Scènes de la vie de bohème/I

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Lévy frères (p. 15-45).


I

COMMENT FUT INSTITUÉ LE CÉNACLE DE LA BOHÈME


Voici comment le hasard, que les sceptiques appellent l’homme d’affaires du bon Dieu, mit un jour en contact les individus dont l’association fraternelle devait plus tard constituer le cénacle formé de cette fraction de la Bohème que l’auteur de ce livre a essayé de faire connaître au public.

Un matin, c’était le 8 avril, Alexandre Schaunard, qui cultivait les deux arts libéraux de la peinture et de la musique, fut brusquement réveillé par le carillon que lui sonnait un coq du voisinage qui lui servait d’horloge.

— Sacrebleu ! s’écria Schaunard, ma pendule à plumes avance, il n’est pas possible qu’il soit déjà aujourd’hui.

En disant ces mots, il sauta précipitamment hors d’un meuble de son industrieuse invention et qui, jouant le rôle de lit pendant la nuit, ce n’est pas pour dire, mais il le jouait bien mal, remplissait pendant le jour le rôle de tous les autres meubles, absents par suite du froid rigoureux qui avait signalé le précédent hiver : une espèce de meuble maître-Jacques, comme on voit.

Pour se garantir des morsures d’une bise matinale, Schaunard passa à la hâte un jupon de satin rose semé d’étoiles en pailleté, et qui lui servait de robe de chambre. Cet oripeau avait été, une nuit de bal masqué, oublié chez l’artiste par une folie qui avait commis celle de se laisser prendre aux fallacieuses promesses de Schaunard, lequel, déguisé en marquis de Mondor, faisait résonner dans ses poches les sonorités séductrices d’une douzaine d’écus, monnaie de fantaisie, découpée à l’emporte-pièce dans une plaque de métal, et empruntée aux accessoires d’un théâtre.

Lorsqu’il eut vêtu sa toilette d’intérieur, l’artiste alla ouvrir sa fenêtre et son volet. Un rayon de soleil, pareil à une flèche de lumière, pénétra brusquement dans la chambre et le força à écarquiller ses yeux encore voilés par les brumes du sommeil ; en même temps cinq heures sonnèrent à un clocher d’alentour.

— C’est l’aurore elle-même, murmura Schaunard ; c’est étonnant. Mais, ajouta-t-il en consultant un calendrier accroché à son mur, il n’y a pas moins erreur. Les indications de la science affirment qu’à cette époque de l’année, le soleil ne doit se lever qu’à cinq heures et demie ; il n’est que cinq heures, et le voilà déjà debout. Zèle coupable ! cet astre est dans son tort, je porterai plainte au bureau des Longitudes. Cependant, ajouta-t-il, il faudrait commencer à m’inquiéter un peu ; c’est bien aujourd’hui le lendemain d’hier ; et comme hier était le 7, à moins que Saturne ne marche à reculons, ce doit être aujourd’hui le 8 avril ; et si j’en crois les discours de ce papier, dit Schaunard en allant relire une formule de congé par huissier affichée à la muraille, c’est aujourd’hui à midi précis que je dois avoir vidé ces lieux et compté ès mains de M. Bernard, mon propriétaire, une somme de soixante-quinze francs pour trois termes échus, et qu’il me réclame dans une fort mauvaise écriture. J’avais, comme toujours, espéré que le hasard se chargerait de liquider cette affaire, mais il paraîtrait qu’il n’a pas eu le temps. Enfin, j’ai encore six heures devant moi ; en les employant bien, peut-être que… Allons… allons, en route… ajouta Schaunard.

Il se disposait à vêtir un paletot dont l’étoffe, primitivement à longs poils, était atteinte d’une profonde calvitie, lorsque tout à coup, comme s’il eût été mordu par une tarentule, il se mit à exécuter dans sa chambre une chorégraphie de sa composition qui, dans les bals publics, lui avait souvent mérité les honneurs de la gendarmerie.

— Tiens, tiens, s’écria-t-il, c’est particulier, comme l’air du matin vous donne des idées, il me semble que je suis sur la piste de mon air ! Voyons.

Et Schaunard, à moitié nu, alla s’asseoir devant son piano. Et après avoir réveillé l’instrument endormi par un orageux placage d’accords, il commença, tout en monologuant, à poursuivre sur le clavier la phrase mélodique qu’il cherchait depuis si longtemps.

Do, sol, mi, do, la, si, do, ré, boum, boum. Fa, ré, mi, ré. Aïe, aïe, il est faux comme Judas, ce , fit Schaunard en frappant avec violence sur la note aux sons douteux. Voyons le mineur… Il doit dépeindre adroitement le chagrin d’une jeune personne qui effeuille une marguerite blanche dans un lac bleu. Voilà une idée qui n’est pas en bas âge. Enfin, puisque c’est la mode, et qu’on ne trouverait pas un éditeur qui osât publier une romance où il n’y aurait pas de lac bleu, il faut s’y conformer… Do, sol, mi, do, la, si, do, ré ; je ne suis pas mécontent de ceci, ça donne assez l’idée d’une paquerette, surtout aux gens qui sont forts en botanique. La, si, do, ré, gredin de , va ! Maintenant, pour bien faire comprendre le lac bleu, il faudrait quelque chose d’humide, d’azuré, de clair de lune, car la lune en est aussi ; tiens, mais ça vient, n’oublions pas le cygne… Fa, mi, la, sol, continua Schaunard en faisant clapoter les notes cristallines de l’octave d’en bas. Reste l’adieu de la jeune fille, qui se décide à se jeter dans le lac bleu, pour rejoindre son bien-aimé enseveli sous la neige ; ce dénoûment n’est pas clair, murmura Schaunard, mais il est intéressant. Il faudrait quelque chose de tendre, de mélancolique ; ça vient, ça vient, voilà une douzaine de mesures qui pleurent comme des Madeleines ; ça fend le cœur ! Brr, brr, fit Schaunard en frissonnant dans son jupon semé d’étoiles, si ça pouvait fendre le bois : il y a dans mon alcôve une solive qui me gêne beaucoup quand j’ai du monde… à dîner ; je ferais un peu de feu avec… la, la… ré, mi, car je sens que l’inspiration mʼarrive enveloppée d’un rhume de cerveau. Ah ! bah ! tant pis !… Continuons à noyer ma jeune fille.

Et tandis que ses doigts tourmentaient le clavier palpitant, Schaunard, l’œil allumé, l’oreille tendue, poursuivait sa mélodie, qui, pareille à un sylphe insaisissable, voltigeait au milieu du brouillard sonore que les vibrations de l’instrument semblaient dégager dans la chambre.

— Voyons maintenant, reprit Schaunard, comment ma musique s’accroche avec les paroles de mon poëte.

Et il fredonna d’une voix désagréable ce fragment de poésie employée spécialement pour les opéras-comiques et les légendes de mirliton :

La blonde jeune fille,
Vers le ciel étoilé,
En ôtant sa mantille,
Jette un regard voilé ;
Et dans l’onde azurée
Du lac aux flots d’argent....
............

— Comment, comment ! fit Schaunard transporté d’une juste indignation, l’onde azurée d’un lac d’argent, je ne m’étais pas encore aperçu de celle-là, c’est trop romantique à la fin, ce poëte est un idiot, il n’a jamais vu d’argent ni de lac. Sa ballade est stupide, d’ailleurs ; la coupe des vers me gênait pour ma musique ; à l’avenir je composerai mes poëmes moi-même, et pas plus tard que tout de suite ; comme je me sens en train, je vais fabriquer une maquette de couplets pour y adapter ma mélodie.

Et Schaunard, prenant sa tête entre ses deux mains, prit l’attitude grave d’un mortel qui entretient des relations avec les Muses.

Au bout de quelques minutes de ce concubinage sacré, il avait mis au monde une de ces difformités que les faiseurs de libretti appellent avec raison des monstres, et qu’ils improvisent assez facilement pour servir de canevas provisoire à l’inspiration du compositeur.

Seulement le monstre de Schaunard avait le sens commun, et exprimait assez clairement l’inquiétude éveillée dans son esprit par l’arrivée brutale de cette date : le 8 avril.

Voici ce couplet :

Huit et huit font seize,
J’pose six et retiens un.
Je serais bien aise
De trouver quelqu’un
De pauvre et d’honnête
Qui m’prête huit cents francs,
Pour payer mes dettes
Quand j’aurai le temps.

REFRAIN.

Et quand sonnerait au cadran suprême
Midi moins un quart,
Avec probité je paîrais mon terme (ter.)
À monsieur Bernard.

— Diable, dit Schaunard en relisant sa composition, terme et suprême, voilà des rimes qui ne sont pas millionnaires, mais je n’ai point le temps de les enrichir. Essayons maintenant comment les notes se marieront avec les syllabes.

Et avec cet affreux organe nasal qui lui était particulier, il reprit de nouveau l’exécution de sa romance. Satisfait sans doute du résultat qu’il venait d’obtenir, Schaunard se félicita par une grimace jubilatoire qui, semblable à un accent circonflexe, se mettait à cheval sur son nez chaque fois qu’il était content de lui-même. Mais cette orgueilleuse béatitude n’eut pas une longue durée.

Onze heures sonnèrent au clocher prochain ; chaque coup du timbre entrait dans la chambre et s’y perdait en sons railleurs qui semblaient dire au malheureux Schaunard : Es-tu prêt ?

L’artiste bondit sur sa chaise.

— Le temps court comme un cerf, dit-il… il ne me reste plus que trois quarts d’heure pour trouver mes soixante-quinze francs et mon nouveau logement. Je n’en viendrai jamais à bout, ça rentre trop dans le domaine de la magie. Voyons, je m’accorde cinq minutes pour trouver ; et, s’enfonçant la tête entre les deux genoux, il descendit dans les abîmes de la réflexion.

Les cinq minutes s’écoulèrent, et Schaunard redressa la tête sans avoir rien trouvé qui ressemblât à soixante-quinze francs.

— Je n’ai décidément qu’un parti à prendre pour sortir d’ici, c’est de m’en aller tout naturellement ; il fait beau temps, mon ami le hasard se promène peut-être au soleil. Il faudra bien qu’il me donne l’hospitalité jusqu’à ce que j’aie trouvé le moyen de me liquider avec M. Bernard.

Schaunard, ayant bourré de tous les objets qu’elles pouvaient contenir les poches de son paletot, profondes comme des caves, noua ensuite dans un foulard quelques effets de linge et quitta sa chambre, non sans adresser en quelques paroles ses adieux à son domicile.

Comme il traversait la cour, le portier de la maison, qui semblait le guetter, l’arrêta soudain.

— Hé, Monsieur Schaunard, s’écria-t-il en barrant le passage à l’artiste, est-ce que vous n’y pensez pas ? C’est aujourd’hui le 8.

Huit et huit font seize,
J’pose six et retiens un,

fredonna Schaunard ; je ne pense qu’à ça !

— C’est que vous êtes un peu en retard pour votre déménagement, dit le portier ; il est onze heures et demie, et le nouveau locataire à qui on a loué votre chambre peut arriver d’un moment à l’autre. Faudrait voir à se dépêcher !

— Alors, répondit Schaunard, laissez-moi donc passer : je vais chercher une voiture de déménagement.

— Sans doute, mais auparavant de déménager il y a une petite formalité à remplir. J’ai ordre de ne pas vous laisser enlever un cheveu sans que vous ayez payé les trois termes échus. Vous êtes en mesure probablement ?

— Parbleu ! dit Schaunard, en faisant un pas en avant.

— Alors, reprit le portier, si vous voulez entrer dans ma loge, je vais vous donner vos quittances.

— Je les prendrai en revenant.

— Mais pourquoi pas tout de suite ? dit le portier avec insistance.

— Je vais chez le changeur… je n’ai pas de monnaie.

— Ah ! ah ! reprit l’autre avec inquiétude, vous allez chercher de la monnaie ? Alors, pour vous obliger, je garderai ce petit paquet que vous avez sous le bras et qui pourrait vous embarrasser.

— Monsieur le concierge, dit Schaunard avec dignité, est-ce que vous vous méfieriez de moi, par hasard ? Croyez-vous donc que j’emporte mes meubles dans un mouchoir ?

— Pardonnez-moi, monsieur, répliqua le portier en baissant un peu le ton, c’est ma consigne. M. Bernard m’a expressément recommandé de ne pas vous laisser enlever un cheveu avant que vous ne l’ayez payé.

— Mais regardez donc, dit Schaunard en ouvrant son paquet, ce ne sont pas des cheveux, ce sont des chemises que je porte à la blanchisseuse qui demeure à côté du changeur, à vingt pas d’ici.

— C’est différent, fit le portier après avoir examiné le contenu du paquet. Sans indiscrétion, M. Schaunard, pourrais-je vous demander votre nouvelle adresse ?

— Je demeure rue de Rivoli, répondit froidement l’artiste qui, ayant mis le pied dans la rue, gagna le large au plus vite.

— Rue de Rivoli, murmura le portier en se fourrant les doigts dans son nez, c’est bien drôle qu’on lui ait loué rue de Rivoli, et qu’on ne soit pas même venu prendre des renseignements ici, c’est bien drôle ça. Enfin il n’emportera pas toujours ses meubles sans payer. Pourvu que l’autre locataire n’arrive pas emménager juste au moment où M. Schaunard déménagera ! Ça me ferait un aria dans mes escaliers. Allons, bon, fit-il tout à coup en passant la tête au travers du vasistas, le voilà justement, mon nouveau locataire.

Suivi d’un commissionnaire qui paraissait ne point plier sous son faix, un jeune homme coiffé d’un chapeau blanc Louis xiii venait en effet d’entrer sous le vestibule.

— Monsieur, demanda-t-il au portier qui était allé au-devant de lui, mon appartement est-il libre ?

— Pas encore, monsieur, mais il va l’être. La personne qui l’occupe est allée chercher la voiture qui doit la déménager. Au reste, en attendant, Monsieur pourrait faire déposer ces meubles dans la cour.

— Je crains qu’il ne pleuve, répondit le jeune homme en mâchant tranquillement un bouquet de violettes qu’il tenait entre les dents ; mon mobilier pourrait s’abîmer. Commissionnaire, ajouta-t-il, en s’adressant à l’homme qui était resté derrière lui, porteur d’un crochet chargé d’objets dont le portier ne s’expliquait pas bien la nature, déposez cela sous le vestibule, et retournez à mon ancien logement prendre ce qu’il y reste encore de meubles précieux et d’objets d’art.

Le commissionnaire rangea au long d’un mur plusieurs châssis d’une hauteur de six ou sept pieds et dont les feuilles, reployées en ce moment les unes sur les autres, paraissaient pouvoir se développer à volonté.

— Tenez ! dit le jeune homme au commissionnaire en ouvrant à demi l’un des volets et en lui désignant un accroc qui se trouvait dans la toile, voilà un malheur, vous m’avez étoilé ma grande glace de Venise ; tâchez de faire attention dans votre second voyage, prenez garde surtout à ma bibliothèque.

— Qu’est-ce qu’il veut dire avec sa glace de Venise ? marmotta le portier en tournant d’un air inquiet autour des châssis posés contre le mur, je ne vois pas de glace ; mais c’est une plaisanterie sans doute, je ne vois qu’un paravent ; enfin, nous allons bien voir ce qu’on va apporter au second voyage.

— Est-ce que votre locataire ne va pas bientôt me laisser la place libre ? Il est midi et demi et je voudrais emménager, dit le jeune homme.

— Je ne pense pas qu’il tarde maintenant, répondit le portier ; au reste, il n’y a pas encore de mal, puisque vos meubles ne sont pas arrivés, ajouta-t-il en appuyant sur ces mots.

Le jeune homme allait répondre, lorsqu’un dragon en fonction de planton entra dans la cour.

— M. Bernard ? demanda-t-il en tirant une lettre d’un grand portefeuille de cuir qui lui battait les flancs.

— C’est ici, répondit le portier.

— Voici une lettre pour lui, dit le dragon, donnez-m’en le reçu, et il tendit au concierge un bulletin de dépêches, que celui-ci alla signer dans sa loge.

— Pardon si je vous laisse seul, dit le portier au jeune homme qui se promenait dans la cour avec impatience ; mais voici une lettre du ministère pour M. Bernard, mon propriétaire, et je vais la lui montrer.

Au moment où son portier entrait chez lui, M. Bernard était en train de se faire la barbe.

— Que me voulez-vous, Durand ?

— Monsieur, répondit celui-ci en soulevant sa casquette, c’est un planton qui vient d’apporter cela pour vous, ça vient du ministère.

Et il tendit à M. Bernard la lettre dont l’enveloppe était timbrée au sceau du département de la guerre.

— Ô mon Dieu ! fit M. Bernard, tellement ému qu’il faillit se faire une entaille avec son rasoir, du ministère de la guerre ! Je suis sûr que c’est ma nomination au grade de chevalier de la légion d’honneur, que je sollicite depuis si longtemps ; enfin, on rend justice à ma bonne tenue. Tenez, Durand, dit-il en fouillant dans la poche de son gilet, voilà cent sous pour boire à ma santé. Tiens, je n’ai pas ma bourse sur moi, je vais vous les donner tout à l’heure, attendez.

Le portier fut tellement ému par cet accès de générosité foudroyante, auquel son propriétaire ne l’avait pas habitué, qu’il remit sa casquette sur sa tête.

Mais M. Bernard, qui en d’autres moments aurait sévèrement blâmé cette infraction aux lois de la hiérarchie sociale, ne parut pas s’en apercevoir. Il mit ses lunettes, rompit l’enveloppe avec l’émotion respectueuse d’un vizir qui reçoit un firman du sultan, et commença la lecture de la dépêche. Aux premières lignes, une grimace épouvantable creusa des plis cramoisis dans la graisse de ses joues monacales, et ses petits yeux lancèrent des étincelles qui faillirent mettre le feu aux mèches de sa perruque en broussailles.

Enfin tous ses traits étaient tellement bouleversés qu’on eût dit que sa figure venait d’éprouver un tremblement de terre.

Voici quel était le contenu de la missive écrite sur papier à tête du ministère de la guerre, apportée à franc étrier par un dragon, et de laquelle M. Durand avait donné un reçu au gouvernement.

« Monsieur et propriétaire,

La politesse qui, si l’on en croit la mythologie, est l’aïeule des belles manières, m’oblige à vous faire savoir que je me trouve dans la cruelle nécessité de ne pouvoir point satisfaire à l’usage qu’on a de payer son terme, quand on doit surtout. Jusqu’à ce matin, j’avais caressé l’espérance de pouvoir célébrer ce beau jour, en acquittant les trois quittances de mon loyer. Chimère, illusion, idéal ! Tandis que je sommeillais sur l’oreiller de la sécurité, le guignon, anankè en grec, le guignon dispersait mes espérances. Les rentrées sur lesquelles je comptais, Dieu que le commerce va mal ! ! ! ne se sont pas opérées ; et sur les sommes considérables que je devais toucher, je n’ai encore reçu que trois francs, qu’on m’a prêtés, je ne vous les offre pas. Des jours meilleurs viendront pour notre belle France et pour moi, n’en doutez pas, Monsieur. Dès qu’ils auront lui, je prendrai des ailes pour aller vous en avertir et retirer de votre immeuble les choses précieuses que j’y ai laissées, et que je mets sous votre protection et celle de la loi qui, avant un an, vous en interdit le négoce, au cas où vous voudriez le tenter afin de rentrer dans les sommes pour lesquelles vous êtes crédité sur le registre de ma probité. Je vous recommande spécialement mon piano, et le grand cadre dans lequel se trouvent soixante boucles de cheveux dont les couleurs différentes parcourent toute la gamme des nuances capillaires, et qui ont été enlevées sur le front des Grâces par le scalpel de l’Amour.

« Vous pouvez donc, Monsieur et propriétaire, disposer des lambris sous lesquels j’ai habité. Je vous en octroie ma permission ici-bas revêtue de mon seing.

« Alexandre Schaunard. »

Lorsqu’il eut achevé cette épître que l’artiste avait écrite dans le bureau d’un de ses amis, employé au ministère de la guerre, M. Bernard la froissa avec indignation ; et comme son regard tomba sur le père Durand, qui attendait la gratification promise, il lui demanda brutalement ce qu’il faisait là.

— J’attends, monsieur !

— Quoi ?

— Mais la générosité que Monsieur… à cause de la bonne nouvelle ! balbutia le portier.

— Sortez. Comment, drôle ! Vous restez devant moi la tête couverte !

— Mais, Monsieur…

— Allons, pas de réplique, sortez, ou plutôt, non, attendez-moi. Nous allons monter dans la chambre de ce gredin d’artiste, qui déménage sans me payer.

— Comment, fit le portier, M. Schaunard ?…

— Oui, continue le propriétaire, dont la fureur allait comme chez Nicollet. Et s’il a emporté le moindre objet, je vous chasse, entendez-vous ? Je vous châââsse.

— Mais c’est impossible, ça, murmura le pauvre portier. M. Schaunard n’est pas déménagé ; il est allé chercher de la monnaie pour payer monsieur, et commander la voiture qui doit emporter ses meubles.

— Emporter ses meubles ! exclama M. Bernard ; courons, je suis sûr qu’il est en train ; il vous a tendu un piége pour vous éloigner de votre loge et faire son coup, imbécile que vous êtes.

— Ah ! mon Dieu ! Imbécile que je suis ! s’écria le père Durand tout tremblant devant la colère olympienne de son supérieur qui l’entraînait dans l’escalier.

Comme ils arrivaient dans la cour, le portier fut apostrophé par le jeune homme au chapeau blanc.

— Ah çà ! Concierge, s’écria-t-il, est-ce que je ne vais pas bientôt être mis en possession de mon domicile ? Est-ce aujourd’hui le 8 avril ? N’est-ce pas ici que j’ai loué, et ne vous ai-je pas donné le denier à Dieu, oui ou non ?

— Pardon, Monsieur, pardon, dit le propriétaire, je suis à vous. Durand, ajouta-t-il en se tournant vers son portier, je vais répondre moi-même à Monsieur. Courez là-haut, ce gredin de Schaunard est sans doute rentré pour faire ses paquets ; vous l’enfermerez si vous le surprenez, et vous redescendrez pour aller chercher la garde.

Le père Durand disparut dans l’escalier.

— Pardon, Monsieur, dit en s’inclinant le propriétaire au jeune homme avec qui il était resté seul, à qui ai-je l’avantage de parler ?

— Monsieur, je suis votre nouveau locataire ; j’ai loué une chambre dans cette maison au sixième, et je commence à m’impatienter que ce logement ne soit pas vacant.

— Vous me voyez désolé, Monsieur, répliqua M. Bernard, une difficulté s’élève entre moi et un de mes locataires, celui que vous devez remplacer.

— Monsieur, Monsieur ! s’écria d’une fenêtre située au dernier étage de la maison, le père Durand ; M. Schaunard n’y est pas… mais sa chambre y est… Imbécile que je suis, je veux dire qu’il n’a rien emporté, pas un cheveu, Monsieur.

— C’est bien, descendez, répondit M. Bernard. Mon Dieu, reprit-il en s’adressant au jeune homme, un peu de patience, je vous prie. Mon portier va descendre à la cave les objets qui garnissent la chambre de mon locataire insolvable, et dans une demi-heure vous pourrez en prendre possession ; d’ailleurs vos meubles ne sont pas encore arrivés.

— Pardon, Monsieur, répondit tranquillement le jeune homme.

M. Bernard regarda autour de lui et n’aperçut que les grands paravents qui avaient déjà inquiété son portier.

— Comment ! Pardon… comment… murmura-t-il, mais je ne vois rien.

— Voilà, répondit le jeune homme en déployant les feuilles du chassis et en offrant à la vue du propriétaire ébahi un magnifique intérieur de palais avec colonnes de jaspe, bas-reliefs, et tableaux de grands maîtres.

— Mais vos meubles ? demanda M. Bernard.

— Les voici, répondit le jeune homme en indiquant le mobilier somptueux qui se trouvait peint dans le palais qu’il venait d’acheter à l’hôtel Bullion, où il faisait partie d’une vente de décorations d’un théâtre de société…

— Monsieur, reprit le propriétaire, j’aime à croire que vous avez des meubles plus sérieux que ceux-ci…

— Comment, du Boule tout pur !

— Vous comprenez qu’il me faut des garanties pour mes loyers.

— Fichtre ! Un palais ne vous suffit pas pour répondre du loyer d’une mansarde ?

— Non, Monsieur, je veux des meubles, des vrais meubles en acajou !

— Hélas, Monsieur, ni l’or ni l’acajou ne nous rendent heureux, a dit un ancien. Et puis, moi, je ne peux pas le souffrir, c’est un bois trop bête, tout le monde en a.

— Mais enfin, monsieur, vous avez bien un mobilier, quel qu’il soit ?

— Non, ça prend trop de place dans les appartements, dès qu’on a des chaises on ne sait plus où s’asseoir.

— Mais cependant vous avez un lit ! Sur quoi reposez-vous ?

— Je me repose sur la Providence, Monsieur !

— Pardon, encore une question, dit M. Bernard, votre profession, s’il vous plaît.

En ce moment même le commissionnaire du jeune homme, arrivant de son second voyage, entrait dans la cour. Parmi les objets dont étaient chargés ses crochets, on remarquait un chevalet.

— Ah ! Monsieur, s’écria le père Durand avec terreur ; et il montrait le chevalet au propriétaire. C’est un peintre !

— Un artiste, j’en étais sûr ! exclama à son tour M. Bernard, et les cheveux de sa perruque se dressèrent d’effroi ; un peintre ! ! ! Mais vous n’avez donc pas pris d’information sur Monsieur ? reprit-il en s’adressant au portier. Vous ne saviez donc pas ce qu’il faisait ?

— Dame, répondit le pauvre homme, il m’avait donné cinque francs de dernier à Dieu ; est-ce que je pouvais me douter…

— Quand vous aurez fini, demanda à son tour le jeune homme.

— Monsieur, reprit M. Bernard en chaussant ses lunettes d’aplomb sur son nez, puisque vous n’avez pas de meubles, vous ne pouvez pas emménager. La loi autorise à refuser un locataire qui n’apporte pas de garantie.

— Et ma parole, donc ? fit l’artiste avec dignité.

— Ça ne vaut pas des meubles… vous pouvez chercher un logement ailleurs. Durand va vous rendre votre denier à Dieu.

— Hein ? fit le portier avec stupeur, je l’ai mis à la caisse d’épargne.

— Mais, Monsieur, reprit le jeune homme, je ne puis pas trouver un autre logement à la minute. Donnez-moi au moins l’hospitalité pour un jour.

— Allez loger à l’hôtel, répondit M. Bernard. À propos, ajouta-t-il vivement en faisant une réflexion subite, si vous le voulez, je vous louerai en garni la chambre que vous deviez occuper, et où se trouvent les meubles de mon locataire insolvable. Seulement vous savez que dans ce genre de location le loyer se paye d’avance.

— Il s’agirait de savoir ce que vous allez me demander pour ce bouge ? dit l’artiste forcé d’en passer par là.

— Mais le logement est très-convenable, le loyer sera de vingt-cinq francs par mois, en faveur des circonstances. On paye d’avance.

— Vous l’avez déjà dit ; cette phrase-là ne mérite pas les honneurs du bis, fit le jeune homme en fouillant dans sa poche. Avez-vous la monnaie de cinq cents francs ?

— Hein ? demanda le propriétaire stupéfait, vous dites ?…

— Eh bien, la moitié de mille, quoi ! Est-ce que vous n’en avez jamais vu ? ajouta l’artiste en faisant passer le billet devant les yeux du propriétaire et du portier, qui, à cette vue, parurent perdre l’équilibre.

Je vais vous faire rendre, reprit M. Bernard respectueusement : ce ne sera que vingt francs à prendre, puisque Durand vous rendra le denier à Dieu.

— Je le lui laisse, dit l’artiste, à la condition qu’il viendra tous les matins me dire le jour et la date du mois, le quartier de la lune, le temps qu’il fera et la forme du gouvernement sous laquelle nous vivrons.

— Ah ! Monsieur, s’écria le père Durand en décrivant une courbe de quatre-vingt-dix degrés.

— C’est bon, brave homme, vous me servirez d’almanach. En attendant vous allez aider mon commissionnaire à m’emménager.

— Monsieur, dit le propriétaire, je vais vous envoyer votre quittance.

Le soir même, le nouveau locataire de M. Bernard, le peintre Marcel, était installé dans le logement du fugitif Schaunard transformé en palais.

Pendant ce temps-là, ledit Schaunard battait dans Paris ce qu’on appelle le rappel de la monnaie.

Schaunard avait élevé l’emprunt à la hauteur d’un art. Prévoyant le cas où il aurait à opprimer des étrangers, il avait appris la manière d’emprunter cinq francs dans toutes les langues du globe. Il avait étudié à fond le répertoire des ruses que le métal emploie pour échapper à ceux qui le pourchassent ; et, mieux qu’un pilote ne connaît les heures de marée, il savait les époques où les eaux étaient basses ou hautes, c’est-à-dire les jours où ses amis et connaissances avaient l’habitude de recevoir de l’argent. Aussi, il y avait une telle maison où en le voyant entrer le matin on ne disait pas : voilà M. Schaunard ; mais bien : Voilà le premier ou le quinze du mois. Pour faciliter et égaliser en même temps cette espèce de dîme qu’il allait prélever, lorsque la nécessité l’y forçait, sur les gens qui avaient le moyen de la lui payer, Schaunard avait dressé par ordre de quartiers et d’arrondissements un tableau alphabétique où se trouvaient les noms de tous ses amis et connaissances. En regard de chaque nom étaient inscrits le maximum de la somme qu’il pouvait leur emprunter relativement à leur état de fortune, les époques où ils étaient en fonds, et l’heure des repas avec le menu ordinaire de la maison. Outre ce tableau, Schaunard avait encore une petite tenue de livres parfaitement en ordre et sur laquelle il tenait état des sommes qui lui étaient prêtées jusqu’aux plus minimes fractions, car il ne voulait pas se grever au delà d’un certain chiffre qui était encore au bout de la plume d’un oncle normand dont il devait hériter. Dès qu’il devait vingt francs à un individu, Schaunard arrêtait son compte, et le soldait intégralement d’un seul coup, dût-il, pour s’acquitter, emprunter à ceux auxquels il devait moins. De cette manière il entretenait toujours sur la place un certain crédit qu’il appelait sa dette flottante ; et comme on savait qu’il avait l’habitude de rendre dès que ses ressources personnelles le lui permettaient, on l’obligeait volontiers quand on le pouvait.

Or, depuis onze heures du matin qu’il était parti de chez lui pour tâcher de grouper les soixante-quinze francs nécessaires, il n’avait encore réuni qu’un petit écu, dû à la collaboration des lettres M. V. et R. de sa fameuse liste : tout le reste de l’alphabet, ayant comme lui un terme à payer, l’avait renvoyé des fins de sa demande.

À six heures, un appétit violent sonna la cloche du dîner dans son estomac ; il était alors à la barrière du Maine, où demeurait la lettre U. Schaunard monta chez la lettre U, où il avait son rond de serviette, quand il y avait des serviettes.

— Où allez-vous, monsieur ? lui dit le portier en l’arrêtant au passage.

— Chez M. U… répondit l’artiste.

— Il n’y est pas.

— Et Madame ?

— Elle n’y est pas non plus : ils m’ont chargé de dire à un de leurs amis qui devait venir chez eux ce soir qu’ils étaient allés dîner en ville : au fait, dit le portier, si c’est vous qu’ils attendaient, voici l’adresse qu’ils ont laissée, et il tendit à Schaunard un bout de papier sur lequel son ami U… avait écrit :

« Nous sommes allés dîner chez Schaunard, rue… n°… ; viens nous retrouver. »

— Très-bien, dit celui-ci en s’en allant, quand le hasard s’en mêle, il fait de singuliers vaudevilles.

Schaunard se ressouvint alors qu’il se trouvait à deux pas d’un petit bouchon où deux ou trois fois il s’était nourri pour pas bien cher, et se dirigea vers cet établissement, situé Chaussée du Maine, et connu dans la basse Bohème sous le nom de la Mère Cadet. C’est un cabaret mangeant dont la clientèle ordinaire se compose des rouliers de la route d’Orléans, des cantatrices de Montparnasse et des jeunes premiers de Bobino. Dans la belle saison les rapins des nombreux ateliers qui avoisinent le Luxembourg, les hommes de lettres inédits, les folliculaires des gazettes mystérieuses, viennent en chœur dîner chez la Mère Cadet, célèbre par ses gibelottes, sa choucroûte authentique, et un petit vin blanc qui sent la pierre à fusil.

Schaunard alla se placer sous les bosquets : on appelle ainsi chez la Mère Cadet le feuillage clair-semé de deux ou trois arbres rachitiques dont on a fait plafonner la verdure maladive.

— Ma foi, tant pis, dit Schaunard en lui-même, je vais me donner une bosse et faire un Balthasar intime.

Et, sans faire ni une ni deux, il commanda une soupe, une demi-choucroûte et deux demi-gibelottes : il avait remarqué qu’en fractionnant la portion on gagnait au moins un quart sur l’entier.

La commande de cette carte attira sur lui les regards d’une jeune personne, vêtue de blanc, coiffée de fleurs d’oranger et chaussée de souliers de bal, un voile en imitation d’imitation flottait sur des épaules qui auraient bien dû garder l’incognito. C’était une cantatrice du théâtre Montparnasse, dont les coulisses donnent pour ainsi dire dans la cuisine de la Mère Cadet. Elle était venue prendre son repas pendant un entr’acte de la Lucie, et achevait en ce moment, par une demi-tasse, un dîner composé exclusivement d’un artichaut à l’huile et au vinaigre.

— Deux gibelottes, mâtin ! dit-elle tout bas à la fille qui servait le garçon, voilà un jeune homme qui se nourrit bien. Combien dois-je, Adèle ?

— Quatre d’artichaut, quatre de demi-tasse et un sou de pain. Ça nous fait neuf sous.

— Voilà, dit la cantatrice, et elle sortit en fredonnant :

Cet amour que Dieu me donne !

— Tiens, elle donne le la, dit alors un personnage mystérieux assis à la même table que Schaunard, et à demi caché derrière un rempart de bouquins.

— Elle le donne ? dit Schaunard ; je crois plutôt qu’elle le garde, moi. Aussi on n’a pas idée de ça, ajouta-t-il en indiquant du doigt l’assiette où Lucia de Lammermoor avait consommé son artichaut, faire mariner son fausset dans du vinaigre !

— C’est un acide violent, en effet, ajouta le personnage qui avait déjà parlé. La ville d’Orléans en produit qui jouit à juste titre d’une grande réputation.

Schaunard examina attentivement ce particulier, qui lui jetait ainsi des hameçons à la causerie. Le regard fixe de ses grands yeux bleus, qui semblaient toujours chercher quelque chose, donnait à sa physionomie le caractère de placidité béate qu’on remarque chez les séminaristes. Son visage avait le ton du vieil ivoire, sauf les joues, qui étaient tamponnées d’une couche de couleur brique pilée. Sa bouche paraissait avoir été dessinée par un élève de premiers principes, à qui on aurait poussé le coude. Les lèvres, retroussées un peu à la façon de la race nègre, laissaient voir des dents de chien de chasse, et son menton asseyait ses deux plis sur une cravate blanche, dont l’une des pointes menaçait les astres, tandis que lʼautre s’en allait piquer en terre. D’un feutre chauve, aux bords prodigieusement larges, ses cheveux s’échappaient en cascades blondes. Il était vêtu d’un paletot noisette à pèlerine, dont l’étoffe, réduite à la trame, avait les rugosités d’une râpe. Des poches béantes de ce paletot s’échappaient des liasses de papiers et de brochures. Sans se préoccuper de l’examen dont il était l’objet, il savourait une choucroûte garnie en laissant échapper tout haut des signes fréquents de satisfaction. Tout en mangeant, il lisait un bouquin ouvert devant lui, et sur lequel il faisait de temps en temps des annotations avec un crayon qu’il portait à l’oreille.

— Eh bien ! s’écria tout à coup Schaunard en frappant sur son verre avec son couteau, et ma gibelotte ?

— Monsieur, répondit la fille, qui arriva avec une assiette à la main, il n’y en a plus ; voici la dernière, et c’est monsieur qui l’a demandée, ajouta-t-elle en déposant le plat en face de l’homme aux bouquins.

— Sacrebleu ! s’écria Schaunard.

Et il y avait tant de désappointement mélancolique dans ce : Sacrebleu ! que l’homme aux bouquins en fut touché intérieurement. Il détourna le rempart de livres qui s’élevait entre lui et Schaunard ; et, mettant l’assiette entre eux deux, il lui dit avec les plus douces cordes de sa voix :

— Monsieur, oserais-je vous prier de partager ce mets avec moi ?

— Monsieur, répondit Schaunard, je ne veux pas vous priver.

— Vous me priverez donc du plaisir de vous être agréable ?

— S’il en est ainsi, Monsieur… et Schaunard avança son assiette.

— Permettez-moi de ne pas vous offrir la tête, dit l’étranger.

— Ah ! Monsieur, s’écria Schaunard, je ne souffrirai pas.

Mais en ramenant son assiette vers lui il s’aperçut que l’étranger lui avait justement servi la portion qu’il disait vouloir garder pour lui.

— Eh bien ! qu’est-ce qu’il me chante, alors, avec sa politesse ? grogna Schaunard en lui-même.

— Si la tête est la plus noble partie de l’homme, dit l’étranger, c’est la partie la plus désagréable du lapin. Aussi avons-nous beaucoup de personnes qui ne peuvent pas la souffrir. Moi, c’est différent, je l’adore.

— Alors, dit Schaunard, je regrette vivement que vous vous soyez privé pour moi.

— Comment ?… pardon, fit l’homme aux bouquins, c’est moi qui ai gardé la tête. J’ai même eu l’honneur de vous faire observer que…

— Permettez, dit Schaunard en lui mettant son assiette sous le nez. Qu’est-ce que c’est que ce morceau-là ?

— Juste ciel ! Que vois-je ! ô dieux ! Encore une tête ! C’est un lapin bicéphale ! s’écria l’étranger.

— Bicé… dit Schaunard.

— …phale. Ça vient du grec. Au fait, M. de Buffon, qui mettait des manchettes, cite des exemples de cette singularité. Eh bien, ma foi ! je ne suis pas fâché d’avoir mangé du phénomène.

Grâce à cet incident, la conversation était définitivement engagée. Schaunard, qui ne voulait pas rester en reste de politesse, demanda un litre de supplément. L’homme aux bouquins en fit venir un autre. Schaunard offrit de la salade, l’homme aux bouquins offrit du dessert. À huit heures du soir, il y avait six litres vides sur la table. En causant, la franchise, arrosée par les libations du petit bleu, les avait poussés l’un l’autre à se faire leur biographie, et ils se connaissaient déjà comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. L’homme aux bouquins, après avoir écouté les confidences de Schaunard, lui avait appris qu’il s’appelait Gustave Colline ; il exerçait la profession de philosophe, et vivait en donnant des leçons de mathématique, de scolastique, de botanique, et de plusieurs sciences en ique.

Le peu d’argent qu’il gagnait à courir ainsi le cachet, Colline le dépensait en achats de bouquins. Son paletot noisette était connu de tous les étalagistes du quai, depuis le pont de la Concorde jusqu’au pont Saint-Michel. Ce qu’il faisait de tous ces livres, si nombreux que la vie d’un homme n’aurait pas suffi pour les lire, personne ne le savait, et il le savait moins que personne. Mais ce tic avait pris chez lui les proportions d’une passion ; et lorsqu’il rentrait chez lui le soir sans y rapporter un nouveau bouquin, il refaisait pour son usage le mot de Titus, et disait : « J’ai perdu ma journée. » Ses manières câlines et son langage, qui offraient une mosaïque de tous les styles, les calembours terribles dont il émaillait sa conversation, avaient séduit Schaunard, qui demanda sur-le-champ à Colline la permission d’ajouter son nom à ceux qui composaient la fameuse liste dont nous avons parlé.

Ils sortirent de chez la Mère Cadet à neuf heures du soir, passablement gris tous les deux, et ayant la démarche de gens qui viennent de dialoguer avec les bouteilles.

Colline offrit le café à Schaunard, et celui-ci accepta à la condition qu’il se chargerait des alcools. Ils montèrent dans un café situé rue Saint-Germain-L’Auxerrois, et portant l’enseigne de Momus, dieu des Jeux et des Ris[1].

Au moment où ils entraient dans l’estaminet, une discussion très-vive venait de s’engager entre deux habitués de l’endroit. L’un d’eux était un jeune homme, dont la figure se perdait au fond d’un énorme buisson de barbe multicolore. Comme une antithèse à cette abondance de poil mentonnier, une calvitie précoce avait dégarni son front, qui ressemblait à un genou, et dont un groupe de cheveux, si rares qu’on aurait pu les compter, essayait vainement de cacher la nudité. Il était vêtu d’un habit noir tonsuré aux coudes, et laissant voir, quand il levait le bras trop haut, des ventilateurs pratiqués à l’embouchure des manches. Son pantalon avait pu être noir, mais ses bottes, qui n’avaient jamais été neuves, paraissaient avoir déjà fait plusieurs fois le tour du monde aux pieds du Juif errant.

Schaunard avait remarqué que son nouvel ami Colline et le jeune homme à grande barbe s’étaient salués.

— Vous connaissez ce Monsieur ? demanda-t-il au philosophe.

— Pas absolument, répondit celui-ci ; seulement je le rencontre quelquefois à la Bibliothèque. Je crois que c’est un homme de lettres.

— Il en a l’habit, du moins, répliqua Schaunard.

Le personnage avec lequel discutait ce jeune homme était un individu d’une quarantaine d’années, voué au coup de foudre apoplectique, comme l’indiquait une grosse tête enfoncée immédiatement entre les deux épaules, sans la transition du cou. L’idiotisme se lisait en lettres majuscules sur son front déprimé, couvert d’une petite calotte noire. Il s’appelait M. Mouton, et était employé à la mairie du IVe arrondissement, où il tenait le registre des décès.

— Monsieur Rodolphe ! s’écriait-il avec un organe d’eunuque, en secouant le jeune homme qu’il avait empoigné par un bouton de son habit, voulez-vous que je vous dise mon opinion ? Eh bien, tous les journaux, ça ne sert à rien. Tenez, une supposition : je suis un père de famille, moi, n’est-ce pas ?… bon… Je viens faire ma partie de dominos au café. Suivez bien mon raisonnement.

— Allez, allez, dit Rodolphe.

— Eh bien, continua le père Mouton, en scandant chacune de ses phrases par un coup de poing qui faisait frémir les chopes et les verres placés sur la table. Eh bien, je tombe sur les journaux, bon… Qu’est-ce que je vois ? L’un qui dit blanc, l’autre qui dit noir, et pata ti et pata ta. Qu’est-ce que ça me fait à moi ? Je suis un bon père de famille qui vient pour faire…

— Sa partie de dominos, dit Rodolphe.

— Tous les soirs, continua M. Mouton. Eh bien, une supposition : Vous comprenez…

— Très-bien ! dit Rodolphe.

— Je lis un article qui n’est pas de mon opinion. Ça me met en colère, et je me mange les sangs, parce que, voyez-vous, Monsieur Rodolphe, tous les journaux, c’est des menteries. Oui, des menteries ! hurla-t-il dans son fausset le plus aigu, et les journalistes sont des brigands, des folliculaires.

— Cependant, Monsieur Mouton…

— Oui, des brigands, continua l’employé. C’est eux qui sont cause des malheurs de tout le monde ; ils ont fait la révolution et les assignats ; à preuve Murat.

— Pardon, dit Rodolphe, vous voulez dire Marat.

— Mais non, mais non, reprit M. Mouton ; Murat, puisque j’ai vu son enterrement quand j’étais petit…

— Je vous assure…

— Même qu’on a fait une pièce au cirque, là.

— Eh bien, précisément, dit Rodolphe ; c’est Murat.

— Mais qu’est-ce que je vous dis depuis une heure ? s’écria l’obstiné Mouton. Murat, qui travaillait dans une cave, quoi ! Eh bien, une supposition. Est-ce que les Bourbons n’ont pas bien fait de le guillotiner, puisqu’il avait trahi ?

— Qui ? guillotiné ! trahi ! quoi ? s’écria Rodolphe en empoignant à son tour M. Mouton par le bouton de sa redingote.

— Eh bien Marat…

— Mais non, mais non, Monsieur Mouton, Murat. Entendons-nous, sacrebleu !

— Certainement. Marat, une canaille. Il a trahi l’empereur en 1815. C’est pourquoi je dis que tous les journaux sont les mêmes, continua M. Mouton en rentrant dans la thèse de ce qu’il appelait une explication. Savez-vous ce que je voudrais, moi, monsieur Rodolphe ? Eh bien, une supposition… Je voudrais un bon journal… Ah ! Pas grand… Bon ! et qui ne ferait pas de phrases… Là !

— Vous êtes exigeant, interrompit Rodolphe. Un journal sans phrases !

— Eh bien, oui ; suivez mon idée.

— Je tâche.

— Un journal qui dirait tout simplement la santé du roi et les biens de la terre. Car, enfin, à quoi cela sert-il, toutes vos gazettes, qu’on n’y comprend rien ? Une supposition : Moi je suis à la mairie, n’est-ce pas ? Je tiens mon registre, bon ! Eh bien, c’est comme si on venait me dire : Monsieur Mouton, vous inscrivez les décès, eh bien, faites ci, faites ça. Eh bien, quoi, ça ? quoi, ça ? quoi ! ça ? Eh bien, les journaux, c’est la même chose, acheva-t-il pour conclure.

— Évidemment, dit un voisin qui avait compris.

Et M. Mouton, ayant reçu les félicitations de quelques habitués qui partageaient son avis, alla reprendre sa partie de dominos.

— Je l’ai remis à sa place, dit-il en indiquant Rodolphe, qui était retourné s’asseoir à la même table où se trouvaient Schaunard et Colline.

— Quelle buse ! dit celui-ci aux deux jeunes gens en leur désignant l’employé.

— Il a une bonne tête, avec ses paupières en capote de cabriolet et ses yeux en boule de loto, fit Schaunard en tirant un brûle-gueule merveilleusement culotté.

— Parbleu ! Monsieur, dit Rodolphe, vous avez là une bien jolie pipe.

— Oh ! j’en ai une plus belle pour aller dans le monde, reprit négligemment Schaunard. Passez-moi donc du tabac, Colline.

— Tiens ! s’écria le philosophe, je n’en ai plus.

— Permettez-moi de vous en offrir, dit Rodolphe, en tirant de sa poche un paquet de tabac qu’il déposa sur la table.

À cette gracieuseté, Colline crut devoir répondre par l’offre d’une tournée de quelque chose.

Rodolphe accepta. La conversation tomba sur la littérature. Rodolphe, interrogé sur sa profession déjà trahie par son habit, confessa ses rapports avec les Muses, et fit venir une seconde tournée. Comme le garçon allait remporter la bouteille, Schaunard le pria de vouloir bien l’oublier. Il avait entendu résonner dans l’une des poches de Colline le duo argentin de deux pièces de cinq francs. Rodolphe eut bientôt atteint le niveau d’expansion où se trouvaient les deux amis, et leur fit à son tour ses confidences.

Ils auraient sans doute passé la nuit au café, si on n’était venu les prier de se retirer. Ils n’avaient point fait dix pas dans la rue, et ils avaient mis un quart d’heure pour les faire, qu’ils furent surpris par une pluie torrentielle. Colline et Rodolphe demeuraient aux deux extrémités opposées de Paris, l’un dans l’Île-Saint-Louis, et l’autre à Montmartre.

Schaunard, qui avait complétement oublié qu’il était sans domicile, leur offrit l’hospitalité.

— Venez chez moi, dit-il, je loge ici près ; nous passerons la nuit à causer littérature et beaux-arts.

— Tu feras de la musique, et Rodolphe nous dira de ses vers, dit Colline.

— Ma foi, oui, ajouta Schaunard, il faut rire, nous n’avons qu’un temps à vivre.

Arrivé devant sa maison que Schaunard eut quelque difficulté à reconnaître, il s’assit un instant sur une borne en attendant Rodolphe et Colline qui étaient entrés chez un marchand de vin encore ouvert, pour y prendre les premiers éléments d’un souper. Quand ils furent de retour, Schaunard frappa plusieurs fois à la porte, car il se souvenait vaguement que le portier avait l’habitude de le faire attendre. La porte s’ouvrit enfin, et le père Durand, plongé dans les douceurs du premier sommeil, et ne se rappelant pas que Schaunard n’était plus son locataire, ne se dérangea aucunement quand celui-ci lui eut crié son nom par le vasistas.

Quand ils furent arrivés tous trois en haut de l’escalier, dont l’ascension avait été aussi longue que difficile, Schaunard, qui marchait en avant, jeta un cri d’étonnement en trouvant la clef sur la porte de sa chambre.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Rodolphe.

— Je n’y comprends rien, murmura-t-il, je trouve sur ma porte la clef que j’avais emportée ce matin. Ah ! nous allons bien voir. Je l’avais mise dans ma poche. Eh ! parbleu ! la voilà encore ! s’écria-t-il en montrant une clef.

— C’est de la magie !

— De la fantasmagorie, dit Colline.

— De la fantaisie, ajouta Rodolphe.

— Mais, reprit Schaunard, dont la voix accusait un commencement de terreur, entendez-vous ?

— Quoi ?

— Quoi ?

— Mon piano, qui joue tout seul, ut, la mi ré do, la si sol ré. Gredin de , va ! Il sera toujours faux.

— Mais ce n’est pas chez vous, sans doute, lui dit Rodolphe, qui ajouta bas à l’oreille de Colline sur qui il appuya lourdement, il est gris.

— Je le crois. D’abord, ce n’est pas un piano, c’est une flûte.

— Mais, vous aussi, vous êtes gris, mon cher, répondit le poëte au philosophe, qui s’était assis sur le carré. C’est un violon.

— Un vio… Peuh ! Dis donc, Schaunard, bredouilla Colline en tirant son ami par les jambes, elle est bonne, celle-là ! voilà Monsieur qui prétend que c’est un vio…

— Sacrebleu ! s’écria Schaunard au comble de l’épouvante, mon piano joue toujours ; c’est de la magie !

— De la fantasma… gorie, hurla Colline en laissant tomber une des bouteilles qu’il tenait à la main.

— De la fantaisie, glapit à son tour Rodolphe.

Au milieu de ce charivari, la porte de la chambre s’ouvrit subitement, et l’on vit paraître sur le seuil un personnage qui tenait à la main un flambeau à trois branches où brûlait de la bougie rose.

— Que désirez-vous, Messieurs ? demanda-t-il en saluant courtoisement les trois amis.

— Ah ! ciel, qu’ai-je fait ! je me suis trompé ; ce n’est pas ici chez moi, fit Schaunard.

— Monsieur, ajoutèrent ensemble Colline et Rodolphe, en s’adressant au personnage qui était venu ouvrir, veuillez excuser notre ami ; il est gris jusqu’à la troisième capucine.

Tout à coup un éclair de lucidité traversa l’ivresse de Schaunard ; il venait de lire sur sa porte cette ligne écrite avec du blanc d’Espagne :

« Je suis venue trois fois pour chercher mes étrennes.
« Phémie. »

— Mais si, mais si, au fait, je suis chez moi ! s’écria-t-il ; voilà bien la carte de visite que Phémie est venue me mettre au jour de l’an : c’est bien ma porte.

— Mon Dieu ! Monsieur, dit Rodolphe, je suis vraiment confus.

— Croyez, monsieur, ajouta Colline, que de mon côté je collabore activement à la confusion de mon ami.

Le jeune homme ne pouvait s’empêcher de rire.

— Si vous voulez entrer chez moi un instant, répondit-il, sans doute que votre ami, dès qu’il aura vu les lieux, reconnaîtra son erreur.

— Volontiers.

Et le poëte et le philosophe, prenant Schaunard chacun par un bras, l’introduisirent dans la chambre, ou plutôt dans le palais de Marcel, qu’on aura sans doute reconnu.

Schaunard promena vaguement sa vue autour de lui, en murmurant :

— C’est étonnant comme mon séjour est embelli.

— Eh bien ! es-tu convaincu, maintenant ? lui demanda Colline.

Mais Schaunard ayant aperçu le piano, s’en était approché et faisait des gammes.

— Hein, vous autres, écoutez-moi ça, dit-il en faisant résonner les accords… À la bonne heure ! L’animal a reconnu son maître : si la sol, fa mi ré. Ah ! gredin de  ! tu seras toujours le même, va ! Je disais bien que c’était mon instrument.

— Il insiste, dit Colline à Rodolphe.

— Il insiste, répéta Rodolphe à Marcel.

— Et ça donc, ajouta Schaunard en montrant le jupon semé d’étoiles, qui était jeté sur une chaise, ce n’est pas mon ornement, peut-être ! ah !

Et il regardait Marcel sous le nez.

— Et ça, continua-t-il, en détachant du mur le congé par huissier dont il a été parlé plus haut.

Et il se mit à lire :

— « En conséquence, M. Schaunard sera tenu de vider les lieux et de les rendre en bon état de réparations locatives, le huit avril avant midi. Et je lui ai signifié le présent acte, dont le coût est de cinq francs. » Ah ! ah ! Ce n’est donc pas moi qui suis M. Schaunard, à qui on donne congé par huissier, les honneurs du timbre, dont le coût est de cinq francs ? Et ça encore, continua-t-il en reconnaissant ses pantoufles dans les pieds de Marcel, ce ne sont donc pas mes babouches, présent d’une main chère ? À votre tour, Monsieur, dit-il à Marcel, expliquez votre présence dans mes lares.

— Messieurs, répondit Marcel en s’adressant particulièrement à Colline et à Rodolphe, Monsieur, et il désignait Schaunard, Monsieur est chez lui, je le confesse.

— Ah ! exclama Schaunard, c’est heureux.

— Mais, continua Marcel, moi aussi, je suis chez moi.

— Cependant, Monsieur, interrompit Rodolphe, si notre ami reconnaît…

— Oui, continua Colline, si notre ami…

— Et si de votre côté vous vous souvenez que… ajouta Rodolphe, comment se fait-il…

— Oui, reprit Colline, écho, comment il se fait !…

— Veuillez vous asseoir, Messieurs, répliqua Marcel, je vais vous expliquer le mystère.

— Si nous arrosions l’explication ? hasarda Colline.

— En cassant une croûte, ajouta Rodolphe.

Les quatre jeunes gens se mirent à table et donnèrent l’assaut à un morceau de veau froid que leur avait cédé le marchand de vin.

Marcel expliqua alors ce qui s’était passé le matin entre lui et le propriétaire, quand il était venu pour emménager.

— Alors, dit Rodolphe, Monsieur a parfaitement raison, nous sommes chez lui.

— Vous êtes chez vous, dit poliment Marcel.

Mais il fallut un travail énorme pour faire comprendre à Schaunard ce qui s’était passé. Un incident comique vint encore compliquer la situation. Schaunard, en cherchant quelque chose dans le buffet, y découvrit la monnaie du billet de cinq cents francs que Marcel avait changé le matin à M. Bernard.

— Ah ! j’en étais bien sûr ! s’écria-t-il, que le hasard ne m’abandonnerait pas. Je me rappelle maintenant… que j’étais sorti ce matin pour courir après lui. À cause du terme, c’est vrai, il sera venu pendant mon absence. Nous nous sommes croisés, voilà tout. Comme j’ai bien fait de laisser la clef sur mon tiroir !

— Douce folie ! murmura Rodolphe en voyant Schaunard qui dressait les espèces en piles égales.

— Songe, mensonge, telle est la vie, ajouta le philosophe.

Marcel riait.

Une heure après ils étaient endormis tous les quatre.

Le lendemain, à midi, ils se réveillèrent et parurent d’abord très-étonnés de se trouver ensemble : Schaunard, Colline et Rodolphe n’avaient pas l’air de se reconnaître et s’appelaient Monsieur. Il fallut que Marcel leur rappelât qu’ils étaient venus ensemble la veille.

En ce moment le père Durand entra dans la chambre.

— Monsieur, dit-il à Marcel, c’est aujourd’hui le neuf avril mil huit cent quarante… ; il y a de la boue dans les rues, et S M. Louis-Philippe est toujours roi de France et de Navarre. Tiens ! s’écria le père Durand en apercevant son ancien locataire. Monsieur Schaunard, par où donc êtes-vous venu ?

— Par le télégraphe, répondit Schaunard.

— Mais dites donc, reprit le portier, vous êtes encore un farceur, vous !…

— Durand, dit Marcel, je n’aime pas que la livrée se mêle à ma conversation ; vous irez chez le restaurant voisin, et vous ferez monter à déjeuner pour quatre personnes. Voici la carte, ajouta-t-il en donnant un bout de papier sur lequel il avait indiqué son menu. Sortez.

— Messieurs, reprit Marcel aux trois jeunes gens, vous m’avez offert à souper hier soir, permettez-moi de vous offrir à déjeuner ce matin, non pas chez moi, mais chez nous, ajouta-t-il en tendant la main à Schaunard.

À la fin du déjeuner, Rodolphe demanda la parole.

— Messieurs, dit-il, permettez-moi de vous quitter…

— Oh ! non, dit sentimentalement Schaunard, ne nous quittons jamais.

— C’est vrai, on est très-bien ici, ajouta Colline.

— De vous quitter un moment, continua Rodolphe ; c’est demain que paraît l’Écharpe d’Iris, un journal de modes dont je suis le rédacteur en chef ; et il faut que j’aille corriger mes épreuves, je reviens dans une heure.

— Diable ! dit Colline, ça me fait penser que j’ai une leçon à donner à un prince indien qui est venu à Paris pour apprendre l’arabe.

— Vous irez demain, dit Marcel.

— Oh ! non, répondit le philosophe, le prince doit me payer aujourd’hui. Et puis je vous avouerai que cette belle journée serait gâtée pour moi, si je n’allais pas faire un petit tour à la halle aux bouquins.

— Mais tu reviendras ? demanda Schaunard.

— Avec la rapidité d’une flèche lancée d’une main sûre, répondit le philosophe, qui aimait les images excentriques.

Et il sortit avec Rodolphe.

— Au fait, dit Schaunard resté seul avec Marcel, au lieu de me dorloter sur l’oreiller du far niente, si j’allais chercher quelque or pour apaiser la cupidité de M. Bernard ?

— Mais, dit Marcel avec inquiétude, vous comptez donc toujours déménager ?

— Dame ! reprit Schaunard, il le faut bien, puisque j’ai congé par huissier, coût cinq francs.

— Mais, continua Marcel, si vous déménagez, est-ce que vous emporterez vos meubles ?

— J’en ai la prétention ; je ne laisserai pas un cheveu comme dit M. Bernard.

— Diable ! ça va me gêner, fit Marcel, moi qui ai loué votre chambre en garni.

— Tiens, c’est vrai, au fait, reprit Schaunard. Ah bah ! ajouta-t-il avec mélancolie, rien ne prouve que je trouverai mes soixante-quinze francs aujourd’hui, ni demain, ni après.

— Mais attendez donc, s’écria Marcel, j’ai une idée.

— Exhibez, dit Schaunard.

— Voici la situation : légalement, ce logement est à moi, puisque j’ai payé un mois d’avance.

— Le logement, oui ; mais les meubles, si je paye, je les enlève légalement ; et, si cela était possible, je les enlèverais même extralégalement, dit Schaunard.

— De façon, continua Marcel, que vous avez des meubles et pas de logement, et que moi j’ai un logement et pas de meubles.

— Voilà, fit Schaunard.

— Moi, ce logement me plaît, reprit Marcel.

— Et moi, donc, ajouta Schaunard, il ne m’a jamais plus plu.

— Vous dites ?

— Plus plu pour davantage. Oh ! je connais ma langue.

— Eh bien, nous pouvons arranger ces affaires-là, reprit Marcel ; restez avec moi, je fournirai le logement, vous fournirez les meubles.

— Et les termes ? dit Schaunard.

— Puisque j’ai de l’argent aujourd’hui, je les payerai ; la prochaine fois ce sera votre tour. Réfléchissez.

— Je ne réfléchis jamais, surtout pour accepter une proposition qui m’est agréable ; j’accepte d’emblée : au fait, la peinture et la musique sont sœurs.

— Belles-sœurs, dit Marcel.

En ce moment rentrèrent Colline et Rodolphe, qui s’étaient rencontrés.

Marcel et Schaunard leur firent part de leur association.

— Messieurs, s’écria Rodolphe en faisant sonner son gousset, j’offre à dîner à la compagnie.

— C’est précisément ce que j’allais avoir l’honneur de proposer, fit Colline en tirant de sa poche une pièce d’or qu’il se fourra dans l’œil. Mon prince m’a donné ça pour acheter une grammaire indoustan-arabe, que je viens de payer six sous comptant.

— Et moi, dit Rodolphe, je me suis fait avancer trente francs par le caissier de l’Écharpe d’Iris, sous le prétexte que j’en avais besoin pour me faire vacciner.

— C’est donc le jour des recettes ? dit Schaunard ; il n’y a que moi qui n’ai pas étrenné, c’est humiliant.

— En attendant, reprit Rodolphe, je maintiens mon offre du dîner.

— Et moi aussi, dit Colline.

— Eh bien, dit Rodolphe, nous allons tirer à pile ou face quel sera celui qui payera la carte.

— Non, s’écria Schaunard, j’ai mieux que ça, mais infiniment mieux à vous offrir pour vous tirer d’embarras.

— Voyons !

— Rodolphe payera le dîner, et Colline offrira un souper.

— Voilà ce que j’appellerai de la jurisprudence Salomon, s’écria le philosophe.

— C’est pis que les noces de Gamache, ajouta Marcel.

Le dîner eut lieu dans un restaurant provençal de la rue Dauphine, célèbre par ses garçons littéraires et son ayoli. Comme il fallait faire de la place pour le souper, on but et on mangea modérément. La connaissance ébauchée la veille entre Colline et Schaunard, et plus tard avec Marcel, devint plus intime ; chacun des quatre jeunes gens arbora le drapeau de son opinion dans l’art ; tous quatre reconnurent qu’ils avaient courage égal et même espérance. En causant et en discutant, ils s’aperçurent que leurs sympathies étaient communes, qu’ils avaient tous dans l’esprit la même habileté d’escrime comique, qui égaye sans blesser, et que toutes les belles vertus de la jeunesse n’avaient point laissé de place vide dans leur cœur, facile à mettre en émoi par la vue ou le récit d’une belle chose. Tous quatre, partis du même point pour aller au même but, ils pensèrent qu’il y avait dans leur réunion autre chose que le quiproquo banal du hasard, et que ce pouvait bien être aussi la Providence, tutrice naturelle des abonnés, qui leur mettait ainsi la main dans la main, et leur soufflait tout bas à l’oreille l’évangélique parabole, qui devrait être l’unique charte de l’humanité : « Soutenez-vous, et aimez-vous les uns les autres. »

À la fin du repas, qui se termina dans une espèce de gravité, Rodolphe se leva pour porter un toast à l’avenir, et Colline lui répondit par un petit discours qui n’était tiré d’aucun bouquin, n’appartenait par aucun point au beau style, et parlait tout simplement le bon patois de la naïveté qui fait si bien comprendre ce qu’il dit si mal.

— Est-il bête ce philosophe ! murmura Schaunard, qui avait le nez dans son verre, voilà qu’il me force à mettre de l’eau dans mon vin.

Après le dîner on alla prendre le café à Momus, où on avait déjà passé la soirée la veille. Ce fut à compter de ce jour-là que l’établissement devint inhabitable pour les autres habitués.

Après le café et les liqueurs, le clan bohème, définitivement fondé, retourna au logement de Marcel, qui prit le nom d’Élysée Schaunard. Pendant que Colline allait commander le souper qu’il avait promis, les autres se procuraient des pétards, des fusées et d’autres pièces pyrotechniques ; et, avant de se mettre à table, on tira par les fenêtres un superbe feu d’artifice qui mit toute la maison sens dessus dessous, et pendant lequel les quatre amis chantaient à tue-tête :

Célébrons, célébrons, célébrons ce beau jour !

Le lendemain matin, ils se retrouvèrent ensemble de nouveau, mais sans en paraître étonnés, cette fois. Avant de retourner chacun à leur affaire, ils allèrent de compagnie déjeuner frugalement au café Momus, où ils se donnèrent rendez-vous pour le soir, et où on les vit pendant longtemps revenir assidûment tous les jours.

Tels sont les principaux personnages qu’on verra reparaître dans les petites histoires dont se compose ce volume, qui n’est pas un roman, et n’a d’autre prétention que celle indiquée par son titre ; car les Scènes de la Vie de bohème ne sont en effet que des études de mœurs dont les héros appartiennent à une classe mal jugée jusqu’ici, et dont le plus grand défaut est le désordre ; et encore peuvent-ils donner pour excuse que ce désordre même est une nécessité que leur fait la vie.


  1. Voir les Confessions de Sylvius, par Champfleury.