Scènes de la Vie juive en Alsace/02

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SCENES
DE
LA VIE JUIVE EN ALSACE



LES FETES ISRAELITES DE PRINTEMPS ET D’AUTOMNE.



La vie juive en Alsace, qui perd chaque jour de son originalité dans les villes, a conservé dans un milieu plus humble, dans quelques communautés villageoises surtout, sa forte empreinte traditionnelle. Il est par exemple entre les Vosges et le Rhin tels villages israélites où la vieille Judée se maintient depuis des siècles avec toutes ses superstitions, toutes ses coutumes naïves, et aussi avec toute sa majesté patriarcale. C’est dans deux de ces villages, on s’en souvient peut-être, qu’un rapide séjour m’avait permis d’observer quelques traits de la vie simple et calme des familles juives de l’Alsace. Mon passage à Bolwiller et à Wintzenheim m’avait pourtant laissé un regret. J’y avais assisté sans doute à des fêtes domestiques pleines d’originalité ; mais c’est dans les fêtes religieuses principalement que l’antique civilisation hébraïque reprend tout son ascendant et revit en quelque sorte avec sa poétique grandeur. Une occasion me fut offerte heureusement, il y a une année à peine, de retourner en Alsace à trois époques des plus solennelles pour tout bon Israélite. De cordiales invitations me ramenèrent dans le Haut-Rhin d’abord au temps des fêtes de Paeçach (Pâque), puis pendant la célébration du rosch haschonnah (nouvel an) et du kippour (jour des expiations), enfin au moment de la gracieuse solennité qu’on appelle les cabanes. J’allais donc vivre en plein Israël pendant les deux plus riantes fêtes de l’année, Pâque et les cabanes, aussi bien que pendant les jours sombres et redoutés du rosch has-chonnah et du kippour. J’allais pour quelque temps rentrer dans ce monde inconnu à la majorité des lecteurs profanes, et vers lequel m’attiraient mes plus anciens souvenirs d’enfance. Les scènes auxquelles j’assistai ne trompèrent pas mon attente : j’y reconnus la civilisation austère et forte, fruit de l’exil et du moyen âge, qu’une première excursion dans l’Alsace juive m’avait déjà fait entrevoir, et qu’il faut se hâter de décrire, car les conditions mêmes des sociétés modernes la condamnent à disparaître.


I

Ma première visite devait être pour le village de Bolwiller et pour l’excellente famille au sein de laquelle j’avais déjà trouvé un accueil hospitalier, celle du père Salomon, braye et digne vieillard qu’entourait avec une compagne fidèle toute une couvée jeune et florissante, deux jolies filles au beau type oriental et trois garçons au corps robuste, à la mine éveillée. C’était sous le paisible toit du père Salomon que j’allais passer les fêtes de la pâque juive en 1858.

Le 14 du mois de nissan (29 mars), je prenais donc le chemin de fer de Strasbourg à Bâle, qui devait me conduire à Bolwiller, où j’étais attendu vers deux heures de l’après-midi. L’œil fixé sur les riantes plaines à travers lesquelles m’entraînait la locomotive, je recueillais mes souvenirs sur ces mille coutumes invariables depuis les temps les plus reculés de l’histoire juive, et qui donnent un caractère d’originalité si profonde à la pâque des Hébreux : antique et curieuse fête, instituée pour rappeler la sortie d’Égypte et la miraculeuse délivrance d’Israël, quand, fuyant en toute hâte, les Hébreux emportèrent avec eux la pâte destinée au pain avant même qu’elle fût levée. De là le nom de fête des azymes et l’usage de manger pendant la pâque du pain sans levain. Je me rappelais en même temps avec quelle exactitude minutieuse les Israélites alsaciens, exagérant sans doute la pensée du législateur hébreu[1], se préoccupent d’enlever le levain de leurs maisons deux semaines avant Pâque. Pendant quinze jours, quel mouvement, quelle activité dans la population féminine de chaque logis ! Depuis le matin jusqu’au soir, ce ne sont que lessives et nettoyages. Casseroles et marmites sont rougies au feu. L’eau bouillante purifie les vases en or et en argent qui serviront pendant la fête. Une fois la semaine commencée, les relations de famille sont si rigoureusement suspendues, que le Messie lui-même, arrivant dans un village juif de l’Alsace, courrait grand risque de trouver partout porte close. Mais le grand jour approche enfin ! Dès la veille, quelle métamorphose dans l’intérieur ! Admirez ces glorieux chapelets d’oignons et d’échalotes qui s’étalent sur les panses rebondies des fours, ces brillantes assiettes d’étain rangées par douzaines sur les planches, et qui ne serviront que pendant la pâque seulement. Voici la salle à manger, qui est aussi la salle de réception. Tout y respire un air de fête, et il y règne une élégance rustique irréprochable. Les cadres des gravures, et notamment celui du mizrach[2], sont resplendissans ; des rideaux de calicot blanc parent toutes les fenêtres. Le plancher fraîchement lavé est recouvert de sable jaune et rouge. De tous côtés s’exhale la douce odeur des premières violettes de l’année. L’indispensable lampe à sept becs se balance tout près du fauteuil-trône nommé lahne dans le patois du pays, et où s’étagent les coussins à paillettes qui serviront de couchette au maître de la maison pendant les deux premières nuits de Pâque. Dans ce milieu, empreint de l’indéfinissable charme des traditions, comment ne pas évoquer de joyeuses scènes de famille ? comment ne pas penser surtout à la plus caractéristique des cérémonies qui précèdent la pâque, à cette cuisson du matsès ou pain sans levain, qui est une si importante occupation des ménagères juives de nos campagnes[3] ? Je revoyais l’immense table qu’on dresse dès six heures du matin près de la cuisine où flambe depuis la veille dans un four béant un immense feu de javelles. J’entendais les rires des robustes filles qui pétrissent la sainte pâte dans des bassins de cuivre, bien reluisans, les lazzis des travailleurs qui la roulent, la piquent et la mettent au four. C’est bercé en quelque sorte par ces visions du passé que j’arrivai dans le village où elles allaient se transformer pour moi en réalités du présent.

Dans la rue, que je traversai rapidement, je remarquai un premier signe de la fête. Des enfans parcouraient le village, un panier rempli de bouteilles au bras : c’étaient les enfans des riches balbatim (bourgeois) qui allaient porter, de la part de leurs parens, du vin du meilleur cru au rabbin, aux pauvres talmudistes[4], au ministre officiant, à l’instituteur, au schamess (bedeau), etc. Ne faut-il pas en effet que tout le monde célèbre dignement et gaiement la pâque ? Cependant le père Salomon m’avait aperçu ; il venait à ma rencontre. Nous échangeâmes le salut classique : Salem alechem (que la paix soit avec vous) ! — Alechem salem (que la paix soit également avec vous) ! Je fus bientôt entouré de toute la famille. La femme de mon hôte, la bonne Iédélé, ses filles et ses fils m’accueillirent avec leur cordialité habituelle. Quelques mots suffirent pour me mettre au fait des petits changemens qui s’étaient accomplis depuis mon premier séjour à Bolwiller dans ce tranquille intérieur. Le père Salomon s’était retiré des affaires. L’aîné de ses fils lui avait succédé et se trouvait maintenant à la tête du petit négoce paternel ; c’était Schémelé qui faisait les achats et les ventes, traitait avec les chalands, et, à ce qu’il paraît, contentait tout le monde. Gentil et preste, il était, me dit sa mère, aimé et estimé de tous à Bolwiller comme dans les villages voisins. Aussi, quoique âgé de vingt-trois ans seulement, était-il devenu depuis quelque temps le point de mire de plus d’une famille, et déjà plus d’un schadschen (agent matrimonial) s’était adressé au père Salomon.

L’avouerai-je cependant ? le principal objet de ma préoccupation, ce n’était point la destinée de ces braves gens : j’étais venu pour assister à la célébration de la pâque selon les vieux rites. Aussi ne fut-ce pas sans émotion que j’entendis retentir les trois coups du schuleklopfer[5], qui interrompaient notre conversation pour nous appeler à la prière. Nous nous rendîmes tous à la synagogue, splendidement illuminée, et l’office terminé, chaque famille regagna gaiement son foyer : le moment était venu de procéder au séder, c’est-à-dire à la cérémonie la plus caractéristique de la fête, et qui mérite à ce titre d’être fidèlement décrite.

La salle à manger de mon hôte était éclairée par la lampe à sept becs. La table était dressée comme si l’on allait dîner. Elle était couverte d’une nappe blanche. Il y avait des assiettes, mais pas de couverts ; sur chaque assiette, un petit livre en texte hébreu et illustré de gravures tirées de l’histoire du séjour d’Israël en Égypte et de sa sortie d’Égypte : c’était la Haggada, ou recueil des chants et des prières relatifs au cérémonial de la soirée. Le père Salomon commença par s’installer carrément dans le fauteuil-trône qui lui était réservé. On me fit asseoir tout près de lui : c’était la place d’honneur ; — d’un côté de la table carrée, la mère et ses filles ; vis-à-vis, les fils de la maison, habillés de neuf comme tout le monde, et, comme tout le monde aussi, la tête couverte, conformément à l’usage, qui est inflexible à cet endroit. Au bout de la table, je remarquai un homme à la figure anguleuse, coiffé d’un chapeau quelque peu bossue, portant une redingote râpée, mais parfaitement propre, et un madras jaune autour du cou pour cravate : Salomon m’apprit que c’était l’hôte familier des jours de fête, le pauvre Lazare, moitié mendiant, moitié marchand, car, dans les foires, il vendait des livres de prières hébreux pour le compte des imprimeries hébraïques de Redelheim et de Soultzbach. À côté du pauvre se tenait la grosse servante Hana, haute en couleur, les cheveux largement enduits de pommade à la rose et un tartan de circonstance sur le dos.

Au milieu de la table se dressait une sorte de plat en argent où étaient placés trois grands azymes, séparés l’un de l’autre par une serviette. Au-dessus de ces trois azymes, sur des sortes de soucoupes en argent, s’étalait une véritable exposition des choses les plus bizarres en apparence et les plus opposées : ici de la laitue, là une marmelade fabriquée avec de la cannelle, des pommes et des amandes ; plus loin, un gobelet plein de vinaigre ; plus loin encore, du cerfeuil, un œuf dur, un morceau de raifort ; enfin, tout à côté, un os recouvert d’un peu de chair. Tout cela pourtant avait sa signification et sa raison d’être. C’étaient autant de naïfs emblèmes. La marmelade figurait l’argile, la chaux et la brique que travaillaient les Israélites esclaves sous les pharaons. Ce vinaigre, cet œuf dur, ce raifort, ce cerfeuil, symbolisaient l’amertume et les misères de la servitude. Cet os enfin, recouvert d’un peu de chair, représentait l’agneau pascal. Chaque convive avait devant soi une coupe en argent ; celle du maître de la maison était en or. Sur une étagère voisine de la table étaient groupées des carafes pleines de vin blanc des meilleurs crus du pays, presque exclusivement du kitterlé et du rangué, le kitterlé, le rangué, ces cécubes et ces falernes du Haut-Rhin ! Selon la tradition, il y avait aussi plusieurs bouteilles de vin rouge. Ce soir-là, le vin rouge doit rappeler la cruauté des pharaons, qui se baignaient, dit-on, dans le sang des enfans hébreux.

Cependant le père Salomon avait entamé la prière de bénédiction qui ouvre la fête et la cérémonie. Les coupes avaient été remplies jusqu’au bord. La prière faite, le fils aîné de la maison, Schémelé, se leva, prit une aiguière sur une table voisine et versa de l’eau sur les mains du chef de la famille ; puis, sur un signal donné par notre hôte, tous les convives se levèrent à demi. Nous avançâmes tous la main vers le plat qui contenait les azymes, et à haute voix, nous dîmes ces mots placés en tête de la Haggada : « Voici le pain de la misère que nos pères ont mangé en Égypte, Quiconque a faim, qu’il vienne manger avec nous ! Quiconque est nécessiteux, qu’il vienne faire la pâque ! » La présence du mendiant Lazare à table mettait d’une manière touchante l’application en regard du précepte. La récitation continua. Selon l’usage, un des fils de la maison, le plus jeune, prenant la parole, demanda à son père, toujours en hébreu, et en lisant le passage dans la Haggada, ouverte devant lui : « Pourquoi toute cette cérémonie ? » Et le père répondit, les yeux fixés aussi sur le texte de la Haggada : « Nous avons été esclaves en Égypte, et l’Éternel notre Dieu nous en a fait sortir avec une main puissante et un bras étendu. » Chacun récita aussitôt d’après la Bible l’histoire détaillée de la merveilleuse sortie d’Égypte avec tous les miracles opérés par Dieu en faveur de son peuple et tous les bienfaits dont il le gratifia. Puis on goûta aux divers objets symboliques placés dans les soucoupes et exposés sur le plat. Devant le maître de la maison, et à côté de sa coupe, se dressait une autre coupe, d’une dimension beaucoup plus considérable. Salomon la remplit de son meilleur vin. À qui donc était destinée cette coupe ? C’était la coupe d’Élie le prophète, Élie, ce bon génie d’Israël, hôte invisible il est vrai, mais toujours et partout présent aux grandes cérémonies.

Le premier acte du séder était alors terminé. Le second, c’est-à-dire le repas, commença. Ici mon rôle d’observateur se bornait à remarquer l’abandon cordial qui régnait dans cette réunion de famille et la familiarité toute patriarcale avec laquelle intervenait dans la causerie le mendiant Lazare, mis à l’aise par d’amicales questions du père Salomon. Il y avait bien longtemps déjà que Lazare venait chaque année, aux grandes fêtes, s’asseoir à cette table ! Ces filles, ces jeunes gens, il les avait connus enfans, et si, en répondant à mon hôte ou en le questionnant à son tour, il plaçait devant son nom la formule de herr (monsieur), en revanche il n’appelait les filles et les fils de Salomon que par leur petit nom. Ce petit, vieillard, personnification saisissante de la Judée nomade, cumulait, je l’ai dit, avec le métier de schnorrer (mendiant) celui de marchand de livres hébreux. En cette double qualité, il parcourait pendant l’année entière toutes les villes, tous les bourgs et tous les hameaux de la Haute et Basse-Alsace. Aussi connaissait-il son monde juif à trente lieues à la ronde. C’était un gazetier ambulant, une chronique vivante que ce brave Lazare. Salomon, à chaque fête, se plaisait, pendant le repas, à le faire jaser, et Lazare, qui n’était pas fâché de payer à sa façon et avec sa monnaie l’hospitalité qu’on lui accordait, versait à pleines mains toutes les nouvelles qu’il avait pu recueillir dans les intervalles de sa vie tant soit peu vagabonde.

— Eh bien ! Lazare, lui dit brusquement le père Salomon, voulant entier en conversation avec le mendiant, comment vous traite ce iontof (jour de fête) ?

— Sur mon âme, monsieur Salomon, on se trouve mieux ici que sur la grand’route. Toute l’année durant, je mène une rude vie ; mais quand arrive le iontof, j’oublie mes misères et je les noie toutes dans ce bon vin, que je connais de longue date et qui me connaît.

Et il vida sa coupe, que Schémelé, à l’instant même, remplit de nouveau.

— Et les petites affaires ? continua Salomon.

— Ne m’en parlez pas ! Vous dirai-je que tout ce qui sort des imprimeries de Redelheim et de Soultzbach ne se vend quasiment plus ? Autrefois, à l’approche de Pâque, je vendais des haggadas en masse. Aux environs du rosch haschonnah (nouvel an) et du kippour (jour des expiations), je ne pouvais suffire, dans les foires, à toutes les demandes pour les recueils des prières de ces grandes fêtes. La fabrique, dont j’avais la confiance, me les passait à un prix fixe modéré, et ce que je pouvais en tirer en plus était pour moi ; mais depuis quelque temps il leur est venu en idée à Paris de traduire en français Bible, Rituel, Haggada et prières pour les grandes fêtes de l’année, tout enfin : c’est une abomination. Est-ce, que Dieu peut et veut être prié dans une langue autre que la langue de nos ancêtres de la Palestine ? C’est dans la grande Bofel (Babel) qu’on imprime ces belles choses. On envoie ces abominables traductions dans tous nos villages, où des messieurs comme le gros Getsch vont les colporter. Et dire, monsieur Salomon, que la plupart de ceux qui les achètent ne comprennent pas plus le français que vous et moi ! Mais que voulez-vous ? C’est la mode à présent, à ce qu’il paraît. Aussi vrai, voyez-vous, que nous avons un Dieu unique, créateur du monde, aussi vrai que c’est aujourd’hui le premier soir de Paeçach (Pâque) dans tout Israël, tout cela ne peut nous amener que des malheurs. Qui est-ce qui a perdu Iérouscholaïm (Jérusalem) ? Les impies et les novateurs, n’est-ce pas ? Laissez faire ; les impies et les novateurs de Paris nous empêcheront d’y retourner et de la relever ; c’est moi qui vous le dis…

Le vieux mendiant allait commencer une sorte de prédication ou plutôt de lamentation religieuse. Le père Salomon l’interrompit pour lui demander les nouvelles du pays, et Lazare s’exécuta de bonne grâce. Ces nouvelles étaient, comme on le pense, assez insignifiantes pour la plupart. Petites médisances sur les ministres officians des villages voisins, sur les administrateurs de telle ou telle communauté, sur des fiancés dont quelque inadvertance avait fait avorter le mariage, voilà ce que nous débita Lazare avec une verve joviale qui rachetait la pauvreté du fond. Je remarquai pourtant qu’à propos de je ne sais quelle balourdise qui avait valu à un garçon de Dornach d’être renvoyé par sa belle, il adressa une allusion assez directe au fils aîné du père Salomon. — Ce n’est pas vous, Schémelé, dit-il en lui lançant un regard significatif, qui tireriez un pareil bouc (commettriez une pareille bévue). Votre langue à vous est bien pendue, et sans vous flatter, vous avez ce qu’il faut pour plaire aux belles de nos villages. Aussi, sur mon âme, j’en connais plus d’une… Laissez faire Ephraïm Schwab. — Et regardant malicieusement tous les assistans : — J’ai un petit oiseau, ajouta-t-il, qui me dit bien des choses ! Du reste, c’est un beau brin de fille que la petite Débora… Et le vieux Nadel est fort à son aise… Certainement de toutes les familles de Hegenheim…

— Assez bavardé comme cela ! interrompit ici le maître de la maison d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant. Si on se laissait aller à toutes vos histoires, on pourrait oublier d’achever le séder.

Tout le monde avait repris son attitude première. On replaça sur la table le plat contenant les trois maisès enveloppés dans des serviettes ainsi que les différens objets symboliques. Fidèle à un antique usage, le père Salomon retira d’entre les coussins de son fauteuil, et recouvert d’une serviette, un demi-azyme qu’il y avait placé pendant la cérémonie. Cet azyme rompu en deux doit figurer le passage de la Mer-Rouge. Il en donna un morceau à chacun des convives. On récita ensuite la prière qu’on a l’habitude de dire à la fin de chaque repas, puis commença le troisième et dernier acte du séder.

— Schémelé, dit le père au fils aîné, tu peux maintenant ouvrir la porte.

Le jeune homme quitta sa place, ouvrit largement la porte de la salle à manger donnant sur le corridor, et aussitôt il s’écarta comme pour laisser passer un important personnage. Le silence pendant ce temps était profond. Quelques instans après, la porte fut refermée. Quelqu’un était certainement entré, mais invisible. C’était le prophète Élie. Il allait maintenant tremper ses lèvres dans la coupe qui lui était exclusivement destinée et sanctifier la maison par sa présence. Élie, se multipliant à l’infini, entrait à pareille heure dans toute maison Israélite où se célébrait le séder. Il était là comme le délégué de Dieu. Les coupes vidées après la prière de la bénédiction se remplirent en même temps pour la quatrième fois. On chanta ensuite quelques-uns des plus beaux psaumes de David[6] avec des inflexions traditionnelles. On célébra encore la sortie miraculeuse de l’Égypte avec tous les événemens qui l’ont précédée, accompagnée et suivie. Dans ce pieux concert, chacun rivalisait de zèle, d’entrain et de voix. Lazare avec sa basse formidable dominait tout. Les femmes, qui chez les Israélites ne doivent jamais chanter en public, mêlent ce soir leurs voix aux saints cantiques. La grande Hana, libre de son service, ses grosses mains rouges sur les hanches, debout derrière sa maîtresse, était plongée dans une sainte admiration. Les chants se prolongèrent, les libations devinrent de plus en plus copieuses. Ainsi le veut l’usage. À neuf heures, les femmes se retirèrent, les hommes restèrent à leur poste. Ce soir-là, on ne fait point avant de se livrer au repos la prière habituelle ; on est convaincu que cette nuit et la nuit suivante sont des nuits privilégiées pendant lesquelles Dieu veille, comme jadis en Égypte, sur toutes les maisons d’Israël. Peu à peu, sous l’influence toujours croissante du rangué et du kitterlé, et avec les dernières récitations d’usage, les yeux des convives restés à table s’allumèrent, les voix traînèrent, les têtes s’appesantirent. L’heure du sommeil, l’heure de la séparation était venue, et je me dis en regagnant ma chambre que la maison du père Salomon avait cette nuit-là grand besoin de la protection divine, car le digne homme et ses hôtes me semblaient des gardiens fort mal préparés à exercer quelque surveillance.

La cérémonie du séder se répéta absolument identique le lendemain soir, à la même heure, c’est-à-dire aussitôt qu’il fit nuit close. Ce jour-là et le lendemain (30 et 31 mars ou 15 et 16 du mois de nissan), il y a grande fête. On va au temple de bonne heure. Hommes et femmes étalent avec complaisance leurs habits et leurs robes, tout frais terminés. C’est plaisir de voir ces braves gens parcourir les rues du village, raides et empesés. On dîne à midi, et l’après-dînée est consacrée aux visites qu’on fait ou qu’on reçoit. Salomon, vu son rôle important dans la communauté, était de ceux qui attendaient les visites. Dans ce cas, en Alsace, on reçoit son monde à table, où le chef de la famille et tous les siens demeurent assis jusqu’à l’heure des vêpres. Le dessert reste sur la table et se renouvelle durant toute l’après-dînée, à mesure que les visiteurs le consomment. Dès qu’il entre quelqu’un, on l’accueille par ce salut hospitalier : Baruch-htaba (béni soit celui qui vient là) ! On lui fait prendre place à table, et immédiatement la servante pose devant lui un verre rempli du meilleur vin du pays. Vers les deux heures et demie, la salle où nous nous tenions était presque comble. Le bruit des conversations était assourdissant. Il y avait là Iékel, le frère de mon hôte, avec de nombreux parens, le voisin Samuel, le ministre officiant, l’instituteur communal et le schamess de Bolwiller. Quels étaient les objets de cette conversation bruyante et confuse ? Il serait difficile de le préciser. Le fait est qu’autour de moi on parlait un peu de tout. Il était question à la fois de politique, de chemins de fer, de synagogues récemment construites ou à construire, d’élections consistoriales, de nominations de parnassim (administrateurs des communautés juives), de la foire à bestiaux de Lure et de Saint-Dié. Enfin le coucou placé dans un coin cria quatre heures, et l’assemblée se sépara pour aller à la prière de minha (après-midi).

La fête de Pâque, comme celle des cabanes, dure huit jours ; mais sur ces huit jours, quatre seulement sont des jours de grande fête. Les jours intermédiaires, au nombre de quatre, sont des demi-fêtes seulement, appelées halhamoed. Ces demi-fêtes ont un caractère particulier. Pendant le halhamoed, les hommes laissent là les grosses affaires et n’expédient que le courant. Les femmes, en demi-toilette, ne travaillent pas, mais se font visite, ou se promènent soit aux abords du village, soit dans les villages voisins. C’est aussi pendant les jours de halhamoed que les galans vont voir leurs belles, et que se font d’ordinaire les fiançailles en Israël.

Le premier de ces jours de demi-fête, le père Salomon m’avait emmené sur un char-à-bancs, attelé de son petit cheval gris, dans un bourg des environs, à Dornach, chez un de ses parens. Vers le soir, nous revenions à Bolwiller. Le père Salomon faisait trotter le petit gris tout en fumant avec délices du tabac dit violette dans sa pipe des iontof (jour de fête). Le bonhomme avait grande envie de me faire ses confidences sur l’établissement qu’il rêvait pour son fils Schémelé. Comme je lui annonçais mon projet d’accepter une invitation pour la fête des cabanes, que je devais passer chez le petit Aron, un marchand de montres de Hegenheim : — Ah ! s’écria-t-il, vous irez passer les cabanes chez mon ami Aron,… à Hegenheim ! — Puis il reprit avec un sourire mystérieux, et en appuyant sur chaque mot : — Eh bien ! il n’est pas impossible que nous nous retrouvions à Hegenheim, et cela… pendant le halhamoed des cabanes

— Eh quoi ! père Salomon, repris-je frappé d’une idée soudaine, Lazare le mendiant aurait-il dit vrai avant-hier soir au séder, et son petit oiseau l’aurait-il bien informé ?

— Est-ce que j’ai des secrets pour vous ? répondit gravement le père Salomon, et ici le vieillard mit son cheval au pas, porta sa main dans la large poche de sa redingote, en tira un immense portefeuille, l’ouvrit, y prit une grosse lettre, la déplia lentement tout en continuant d’aspirer bruyamment de sa pipe des bouffées de tabac ; puis me remettant la lettre : — Lisez, dit-il. — Cette importante missive, écrite en magnifiques caractères hébraïco-allemands, était adressée au père Salomon par le schadschen (négociateur en mariages) Éphraïm Schwab[7]. Elle donnait les meilleurs renseignemens sur la famille Nadel de Hegenheim, avec laquelle mon hôte projetait de contracter alliance. Quel parti pouvait mieux convenir au jeune Schémelé que la fille unique du riche Nadel, la belle Debora, « aux grands yeux d’épervier, au teint de rose et de lis, » pour parler comme Éphraïm Schwab ? « Votre Schémelé, disait en finissant le schadschen, pourra pendant le halhamoed des cabanes faire un tour à Hegenheim. Il descendra chez votre ami, le petit Aron, pour éviter ainsi qu’on ne jase. Je me rendrai de mon côté à Hegenheim à la même époque ; vous me fixerez le jour. J’accompagnerai Schémelé chez les Nadel. Si vous le voulez, j’écrirai dans ce sens, et ce sera chose entendue. Quant au schadschoness (honoraires de l’agent matrimonial), nous tomberons d’accord. J’ai fait dans ma vie bien des mariages, et je ne me suis jamais brouillé avec personne ; Dieu merci ! on connaît Éphraïm Schwab. »

— Et qu’avez-vous décidé ? demandai-je au père Salomon en lui remettant sa lettre.

— Je trouve le parti sortable. Je n’ai pris des informations qu’auprès de mon ami Aron, qui me dit d’aller de confiance. Donc mon Schémelé ira où vous savez le premier jour de halliamoed des cabanes. Vous serez là à la même époque, et si l’affaire se conclut, vous serez des nôtres…

À sept heures, nous étions de retour au logis. Trois jours après, la semaine de Pâque était terminée, et le père Salomon, sa femme, Schémelé, me reconduisaient jusqu’à la gare de Bolwiller. En attendant le rosch haschonnah et le kippour, j’allais retourner pour quelque temps dans la grande Babel, comme disait le mendiant Lazare. En me serrant la main, le père Salomon me recommanda une grande prudence pendant le voyage, car nous étions en temps d’omer. Ce mot me remit encore en mémoire une de nos vieilles superstitions israélites. De même que j’avais fait le premier trajet en évoquant les souvenirs de la pâque, j’eus, pendant le retour, l’esprit constamment occupé des souvenirs de l’omer. Qu’est-ce donc que l’omer ? demandera-t-on. C’est le temps qui s’écoule de Pâque à la Pentecôte ; mais, pour faire comprendre l’espèce de terreur mystérieuse qui plane sur cette période, il faut entrer dans quelques explications. — La Pentecôte des Juifs est la fête de l’anniversaire de la promulgation du décalogue ou de la révélation, événement accompli, comme on sait, sept semaines après la sortie des Israélites de l’Égypte. Voilà pourquoi la Pentecôte est encore appelée Schebouoth du mot hébreu signifiant semaines. Jadis, à Jérusalem, dans l’intervalle de Pâque à la Pentecôte, c’est-à-dire pendant cinquante jours, on faisait au temple, tous les jours, l’offrande d’une mesure (omer) d’orge. Aujourd’hui on ne fait plus d’offrande ; mais en revanche, et pendant tout le temps compris entre Paeçach et Schebouoth, tous les fidèles, au village, chaque soir, après la prière et à la nuit close, comptent les jours. On marque de la sorte l’impatience où l’on est d’arriver à la fête commémorative de la révélation. L’omer, pour les Israélites de la campagne, est une époque redoutable, où il se passe mille choses extraordinaires. Durant l’omer, tout enfant d’Israël est particulièrement exposé à la puissance et au caprice des esprits malfaisans. Pendant l’omer, l’influence des mauvais génies se fait sentir de tous les côtés ; il y a dans l’air alors quelque chose de dangereux, de fatal. Il faut donc se tenir sur ses gardes et ne tenter en aucune sorte les schédim (démons) ; autrement ils vous joueraient maints mauvais tours. Pendant l’omer, il faut veiller à tout, aux choses en apparence les plus banales, les plus insignifiantes. Écoutez plutôt les minutieuses recommandations des ménagères juives à cette époque de l’année. — Enfans, ne sifflez pas le soir pendant l’omer, car votre bouche se déformerait ; ne sortez pas en manches de chemise, autrement vous rentreriez avec des bras estropiés ; ne lancez pas de pierres dans les airs, elles se retourneraient contre vous ; gardez-vous de lâcher la détente d’une arme à feu, le coup vous blesserait vous-mêmes. Hommes de tous les âges, en omer ne montez ni à cheval, ni en voiture, ni sur une barque ; le cheval s’emporterait, les roues de la voiture, fût-elle neuve, pourraient casser, et la barque ne manquerait pas de chavirer. Ayez surtout l’œil sur vos bêtes, car c’est à cette époque principalement que les machschévess (sorcières) s’introduisent dans vos écuries, montent en croupe sur vos vaches et sur vos chèvres, les frappent de maladies, les étendent à terre et corrompent leur lait. En pareil cas, pour vous le dire en passant, il faut tâcher de mettre la main sur celle que l’on suspecte, puis l’enfermer dans une chambre où l’on aura eu la précaution de placer dans un baquet le lait qu’elle aura corrompu ; fouettez ensuite ce lait avec une baguette de noisetier, en prononçant trois fois le nom de l’Éternel. Pendant que vous fouetterez ainsi le lait, vous entendrez des cris et des lamentations ; ce sera la sorcière qui gémira de la sorte, car c’est sur elle que retombent tous les coups de la baguette avec laquelle on fouette le lait. Or vous ne vous arrêterez que lorsque des flammes bleues viendront danser à la surface du lait : en ce cas seulement, le charme sera rompu ; mais il vaut mieux encore ne pas laisser le temps aux sorcières d’accomplir leurs maléfices. Donc, si pendant l’omer, à la tombée de la nuit, quelque mendiante vient demander à une famille un peu de braise pour allumer son maigre foyer, qu’on se garde bien de lui donner ce qu’elle demande, et qu’on ne la laisse jamais partir sans l’avoir tirée trois fois par un pan de sa jupe ; puis aussitôt, sans perdre de temps, qu’on jette de larges poignées de sel dans la flamme de l’âtre. Cette mendiante est peut-être une sorcière, car les machschévess saisissent tous les prétextes pour entrer dans les maisons et prennent tous les déguisemens.

Tels sont les dangers de l’omer. On s’expliquera maintenant les sages recommandations de mon hôte de Bolwiller. Ai-je besoin de dire que je m’y conformai à la lettre ? Aussi j’arrivai à Paris sans que la machine eût sauté, sans que les roues du wagon fussent sorties des rails, et, comme je m’étais gardé de mettre le nez ou le bras à la portière, je n’avais reçu ni blessure ni contusion. Voilà ce que l’on gagne à ne pas tenter les schédim !


II

On a pu voir quel est le caractère particulier de la pâque juive. C’est une fête de famille autant qu’une fête religieuse. Une des principales cérémonies de la pâque, le séder, a le foyer pour théâtre. Les préparatifs mêmes de la solennité entraînent mille soins domestiques. Tout autre est la physionomie des journées de prière qui ouvrent en septembre ou octobre l’année juive sous le nom de rosch haschonnah (commencement de l’an) et de kippour (expiation). Veut-on voir Israël au temple, veut-on savoir ce qu’il y a de grandeur austère dans les exercices religieux que ramènent chaque année a cette époque d’invariables traditions : c’est encore dans un de ces curieux villages israélites de l’Alsace qu’il faut se placer. Qu’on nous suive par exemple au sein de l’honnête et pieuse population de Wintzenheim. C’est là que nous assistâmes à toutes les scènes caractéristiques de ce temps de pénitence, et que nous passâmes même la mystérieuse semaine de selichoth[8], qui précède le rosch haschonnah, et qui est marquée, assurent les vrais croyans, par une intervention toute particulière des puissances surnaturelles dans les choses humaines.

Quiconque arriverait à Wintzenheim à trois heures du matin pendant le selichoth trouverait déjà la population debout et se rendant à la synagogue, docile à l’appel du schamess (bedeau), qui vient de traverser le village silencieux en frappant trois coups secs avec son marteau de bois, tantôt sur un volet, tantôt sur une porte cochère. Les prières durent jusqu’à l’aube. Qui peut dire à quelles redoutables rencontres s’exposent dans leur ronde nocturne le schamess et le hazan (ministre officiant) forcé de se rendre chaque nuit à la maison de Dieu ? Le selichoth est l’époque des apparitions, des revenans. Que de fois le schamess n’entend-il pas des voix sépulcrales se mêler au bruit du vent qui agite les saules pleureurs du cimetière ! que de fois le hazan ne voit-il pas des langues de feu éclairer devant lui les ténèbres, ou des fantômes effrayans lui barrer le passage ! Tout Wintzenheim s’entretient encore dans les veillées de l’apparition nocturne qui vint à pareille époque épouvanter, il y a quelque trente ans, le grand-rabbin Hirsch, de sainte et vénérable mémoire. Le rabbin demeurait tout près de la synagogue. Dans la maison du rabbin, et sous sa garde en quelque sorte, se trouvait le réservoir d’eau servant, selon le rit, aux ablutions des femmes. C’était la nuit. Le rabbin, sa Guémara[9] devant lui, était profondément absorbé dans le saint livre. Au dehors, tout était calme et silencieux. Soudain le rabbin entend du côté de la cour et sous sa fenêtre une voix lamentable. Il ouvre la fenêtre, et voit un fantôme blanc qui tend vers lui des mains suppliantes. « Que veux-tu ? demanda le rabbin. — Je suis, répondit le fantôme, la femme de Faïssel Gaïsmar, et c’est hier qu’ils m’ont enterrée. Malade pendant six semaines, je n’ai pu le mois dernier me baigner dans le mikva (réservoir) ; je suis donc obligée de revenir. Rabbi, soyez assez bon pour me donner les clés du mikva. » Le rabbin, sans tarder davantage, jette à la suppliante le lourd trousseau de clés. Quelques instans après, il entendit le clapotement des eaux ; il distinguait très clairement le moment où la suppliante s’y plongeait et en sortait, secouant chaque fois ses cheveux imprégnés de l’humide élément. Puis le silence se rétablit. Le rabbin continua d’étudier sa Guémara, et vers les deux heures il s’endormit sur le volume sacré. À trois heures, il fut réveillé par le marteau de bois du schamess, qui l’appelait ainsi aux prières de selichoth. En sortant, il vit les clés du mikva suspendues comme d’habitude à sa porte.

Mais la dernière nuit du selichoth est passée. Alors commencent toute une série de fêtes d’un caractère profondément austère, et on me permettra de les décrire sans quitter la synagogue plutôt que d’insister sur les incidens assez ordinaires de mon séjour au sein d’une des familles les plus rigoristes de Wintzenheim. Le matin du rosch haschonnah est venu, et nous voilà dans le modeste temple du village. L’assistance est nombreuse et recueillie. Au milieu d’un profond silence, le ministre officiant ouvre les portes de l’arche sainte, et il en tire la thora (rouleau sacré de la loi). Après avoir fait entendre le chant accoutumé de glorification, il porte le rouleau sacré sur l’estrade placée au milieu de la synagogue, et déroule la thora. Le peuple écoute, et le chantre, sur une antique et mélancolique mélopée, se met à réciter, dans le texte hébreu, l’histoire de la vocation d’Abraham et du sacrifice d’Isaac, qui eut lieu à pareil jour. Israël rappelle à Dieu que par ce sacrifice il conclut avec lui une éternelle alliance, et c’est cet impérissable souvenir qui l’encourage à implorer de lui grâce et secours.

La lecture terminée, le talmudiste qui doit faire retentir le schophar[10], le pieux rebb[11] Koschel, qui remplit ces fonctions à Wintzenheim depuis quarante ans, s’avance gravement sur l’estrade où l’attend le rabbin. Tous les deux s’enveloppent la tête du voile de soie en usage dans les prières, et qu’on nomme taleth. Après une courte prière, rebb Koschel tire le schophar de son étui de toile blanche. « Sois loué, Seigneur notre Dieu ! dit-il. Sois loué, roi de l’univers qui nous as sanctifiés par tes commandemens et qui nous as ordonné de sonner du schophar ! » Ces mots annoncent que la trompette sacrée va retentir, et tous les regards se baissent aussitôt, car nul ne doit voir celui qui sonne du schophar. Rebb Koschel porte à sa bouche la corne de bélier, attendant les ordres du rabbin. — Téquiô (son de trompette) ! crie celui-ci, et un son tout métallique répond à cet ordre. — Schevorim (brisemens), et il sort du schophar comme une plainte entrecoupée, — téroua (retentissement), et le son tremble et se précipite. Chacun de ces ordres est exécuté plusieurs fois jusqu’à ce que vingt-neuf sons soient sortis du schophar. Quand le dernier son a retenti, on reporte en chantant le rouleau sacré dans l’arche sainte. Un nouveau service commence. Le chantre, tantôt seul, tantôt accompagné de la voix, de tous les assistans, rappelle l’origine et le but de « cette sainte journée de convocation. » Aujourd’hui donc l’univers entier comparaît devant Dieu ; aujourd’hui il sera décidé « qui sera heureux, qui ne le sera point, qui aura la guerre, qui aura la paix. » Dieu sera bon et clément pour son peuple en souvenir des patriarches, en souvenir de lui-même et de tout ce qu’il a fait pour son peuple depuis sa sortie d’Égypte jusqu’à son arrivée dans la terre de Chanaan ! Et à un moment donné on se prosterne la face contre terre pour implorer la clémence du Très-Haut. Viennent ensuite le triple Sanctus et l’Hosannah traditionnel dit la Kedouscha (sanctification), précédés d’un admirable et célèbre morceau composé, dit-on, et improvisé par le martyr rabbi Amnon de Mayence[12] :


« Je proclame la grande sainteté de ce jour, jour redoutable, terrible, solennel. Ton autorité, Seigneur, s’affermira en ce jour ; c’est que tu es juge et en même temps accusateur et témoin. Tu prends acte de nos actions, tu les enregistres et tu y apposes ton sceau. Tu te souviens de toutes nos actions, et quand la grande trompette du jugement retentit, les anges eux-mêmes frémissent d’une indicible terreur, car devant ta pureté suprême eux-mêmes ne seront pas trouvés innocens. L’univers entier passe sous ton regard, comme les troupeaux sous les regards du berger. Au jour du rosck haschonnah tu décides et au jour du kippour tu arrêtes irrévocablement les destinées d’un chacun ; mais la pénitence, la prière et la charité effacent l’arrêt fatal. Ta colère est lente à s’allumer et prompte à s’adoucir. Tu ne veux pas la mort de ta créature ; tu connais la force de ses passions, et tu sais que l’homme est fait de chair et de sang. L’homme périssable, dont l’origine est poussière, ressemble à un vase fragile, à l’herbe desséchée, à une fleur flétrie, à l’ombre fugitive, au nuage qui disparaît, au vent qui souffle ; il se dissipe comme la poussière et s’évanouit comme un songe. Mais toi, roi de l’univers, tu es tout-puissant et éternel. Tes années sont innombrables, la durée de tes jours est infinie ; le mystère de ton nom est impénétrable. Ton nom est digne de toi, et toi tu es digne de ton nom. Agis donc en faveur de ton nom, et glorifie-le d’accord avec ceux qui le glorifient. »


Le rosch haschonnah dure deux jours. Pendant les deux jours, ce sont les mêmes prières, les mêmes cérémonies. Chaque après-midi aussi, sur les deux heures, les jeunes gens du village se réunissent de nouveau à la synagogue pour, y réciter en commun et à haute voix les plus beaux psaumes de David. Il est des années où cet acte de piété s’exerce avec un redoublement de ferveur : c’est lorsque le matin même le schophar, malgré l’habileté du pieux sonneur, n’a pas rendu tous les sons avec la netteté et la clarté accoutumées, car c’est là un mauvais augure pour l’année qui va s’ouvrir, et alors, quelque ferventes que soient les prières qu’on adresse à Dieu dans l’après-midi du même jour, on ne parvient pas toujours à détourner le sinistre présage : c’était en 1807 ; le pieux rebb Auscher sonnait alors le schophar à Wintzenheim. Le rabbin en vain avait dit à haute et intelligible voix, comme à l’ordinaire : Téquiô, schevorim, teroua ! Rebb Auscher, de toute la vigueur de ses poumons, soufflait dans la corne de bélier ; il n’en sortait que des sons faux, tronqués, étranges. L’après-midi, la kehila (communauté) tout entière priait le ciel de détourner le présage. Le ciel souvent dans ses décrets est incompréhensible. Six mois après, en expiation sans doute de quelques péchés inconnus, les deux tiers de la communauté étaient emportés par une épidémie dont Wintzenheim conserve encore le lamentable souvenir.

Après avoir assisté à la célébration du rosch haschonnah, je ne pouvais songer à quitter Wintzenheim avant la solennité du kippour, que dix jours seulement séparent des cérémonies du nouvel an. Dans l’ancienne Judée, quand Israël était une nation, le kippour était célébré à Jérusalem avec une solennité sans égale. Le grand-prêtre, devant le peuple réuni sur le parvis du temple, immolait d’abord les victimes ordinaires, puis on lui amenait les deux boucs expiatoires. L’un était destiné à Jehovah, et avec son sang on arrosait les autels du temple ; l’autre, dont le nom est resté proverbial, était le bouc émissaire. Le grand-prêtre lui imposait les mains ; puis, confessant les péchés d’Israël, il le chargeait symboliquement des iniquités de tous et l’envoyait au désert. Le grand-prêtre rentrait ensuite dans le saint des saints et implorait le pardon de Dieu pour le peuple agenouillé dans l’enceinte du temple. Tel était l’ancien kippour. La cérémonie qui garde ce nom dans l’Israël moderne n’a rien perdu de sa majesté primitive ; ce jour est resté pour les populations juives austère, religieux, solennel entre tous[13]. Dans cet humble village de Wintzenheim, il n’était pas de maison où l’on ne s’y préparât pieusement. Les villageois que leurs affaires retenaient d’ordinaire dans les montagnes ou dans la vallée voisine de Munster étaient revenus pour unir leurs prières à celles de leur famille. Étrange spectacle que celui de cette influence persistante des vieilles traditions sur une race que l’on croit vouée exclusivement au culte des intérêts matériels !

Dès la veille du kippour a lieu dans chaque ménage la cérémonie de la kapora. Une table sans nappe ni tapis est dressée au milieu de la pièce principale du logis. Sur cette table est un rituel, ouvert à un certain passage marqué d’avance. Des coqs et des poules gisent garrottés sur le plancher. Le chef de la famille s’avance, il délie les pattes d’un des coqs, le prend à la main, et lit dans le rituel la prière qui a traita la cérémonie. Arrivé à un certain endroit de la prière, il soulève le coq, lui fait décrire trois cercles autour de sa tête et répète à haute voix : « Sois mon rachat pour ce qui doit venir sur moi. Ce coq pour racheter mes péchés va s’en aller à la mort. » Tous les assistans en font autant à tour de rôle. Les poules sont réservées aux femmes, les coqs représentent la rançon des hommes. Une fois la kapora terminée (et on a pu y reconnaître un souvenir manifeste du bouc émissaire de l’ancienne Jérusalem), on envoie coqs et poules chez le ministre officiant, qui seul a qualité pour les tuer selon le rit, c’est-à-dire en leur coupant la trachée-artère.

On lit dans le Deutéronome : « Si le méchant a mérité d’être battu, le juge le fera jeter par terre et battre devant soi par un certain nombre, de coups, selon l’exigence de son crime. Il le fera donc battre de quarante coups. » La veille du kippour, cette prescription du Deutéronome reçoit une application symbolique. Les hommes seuls, sans habits de fête, se rendent à la synagogue vers une heure de l’après-midi. Après avoir récité une prière, les assistans se placent deux à deux ; l’un se couche par terre, l’autre, debout et tenant à la main une lanière de cuir, l’en frappe légèrement. À chaque coup de lanière qu’il reçoit, l’homme couché se frappe la poitrine[14]. Après que chaque couple a exécuté ainsi la sentence biblique, on se retire pour revenir le soir. La synagogue est alors magnifiquement illuminée. Les hommes ont apporté la tunique de lin qui leur servira de linceul, et que tout bon Israélite prépare longtemps à l’avance. Ils revêtent à l’office cette tunique, leur futur habit de mort, et cachent leur tête sous les plis du saint taleth[15]. Ainsi feront-ils le lendemain durant tout le jour. Pendant trois heures, les prières se succèdent, le chantre et les fidèles se répondent à haute voix. La nuit est complètement close quand on se sépare.

Un mot encore sur cette nuit, veille du kippour, nuit mystérieuse entre toutes, où souvent l’on a vu s’accomplir d’étranges événemens. C’est durant cette nuit, longtemps après que les fidèles sont rentrés dans leurs demeures, que les morts viennent à leur tour processionnellement à la synagogue. Revêtus de leurs linceuls, les défunts habitans de la communauté adressent leurs prières au dieu d’Israël. À un moment donné, vers minuit ordinairement, et sans qu’on les entende ni remuer ni marcher, ils s’avancent, à la lueur de la lampe perpétuelle, vers le tabernacle. Ils l’ouvrent, en retirent un rouleau de la thora, et le portent sur l’estrade sacrée. Alors l’un d’entre eux se met à lire dans la thora les différens paragraphes du chapitre que le lendemain même, jour de kippour, le hazan de la communauté lira aux fidèles. Avant la lecture de chaque paragraphe, le hazan des morts prononce le nom d’un des membres actuels de la communauté. Et malheur à celui des vivans dont le nom aura été prononcé cette nuit dans l’assemblée funèbre ! Les habitans de Fegersheim racontent encore que la veille du kippour de l’année 1780, rebb Salmé Baumblatt, sonneur de schophar dans ce village, revenait de chez sa fille, récemment accouchée et malade ; il s’était attardé. Or pour regagner sa maison il lui fallut passer devant la synagogue. Il était près de minuit au moment où il tourna l’angle de l’édifice sacré. Soudain il entendit très distinctement ces mots : Salmé Baumblatt ! Il frissonna, puis il ajouta avec calme : « Déjà ? » — « Sorlé, dit-il à sa femme quand il fut de retour chez lui, il est inutile que demain soir, après le kippour, tu serres mon kittel (linceul), car avant qu’il soit peu j’en aurai besoin. » L’incrédule Sorlé se mit à rire. « Ris tant que tu voudras, répliqua son mari, je sais ce que je dis. » Hélas ! le rire de la pauvre femme se changea bien vite en pleurs, car trois jours après cet entretien on porta Salmé Baumblatt au cimetière de Fegersheim.

Mais le jour vient mettre un terme à cette fête des morts, et ramène les vivans au temple, qu’ils ne quitteront guère qu’après le coucher du soleil. Ce jour est celui du kippour proprement dit. Tout le monde est déchaussé. Quelques fidèles poussent la dévotion jusqu’à ne pas s’asseoir pendant toute la durée de ce long office. Quatre fois le peuple se confesse et se prosterne. Chacune de ces confessions, que Dieu seul reçoit, est précédée de prières composées par des docteurs de la synagogue, et dont quelques-unes sont vraiment d’une rare éloquence, celle par exemple qui sert d’introduction à la grande confession du matin, et dont l’auteur est rabbi Samtob, fils d’Adontiat[16].


« Maître de l’univers ! quand je vois que la vigueur et l’éclat de ma jeunesse sont évanouis, que tous mes membres ne sont plus qu’une ombre, et que je suis teint et infecté de crimes…, je désespère de trouver la guérison de mes rébellions et d’avoir la force de faire pénitence, car les jours sont courts, et l’ouvrage est immense… Combien le rachat de mes péchés est cher ! Comment pourrais-je m’en laver, moi qui suis pauvre et misérable ? Cette réflexion me fait courber la tête comme un jonc, me fait verser des larmes de sang et éparpille mes entrailles, comme lorsqu’on sème du cumin et de la nielle. Il est vrai que mes sentimens, en m’encourageant, me disent : Implore le pardon, car il y a du temps encore ; et quoique le juge soit terrible et sévère, ne désespère point des miséricordes, puisque le soleil est encore dans les hauteurs et qu’il ne se presse point de finir sa carrière, jusqu’à ce que tu aies trouvé de la place pour tes cris et une porte ouverte pour tes prières… »


Non moins belle est ta prière qui précède la grande confession de l’après-midi. Elle est l’œuvre du rabbin Isaac, fils d’Israël[17]. Qu’elle répond bien au repentir et à la contrition de toute cette assemblée !


« Maître de l’univers ! quand j’ai fait réflexion, à l’heure de la prière de l’après-midi, à l’énormité de mes crimes, j’ai tremblé de peur, j’ai été saisi d’étonnement en m’apercevant que le Tout-Puissant va se lever pour me juger. Que lui dirai-je quand il me demandera raison de mes actions ? Que répondra cette chétive poussière de terre devant celui qui réside dans les lieux les plus élevés ? J’ai désiré d’avoir un bon avocat pour me défendre, je l’ai cherché soigneusement dans moi-même, et je ne l’ai point trouvé. J’ai appelé ma tête, mon front et mon visage, afin qu’ils implorassent le Seigneur pour moi. La tête m’a répondu : Comment pourra lever la tête celui dont la vie n’a été que mépris et orgueil ? Le visage m’a fait réponse : Comment attirera la bienveillance de son maître cet homme qui est si effronté ? Et le front m’a dit : Comment, ô malheureux mortel, veux-tu te rendre innocent quand tes crimes sont encore gravés dans ton cœur, et que tu as un front d’airain ? »

Entre la prière de minha (après-midi) et celle de la nehila (clôture) se place une antique et touchante cérémonie. C’est la bénédiction donnée au peuple par les descendans de la famille d’Ahron. À peu de chose près, cette cérémonie se pratique comme elle se pratiquait autrefois, à pareil jour, dans le temple de Jérusalem. Dans chaque communauté juive, il est des familles qui ont conservé le nom de Cohen ou Cohanim[18] comme descendans d’Ahron, d’autres celui de Lévi, comme descendans de la tribu du même nom. Les lévites, on le sait, étaient les serviteurs de la famille sacerdotale. Donc en ce jour de kippour, vers trois heures et demie, les Lévi présens dans l’assemblée s’avancèrent du côté de l’arche sainte. L’un d’eux tenait d’une main une aiguière pleine d’eau, de l’autre un bassin. Ensuite, et du même côté, s’avancèrent les Cohanim de la communauté. Chacun des Lévi versa alternativement de l’eau sur les deux mains de chacun des Cohanim. Ainsi jadis les lévites servaient les prêtres et les aidaient dans leurs pieuses fonctions. Les Lévi retournèrent à leur place. Les Cohanim, ainsi purifiés, montèrent lentement les degrés qui conduisent à l’arche sainte. Tout à coup le ministre officiant appela les Cohanim. Alors ceux-ci, après s’être couvert la tête du taleth, se tournèrent du côté du peuple, qui baissa les yeux. Il n’est pas plus permis de regarder en ce moment les Cohanim qu’il n’est permis, le jour du rosch haschonnah, de regarder l’homme qui sonne du schophar, car alors l’esprit divin plane sur la tête du sonneur de schophar, comme maintenant il rayonne sur le front des Ahronides. Ceux-ci, écartant les doigts de chaque main de façon qu’il y en eût trois d’un côté et deux de l’autre, les étendirent vers les fidèles, et en chœur, sur un air traditionnel, prononcèrent la bénédiction, qui est celle-là même que Dieu dicta à Moïse[19] pour être enseignée aux Ahronides. C’était la même bénédiction que donnaient jadis les prêtres au peuple alors que le temple était debout : « Que l’Éternel te bénisse et te prenne sous sa garde ! Que l’Éternel fasse luire sa face sur toi et te fasse grâce ! Que l’Éternel tourne sa face sur toi et te donne la paix ! »

Le kippour se termine par la récitation d’une touchante prière, celle de la nehila, prière finale, comme l’indique le mot hébreu. À ce moment, les premières ombres de la nuit envahissent déjà le temple. Alors, comme dernier acte de cette grande journée, le ministre officiant, au milieu du silence universel, proclame l’antique dogme de l’unité de Dieu, qui est comme la devise d’Israël : « Écoute, Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un[20]. » Et le peuple répète ce verset avec un accent d’enthousiaste conviction. Le schophar retentit aussitôt, annonçant la clôture de l’imposante cérémonie, et chacun s’éloigne en silence.


III

L’automne est la saison où les fêtes religieuses se multiplient pour Israël. Septembre était revenu avec ses matinées fraîches et brumeuses, avec ses soirées déjà longues, et je n’avais pas quitté l’Alsace. C’est à Hegenheim, village situé sur la frontière suisse, à une lieue seulement de Bâle, que je voulais observer l’une des fêtes qui m’avaient laissé depuis l’enfance les plus gracieux souvenirs, la fête des tabernacles ou des cabanes. Hegenheim est habité de temps immémorial par une nombreuse population juive, composée de marchands de bétail, de colporteurs, d’horlogers, dont les affaires se font en Suisse et avec la Suisse. C’est un brave horloger, le petit Aron, ami du père Salomon, qui m’avait offert l’hospitalité, et la veille de la fête (22 septembre) j’arrivai chez lui, fidèle à ma promesse.

Pour les Israélites de la Palestine, la fête des tabernacles était une fête à la fois pastorale et historique : elle marquait la fin de toutes les récoltes, la rentrée de tous les fruits des arbres et de la vigne. Aussi, comme symbole sans doute de la récolte, la loi ordonnait-elle de porter au temple, le premier jour de la fête, un faisceau composé de plusieurs plantes. Comme fête historique, les tabernacles devaient rappeler la vie nomade des Israélites dans le désert, et en commémoration de cet événement on devait chaque année demeurer à cette époque, pendant sept jours, sous des tentes. De là le nom de fête des tabernacles ou des cabanes.

Tout cela dans nos campagnes est rigoureusement observé. Trois jours avant la fête, partout au village, quel mouvement et quelle activité ! Hommes, jeunes gens, enfans, tous travaillent à la soucca ou cabane. Dans chaque cour, au coin de chaque rue, sur toutes les petites places, on dresse de rustiques abris pour soi et pour sa famille. Quatre poteaux solides, profondément plantés dans le sol, forment comme les fondemens de ces huttes en plein air. Entre chaque poteau s’échelonnent des perches formant comme les murs de la cabane. Ce mur, à l’extérieur, est recouvert de feuillage et de mousse ; à l’intérieur, pour se garantir contre l’air, de larges tentures blanches sont suspendues de tous côtés et viennent flotter jusqu’à terre. Le plafond est formé d’un treillis de bois sur lequel on dispose dans tous les sens des branches de sapin coupées dans les forêts voisines, et dont les paysans d’alentour, qui connaissent à merveille leur calendrier juif, viennent, depuis plusieurs jours, chaque matin, approvisionner les marchés des hameaux. L’ornementation du plafond de la hutte repose sur des traditions invariables. Des chaînes de papier bleu et jaune sont suspendues en guise de draperies à côté de branches d’églantiers avec leurs baies rouges, qui se détachent agréablement sur la verdure. On fixe au treillis tous les fruits de la saison, poires, pommes, raisins, noix. Enfin, non loin de la porte, se balance majestueusement, — indispensable, mais infaillible préservatif contre toute influence malfaisante, — un glorieux oignon rouge piqué, en guise d’ornement, de plumes de coq. Aucun esprit malin, quelque malin qu’il fût, de mémoire d’Israélite en Alsace, n’a pu, soit le jour, soit la nuit, pénétrer dans une soucca pourvue du précieux tubercule. Au centre du plafond, à la même distance du treillis que les autres ornemens, un triangle en baguettes dorées figure la forme classique du bouclier de David (mogan Doved), et dans ce triangle passe l’allonge dentelée qui soutient la lampe à sept becs. Quelquefois la pluie survient ; mais on a pourvu à tout, et des battans de porte sont tout prêts pour servir de toit au frôle édifice. Alors même on se serre plus joyeusement dans la tente improvisée que le sapin parfume de son odeur pénétrante, et c’est un plaisir que d’écouter le soir la pluie tomber sur les verts feuillages, parure et abri de la soucca, tandis que la lampe répand sa clarté vacillante sur une table servie avec l’abondance alsacienne.

C’est chez mon hôte d’Hegenheim, on s’en souvient aussi, que le fils du père Salomon, le beau Schémelé, était attendu comme moi pour l’époque des cabanes, et on sait que la fête religieuse n’était pas le seul motif de ce voyage. Il s’agissait de donner suite à une négociation de mariage commencée par le schadschen Éphraïm Schwab. Schémelé et Débora, la fille du riche Nadel, allaient se voir pour la première fois, et, s’ils s’aimaient, je pouvais compter sur le curieux spectacle d’une cérémonie des fiançailles accomplie selon l’étiquette traditionnelle des Israélites de l’Alsace.

La solennité religieuse que ramènent chaque année les tabernacles a dans la synagogue le caractère rustique qu’on retrouve dans les joyeuses réunions de famille au milieu des soucca. On se rend à la synagogue dès le matin. Les fidèles portent dans la main gauche un petit panier ou une boîte dorée contenant un cédrat, dans la main droite une longue branche de palmier (loulef) à laquelle est attaché un bouquet de myrte. Tout cela doit rappeler le côté pastoral de la fête. Il y a dans la cérémonie un moment caractéristique, celui où, répondant par un hosannah solennel au chantre qui proclame la bonté divine, toute l’assistance fait le tour de la synagogue en agitant les branches de palmier qui s’entre-choquent avec bruit, et répandent je ne sais quel sauvage parfum qui fait penser à l’Orient.

L’après-midi du premier jour de fête, nous fîmes, selon l’usage, nos visites. Aron me conduisit tout d’abord à la soucca du père Nadel, qui était vraiment une soucca modèle. Sur chaque paroi était inscrit en caractères hébraïques formés avec des fleurs blanches et roses ce verset de la Bible relatif à la fête : « Vous demeurerez sept jours sous des cabanes. » À l’intérieur de la tente, le père Nadel trônait majestueusement entre sa femme et sa fille. Dès que nous entrâmes : — Messieurs, asseyez-vous, s’écria-t-il. Nous avons ici de la place pour tout le monde. Débora, des verres, des biscuits, du vin pour ces messieurs ! — Je regardai la jeune fille, qui nous servait avec une gracieuse et avenante prestesse. Éphraïm Schwab avait raison : c’était un beau brin de fille que Débora. Quels yeux, quel teint éblouissant, mais surtout quels cheveux ! C’était la chevelure juive dans sa luxuriante beauté. Malgré les dents d’un peigne énorme qui la mordaient fortement, cette chevelure menaçait à chaque instant de s’en échapper et de se dérouler.

— Fradel, dit le père Salomon à sa femme en me désignant, c’est le monsieur dont je t’ai parlé, c’est un ami de la famille Salomon.

Débora rougit légèrement.

— A votre santé ! messieurs. C’est aujourd’hui iontof (fête). Goûtez-moi de ce vin rouge. Ce n’est pas encore de mon meilleur. Pas vrai, Fradel ? pas vrai, Débora ? J’ai un certain vin de paille avec lequel vous ferez connaissance…

— Après-demain peut-être, acheva malicieusement Aron.

— Hé ! hé ! fit Nadel d’un air important.

— Tais-toi donc, interrompit la maîtresse de la maison ; est-ce qu’on peut savoir ? On a vu…

— Allons donc ! reprit Aron ; après-demain, c’est moi qui vous-le dis, nous casserons la tasse.

Débora souriait maintenant.

La conversation fut soudain interrompue par l’arrivée d’un flot de visiteurs endimanchés. Nous cédâmes la place aux nouveau-venus pour continuer notre tournée selon la coutume du iontof.

Le premier jour de halamoëd (demi-fête) était arrivé. C’est ce jour-là même que mon ami Schémelé était attendu chez Aron. La journée était belle. Un bon soleil d’automne brillait à l’horizon. Le village était animé. Des voitures arrivaient et partaient chargées de monde. C’étaient, comme on dit dans le pays, des gens de halamoëd allant les uns faire des parties dans des villages voisins, d’autres venant visiter Hegenheim. Des groupes désœuvrés se promenaient ou s’asseyaient sur les poutres, dans la rue, pour deviser à leur aise. Il était une heure à peu près. Nous venions de prendre le repas de midi dans la cabane d’Aron. De loin, un bruit de voiture se fit entendre, et nous aperçûmes bientôt un char-à-bancs jaune attelé d’un petit cheval gris. La voiture s’arrêta devant la maison d’Aron, et le jeune homme qui la conduisait n’avait pas encore eu le temps d’en descendre, que les fils de mon hôte s’étaient élancés à sa rencontre. Le nouvel arrivant n’était autre que le fils de mon vieil ami Salomon, l’élégant Schémelé. Par une singulière coïncidence, à peine le jeune homme était-il entré dans la maison en fête et avait-il répondu aux cordiales félicitations de ses hôtes, qu’un autre personnage, également attendu à Hegenheim, se présenta. C’était un homme d’environ soixante-cinq ans. Il était coiffé d’une casquette de loutre, vêtu d’une redingote verte, portait culottes courtes et bottes à revers jaunes. Il était tout poudreux. — Eh bien ! s’écria-t-il dès qu’il vit Schémelé, qui s’époussetait encore, vous ne m’avez pas devancé de beaucoup ! — Le digne négociateur en mariages, Éphraïm Schwab, avait, lui aussi, été exact au rendez-vous.

Quelques heures après, une visite faite aux Nadel mettait en présence Débora et Schémelé. Le résultat de cette rencontre, on le devine. Une dépêche adressée au père Salomon le soir même lui annonça qu’on l’attendait pour la cérémonie des fiançailles, fixée au surlendemain. Je me gardai bien de quitter Hegenheim avant d’avoir assisté à cette cérémonie, qui fut célébrée avec cette scrupuleuse fidélité aux traditions qu’on retrouve dans tous, les villages israélites de l’Alsace.

Dès le matin, la grande Dina, le premier cordon-bleu de Hegenheim, avait pris possession de la cuisine des Nadel. Les cris des oies et des poules dont on allait faire un vrai massacre se mêlaient au tintement du mortier de cuivre, où l’on pilait force sucre et cannelle pour la pâtisserie. Des fumets délicieux s’exhalaient aux alentours de la maison, et, en sortant de la synagogue, les passans disaient : — Ça sent le knasmal (repas des fiançailles).

Dès six heures, la plus belle salle de la maison recevait les principaux invités. Ln tapis de perse recouvrait une table ronde placée au milieu de la pièce. Nadel, sa femme, le père Salomon et la bonne Iédelé, Aron et tous les siens étaient réunis. Schémelé et Débora, assis l’un près de l’autre, s’entretenaient presque à voix basse, se regardaient souvent avec une satisfaction réciproque sans rien dire, puis causaient encore. Éphraïm Schwab, allant et venant, présentait à tout le monde sa large tabatière. Bientôt arriva un flot de voisins et d’amis, suivi des personnages officiels dont la présence en pareil moment est de rigueur ; c’était le rabbin, le ministre officiant, le schamess (bedeau) et l’instituteur.

Il ne manquait plus qu’une seule personne. Elle ne se fit pas attendre. Un homme entra, non sans avoir baisé la mezouza[21] fixée à la porte. Cet homme, dont le chapeau était planté sur la nuque de manière à former avec le reste du corps un magnifique angle obtus, cet homme portait une longue redingote grise, un grand gilet à fleurs et un pantalon fort court, laissant voir des bas bleus rayés. Un très mince collier de barbe blanche lui encadrait la figure depuis les tempes, conformément à l’interprétation casuistique de cet article du code mosaïque : « Ne rasez pas autour les extrémités de vos cheveux, ne détruisez pas l’extrémité de la barbe[22]. » Le nouveau-venu s’avança vers les maîtres de la maison d’abord, puis vers la famille Salomon. Il salua celui-ci du salem alechem d’usage, et d’un signe de tête seulement les personnes présentes, qui étaient toutes de la localité. Il s’assit ensuite devant la table ronde placée au milieu de la pièce, et où se trouvait à côté d’une écritoire une main de papier. Qu’était-ce que cet homme ? C’était rebb Wolf ; mais expliquons-nous mieux. Rebb Wolf, comme l’indique la particule rebb placée devant son nom, est un bachelier en talmud comme il y en a tant dans nos villages. Son industrie, j’en ai dit quelques mots déjà, la voici. Tous les matins, dès dix heures, il va dire sa schier (prière de bénédiction) dans un assez grand nombre de maisons aisées. Il a ses abonnés. Il dit aussi des prières dans les maisons mortuaires pour le repos des défunts. Il prépare les enfans à leur initiation religieuse. Il compose en hébreu les inscriptions qu’on place sur les monumens funéraires. C’est lui qui sait avec art, et conformément aux règles du din (usage), lier les branches de myrte et de saule au bas du loulef qu’on agite à la fête des cabanes. Y a-t-il au village quelque malade que les médecins ont condamné : rebb Wolf, aux frais de la famille, se rend, à pied, dans le grand-duché de Hesse-Darmstadt, à Michelstadt, où réside rabbi Saekel le cabaliste. Le vénérable rabbi lui donne alors des talismans de toute sorte. Rebb Wolf les apporte aux malades. Les talismans manquent rarement leur effet. Enfin l’universel rebb Wolf se charge aussi de rédiger, le jour des fiançailles, l’acte de mariage dans la forme voulue. Dans cet acte sont énoncés le chiffre de la dot, les cadeaux que l’on compte se faire réciproquement, et le temps qui séparera les fiançailles du mariage, et qui en général est fixé à un an.

Après avoir écrit longtemps au milieu d’un silence solennel, rebb Wolf se leva et lut à haute voix le contenu des ténoïm (acte de mariage). Le mariage devait avoir lieu dans six mois. Rebb Wolf, à qui on avait parlé d’un si court délai, avait résisté d’abord ; mais Schémelé, par l’organe de son père, avait tant insisté sur cette clause que rebb Wolf dut passer condamnation.

On arriva ensuite à l’acte symbolique des fiançailles. Rebb Wolf tira de l’immense poche de son gilet un morceau de craie. Avec cette craie, il traça un rond au milieu de la salle. Sur ce rond, il fit placer toutes les personnes présentes. Schémelé était en face de Débora. Rebb Wolf, placé au centre du cercle, présenta à tous les témoins de cette scène un pan de sa redingote que chacun toucha à tour de rôle. Il se dirigea ensuite vers la commode, prit une tasse qui était posée là tout exprès, se replaça au milieu de l’assistance toujours rangée en cercle, éleva le bras sans doute pour augmenter la force d’impulsion, laissa tomber la tasse qui se brisa en mille morceaux et cria à haute voix : Masel tof ! Tout le monde répéta en chœur : Masel tof ! Et chacun ramassa pour l’emporter un débris de la tasse. Les fiançailles étaient consommées. Ce cercle tracé avec de la craie veut dire que le fiancé et la fiancée ne doivent plus désormais dévier de la ligne où ils sont entrés. Le pan d’habit touché par tous les assistans est, en vertu du droit talmudique, un signe d’assentiment dans toute espèce de transaction possible. La tasse brisée, comme la bouteille que l’on casse le jour du mariage, est une sorte de mémento mori en action : il n’y a pas de joie sans deuil. Enfin le mot masel tof est une formule hébraïque de félicitation signifiant à peu près : « Que tout soit pour le mieux ! »

Peu d’instans après la cérémonie, le père Nadel et le père Salomon firent entrer Ephraïm dans une pièce voisine. À travers la porte, on entendit retentir un son métallique. Selon la coutume, on réglait immédiatement les honoraires du schadschen (agent matrimonial). Conformément au tarif en usage, Éphraïm Schwab reçut 4 pour 100 de la dot. Il rentra rayonnant.

Alors commença le repas des fiançailles, qui se prolongea gaiement au milieu d’éloges unanimes donnés au talent culinaire de la grande Dina. Le dessert m’offrit de nouveau l’occasion d’observer quelques-uns de ces vieux usages dont le culte ne périt pas en Israël. C’est à ce moment du repas que s’échangent les cadeaux de fiançailles. Salomon remit une boîte à son fils, qui l’offrit à sa fiancée : la boîte contenait une broche et une boucle à ceinture en or. Nadel à son tour tira de sa poche un étui en peau de chagrin et le remit à Schémelé : l’étui renfermait une magnifique pipe en écume de mer, avec garniture, couvercle et chaînette en argent. Puis on introduisit le hazan, ou chantre de la synagogue, avec ses deux aides, ténor et basse, chargés de l’accompagner[23]. Le chantre entonna un hymne de bénédictions en l’honneur du couple futur. Ce fut le signal d’un petit concert où l’instituteur, M. Baer, joua bientôt le principal rôle. On le pria de faire entendre quelques-unes des anciennes chansons populaires de l’Alsace juive. Sans trop se faire prier, M. Baer commença un de ces chants dont la mélodie plaintive et grave est si caractéristique. Ce fut d’abord l’histoire de la création, suivie de celle du péché de nos premiers pères. « Quand Dieu créa le monde, tout était nuit et ténèbres ; pas de soleil, pas de lune, pas d’étoiles. » Et un peu plus loin : « Le rusé serpent se glissa auprès d’Eve, et, en termes mystérieux : Vous êtes tous deux, Adam et toi, bien à plaindre, puisque ce fruit (la pomme) vous est défendu ! La pomme, je vous le dis, possède une vertu suprême : quiconque en goûte sera doué d’une force divine. Croyez-moi, mangez-en. » Vint ensuite la chanson dite kalé-lied (chant de la fiancée) et où l’on retrace ses devoirs à la future épouse. Sous les humbles dehors de cette poésie, qui, comme tout le reste, n’est que de la prose allemande rimée, se cache une morale profonde. Je n’ai jamais pu entendre sans émotion l’air tendre et triste qui accompagne ces paroles :


« Oyez, mes bonnes gens, comment doivent se pratiquer les choses en Israël. Jeune fille, toute sage que tu as été, tu peux avoir commis bien des erreurs. Aussi, en te rendant sous la houpé (dais nuptial), dois-tu te lamenter, pleurer et demander pardon à ton père et à ta mère. Fais l’aumône en tout temps, car Dieu est l’ami des nécessiteux. Un pauvre vient-il à frapper à ta porte, ouvre-lui et soulage sa misère. Dieu t’en récompensera : tu seras riche et heureuse, et tu enfanteras sans douleur. »


Le dernier de ces chants populaires de l’Alsace israélite que nous fit entendre l’instituteur était le célèbre chant de Moïse le Prophète.


« Qui donc, dans l’univers entier, peut être comparé à Moschè (Moïse) ? L’Éternel s’est entretenu avec lui devant sa tente, et Moselle le vit dans toute sa gloire… Le moment de mourir était venu ; mais Moschè demanda à accompagner son peuple dans la terre promise. Dieu n’y consentit pas. Et Moschè se mit à pleurer du fond de son cœur. Dieu, appelant alors le malech hamovess (ange de la mort) : « Va, lui dit-il, descends sur la terre et cherche-moi l’âme de Moschè, fils d’Amram. » Et le malech hamovess s’élança du haut des cieux ; sur son glaive brillaient trois gouttes amères. Cependant il ne put entamer le corps du prophète. Alors Dieu lui-même lui ferma les yeux. Quatre anges, la face voilée, l’emportèrent ensuite dans son cercueil à travers les airs. Dieu seul l’ensevelit, après avoir purifié son corps dans la flamme. Et personne en Israël n’a su le lieu de la sépulture du prophète. »


Sous l’influence de cette poésie quelque peu austère, une sorte de recueillement qui tournait presque à la tristesse s’était emparé de l’assemblée. Heureusement il ne manque jamais en pareille occurrence et dans une réunion alsacienne de loustics habiles à dérider les fronts les, plus sombres. Un joyeux compère se trouva qui excellait à imiter les cris de tous les animaux. On l’entendit tour à tour hennir comme un cheval, miauler comme un chat, aboyer comme un chien, chanter comme un coq. Il n’en fallut pas davantage pour égayer les convives, et le repas s’acheva, comme il avait commencé, au milieu de la plus franche hilarité.

J’avais donc pu observer dans ses traits caractéristiques un des épisodes en quelque sorte ordinaires de la solennité des cabanes. C’est en effet au milieu de ces jours de repos et de douce gaieté que se nouent le plus facilement entre Israélites ces premiers liens, préludes gracieux du mariage, qu’on nomme les fiançailles. La cérémonie traditionnelle que je viens de décrire s’encadre avec une singulière harmonie dans le spectacle animé que présentent alors nos villages, transformés en camps rustiques, où circule, avec l’odeur enivrante des pins, comme un souffle de jeunesse et de vie printanière. Ce que j’ai montré de l’intérieur des familles Salomon et Nadel fait assez présager ce qu’est aujourd’hui, ce que sera dans l’avenir l’existence de Schémelé et de Débora, partagée entre le travail et les paisibles joies domestiques, animée çà et là par les fêtes religieuses, qui sont en quelque sorte autant de périodiques événemens pour les villages israélites. C’est le souvenir de ces fêtes si imposantes dans leur originalité naïve que j’emportai surtout en quittant Hegenheim, et j’avoue que je ne m’en éloignai pas sans regret. Je pensais en regagnant Paris aux beaux vers qui ouvrent le Divan de Goethe, et je me disais qu’il est doux quelquefois, au milieu de notre vie inquiète et agitée, d’aller saluer la terre des patriarches et respirer en pleine Europe l’air pur du vieil Orient.


DANIEL STAUBEN.

  1. Formulée ainsi dans l’Exode (c. XII, v. 15, 18) : « .Vous mangerez pendant sept jours du pain sans levain, et les premiers jours vous ôterez le levain de vos maisons. Au premier mois, le quatorzième jour du mois au soir, vous mangerez des pains sans levain jusqu’au vingt et unième jour du mois au soir. Il ne se trouvera pas de levain dans vos maisons pendant sept jours. »
  2. Mizrach signifie orient. On encadre le papier où est tracé ce mot. C’est du côté du mizrach qu’on se tourne pour faire la prière, Jérusalem étant du côté de l’orient.
  3. Dans les villes, la cuisson du matsès est devenue une entreprise comme une autre. À l’approche de Pâque, il se forme, sous la direction de quelques habiles, des boulangeries d’azymes. Des hommes payés par les chefs de l’entreprise se présentent de maison en maison quelques jours avant la fête. Ils prennent note du nombre de livres de matsés dont chaque ménage aura besoin pendant huit jours ; les familles n’ont point à se préoccuper de la cuisson du matsès, et elles reçoivent à l’époque indiquée leur ration d’azymes dans des paniers blancs.
  4. Les talmudistes dont de modestes érudits qui ont fait une étude particulière du Talmud, et conquis ainsi le droit d’exercer toute sorte de pieuses industries. Certaines familles aisées par exemple les chargent moyennant salaire de la récitation de certaines prières, de l’éducation religieuse des enfans, etc.
  5. Frappeur à la synagogue. C’est d’ordinaire le schamess (bedeau) qui convoque les fidèles à l’office on frappant aux portes avec un marteau de bois.
  6. Psaumes 115, 116, 118, 156.
  7. Les mariages entre Israélites ne se concluent guère sans l’intervention de cet agent spécial, qui prélève des honoraires sur chaque négociation menée à bien, et trouvait autrefois dans l’exercice de sa profession une mine de revenus assez abondans.
  8. Mot hébreu signifiant indulgence, à cause des prières que l’on fait chaque matin pour invoquer l’indulgence de Dieu.
  9. Commentaire du code des lois traditionnelles (Mischna), et formant avec ce code le Talmud proprement dit.
  10. Trompette courbe, longue d’un pied et demi, faite expressément de la corne d’un bélier, en mémoire du bélier immolé à la place d’Isaac. Les Israélites se servaient du schophar dans toutes leurs cérémonies religieuses et militaires. C’est au son du schophar que s’écroulèrent les murailles de Jéricho, c’est encore au son du schophar que Dieu, après la consommation des siècles, doit rappeler les fidèles du fond de leurs tombeaux et les ramener à Jérusalem.
  11. Corruption de rabbi.
  12. le rabbi Amnon vivait dans le XIe siècle à Mayence. Il est le héros d’une des plus touchantes légendes du martyrologe juif, si riche en douloureuses histoires du même genre. Le savant Amnon était reçu à la cour du prince-électeur de Mayence, qui le tenait en grande estime. Cette faveur lui devint funeste, car le prince lui offrit un jour de le nommer son premier conseiller à la condition qu’il abjurerait sa religion. Après avoir résisté pendant plusieurs mois aux instances les plus pressantes, Amnon finit par demander trois jours pour réfléchir ; mais aussitôt il se reprocha cette faiblesse, et, les trois jours passés, amené de force après de nouveaux refus devant le prince : « J’ai demandé, lui dit Amnon, un délai de trois jours ; c’est comme si j’avais renié mon Dieu. Je demande qu’on m’arrache la langue qui a proféré ces imprudentes paroles. Ainsi j’aurai moi-même prononcé mon jugement. » Le prince n’accepta point ce jugement ; la langue avait bien parlé, mais les pieds qui avaient refusé de marcher à son ordre devaient être coupés, et par un raffinement de cruauté le prince voulut qu’Amnon perdit aussi les bras. Cet affreux supplice laissa le rabbi presque mourant. Quelques jours après, à la l’été du rosch haschonnah, il se fit porter à la synagogue dans sa bière, ayant à côté de lui ses membres mutilés. Il arrêta le ministre au moment où il allait réciter le Sanctus, improvisa l’éloquente prière qu’on répète encore aujourd’hui dans tous les temples israélites, puis disparut, enlevé au ciel, où Dieu le fit asseoir parmi les justes.
  13. Même à Paris, cette fête est célébrée avec un recueillement particulier. Une famille juive qui occupe une des plus hautes positions financières de l’Europe est connue par son zèle à pratiquer dans toute leur austérité les exercices du kippor.
  14. On frappe ordinairement trente-neuf coups : c’est le chiffre fixé aujourd’hui par les rabbins.
  15. Sorte de voile dont on se couvre pendant la prière.
  16. Rabbin de l’école espagnole, qui florissait à Léon dans la première moitié du XIVe siècle.
  17. Il vivait à Tolède vers la fin du XIIIe siècle.
  18. Cohen en hébreu signifie pontife.
  19. Nombres, ch. VI, V. 24, 25, 26.
  20. Ce sont ces paroles qu’on fait répéter aux agonisans. La grande tragédienne Rachel mourut en les récitant.
  21. Étui en fer-blanc fixé au poteau des portes. Il renferme, écrite sur parchemin, l’oraison la plus importante pour les Israélites et commençant par ces mots sacramentels : Écoute, Israël, l’Éternel notre Dieu est un.
  22. Lévit., XIX, v. 27.
  23. Ces trois personnages forment l’orchestre vocal de la synagogue. Le hazan est un fonctionnaire assez important et bien rétribué. Les aides chanteurs n’ont que de maigres émolumens, mais ils peuvent exercer diverses industries, et on les voit souvent foire concurrence au barbier ou à l’instituteur de l’endroit.