qui les sert mal, leurs gestes que la timidité rend gauches. Ils comprennent à peine les ordres qu’on leur donne, et Dieu sait comment ils les exécutent ! Une parole ou un geste de colère les terrorise et il faudrait être un ange pour rester calme auprès d’eux. Cependant, une fois le sentiment de terreur dompté, ils sont, comme les autres, capables de faire d’excellens soldats, mais aussi de se livrer aux pires fantaisies.

Donc, j’arrive à la caserne. J’entre au poste de la compagnie. Plusieurs gradés y sont réunis autour d’un praportchik. Une botte git sur le plancher, la tige fendue du haut en bas, avec un couteau. Le praportchik, furieux, gesticule et crie :

— En voilà une brute ! Fendre sa botte pour couper à l’exercice ! Et, en temps de guerre, encore ! Ah ! il va voir ! Il va voir !

Presque au même moment, on introduit le soldat.

— Te voilà ! brute ! triple brute ! crie l’officier.

Et, saisissant la botte par la tige, il en soufflette l’homme à droite, à gauche, encore et encore, jusqu’à ce que, fatigué, il jette la botte dans un coin :

— A présent, file !

Le soldat ne se fait pas répéter le commandement ; mais il n’a pas plutôt fait demi-tour qu’il reçoit dans le bas de son individu, un coup de pied solidement appliqué et qui l’envoie buter du nez contre la porte par laquelle il allait sortir.

J’avais assisté, muet, à toute la scène.

— Je vous demande pardon, mon cher, dit alors le jeune officier en se tournant vers moi ; mais que faire avec ces brutes ? Ma correction lui épargne quelque chose de pis.

— Peut-être, en effet, dis-je, si on avait demandé son avis au soldat, aurait-il choisi de lui-même la punition imaginée par son officier, plutôt que le jugement militaire encouru ; mais qu’est-ce que cela eût prouvé, sinon que la dignité d’homme n’avait été ni éveillée, ni cultivée en lui ?

— C’est précisément à cette conclusion que j’en voulais venir. Toute la supériorité de la discipline française sur la nôtre est là.

Quel terrible cercle : le subordonné abruti par la peur ; l’abrutissement du subordonné provoquant dans le chef la colère qui crée la peur ! Cependant ne généralisons pas outre mesure. Il est, dans tel régiment, tels officiers qui surent concilier la dignité humaine et la discipline.

— Je me revois à la caserne de notre régiment avant la guerre, me dit le capitaine V... C’est le moment de la conscription. Les jeunes conscrits vont venir. Chaque officier les attend dans sa compagnie. Ils arrivent. Ce sont de beaux gars, triés sur le volet, bien musclés, intelligens. Mais ce sont des paysans, un peu troublés par tout ce que leur situation comporte de nouveau et d’inattendu. L’officier les reçoit, les inscrit, leur montre les tableaux qui rappellent les gloires du régiment auquel ils vont avoir l’honneur d’appartenir, et dont ils auront à continuer les traditions, puis il les conduit devant l’icône. Ainsi la première personne avec laquelle le soldat entre en contact, c’est l’officier appelé à le commander.

« Maintenant, imaginez les rapports qui vont s’établir entre ces deux hommes de milieu, d’éducation, de mentalité si différens. Le plus souvent, le moujik n’a fréquenté aucune école ; il ne peut s’exprimer qu’en un langage primitif comme sa pensée même. Du grand pays qu’il habite, il ne connaît que son village perdu dans l’immensité des plaines, entre l’étang et la forêt. En fait d’édifice, il n’a vu que son église ou celle du bourg voisin Arraché à ces spectacles familiers, il se sent faible, isolé, perdu. A côté de lui vit un autre homme, à la démarche aisée, à la parole facile, et cet homme est son chef. Il en a d’abord eu la crainte ; puis il s’est aperçu que ce chef était bon. Or, de tous les sentimens, celui auquel le paysan russe est le plus accessible, c’est la bonté. Le voilà rassuré ; à la crainte succède le respect. Les jours passent ; l’accoutumance se fait. Il ne tarde pas à s’apercevoir que tout ce qui lui arrive d’agréable ou d’utile à la caserne lui vient par son officier. Il y est entré illettré ; son officier l’instruit ; il assiste aux cérémonies du culte, et son officier y assiste avec lui. Est-il aux prises avec une difficulté, il lui suffit d’en faire part à son officier pour qu’elle s’aplanisse. Ainsi naissent en lui la confiance et cet attachement qui, sur le champ de bataille, le rendra obéissant et dévoué jusqu’à la mort. »

Ainsi parla le capitaine V… Etrange contraste entre ce tableau idyllique et la scène peinte par le jeune officier de N… La Russie est faite de ces contradictions…

Quoi qu’il en soit, Guiorgni souffre de quitter un milieu qui convenait à son âme exempte de vulgarité. Assis sur une chaise de la cuisine, dans une pose affaissée, il se lamente :

— Qu’est-ce j’irai faire avec eux ? Bog snaït ! (Dieu le sait !) On ne dirait plus des hommes. Ils disent qu’il ne doit plus y avoir d’officiers et que, s’il y en a, c’est eux qui les choisiront. À la caserne, ils m’ont chargé des travaux les plus durs !… Et voilà, ajoute-t-il non sans logique, ils appellent cela la liberté !… La leur, peut-être… Mais la mienne, qu’en font-ils ?…

Il faut bien le dire, car cela est désormais de l’histoire, c’est le pricaz (ordre) no 1 publié par le Conseil des députés des ouvriers et des soldats[4] qui a fait tout le mal. Ce Conseil, aujourd’hui tout-puissant, est sorti du groupe des députés troudoviki ou travaillistes. Il existait déjà lors de la révolution de 1905 et joua un grand rôle pendant les terribles journées de janvier, sous la présidence de Kroustaloff-Nassar. À son nom ancien, il a ajouté les mots « et des soldats, » afin de comprendre dans son sein l’énorme masse des travailleurs actuellement sous les drapeaux. Deux de ses membres, MM. Kérensky et Tchkéidzé siègent à la fois dans le Gouvernement et dans le Conseil. Il tient ses séances au Palais de Tauride, qui fut celui de la Douma. Socialiste, il a refusé de suivre M. Rodzianko et le Gouvernement provisoire, qui se seraient contentés d’une monarchie constitutionnelle, au moins jusqu’à la convocation de l’Assemblée nationale constituante. Il a insisté pour l’établissement d’une république démocratique et c’est lui qui l’a emporté. Néanmoins, la création d’un gouvernement définitif reste l’œuvre attendue de la grande Assemblée.

A plusieurs reprises, la situation a été très tendue entre le Gouvernement et le Conseil, leurs ordres étant parallèles et contradictoires. Grâce à une première intervention du député Kérensky, le Conseil consentit à renoncer à des querelles de partis, et A. F. Kérensky entra au Ministère avec le portefeuille de la Justice. Malgré ses promesses et en maintes occasions, le Conseil a mis le Ministère en échec et l’on peut prévoir le jour où il en provoquera la chute. Son rôle tend sans cesse à grandir, étant donné qu’il a aussi pour lui la formidable masse paysanne, à laquelle il a promis la terre, et dont le Congrès se réunira dans quelques semaines à Pétrograd.

Dès sa formation, le Conseil, par le pricaz n° 1, intima l’ordre aux soldats de terre et de mer de n’obéir à leurs officiers qu’à la condition que leurs ordres seraient en conformité avec les siens. Il supprima le tutoiement ; les officiers, jadis gratifiés d’un titre, durent être désignés désormais par leur grade. Il déclara que les soldats étaient libres après leurs exercices et égaux à tous les citoyens, — ce qui leur ouvrait le vaste et dangereux champ des controverses politiques. Ce faisant, le Conseil a lue dans l’armée la discipline. La liberté est un vin fort qu’il ne convient pas de boire d’un seul trait.

Le même pricaz subordonnait les officiers aux soldats en les soumettant à leur élection. Voici comment la scène se passe. Le feld-webel donne le nom d’un officier qui commandait la section ou la compagnie et le met aux voix, A mains levées, les soldats acceptent ou rejettent. Cela a donné lieu à des scènes qui seraient comiques dans un autre temps et pour un autre objet. La plupart des soldats ne connaissent pas le nom de leurs officiers, qu’ils désignent ordinairement entre eux par une particularité quelconque. Les votes se font donc au hasard et engendrent toutes sortes de méprises : on voulait celui-ci, et c’est précisément cet autre qu’on a nommé... Regrets, criailleries, discussions... Mais c’est ici comme aux enchères : une fois que le marteau a frappé sur la table et que la voix du commissaire a crié : « Adjugé ! » on n’y revient plus.

Le Conseil a institué en outre des comités de soldats, pour veillera l’ordre du régiment et réviser les punitions infligées par les officiers. Ces comités, limités d’abord à Pétrograd, se sont peu à peu établis sur le front. Rien que la formation des comités de compagnies a retiré de la zone active de guerre plus de 30 000 hommes qui ont passé à l’arrière du front avec les états-majors, les réserves et les auxiliaires.

Les officiers ont eu beaucoup à souffrir du fait de cette dernière institution. Chargés de toute la responsabilité et privés des droits correspondans, ils n’osent donner un ordre dans la crainte de le voir discuté ou enfreint. Tous ceux d’entre eux qui le peuvent passent dans les cadres de la réserve et, sans la guerre, ils donneraient en masse leur démission. Au début de la Révolution, se montrer dans la rue constituait, pour un officier de terre ou de mer, un acte de courage : « Nous préférerions être tués par les balles allemandes ! » disaient-ils. Ce danger a disparu, mais un officier risque à chaque instant d’être blessé dans sa dignité d’homme ou de soldat.

La plus grande confusion règne dans les casernes : des mitrailleurs se sont trouvés, on ne sait comment, chez les fantassins ; des cavaliers de Krasnoïé-Sélo ont échoué dans une des milices, où ils vivent pêle-mêle avec les miliciens ; le 2) mitrailleurs d’Oranienbaum a pris possession de l’Ecole des Ingénieurs où il a fallu établir pour lui un poste de ravitaillement.

Les résultats désastreux et foudroyans de l’ordre n° 1 ne tardèrent pas à épouvanter même le Conseil. Par le pricaz n° 2, il rappela les soldats à l’ordre, à la tenue et à la discipline. Mais le mal était déjà profond. Après des jours de complète licence, de promenades et de flâneries désordonnées à travers la ville, quelques patrouilles commencent à sortir. La foule s’arrête et regarde, étonnée. Le contraste est si grand, entre les uniformes soigneusement ajustés, l’allure martiale d’autrefois et le laisser aller, la démarche paresseuse d’aujourd’hui !... Sont-ce là les armées héroïques des champs de la Prusse orientale, des campagnes de Pologne et de Galicie ? Sont-ce là les soldats de la Révolution ?


L’ORDRE DANS LA RUE. — LA JOURNÉE D’UN MILICIEN

Un jeune homme monte la garde dans notre rue. Il est vêtu d’un uniforme d’étudiant noir à pattes bleues et, à boutons de cuivre, et il porte un brassard avec les lettres GM. peintes en rouge sur fond blanc. Cela signifie Gorodskoïa Militri, Milice de la Ville. C’est un de ces miliciens qui ont été appelés à remplacer la police après sa disparition.

La milice, aujourd’hui notre unique sauvegarde contre les excès d’une cohue lâchée et sans frein, s’est d’abord organisée automatiquement. Dès les premiers jours de ‘n Révolution, les étudians prirent sur eux de maintenir un ordre relatif dans les rues où l’armée ne pensait qu’à combattre et où se répandaient les prisonniers de droit commun, libérés par l’incendie des prisons. Dès le 27 février, l’inscription des jeunes volontaires était reçue à la Douma de la Ville ; le 1er mars, le Comité provisoire exécutif de la Douma confiait à M. Krijanowska la mission d’organiser la milice de Pétrograd. Elle s’installa au petit bonheur, dans les quelques ovitchastoks qui avaient échappé à l’incendie ou dans des locaux provisoires.

Les nouveaux enrôlés, dont quelques-uns, dans les débuts, avaient à peine seize ans, organisèrent des patrouilles, se mirent de faction à l’angle des rues, tandis que d’autres se tenaient en permanence au commissariat, prêts à accourir au premier appel téléphonique parti d’une des maisons de leur quartier. C’est qu’on n’était guère rassuré dans les demeures particulières !... Des bandits, profitant du trouble, y pénétraient sous prétexte de perquisition, volant et terrorisant. La Douma avait, il est vrai, recommandé à la population d’exiger pour n’importe quelle visite domiciliaire un ordre scellé de son sceau, mais la crainte et l’affolement étaient tels que l’on cédait à la moindre pression. Dès que l’on sut qu’il suffisait d’un appel téléphonique pour être secouru, on se rassura.

Peu à peu l’ordre se rétablit. On organisa une véritable police privée : commandans de quartiers, commandans de rues et commandans de maisons. Tous ces emplois furent assumés par des hommes de bonne volonté. Le commandant de maisons dut établir l’ordre de garde pour tous les locataires (une heure par jour) avec un roulement régulier. Les locataires ayant des raisons valables pour se dispenser de cette garde purent, moyennant rétribution, se faire remplacer par un milicien. Ces locataires de garde, ou l’homme qui tenait leur emploi, étaient les « assesseurs » du starché-dvornik ou portier-chef.

Il convient de dire que les maisons de Pétrograd ne res- semblent en rien à nos demeures parisiennes. Ce sont pour la plupart des espèces de cités à plusieurs cours et à deux ou trois entrées. Un seul homme n’en peut assurer la surveillance. Chacune d’elles possède son starché-dvornik, ses « suisses, » son gérant, sa « chancellerie. » A Pétrograd, l’espace, les rues, les places, les monumens, les maisons et jusqu’aux appartemens, tout est immense et souvent hors de proportions.

Le bienfait de l’institution nouvelle n’a pas tardé à se faire sentir. Le calme, la confiance, la sécurité sont revenus peu à peu. Les fauteurs de troubles n’osent plus se risquer à des attaques désormais difficiles et dangereuses ou, s’ils s’y hasardent, comme à la tentative de pillage faite au grand magasin des Gourmets, ils sont arrêtés aussitôt.

— Certes, la besogne ne manque pas aux miliciens, répond le jeune étudiant au brassard blanc orné de lettres rouges que je viens d’interpeller. Que n’avons-nous pas fait pendant la révolution ? Chasse aux malfaiteurs, aux agens de police, aux ivrognes ; perquisitions sur ordre ; patrouilles de jour et de nuit ; poursuites des « autos noirs » qui nous tuaient à coups de fusil dans la nuit : nous avons vraiment goûté de tout ! Ma journée ?... Cela vous intéresse. C’est à peu près celle de tous mes camarades, vous savez... !

— Racontez tout de même.

— Eh bien, voilà. Il y a une semaine à peine que je suis milicien. J’ai choisi le service extérieur comme plus actif. J’arrive vers dix heures du matin à la milice et j’en pars... quand je peux. Avant-hier, l’aide-commissaire me dit : « Ne vous en allez pas, il y a une affaire intéressante. Je vais faire un tour à la chancellerie. » Avez-vous vu notre commissariat ? Non ? C’est un ancien poste de police ; mais comme il est changé ! Au lieu de l’uniforme des gardavoïs, à la vérité assez élégant, mais qui gardait malgré tout un aspect servile très spécial aux yeux d’un Russe, voici maintenant l’uniforme noir et bleu à boutons d’or des étudians, la tunique grise des militaires, le vêtement noir des civils. Plus de silences solennels, de conversations mystérieuses et à voix basse ; les gens ne se signent plus de peur en entrant. Ce lieu terrible, cet antre gardé par des cerbères avides de gâteaux de miel, mais qui les acceptaient sans en être apaisés, est devenu un asile accueillant. On aime à s’y attarder pour causer des affaires générales ou particulières, et la vieille icône paraît toute réjouie du babillage et de l’activité joyeuse de cette jeunesse.

« Le commissaire me fait appeler dans son cabinet : il venait de recevoir par téléphonogramme l’ordre d’arrêter le général G... C’est un partisan de l’ancien régime, mais ses antécédens seuls suffiraient à justifier la mesure prise contre lui. Commandant du rayon militaire de V... le général s’y fit la réputation d’un terrible justicier. Il pendait les gens comme à plaisir et s’était fait une règle de ne jamais signer une grâce ni une commutation de peine. On s’attendait à de la résistance ; aussi décida-t-on de faire un choix parmi les plus forts. Je fus désigné, avec l’adjoint, deux autres miliciens et huit soldats

« Arrivés à la maison indiquée, nous plaçons un soldat en sentinelle à chaque porte. Ordre de ne laisser entrer ni sortir personne. Nous entrons dans la cour, revolver au poing. Le dvornik, stupéfait de voir un canon de revolver à deux pouces de son visage, se lève d’un bond, le dos arqué, les bras collés au corps et tremblant de peur. J’avais un peu envie de rire... Mais il faut soutenir la dignité de son rôle : ce n’est pas un acte d’opérette que nous jouons. Nous montons à l’appartement suspect. Le dvornik nous suit. La maîtresse de maison est absente. La bonne n’a pas les clés. Une seconde d’hésitation, puis nous faisons sauter les serrures des armoires, nous retournons les lits, nous vidons les grands coffres : bref, tout ce qui peut donner asile à un homme, passe par nos mains. La bobonne pleurait et s’essuyait les yeux avec son tablier blanc.

« La crainte est, dit-on, le commencement de la sagesse : nous l’avons bien vu. Le dvornik sur qui la menace du revolver, compliquée de sa responsabilité personnelle, continue d’agir, s’avise soudain de nous donner une adresse où il se pourrait bien que notre gibier se cachât... Et nous voilà dégringolant l’escalier, non sans avoir placé une sentinelle à côté du téléphone, afin d’éviter les risques d’un avertissement officieux.

« Une foule de curieux s’était amassée devant la porte. On est déçu de nous voir redescendre seuls ! Songez donc, quel plaisir d’annoncer au diner, en servant le borchtch : « Vous savez, on a arrêté le général G... J’étais là ! » Une locataire à qui on avait refusé l’entrée de la maison s’était tranquillement installée dans notre auto pour se réchauffer et lisait le journal. Il y avait à peu près 20° de froid !

« Au commissariat du rayon où nous devons prendre un nouvel ordre de perquisition, nous laissons partir nos camarades et nous ne restons que deux, l’adjoint du commissaire et moi. Mon compagnon monte à l’appartement, tandis que je me tiens debout près de la porte d’entrée, avec un revolver de dame à la main, un vrai joujou nacré... Tout à coup, doucement, doucement, une tête passe dans l’entre-bâillement de la porte, je reconnais le général. La souris est prise ! Je braque mon revolver entre les deux yeux de l’homme. Il tressaille, s’arrête. J’étais décidé à tirer au moindre mouvement. Il n’en fît aucun, et se rendit. En plus ou moins de temps, c’est ainsi qu’ils se sont laissé prendre, tous. »


LA FÊTE RÉVOLUTIONNAIRE

Les tramways recommencent à circuler. Mais heureux qui peut les prendre ! Non seulement ils sont bondés à l’intérieur au point qu’une fois entré on n’en peut plus sortir, mais les voyageurs, les militaires surtout, obstruent l’entrée et la sortie, pendent en grappes le long des appuis-main de cuivre, s’accrochent aux moindres saillies, se suspendent les uns aux autres comme de monstrueux essaims !... Jadis les soldats n’avaient accès que sur la plate-forme de devant ; la révolution leur ayant donné tous les droits, ils en usent ! On ne voit plus qu’eux dans les trains ! Comment lutter d’agilité ou de force avec ces gaillards aux muscles puissans, capables de vous envoyer d’un coup de pouce rouler au milieu de la chaussée ? Parfois, cependant, ils mettent une certaine bonhomie à vous aider dans vos tentatives d’escalade. Vous tendez une main confiante, le tramway démarre et... vous restez, jusqu’au prochain arrêt, suspendu à une poigne aussi solide qu’un crampon de fer.

Dès cinq heures les premiers jours, à six heures maintenant, la circulation s’interrompt, les usines se ferment, les magasins mettent leurs volets. Ne faut-il pas que conducteurs, ouvriers, employés prennent part aux réunions du soir ?... Car la fête révolutionnaire a commencé. On a beau crier : « Et la guerre ! Et la reprise du travail ! » Nul n’écoute. « Un pied dans l’usine, un pied dans la rue, » telle est la devise.

La boutique ou le bureau fermés, on se précipite au dehors, à pied dans la boue du dégel. Il n’est pas de quartier qui n’ait ses salles de réunion et ses orateurs. Le plus souvent, le meeting est agrémenté d’un concert. Tous les artistes se font un honneur de prêter leur concours à ces fêtes révolutionnaires. Aussi, sous le lourd manteau qui n’épargne ni les ruches ni les volans, les citoyennes ont fait un brin de toilette. On s’engouffre entre les globes électriques, on quitte les pelisses et les caoutchoucs, on ajuste son vêtement ou ses cheveux en passant et, de l’entrée au vestiaire, le pavé où tant de « galoches » boueuses ont traîné n’est plus qu’un bourbier affreux.

Une atmosphère ardente règne dans la salle, — l’atmosphère d’un camp les soirs de victoire I... Libre ! Libre ! on est libre !... De toutes parts résonne ce mot : Soobodia (liberté) ou cet autre : tavarish (camarade) ! J’avoue entendre ce dernier sans plaisir depuis l’odieuse profanation que les Allemands en ont faite. En Russie, y a quelques semaines encore, on s’abordait avec une tendre appellation : bratie [5] (frère) ou sistra (sœur). Combien cela était plus doux ! Le terme de « camarade, » plus socialiste, a remplacé l’ancien, et c’est grand dommage.

Il n’est pas une de ces réunions où quelques-uns des grands orateurs de la révolution ne prennent la parole : Rodzianko, Kérensky, Goutchkow... Mais le moment le plus émouvant, celui qui soulève des tempêtes d’applaudissemens, c’est lorsque apparaît sur la scène, ou monte sur l’estrade, un des vieux combattans de la révolution russe, de 1905 ou d’avant, un Tchaïkowsky, un Lopatine, une Véra Figner, blanchi dans l’exil ou dans les prisons...

Le printemps est arrivé, brusque, brillant et chaud. Les canaux commencent à faire craquer leur armature de glace ; les rues ressemblent à des lits de torrens gonflés par les pluies d’hiver. On passe sur des planches, on piétine dans la boue, on s’enfonce dans un cloaque, mais on a du bleu sur la tête et de l’espérance dans le cœur. Pourquoi donc une telle espérance ? Les Allemands ont-ils évacué la frontière, de Liban à la Bessarabie ? Les usines débordent-elles à ce point d’obus que nous puissions escompter une définitive victoire ? Pétrograd regorge-t-il de vivres ? et n’y mourra-t-on plus de froid l’hiver prochain ? Les millions de réfugiés qui font craquer les ceintures de nos villes vont-ils rentrer dans leurs foyers ?

— Non, en vérité, non ; mais ne savez-vous pas que c’est la révolution ?

— Oui, oui, je sais, c’est la révolution ; mais à quoi bon l’avoir faite, si c’est pour tomber demain sous la servitude allemande ?

Déjà, heureusement, un mouvement se dessine en faveur d’une reprise active de la guerre. Des soldats venus du front ont jeté le cri d’alarme : les provisions d’obus diminuent, l’élan héroïque des troupes menace de se ralentir... Et de toutes parts des manifestations militaires s’organisent : les soldats reprennent leurs promenades rythmées par les chants nationaux ; on passe des. revues de troupes sur la grande place du Palais d’Hiver. Tout le long de la Perspective Newsky, les Cosaques ont défilé avec leurs drapeaux et leurs lances... Puis ce fut le tour des Ecoles militaires : l’infanterie (École Vladimir et Paul), l’artillerie (École Michel et Constantin) traînant ses canons et ses caissons. D’éloquentes inscriptions en lettres d’or éclatent sur le rouge des oriflammes : Orondi soldatam (Des canons pour les soldats). Et la Marseillaise enroule tout dans sa frémissante volute !

Tant de courans se croisent et se contrarient en ce moment dans la capitale bouillonnante que la pensée y perd, à chaque instant, son fil directeur. Tandis que soldats ou officiers du front, élèves-officiers des Ecoles, cherchent à canaliser vers eux l’attention et l’enthousiasme, mille autres sujets les sollicitent. Un cortège de femmes passe avec ses drapeaux, ramenant tous les esprits vers la conquête des conquêtes : le suffrage universel !... Ailleurs, les ouvriers manifestent pour la journée de huit heures ; les femmes des soldats, pour l’augmentation de l’indemnité. La réunion de l’Assemblée constituante, le partage de la terre, la question des nationalités, que de sujets dangereux et passionnans !...

L’appel à la liberté, jeté aux quatre coins de la Russie et du monde par les clairons de la révolution russe, a retenti parmi les nationalités si diverses, et pareillement opprimées, de l’ancien empire des tsars. Mazeppa en a tressailli dans les steppes de l’Ukraine et, d’entre ses rochers de granit, la Finlande se dresse, attentive. Les tronçons de la Pologne ont frémi à l’espoir d’une jonction prochaine ; l’Arménie pantelante s’est soulevée sur son lit de douleurs, la Géorgie a lancé son cri de guerre et frappé sur son bouclier !... Dans toutes les rues de la capitale, à certains jours, les étendards enfin déroulés ont claqué au vent, mêlés à la bannière révolutionnaire : le blason de Finlande, au lion jaune sur fond rouge ; le drapeau blanc, noir et azur des Esthoniens et jusqu’au bouclier de David des Israélites, — les seuls d’ailleurs dont les revendications ne constituent pas un danger pour l’intégrité de la Russie. Car on n’ose se demander jusqu’à quel point il convient d’apporter ici l’approbation ou le blâme. Que serait dans le concert futur des peuples la nouvelle Russie, diminuée de la Finlande, de la Pologne, de l’Ukraine, de l’Esthonie, de la Livonie, de la Courlande, du Caucase et de l’Arménie ? Ainsi mutilée, elle reculerait, par delà Pierre le Grand, jusqu’à l’époque du grand-duché de Moscou. Mais allez donc parler raisons pratiques et économiques à d’incorrigibles idéologues ! Ceux qui le tentent en ce moment, comme Milioukoff, y jouent leur popularité. D’ailleurs, c’est une façon de voir courante parmi les Russes que tous les anciens États dépendans auxquels ils offrent le choix entre l’indépendance et l’autonomie adopteront ce dernier modus vivendi pour former avec eux la grande république des Etats-Unis de Russie. Rêve voisin de l’utopie. Toutes, ou presque, les individualités consultées affirment que leur pays veut l’indépendance. De savoir s’il est capable d’en jouir d’abord et de la conserver ensuite, ce n’est pas la question, et l’avenir le montrera ; mais chacun d’eux entend soutenir son droit. Le problème n’est pas nouveau ; il était tout entier en germe dans la Russie d’avant la Révolution. N’en avoir pas tenu assez compte sera peut-être pour ceux qui ont préparé et déclenché le mouvement d’aujourd’hui une impardonnable faute devant l’Histoire.

Tout de même avant qu’on en arrive aux difficiles et dangereuses procédures, ces drapeaux flottans, ces enthousiasmes exhalés en chants patriotiques, ces orchestres de cuivre jetant à tous les vents l’hymne français, symbole éternel de la liberté des peuples, ajoutent à l’éclat de la fête révolutionnaire. Pétrograd est vraiment une ville en joie, frémissante de vie, de mouvement et de bruit. Les menaces de l’étranger viennent battre ses murs sans l’émouvoir, les inquiétudes du ravitaillement se perdent dans l’ivresse de la liberté, toutes les difficultés à résoudre sont rejetées dans un avenir dont l’imprécision satisfait le tempérament temporisateur des Slaves.

Pendant que le peuple fête la liberté, le Gouvernement provisoire travaille pour lui. Bureaux et commissions siègent alternativement et sans interruption au Palais de Tauride. Tout est à réorganiser dans ce vaste empire, et à réorganiser en pleine invasion, avec une population mâle terriblement amoindrie. La tâche est rude. Seuls des Titans en pourraient assumer la responsabilité sans trembler. Les ministres de la jeune révolution russe sont, heureusement, ce que la nation compte de meilleur, de plus actif, de plus désintéressé et aussi de plus sage. Pendant les trois années de guerre qui rendirent si ardente leur lutte contre l’incapacité du gouvernement aujourd’hui déchu, ils ont pris, en même temps que l’habitude des affaires et du pouvoir, un contact intime avec le peuple et acquis une exacte connaissance de ses tendances et de ses besoins. Si les partis extrêmes ne l’emportent pas sur eux, on peut attendre beaucoup de l’avenir du peuple russe.


UNE INTERVIEW DE M. MILIOUKOFF

Coup de téléphone. Le secrétaire du ministre des Affaires étrangères me fait savoir que le ministre, de qui j’ai sollicité une interview, me recevra ce jour même, à une heure et demie. Un coup d’œil à la pendule, midi 45. Je n’ai que le temps ! Vite ma toque, mon manteau, mes bottikis... Je hèle un isvostchik et en route pour la Place du Palais.

Qui ne connaît le ministre actuel, M. Milioukoff ? S’il fut sous le tsarisme ce qu’on appelait un « homme européen » par l’étendue de ses connaissances, par la largeur de ses vues et l’indépendance de ses idées, il l’est aujourd’hui par sa réputation. C’est un des hommes qui ont le plus fait pour la Révolution russe. Exilé pour son libéralisme, puis revenu dans son pays avec un bagage intellectuel accru, M. Milioukoff joua un rôle important comme publiciste pendant l’époque qui précéda immédiatement la Révolution de 1905. Il fut l’un des principaux organisateurs du parti Konstitutional-Démocratt ou Cadet. Depuis, il a suivi une ligne politique continue. Il a représenté son parti à la troisième et à la quatrième Douma avec maîtrise et éloquence, et s’est trouvé y être sans cesse l’un des principaux leaders. Après la prorogation de la Chambre, en juillet 1915, il commença l’organisation du Bloc, coalition de tous les libéraux à quelque parti qu’ils appartinssent, et qui fit la force de la quatrième Douma. Son discours, à l’ouverture de l’avant-dernière session 1/14 novembre 1916, fit en Russie et à l’étranger une très grande impression.

C’est un homme intègre, modéré, mais profondément libéral, et très au courant des nécessités vitales de son pays.

Dans le vaste salon ministériel, je retrouve le même accueil aimable et simple que M. Milioukoff me faisait en 1915, lors de mon arrivée en Russie, dans son cabinet de travail de la rue Bassenaïa. Seulement, alors, un sourire de tristesse errait sur sa bouche ; maintenant ce sourire est d’espérance...

Après avoir fait allusion, pour les réfuter, aux craintes de paix séparée qui ont percé dans le public en ces derniers temps, le ministre déclare :

« La guerre que nous menons et à laquelle l’Allemagne nous a contraints est une guerre libératrice et, comme telle, en concordance avec les idées généreuses de la démocratie. » Puis, après avoir exposé, avec la clarté qui lui est coutumière, les raisons déterminantes de la Révolution russe : germanophilie des hautes sphères, mésentente entre le gouvernement et le peuple, M. Milioukoff ajoute : « Le militarisme prussien, l’autocratisme prussien sont en opposition flagrante avec les principes de la démocratie russe. L’Allemagne est la dernière forteresse de l’autocratie en Europe. La victoire des Alliés sur l’Allemagne prussianisée sera donc le triomphe de l’idée démocratique. La démocratie russe veut ce triomphe.

« Il est vrai qu’il peut y avoir des doutes chez nos Alliés, des craintes même d’un affaiblissement possible de nos forces à cause des conséquences immédiates et inévitables de la révolution : la grève, l’indiscipline, la diminution momentanée de la production. Tout cela n’est que temporaire. Je puis même dire que ce sont des inconvéniens qui appartiennent déjà au passé. Dans les usines, le travail reprend ; dans les casernes, la discipline se rétablit peu à peu. Après ce trouble passager, ces nouvelles forces créatrices se montreront dans leur pleine lumière avec la totalité de leur pouvoir créateur. »

Paroles réconfortantes si l’avenir les justifie ! Certes, la Russie est incapable de trahir ses engagemens. Ce qui est à craindre, c’est un affaiblissement de ses forces militaires, une trop complète absorption de son énergie par le mouvement révolutionnaire, un désintéressement dangereux de la guerre qui est, en réalité, sa plus grande affaire du moment, celle dont le succès peut seul consolider sa jeune liberté.


POUR ÉCLAIRER L’AVENIR

Bien des changemens se sont opérés en peu de jours. La révolution russe évolue avec une rapidité inouïe vers le socialisme. Au 20 mars, l’horizon politique russe peut se limiter ainsi. À l’extrême droite, M. Milioukoff, partisan et continuateur, — avec des nuances, bien entendu, — des idées de M. Sazonoiî : continuation de la guerre et pour cela accroissement progressif et continu de la force militaire ; responsabilité dans les affaires balkaniques ; annexion de Constantinople et des Détroits après la victoire. À l’extrême gauche se dresse la dangereuse fraction des socialistes bolché-wiki. Ce terme appelle une explication. Il y a une dizaine d’années, des conférences du parti social-démocrate russe se tinrent à Paris et en Suisse. Deux courans s’y sont affirmés et combattus : l’un, extrême, s’étendant jusqu’aux limites les plus reculées du programme maximiste, touchant même par certains points à l’anarchisme, reconnaissant les procédés d’action les plus énergiques et les plus violens dans la guerre sociale et la lutte des classes ; l’autre, plus modéré, vers lequel gravitaient davantage les associations professionnelles. À l’époque dont il s’agit, et sous la haute pression d’une réaction brutale, c’est le parti extrême qui eut la majorité parmi les représentans des principaux groupes socialistes. Leurs chefs ont pour la plupart partage » leur séjour entre l’étranger et la Sibérie. Ces deux courans s’intitulèrent les bolché-wiki et les menché-wiki, que l’on pourrait rendre par : les gros et les petits. Deux hommes surtout acquirent parmi eux une énorme réputation de leader : M. Lénine pour les bolché-wiki, M. Plékhanoff pour les menché-wiki.

Dans la politique actuelle, le point de vue de M. Milioukoff réunit la droite et les modérés jusqu’à l’aile gauche du parti Cadet. D’autre part, les bolché-wiki comptent dans leur suite toutes sortes d’élémens anarchiques, tâchent de mettre constamment en échec la politique du gouvernement, menacent de ruiner la force militaire de la Russie et, ainsi, d’ouvrir la porte aux Allemands.

Entre ces deux points extrêmes, les sentimens confus qui flottaient dans la nouvelle atmosphère se sont cristallisés autour de deux positions intermédiaires qui se sont nettement dessinées en ces derniers jours. L’une, celle des menché-wiki, a prévalu dans le sein du « Conseil des députés des ouvriers et des soldats, » et a trouvé son expression dans le document historique de l’Appel à tous les peuples ; l’autre, celle des socialistes agrariens et des troudovikis (travaillistes) insiste pour que soient publiées des déclarations affirmant l’extrême modération des buts de la guerre, en harmonie complète avec les principes proclamés par les Alliés pendant la première période de la guerre.

C’est entre ces deux positions nouvelles, mais déjà fortes, d’une part, et le gouvernement d’autre part, que va s’engager la lutte. Elle se livrera, vraisemblablement, autour de la question des « buts de guerre. » Elle est à peine engagée encore que déjà on parle de la nécessité pour M. Milioukoff de « se soumettre ou se démettre. » Cette exigence des partis de l’opposition pourrait bien être le point de départ d’une terrible crise pour la politique intérieure et extérieure de la Russie.


LES OSCILLATIONS DU PENDULE

Nous passons par de terribles alternatives d’espoir et de découragement. Des journées comme celle du 27 mars où un million de citoyens traversèrent, sans police et dans le plus grand ordre, les principales artères de la capitale, en portant sur les épaules ou en accompagnant, avec des hymnes et des chants, les cercueils des victimes de leur révolution, donnent le droit de tout espérer ; celles où un peuple enthousiaste s’en va, musique en tête, recevoir à la gare un Lénine qui s’intitula au début de la guerre, « partisan de la défaite » et qui rentre en Russie après avoir obtenu du Kaiser la permission de traverser l’Allemagne, autorisent à tout craindre. Certes, le calme règne dans la capitale. En apparence, tout semble rentré dans l’ordre. Il n’est pas un discours dans lequel on n’affirme hautement la volonté de continuer la guerre. Les socialistes allemands ont répondu par une fin de non recevoir à l’invite lancée par leurs « camarades » russes dans l’Appel à tous les peuples, de se débarrasser du Kaiser, comme eux-mêmes ont fait de leur tsar. Cette douche brutale a rabattu les illusions un peu naïves des internationalistes russes. Tout de même on peut noter d’inquiétans symptômes. Le ministre de la Guerre, M. Goutchkoff, vient de déclarer que : seront considérés comme déserteurs tous les hommes qui n’auront pas regagné leur régiment le 15 avril. Cet ordre a eu surtout pour effet d’encourager les timides à se donner quelques jours de congé : « Nous reviendrons pour le 15 avril ! » disent-ils. Pendant ce temps, l’Allemagne, beaucoup moins persuadée que nous de « l’enthousiasme irrésistible des armées révolutionnaires, » retire ses divisions du front russe pour les jeter sur le front occidental et arrêter la magnifique offensive franco-anglaise !...

Je vis parmi des officiers de marine. Il n’est pas de jour où il ne vienne s’en asseoir un ou deux à la table de mon amie. Quelques-uns sont de Pétrograd ; d’autres arrivent de Cronstadt, de Réval, d’Helsingfors. Leur tristesse et leur découragement sont profonds. La marine russe, faible au début des hostilités, a travaillé à se constituer pendant la guerre. Elle pouvait s’estimer fière des résultats. Deux jours de désordre ont presque réduit tant d’efforts à néant... Vite, on s’est mis à l’œuvre pour réparer de si irréparables dommages, Les ministres, MM. Goutchkoff et Kérensky, multipliant les visites et les démarches, font appel au patriotisme des marins, à l’activité de tous les chantiers. Les dégâts matériels seront réparés, mais que de temps avant que l’impression morale s’atténue ! On prête aux Allemands l’intention de tenter un débarquement sur les côtes baltiques. Les glaces du golfe de Finlande craquent de toutes parts. Bientôt entre l’ennemi et la capitale il ne restera d’autre barrière que le courage et le patriotisme des marins. C’est à cette épreuve que la Russie les attend. Que ne pardonnerait pas la patrie sauvée ?...

Les socialistes anglais et français sont arrivés. On espère beaucoup de leur influence sur les socialistes russes. J’ai assisté à la réception qui leur a été faite au Congrès des Troudoviki (7 avril). J’étais dans la salle bien avant eux. Je tenais à m’imprégner de l’atmosphère ambiante, à voir ce que leur présence y ajouterait. En arrivant, je croise deux députés paysans de la Douma, exilés en Sibérie au début de la guerre. L’un porte la chemise russe, la roubachka, serrée à la taille par une ceinture et retombant de quelques centimètres au-dessous. L’autre est vêtu d’un armiak gris. Ses longs cheveux plats, grisonnans, rejoignent le col de l’armiak qu’aucun linge blanc ne souligne. Tous deux ont les pantalons enfermés dans de hautes bottes. Ils prennent place dans la salle où sont déjà des personnalités connues. Voici M. Tchaïkowsky, qui vécut en Angleterre ses longues années d’exil, M. Lopatine, vingt-cinq ans prisonnier dans la forteresse de Schlusselbourg…

La discussion porte sur le système de la représentation proportionnelle. L’un après l’autre, les orateurs se lèvent, débitent leurs argumens pour ou contre, tantôt approuvés, tantôt contredits, puis ils s’asseyent, remplacés par d’autres… M. Vodovozoff, membre du parti des paysans, petit, maigre, pâle, échevelé et barbu, va d’un orateur à l’autre avec sa main en cornet à l’oreille, car il entend mal… La représentation proportionnelle ?… Est-ce que je rêve, grand Dieu ?… La représentation proportionnelleù Oii ? Pourquoi ? Comment ? La représentation proportionnelle pour une Chambre qui n’existe pas encore ; qui ne sera élue qu’après une Assemblée Constituante dont la convocation n’est pas même fixée. La représentation proportionnelle ?… À voir l’ardeur que l’on met à l’attaquer et à la défendre ; à voir l’attention qu’elle suscite et les a parte qu’elle provoque ; à voir la célérité, l’empressement que M. Vodovozoff met à déplacer son oreille d’un orateur à l’autre, il semble que les destinées de la Russie y soient suspendues ! La représentation proportionnelle, messieurs ? Mais l’Allemand est à vos portes ! Que dis-je, il est chez vous ! il vit dans vos villes, il se nourrit du blé de vos champs, il se chauffe avec le bois de vos forêts !… La représentation proportionnelle ! Mais que l’ennemi fasse encore un pas, et c’en sera peut-être fini pour vous de l’Assemblée Constituante, de la Chambre qui la suivra et de cette représentation proportionnelle en quoi se concentrent actuellement toutes vos énergies pensantes et dont le nom sonnera désormais à mes oreilles comme le symbole des inutiles discussions de Byzance pendant que les coups de Mahomet II font crouler les murs de la cité !

Le surlendemain, les socialistes anglais et français ont fait leur entrée dans la salle, au moment fixé. Ils ont parlé, on les a applaudis. Malheureusement, cela ne prouve rien, — qu’une politesse un peu chaude. Je n’ai rien entendu, ou presque. La représentation proportionnelle sonnait à mes oreilles comme un glas. Aujourd’hui, je suis venue à l’Hôtel de l’Europe voir un des socialistes que je connais. Il me reçoit gentiment, en camarade. Je lui fais part de mes craintes : la Révolution russe déviant de sa véritable voie, passant de l’élan libéral et démocratique au socialisme révolutionnaire, puis à l’internationalisme et enfin risquant de verser dans l’anarchie ; je montre la capitale menacée, insuffisamment protégée par des troupes en qui le souffle révolutionnaire semble avoir éteint la flamme patriotique qu’il aurait dû aviver.

Une avalanche de reproches fond aussitôt sur ma tête : — On voit bien que depuis près de deux ans je « respire le souffle empoisonné de pessimisme de Pétrograd ! » Les Allemands vont venir ? Eh bien ! qu’ils viennent ! On les recevra. Savez-vous, oui ou non, de quoi une armée révolutionnaire est capable pour sauver la patrie en danger ?

Hélas ! encore la classique formule, née de l’admirable héroïsme de nos « sans-culottes » de 89 ! Oui, ceux-là, oui ! Ils avaient l’amour du sol natal chevillé à l’âme. Sans pain, sans souliers, armés de faux et de bâtons, pareils à des Titans, ils faisaient trembler les canons de Brunswick. Qui refera après eux l’assaut de Valmy ? Cette sublime indifférence devant le danger, ce consentement joyeux au devoir héroïque, ce dévouement fleuri de toute une jeunesse à une cause idéale et sacrée, — ah ! saluez ! c’est la France qui passe : qui la suivra dans ses rudes chemins ?

Les socialistes partent pour le front russe. Je les attends au retour.


DEVANT LE PALAIS DE LA DANSEUSE

Lénine, le zimmervaldien, le partisan de la défaite, le propagateur de la paix à tout prix, a fait, en arrivant dans son pays œuvre de parfaite indépendance en s’installant dans le palais de Mme Kchétinskaïa, la célèbre danseuse qui fut l’amie du Tsar, encore grand-duc. C’est ainsi qu’à l’instar de leurs bons amis les Allemands, les bolché-viki comprennent la propriété. Le site ne manque pas de majesté. Quant au palais, s’il est sans glace, on ne peut cependant prétendre qu’il soit sans beauté. Construit dans le style encore innomé de cette architecture que les Finnois disent avoir inventée, mais qui parait plutôt dériver des lourdes innovations allemandes, il se dresse derrière les arbres du Jardin Alexandre, à l’angle de Kamenny-Ostro et d’un des quais de la Neva. Tout près, le minaret bleu et la coupole cannelée de la mosquée, — copie réduite de celle de Samarcande — ajoutent au tableau une note d’exotisme, précieuse pour une princesse de la Danse, chargée d’interpréter les multiples manifestations de son Art.

Tous les jours, la foule s’amasse autour du balcon désormais célèbre et populaire où Lénine, l’illustre, daigne apparaître quelques instans ! Comment ne pas s’offrir au moins une fois ce spectacle nouveau, — et sans doute éphémère ?

Traversons le fleuve. C’est le soir ; un soir lent qui s’accroche à la robe lumineuse du jour. Nous entrerons bientôt dans la période des nuits blanches. Le ciel est une opale laiteuse, teintée de bleu. Du lointain Ladoga, des îles de glace descendent au fil des eaux désenchaînées de la Neva. L’air est si frais qu’on serre ses fourrures contre soi, d’un geste instinctif. Des mâts de navire, des coupoles d’église, des flèches dorées, des groupes de maisons inégales, pointillées de lueurs et séparées par de grands espaces de ciel, des girandoles de lumières répétant la courbe des ponts, des flocons de nuages, blancs et légers comme des toisons récemment passées au lavoir, se renversent dans le miroir liquide du fleuve. C’est un coin de Venise, élargi, amplifié jusqu’à l’évanouissement insaisissable des détails. De l’autre côté, on distingue une foule, ou plutôt des groupes, nombreux, comme des îlots sur une mer. Le bruit des voix, pareil à celui des vagues, complète l’illusion. Les larges baies du rez-de-chaussée sont illuminées ; à travers les glaces sans tain on aperçoit les tentures rouges, les lustres de cristal.

— Dieu merci, dit quelqu’un, il n’est pas passé par mer. On l’aurait noyé !

L’imprécision de ce on me laisse rêveuse. Qui représente-t-il ? Pas Guillaume. Le retour de Lénine en Russie lui était bien trop précieux, ainsi qu’il l’a montré en lui accordant le passage... Il avait fondé trop d’espérances sur ce retour. Je préfère ne pas pousser ma recherche.

On bavarde beaucoup dans les groupes, on discute... Pourtant on n’en est pas encore arrivé aux coups.

— Camarades, je suis bolché-wiki, crie un grand diable à casquette et sans linge, et voilà je dis : Tous les travailleurs doivent être avec Lénine et penser comme lui.

Puis il s’éloigne et va porter plus loin sa profession de foi.

Sur le trottoir, un soldat très entouré déclare :

— Et alors, quoi ? Vous voulez, vous voulez que nous, les soldats, nous cessions comme ça de faire la guerre. Mais, camarades, est-ce que vous y avez pensé ? Si nous signons la paix, je vous le demande ; sur qui retombera la honte ? Sur nous, camarades, sur nous seuls. Nous serons déshonorés, non seulement devant les Alliés, mais devant tous les peuples. Quand vous direz : « Je suis Russe, » on crachera sur vous (il se détourne et crache), et personne ne voudra vous donner la main...

Deux personnages assez équivoques circulent bras dessus, bras dessous, et se frappent la poitrine en criant : « Nous sommes anarchistes ! » Et je crois qu’ils sont un peu aussi dans les vignes du Seigneur...

Et, tout à coup, tableau : Lénine paraît au balcon !... Toutes les têtes se lèvent... On applaudit. La moitié des gens qui composent cette foule sont venus là en curieux, comme au spectacle. Ils témoignent leur satisfaction de ce que le rideau se lève. Au moins en auront-ils eu pour leur peine !

M. Lénine est un petit homme sans majesté. Même juché sur son balcon, il n’en impose guère. Il a un visage pâle, terminé par une barbe noire, en pointe. Des boutons en brillans ornent ses manchettes. C’est un révolutionnaire élégant.

Élégante, sa femme l’est encore plus que lui. On la voit passer dans les rues de la capitale, dans un confortable automobile, — sorti peut-être du garage de la danseuse, — portant des toilettes signées, semble-t-il, de quelque grand couturier de Paris... ou de Berlin.

Des quelques paroles jetées par M. Lénine du haut de sa tribune aérienne, il ressort qu’il faut terminer la guerre au plus vite et procéder au partage des terres sans attendre l’Assemblée Constituante. On voit que ces actes sont en plein accord avec ses théories. Mme Kchétinskaïa lui ayant fait intimer l’ordre de sortir de son palais, l’illustre zimmerwaldien a répondu qu’il en sortirait « lorsqu’on lui donnerait le palais Marie ! »... l’ancien palais du Conseil d’Empire n’étant pas, à beaucoup près, au-dessus des mérites de ce « partageux ! »

L’orateur a disparu ; aussitôt le public de se précipiter vers la grande porte. Quelques personnes entrent, jalousement regardées par tous ceux qui restent. A partir de huit heures, l’entrée est libre pour les militaires ; pour les civils on exige l’inscription dans le parti.

J’aurais voulu voir de près cet oiseau rare, et j’exprime le regret de ne me sentir aucune disposition pour l’anarchisme. Un jeune officier venu avec nous me propose de profiter des droits que lui confère son costume pour aller interviewer Lénine en mon lieu et place.

— Je vous en prie !

Et il franchit aussitôt le seuil gardé par deux sentinelles, baïonnette au fusil. Son absence dure à peine quelques minutes.

— Je vous avoue que j’ai fait une assez mauvaise impression, me dit-il. Après avoir salué Lénine, je lui ai posé tout de go la question : Comment avez-vous pu traverser l’Allemagne ?

— Pour me poser une pareille question, a gravement déclaré le leader bolché-wiki, il faut que vous soyez un provocateur !...

Car c’est certainement là que le bât le blesse. Mais vous pensez bien qu’ainsi étiqueté, j’ai dû aussitôt me séparer du troupeau !...

— A la vérité, reprend le jeune homme, il y avait peu de monde dans le fameux salon qui entendit des propos plus amènes, au temps où y fréquentaient les grands-ducs. Nous avons grand tort de faire de la popularité à ce moderne Erostrate qui mettrait la Russie en feu pour se faire un nom. Il fallait le tuer par le silence.

... Maintenant, il faudrait connaître la répercussion des événemens de la Révolution dans les campagnes.

Comment vont se comporter les villages au moment des élections pour l’Assemblée Constituante ? On n’en peut rien savoir encore, et cela fait frémir. En attendant, un fait en dira long. L’alcool, dont la suppression avait amené un véritable bien-être dans les campagnes, l’alcool est en train de faire sa réapparition. L’avenir, — et, pour la Russie, l’avenir c’est demain, — se révèle gros d’inquiétudes et de complications.


MARYLIE MARKOVITCH.

  1. Les jours gras, qui se sont terminés cette année le 20 février. C’est l’habitude des villageois des environs de Pétrograd, ainsi que des Finnois, de venir à cette époque dans la capitale avec leurs traîneaux pour gagner un peu d’argent en promenant les citadins.
  2. Le baron Frédériks reçut de l’empereur Nicolas II le titre de comte.
  3. Un peu plus d’un kilomètre.
  4. Le « Conseil des Députés des ouvriers et des soldats » est composé d’environ 2 000 membres, élus par les masses civiles et militaires sous la présidence de A. F. Kérensky et de Tchkéidzé, député du Caucase. C’est une sorte de Conseil révolutionnaire dont les tendances rappellent celles du club des Jacobins dans la Révolution française. Pour plus de facilité, nous le nommerons simplement ici : Le Conseil.
  5. « Brahe, » prononcez comme tie dans Étienne.