Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le beau Canard huppé

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LE BEAU CANARD HUPPÉ.


Quel bonheur pour moi quand je pouvais, au sein des retraites où il se plaît, étudier les mœurs de ce magnifique oiseau ! Là, je ne manquais jamais de compagnons, et, bien que pour la plupart ils ne parussent même pas s’apercevoir de ma présence, je n’en passais pas moins, en les voyant vivre et se jouer à mes côtés. des heures dont le charme me semblait toujours nouveau. Je me figure encore être assis près du tronc blanchissant de quelque gigantesque sycomore dont les branches s’étendent et montent vers le ciel, comme impatientes de dominer l’épaisse forêt ; un bayou sombre et tortueux se déroule lentement, sous les érables qui bordent ses rives marécageuses, au milieu des hautes herbes et des roseaux. Tout autour de moi règne un mystérieux silence que trouble à peine le bourdonnement de mille insectes. Le moustique avide de sang essaye de se poser sur ma main, et je le laisse faire tout à son aise pour mieux l’observer, tandis que si dextrement sa trompe délicate me perce la peau. Il pompe à satiété le rouge liquide ; en quelques instants son corps en est gonflé, et, déployant avec peine ses petites ailes, il s’envole pour ne plus jamais revenir. Par-dessus les feuilles flétries, je vois grimper, en se hâtant, plus d’un joli scarabée qui se fait petit pour échapper à l’œil vigilant de ce gros lézard ; là-haut, le corps collé contre un arbre, se tient un écureuil, la tête tournée par en bas ; il vient de m’apercevoir et surveille mes mouvements ; les oiseaux chanteurs avancent aussi la tête pour regarder à travers les broussailles ; sur l’eau, les grenouilles mugissantes[1] cherchent un rayon de soleil ; une loutre se montre à la surface, tenant un poisson dans sa gueule, et mon chien aussi vite plonge après, mais revient bientôt à mon appel… C’est à ce moment, quand mon cœur déborde d’émotions délicieuses, qu’un sifflement d’ailes se fait entendre à travers les bois, et soudain, comme un trait, passe sur ma tête une bande de Canards sauvages. Une fois, deux fois, trois fois, ils passent et repassent en explorant la rivière ; enfin, n’ayant rien découvert qui puisse les alarmer, ils descendent, en envoyant un cri d’avertissement aux autres qui sont plus loin.

Mille et mille fois, j’ai pu voir de pareilles scènes ; et je regrette de ne point en avoir joui plus souvent, en songeant aux occasions si nombreuses qui ont sollicité mon intérêt. Du moins que j’essaye, ici encore, de vous faire connaître le résultat de mes observations.

Cette belle espèce de Canards parcourt la vaste étendue des États-Unis, et je l’ai rencontrée partout, de la Louisiane aux confins du Maine, et du voisinage de nos côtes de l’Atlantique jusque dans l’intérieur des terres, aussi loin que mes courses ont pu s’étendre. Durant la saison des œufs, on la voit aussi, quoique en petit nombre, à la Nouvelle-Écosse ; mais davantage au nord, je ne l’ai plus trouvée. Presque en tous lieux, sur cette immense surface de pays, elle reste à demeure ; quelquefois même elle hiverne dans le Massachusetts et par delà les sources chaudes des ruisseaux sur le Missouri ; néanmoins, elle ne fréquente pas les eaux fraîches, préférant en toute saison les endroits les plus retirés des étangs, des rivières ou des criques, comme il s’en rencontre si souvent dans nos bois. L’homme ne lui est que trop connu, et elle l’évite autant qu’elle peut, si ce n’est au printemps ; car, lorsqu’elle cherche un lieu convenable pour déposer ses œufs et élever ses petits, elle vient quelquefois s’établir au voisinage d’une écluse de moulin.

Son vol, des plus rapides, est d’une élégance et d’une grâce vraiment rares. C’est ainsi que ce Canard peut passer au travers des bois et même parmi les branches, sans plus de gêne que le pigeon voyageur ; et lorsqu’abandonnant ses retraites solitaires, on le voit, à l’entrée de la nuit, gagner les lieux où la faim l’appelle, il effleure comme un météore la cime des forêts, et l’on entend à peine le bruit de ses ailes. Dans les basses parties de la Louisiane et du Kentucky, c’est par bandes de trente à quarante qu’ils arrivent de cette manière, et très régulièrement, chaque soir. Je m’accuse d’avoir plus d’une fois pris avantage de cette circonstance, pour les guetter au passage et les frapper à l’aile. Une seule heure d’affût, au crépuscule, m’en procurait un assez bon nombre ; et j’ai connu d’habiles chasseurs qui n’en tuaient pas moins de trente ou quarante en une seule soirée. Mais l’époque où ces parties deviennent surtout amusantes, c’est à la fin de l’automne, quand les vieux mâles ont rejoint les troupes des jeunes, conduites par les femelles. Que plusieurs chasseurs se placent à égales distances sur la ligne que doivent suivre ces pauvres oiseaux qui semblent courir la bague dans leur vol, et souvent ils abattront à la file plus de la moitié de la bande. Pendant qu’à cette heure ils fendent ainsi l’air, on ne les entend jamais pousser un seul cri.

Dans les États du centre, ils font leur nid au commencement d’avril, un mois plus tard au Massachusetts, et dans la Nouvelle-Écosse ou sur nos lacs du nord, rarement avant les premiers jours de juin. À la Louisiane et au Kentucky, où, sous ce rapport, j’ai eu le plus d’occasions pour les bien étudier, ils s’apparient dès le premier mars, et quelquefois une quinzaine plus tôt. Je n’ai jamais trouvé aucun de leurs nids par terre ou sur la cime d’un arbre. Ils semblent préférer la cavité de quelque grosse branche brisée, le creux de notre grand pic ou la retraite abandonnée de l’écureuil ; et souvent je les ai vus, non sans étonnement, y entrer ou en ressortir avec une égale facilité, bien qu’en les regardant en l’air, leur corps me parût plus de moitié plus large que le trou même où ils avaient déposé leurs œufs. Une fois seulement, je trouvai un nid contenant dix œufs, et qui était dans la crevasse d’un rocher, sur les bords de la rivière Kentucky, quelques milles au-dessus de Francfort. En général, ils aiment à s’établir dans les creux qui sont au-dessus des marais profonds, parmi les champs de cannes, ou sur les branches rompues des grands sycomores, et d’habitude à quarante ou cinquante pieds de l’eau. Ils conservent un vif attachement pour les lieux dont ils ont fait choix : trois années de suite, près de Henderson, je vis le même couple revenir habiter et pondre dans un ancien nid de Pic à bec d’ivoire. Les œufs, au nombre de six à quinze, suivant l’âge de l’oiseau, reposent sur de l’herbe sèche, des plumes, et une mince couche de duvet que la femelle s’arrache presqu’en entier de la gorge. Ils sont parfaitement lisses, d’une forme approchant beaucoup de l’ellipse, et d’un vert pâle ; ils ont deux pouces de long sur un et demi de large. L’écaille, presque aussi solide que dans ceux du canard sauvage ordinaire, est, je le répète, tout à fait lisse et douce au toucher.

La femelle n’a pas plutôt terminé sa ponte, que le mâle l’abandonne pour aller se joindre à d’autres, et former ensemble des troupes considérables. Ils restent ainsi séparés jusqu’à ce que les jeunes soient capables de voler. Alors ils se réunissent et vont de compagnie, vieux et jeunes de l’un et de l’autre sexe, jusqu’à la nouvelle saison des œufs. Dans tous les nids que j’ai examinés, j’ai trouvé, avec quelque surprise, quantité de plumes appartenant à d’autres oiseaux, même à des oiseaux de basse-cour, tels surtout que l’oie et le dindon. Chaque fois que, profitant de l’absence de la femelle qui était à chercher sa nourriture, je me suis approché d’un de ces nids, j’ai toujours observé que les œufs étaient recouverts de plumes et de duvet, bien que le nid fût tout à fait hors de vue, dans la profondeur d’un trou de Pic ou d’écureuil. Au contraire, quand il est établi sur une branche, les plumes, les bûchettes et les herbes sèches qui pendent autour, le font facilement apercevoir d’en bas. Lorsqu’il est immédiatement au-dessus de l’eau, les jeunes, à peine éclos, se hissent jusqu’à l’ouverture du trou, se lancent dans l’air avec leurs petites ailes ouvertes, et, les jambes traînantes, font le plongeon dans leur élément favori ; mais si le nid se trouve à quelque distance de l’eau, la mère les charrie l’un après l’autre dans son bec, les tenant de façon à ne pas blesser leur corps si délicat. Quand la distance était de trente à quarante pas ou plus, j’ai quelquefois vu la mère les pousser elle-même hors du trou pour les faire tomber, de cette hauteur, sur l’herbe et les feuilles mortes au pied de l’arbre, puis les conduire directement au marais ou à la crique la plus voisine. À cet âge si tendre, les petits répondent à l’appel de leurs parents par un doux pee, pee, pee souvent et rapidement répété ; à ce moment aussi, l’appel de la mère est bas, tendre, prolongé, et ressemble aux syllabes pee-ee, pee-ee. Le cri d’alarme du mâle, sorte de hoe-eck, hoe-eck, n’est jamais poussé par la femelle, et le mâle lui-même ne le fait entendre que lorsqu’il est surpris par un bruit extraordinaire, à la vue de quelque ennemi, ou bien, lorsqu’étant posé, il veut attirer l’attention d’autres canards qui passent au-dessus de lui.

Maintenant, quels soins, quelle touchante sollicitude pour conduire les jeunes le long des rives herbeuses et peu profondes ! Avec quelle patience on leur apprend à trouver les insectes aquatiques, les mouches et les graines qui composent leurs premiers aliments ! À mesure que la petite famille grandit, vous la voyez, de temps à autre, glisser sur la surface unie du lac, à la poursuite d’une libellule, ou cherchant à attraper quelque imprudente sauterelle qui vient de s’y laisser choir. Ce sont d’excellents plongeurs : en un clin d’œil ils disparaissent, se dispersent sous l’eau, gagnent le rivage voisin, et de là s’échappent à travers les bois, où ils se tiennent cachés en toute sécurité. En pareil cas, j’employais ordinairement deux moyens pour les avoir vivants : l’un consistait à faire usage d’un filet comme celui dont on se sert pour les petites perdrix ; je l’enfonçais à moitié sous l’eau, poussais doucement les oiseaux, premièrement dans les bords, et enfin jusque dans la poche. De cette manière, j’en ai pris un nombre considérable de jeunes et de vieux. L’autre méthode me fut enseignée, comme par hasard, dans une chasse au fusil, avec un excellent chien d’arrêt. Je remarquai qu’à la vue seule de ce fidèle animal, les jeunes canards fuyaient précipitamment vers la rive, les grands, de leur côté, prenant l’essor dès qu’ils croyaient leur couvée en sûreté ; mais aussitôt Junon s’élançait à l’eau, traversait l’étang ou le marais, et ayant atteint le bord opposé, partait au galop sur leur trace. Quelques instants après, je la voyais revenir m’apportant doucement un caneton que je lui prenais dans la gueule, sans qu’elle lui eût fait le moindre mal.

Lorsque je demeurais à Henderson, j’eus l’idée d’apprivoiser plusieurs de ces oiseaux ; et, en quelques jours, Junon m’en eut procuré autant que j’en pouvais désirer. J’en mis une douzaine ou plus dans un filet, les emportai chez moi et les enfermai dans des barils à farine que je tins recouverts pendant les premières heures pour les accoutumer plus vite. Quelques-uns de ces barils étaient placés dans la cour, et chaque fois que je venais en lever le couvercle, j’apercevais tous mes petits canards grimpés, à l’aide de leurs griffes aiguës, jusqu’au haut de leur prison. Dès qu’ils trouvaient place où se faufiler, ils faisaient la culbute par-dessus le bord et décampaient dans toutes les directions. C’est une manœuvre que je leur vis exécuter bien souvent : ils montaient petit à petit du fond de la barrique, gagnant un pouce ou deux à chaque pas, levant un pied, puis l’autre, et s’accrochant sur les côtés avec la pointe recourbée de leurs griffes qui, lorsque je passai ma main dessus, me parurent aussi fines que des aiguilles. On les nourrit facilement avec de la farine de maïs trempée dans de l’eau ; et quand ils prennent des forces, ils savent eux-mêmes très adroitement attraper des mouches. À moitié venus, je les fournis abondamment de locustes encore sans ailes, que de jeunes garçons me ramassaient sur des troncs d’arbres et des tiges de vernonia[2], sorte de chanvre sauvage très commun dans ces contrées. Je les leur jetais sur un petit étang artificiel que j’avais dans mon jardin, et bien souvent je me suis amusé à les voir courir et se battre ensemble à qui les aurait. Ils croissaient rapidement ; mais je leur coupai le bout des ailes, et tous, l’un après l’autre, ils furent pondre dans des boîtes que j’avais placées convenablement sur l’eau, et entourées d’un rang de piquets auprès desquels on avait eu soin de mettre les matériaux nécessaires à la construction de leur nid.

Mais rien n’est intéressant, dans l’histoire de ces oiseaux, comme l’époque de leurs amours. L’élégance de leur parure, la propreté de leur plumage, la grâce de leurs mouvements, tout, en eux, est pour l’observateur l’objet d’un plaisir qui ne s’épuise jamais. J’ai eu cent et cent fois occasion de les étudier à ce moment ; ce que j’en vais dire est donc puisé à bonne source.

Mars est de retour ; le cornouiller épanouit au soleil ses blancs corymbes ; les grues s’en vont déployant leurs larges ailes, et disent adieu pour une saison à notre pays ; des multitudes d’oiseaux d’eau poursuivent en l’air leurs migrations du printemps ; les grenouilles mettent la tête hors de leurs retraites fangeuses et hasardent quelques coassements, premiers signes d’une joie encore languissante ; enfin, d’hier sont arrivées les hirondelles, et l’oiseau bleu vient de rentrer à sa boîte. Presque seule, sur le marais, reste la brillante troupe des Canards, et là, vous pouvez la contempler à loisir. Voyez le mâle jaloux donnant la chasse à ses rivaux, et la femelle rusée qui coquette avec celui qu’elle a choisi. Comme ce dernier relève gracieusement la tête et fait onduler son cou ! Comme il s’incline devant l’objet de son amour et redresse son aigrette soyeuse ! Sa gorge se gonfle, et il en sort un son guttural qui semble des plus doux à celle qui va devenir sa compagne. Incapable elle-même de dissimuler le désir de plaire qui la transporte, elle nage à côté de son mâle, lui caresse les plumes avec son bec, et manifeste vivement son déplaisir à toute autre de son sexe qui ose approcher. Bientôt l’heureux couple se retire à l’écart ; leurs caresses redoublent, et le pacte conjugal étant enfin scellé, ils s’envolent dans les bois pour chercher quelque spacieux trou de pic et s’y établir. Parfois les mâles se battent entre eux ; mais leurs combats ne sont pas de longue durée, et le champ de bataille est rarement ensanglanté. La perte de quelques plumes, un bon coup de bec sur la tête, suffisent presque toujours pour décider la victoire. Bien que le nid ne soit jamais construit que dans le creux d’un arbre, leur union se consomme uniquement sur l’eau, quand même ils se seraient préalablement donné des preuves de leur amour sur quelque haute branche de sycomore. Pendant que la femelle dépose ses œufs, on voit le mâle voler rapidement autour de la cavité qui la dérobe aux regards ; sa crête est relevée, et il fait entendre un cri d’appel auquel elle ne cesse de répondre.

Sur le sol, le Canard huppé court légèrement et avec plus d’aisance qu’aucun autre de sa tribu. Quand il a touché terre près d’un étang ou d’une rivière, il commence par secouer la queue, regarde autour de lui, et part en quête de nourriture. Il se meut avec une égale facilité sur les larges branches des arbres. Parfois, au bord d’un marais solitaire, j’en ai vu trente à quarante perchés sur un seul sycomore, et je l’avoue, c’était pour moi le plus curieux et le plus charmant spectacle. Ils m’ont toujours rappelé le Canard de Moscovie, dont ils sont comme la fine et délicieuse miniature. Lorsqu’ils veulent marcher, c’est de préférence sur quelque souche inclinée, ou sur le tronc d’un arbre renversé et dont une extrémité plonge dans l’eau, tandis que l’autre porte sur la rive escarpée, et ils se tiennent prêts à s’envoler à la première alerte. C’est ainsi que, dans les grands remous de l’Ohio ou du Mississipi, j’en ai vu des bandes entières s’enlever de l’eau et gagner les bois, quand l’approche d’un steamer leur était signalée. S’ils se sentent blessés et suivis de près, ils nagent vite et plongent bien ; quelquefois, se maintenant presque à fleur d’eau, ils ne laissent paraître que leur bec ; mais, en d’autres temps, ils s’échappent au fond des bois ou se tapissent au milieu d’un champ de cannes, derrière quelque grosse souche. C’est là souvent que je les ai trouvés, conduit par mon chien, qui les avait suivis à la piste. Quand l’alarme est donnée, ils s’envolent de dessus l’eau d’un seul coup d’ailes, soit pour fuir dans les bois, soit pour descendre ou remonter au long de la rivière ; mais qu’un ennemi se montre, tandis qu’ils sont à couvert sous les broussailles ou les roseaux d’un étang, alors, au lieu de partir, ils nagent en silence au plus épais du fourré, et finissent par tromper toute recherche en abordant sur la rive et en courant à quelque petite place bien cachée au milieu d’un autre étang. En automne, on voit souvent toute une famille debout ou bien se reposant sur une souche flottante, où elle demeure ainsi des heures entières, occupée à s’éplumer et à faire sa toilette. Dans ces moments-là, un chasseur expérimenté peut en tuer une demi-douzaine et plus d’un seul coup.

Le Canard huppé, ou, comme on l’appelle dans les États de l’ouest et du sud, le Canard d’été, se nourrit de glands, de faînes, de raisins et de baies de différentes sortes, après lesquelles il plonge à moitié, comme le Canard sauvage commun, ou qu’il cherche en retournant très adroitement les feuilles, sous les arbres du rivage et dans les bois. Dans la Caroline, ils se retirent, durant la nuit, sur les champs de riz aussitôt que le grain devient laiteux. Ils mangent aussi des insectes, des limaces, des grenouillettes, de petits lézards d’eau, et avalent en même temps quantité de sable et de gravier pour aider à la trituration des aliments.

Le sens de l’ouïe est, chez ces oiseaux, excessivement délicat ; et par ce moyen, ils déjouent souvent les ruses de leurs ennemis le vison[3], le raton et le putois. L’animal qu’ils ont le plus à craindre sur terre, c’est le vil serpent qui rampe jusque dans leurs nids et détruit leurs œufs ; sur l’eau, les jeunes doivent surtout redouter la tortue serpentine[4], l’orphie, l’anguille, et, dans les districts du sud, les coups de queue et les formidables mâchoires de l’alligator.

Ceux qui nichent dans le Maine, le New-Brunswick ou la Nouvelle-Écosse, partent pour le sud dès les premières gelées ; et il n’en est aucun qui passe l’hiver au nord, dans ces régions si reculées. J’ai été très surpris de lire dans Wilson que les canards de cette espèce ne s’attroupent presque jamais au nombre de plus de cinq ou six individus. Un de nos prétendus naturalistes, qui cependant a été plus à même d’étudier leurs mœurs que l’auteur si justement admiré de l’Ornithologie d’Amérique, répète la même erreur et s’imagine, à ce que je me suis laissé dire, que toutes ses assertions sont prises pour la vérité. Quant à moi, ce que je puis affirmer, c’est que j’en ai vu des centaines dans une même troupe ; et j’ai su positivement qu’on en avait tué quelquefois quinze d’un seul coup ; mais il est exact de dire qu’ils n’élèvent qu’une couvée par saison, à moins que leurs œufs ou leurs petits n’aient été détruits ; et, dans ce cas, la femelle sait bien rappeler à elle son mâle du milieu de la troupe à laquelle il s’était joint.

Dans un journal de notes que j’écrivais à Henderson il y aura bientôt vingt ans, je trouve constaté ce qui suit : L’attachement du mâle pour sa femelle ne dure qu’une saison, et chaque année ils savent se pourvoir d’une nouvelle compagne, les plus forts choisissant les premiers, et les plus faibles devant se contenter de ce qui reste. Les jeunes que j’élevai chez moi, quel que fût le lieu d’où ils parvinssent à s’échapper, ne manquaient jamais de se diriger tous en droite ligne vers l’Ohio, bien qu’auparavant aucun d’eux n’eût assurément ni fréquenté, ni même vu ce fleuve. Une dernière circonstance que j’ai à mentionner ici, c’est que, lorsqu’il entre dans la cavité où est son nid, ce Canard s’y plonge tout entier du premier coup, sans s’être préalablement posé sur l’arbre ; jamais non plus je n’en ai vu prendre, par force, possession du trou d’un pic ; enfin, pendant l’hiver, il souffre volontiers que des Canards d’espèces différentes fassent société avec lui.




  1. Voyez, au premier volume, Mort d’un Pirate.
  2. Iron-weed (Vernonia novœboracensis, Linn.), genre de plantes dicotylédones, à fleurs complètes, de la famille des Composées, et consacré à la mémoire de Guillaume Vernon, botaniste américain.
  3. Mynx ou mynk (Mustella vison), Putois des rivières de l’Amérique septentrionale.
  4. Snapping turtle (Testudo serpentina, Lin.).