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Scènes de la vie de bohème/V

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Lévy frères (p. 68-76).


V

L’ÉCU DE CHARLEMAGNE.


Vers la fin du mois de décembre, les facteurs de l’administration Bidault furent chargés de distribuer environ cent exemplaires d’un billet de faire part, dont voici une copie que nous certifions sincère et véritable :

M.

« MM. Rodolphe et Marcel vous prient de leur faire l’honneur de venir passer la soirée chez eux, samedi prochain, veille de Noël. » On rira !

P.-S. Nous n’avons qu’un temps à vivre !  !

Programme de la fête.

À 7 heures, ouverture des salons ; conversation vive et animée.

À 8 heures, entrée et promenade dans les salons des spirituels auteurs de la Montagne en couches, comédie refusée au théâtre de l’Odéon.

À 8 heures 1/2, M. Alexandre Schaunard, virtuose distingué, exécutera sur le piano l’Influence du bleu dans les arts, symphonie imitative.

À 9 heures, première lecture du mémoire sur l’abolition de la peine de la tragédie.

À 9 heures 1/2, M. Gustave Colline, philosophe hyperphysique, et M. Schaunard entameront une discussion de philosophie et de métapolitique comparées. Afin d’éviter toute collision entre les deux antagonistes, ils seront attachés l’un et l’autre.

À 10 heures, M. Tristan, homme de lettres, racontera ses premières amours. M. Alexandre Schaunard l’accompagnera sur le piano.

À 10 heures 1/2, deuxième lecture du mémoire sur l’abolition de la peine de la tragédie.

À 11 heures, récit d’une chasse au casoar, par un prince étranger. Deuxième partie.


Deuxième partie


À minuit, M. Marcel, peintre d’histoire, se fera bander les yeux, et improvisera au crayon blanc l’entrevue de Napoléon et de Voltaire dans les Champs Élysées. M. Rodolphe improvisera également un parallèle entre l’auteur de Zaïre et l’auteur de la Bataille d’Austerlitz.

À minuit et demi, M. Gustave Colline, modestement déshabillé, imitera les jeux athlétiques de la 4e olympiade.

À 1 heure du matin, troisième lecture du mémoire sur l’abolition de la peine de la tragédie, et quête au profit des auteurs tragiques qui se trouveront un jour sans emploi.

À 2 heures, ouverture des jeux et organisation des quadrilles, qui se prolongeront jusqu’au matin.

À 6 heures, lever du soleil, et chœur final.

Pendant toute la durée de la fête, des ventilateurs joueront.

N.-B. Toute personne qui voudrait lire ou réciter des vers sera immédiatement mise hors des salons et livrée entre les mains de la police ; on est également prié de ne pas emporter les bouts de bougie.


Deux jours après, des exemplaires de cette lettre étaient en circulation dans les troisièmes dessous de la littérature et des arts, et y déterminaient une profonde rumeur.

Cependant, parmi les invités, il s’en trouvait quelques-uns qui mettaient en doute les splendeurs annoncées par les deux amis.

— Je me méfie beaucoup, disait un de ces sceptiques : j’ai été quelquefois aux mercredis de Rodolphe, rue de la Tour-d’Auvergne, on ne pouvait s’asseoir que moralement, et on buvait de l’eau peu filtrée dans des poteries éclectiques.

— Cette fois, dit un autre, ce sera très-sérieux. Marcel m’a montré le plan de la fête, et ça promet un effet magique.

— Est-ce que vous aurez des femmes ?

— Oui, Phémie Teinturière a demandé à être reine de la fête, et Schaunard doit amener des dames du monde.

Voici, en quelques mots, l’origine de cette fête qui causait une si grande stupéfaction dans le monde bohémien qui vit au delà des ponts. Depuis environ un an, Marcel et Rodolphe avaient annoncé ce somptueux gala, qui devait toujours avoir lieu samedi prochain ; mais des circonstances pénibles avaient forcé leur promesse à faire le tour de cinquante-deux semaines, si bien qu’ils en étaient arrivés à ne pouvoir faire un pas sans se heurter à quelque ironie de leurs amis, parmi lesquels ils s’en trouvait même d’assez indiscrets pour formuler d’énergiques réclamations. La chose commençant à prendre le caractère d’une scie, les deux amis résolurent d’y mettre fin en se liquidant des engagements qu’ils avaient pris. C’est ainsi qu’ils avaient envoyé l’invitation plus haut.

— Maintenant, avait dit Rodolphe, il n’y a plus à reculer, nous avons brûlé nos vaisseaux, il nous reste devant nous huit jours pour trouver les cent francs qui nous sont indispensables pour faire bien les choses.

— Puisqu’il les faut, nous les aurons, avait répondu Marcel. Et avec l’insolente confiance qu’ils avaient dans le hasard, les deux amis s’endormirent convaincus que leurs cent francs étaient déjà en route ; la route de l’impossible.

Cependant la surveille du jour désigné pour la fête, et comme rien n’était encore arrivé, Rodolphe pensa qu’il serait peut-être plus sûr d’aider le hasard, s’il ne voulait pas rester en affront quand l’heure serait venue d’allumer les lustres. Pour plus de facilité, les deux amis modifièrent progressivement les somptuosités du programme qu’ils s’étaient imposé.

Et de modification en modification, après avoir fait subir force deleatur à l’article Gâteaux, après avoir soigneusement revu et diminué l’article Rafraîchissements, le total des frais se trouva réduit à quinze francs.

La question était simplifiée, mais non encore résolue.

— Voyons, voyons, dit Rodolphe, il faut maintenant employer les grands moyens, d’abord nous ne pouvons pas faire relâche cette fois.

— Impossible ! reprit Marcel.

— Combien y a-t-il de temps que j’ai entendu le récit de la bataille de Studzianka ?

— Deux mois à peu près.

— Deux mois, bon, c’est un délai honnête, mon oncle n’aura pas à se plaindre. J’irai demain me faire raconter la bataille de Studzianka, ce sera cinq francs, ça, c’est sûr.

— Et moi, dit Marcel, j’irai vendre un manoir abandonné, au vieux Médicis. Ça fera cinq francs aussi. Si j’ai assez de temps pour mettre trois tourelles et un moulin, ça ira peut-être à dix francs, et nous aurons notre budget.

Et les deux amis s’endormirent, rêvant que la princesse de Belgiojoso les priait de changer leurs jours de réception, pour ne point lui enlever ses habitués.

Éveillé dès le grand matin, Marcel prit une toile et procéda vivement à la construction d’un manoir abandonné, article qui lui était particulièrement demandé par un brocanteur de la place du Carrousel. De son côté Rodolphe alla rendre visite à son oncle Monetti, qui excellait dans le récit de la retraite de Russie, et auquel Rodolphe procurait, cinq ou six fois par an, dans les circonstances graves, la satisfaction de narrer ses campagnes, moyennant un prêt de quelque argent que le vétéran-poêlier-fumiste ne disputait pas trop quand on savait montrer beaucoup d’enthousiasme à l’audition de ses récits.

Sur les deux heures, Marcel, le front bas et portant sous ses bras une toile, rencontra, place du Carrousel, Rodolphe qui venait de chez son oncle ; son attitude annonçait une mauvaise nouvelle.

— Eh bien, dit Marcel, as-tu réussi ?

— Non, mon oncle est allé voir le musée de Versailles. Et toi ?

— Cet animal de Médicis ne veut plus de châteaux en ruine ; il m’a demandé un Bombardement de Tanger.

— Nous sommes perdus de réputation si nous ne donnons pas notre fête, murmura Rodolphe. Qu’est-ce que pensera mon ami le critique influent, si je lui fais mettre une cravate blanche et des gants jaunes pour rien ?

Et tous deux rentrèrent à l’atelier, en proie à de vives inquiétudes.

En ce moment quatre heures sonnaient à la pendule d’un voisin.

— Nous n’avons plus que trois heures devant nous, dit Rodolphe.

— Mais, s’écria Marcel en s’approchant de son ami, es-tu bien sûr, très-sûr, qu’il ne nous reste pas d’argent ici ?… hein ?

— Ni ici ni ailleurs. D’où proviendrait ce reliquat.

— Si nous cherchions sous les meubles… dans les fauteuils ? On prétend que les émigrés cachaient leurs trésors, du temps de Robespierre. Qui sait !… Notre fauteuil a peut-être appartenu à un émigré ; et puis il est si dur, que j’ai souvent eu l’idée qu’il renfermait des métaux… Veux-tu en faire l’autopsie ?

— Ceci est du vaudeville, reprit Rodolphe d’un ton où la sévérité se mêlait à l’indulgence.

Tout à coup Marcel qui avait continué ses fouilles dans tous les coins de l’atelier, poussa un grand cri de triomphe.

— Nous sommes sauvés, s’écria-t-il, j’étais bien sûr qu’il y avait des valeurs ici… Tiens, vois ! et il montrait à Rodolphe une pièce de monnaie grande comme un écu et à moitié rongée par la rouille et le vert-de-gris.

C’était une monnaie carlovingienne de quelque valeur artistique. Sur la légende heureusement conservée, on pouvait lire la date du règne de Charlemagne.

— Ça, ça vaut trente sous, dit Rodolphe en jetant un coup d’œil dédaigneux sur la trouvaille de son ami.

— Trente sous bien employés font beaucoup d’effet, répondit Marcel. Avec douze cents hommes, Bonaparte a fait rendre les armes à dix mille Autrichiens. L’adresse égale le nombre. Je m’en vais changer l’écu de Charlemagne chez le père Médicis. N’y a-t-il pas encore quelque chose à vendre ici ? Tiens, au fait, si j’emportais le moulage du tibia de Jaconowski, le tambour-major russe, ça ferait masse.

— Emporte le tibia. Mais c’est désagréable, il ne va pas rester un seul objet d’art ici.

Pendant l’absence de Marcel, Rodolphe, bien décidé à donner la soirée quand même, alla trouver son ami Colline, le philosophe hyperphysique qui demeurait à deux pas de chez lui.

— Je viens te prier, lui dit-il, de me rendre un service. En ma qualité de maître de maison, il faut absolument que j’aie un habit noir, et… je n’en ai pas… prête-moi le tien.

— Mais, fit Colline en hésitant, en ma qualité d’invité, j’ai besoin de mon habit noir aussi, moi.

— Je te permets de venir en redingote.

— Je n’ai jamais eu de redingote, tu le sais bien.

— Eh bien, écoute, ça peut s’arranger autrement. Au besoin, tu pourrais ne pas venir à ma soirée, et me prêter ton habit noir.

— Tout ça, c’est désagréable ; puisque je suis sur le programme, je ne peux pas manquer.

— Il y a bien d’autres choses qui manqueront, dit Rodolphe. Prête-moi ton habit noir et, si tu veux venir, viens comme tu voudras… en bras de chemise… tu passeras pour un fidèle domestique.

— Oh ! non, dit Colline en rougissant. Je mettrai mon paletot noisette. Mais enfin, c’est bien désagréable tout ça. Et comme il aperçut Rodolphe qui s’était déjà emparé du fameux habit noir, il lui cria :

— Mais attends donc… Il y a quelques petites choses dedans.

L’habit de Colline mérite une mention. D’abord cet habit était complétement bleu, et c’était par habitude que Colline disait mon habit noir. Et comme il était alors le seul de la bande possédant un habit, ses amis avaient également la coutume de dire en parlant du vêtement officiel du philosophe : l’habit noir de Colline. En outre, ce vêtement célèbre avait une forme particulière, la plus bizarre qu’on pût voir : les basques très-longues, attachées à une taille très-courte, possédaient deux poches, véritables gouffres, dans lesquelles Colline avait l’habitude de loger une trentaine de volumes qu’il portait éternellement sur lui, ce qui faisait dire à ses amis que, pendant les vacances des bibliothèques, les savants et les hommes de lettres pouvaient aller chercher des renseignements dans les basques de l’habit de Colline, bibliothèque toujours ouverte aux lecteurs.

Ce jour-là, par extraordinaire, l’habit de Colline ne contenait qu’un volume in-quarto de Bayle, un traité des facultés hyperphysiques en trois volumes, un tome de Condillac, deux volumes de Swedenborg et l’Essai sur l’homme de Pope. Quand il en eut débarrassé son habit-bibliothèque, il permit à Rodolphe de s’en vêtir.

— Tiens, dit celui-ci, la poche gauche est encore bien lourde ; tu as laissé quelque chose.

— Ah ! dit Colline, c’est vrai ; j’ai oublié de vider la poche aux langues étrangères. Et il en retira deux grammaires arabes, un dictionnaire malai et un Parfait bouvier en chinois, sa lecture favorite.

Quand Rodolphe rentra chez lui, il trouva Marcel qui jouait au palet avec des pièces de cinq francs, au nombre de trois. Au premier moment, Rodolphe repoussa la main que lui tendait son ami, il croyait à un crime.

— Dépêchons-nous, dépêchons-nous, dit Marcel… nous avons les quinze francs demandés… Voici comment : j’ai rencontré un antiquaire chez Médicis. Quand il a vu ma pièce, il a failli se trouver mal : c’était la seule qui manquât à son médailler. Il a envoyé dans tous les pays pour combler cette lacune, et il avait perdu tout espoir. Aussi, quand il a eu bien examiné mon écu de Charlemagne, il n’a pas hésité un seul moment à m’offrir cinq francs. Médicis m’a poussé du coude, son regard a complété le reste. Il voulait dire : Partageons le bénéfice de la vente et je surenchéris ; nous avons monté jusqu’à trente francs. J’en ai donné quinze au juif, et voilà le reste. Maintenant nos invités peuvent venir, nous sommes en mesure de leur donner des éblouissements. Tiens tu as un habit noir, toi ?

— Oui, dit Rodolphe, l’habit de Colline. Et comme il fouillait dans la poche pour prendre son mouchoir, Rodolphe fit tomber un petit volume de mandchou, oublié dans la poche aux littératures étrangères.

Sur-le-champ les deux amis procédèrent aux préparatifs. On rangea l’atelier ; on fit du feu dans le poêle ; un châssis de toile, garni de bougies, fut suspendu au plafond en guise de lustre, un bureau fut placé au milieu de l’atelier pour servir de tribune aux orateurs ; l’on plaça devant l’unique fauteuil, qui devait être occupé par le critique influent, et l’on disposa sur une table tous les volumes : romans, poëmes, feuilletons dont les auteurs devaient honorer la soirée de leur présence. Afin d’éviter toute collision entre les différents corps de gens de lettres, l’atelier avait été, en outre, disposé en quatre compartiments, à l’entrée de chacun desquels, sur quatre écriteaux fabriqués en toute hâte, on lisait :

CÔTÉ DES POÈTES. — ROMANTIQUES.
CÔTÉ DES PROSATEURS. — CLASSIQUES.

Les dames devaient occuper un espace pratiqué au centre.

— Ah çà ! mais, ça manque de chaises, dit Rodolphe.

— Oh ! fit Marcel, il y en a plusieurs sur le carré qui sont accrochées le long du mur. Si nous les cueillions !

— Certainement qu’il faut les cueillir, dit Rodolphe en allant s’emparer des siéges qui appartenaient à quelque voisin.

Six heures sonnèrent ; les deux amis allèrent dîner en toute hâte et remontèrent procéder à l’éclairage des salons. Ils en demeurèrent éblouis eux-mêmes. À sept heures, Schaunard arriva accompagné de trois dames qui avaient oublié de prendre leurs diamants et leurs chapeaux. L’une d’elles avait un châle rouge, taché de noir. Schaunard la désigna particulièrement à Rodolphe.

— C’est une femme très comme il faut, dit-il, une Anglaise que la chute des Stuarts a forcée à l’exil ; elle vit modestement en donnant des leçons d’anglais. Son père a été chancelier sous Cromwell, à ce qu’elle m’a dit ; faut être poli avec elle ; ne la tutoie pas trop.

Des pas nombreux se firent entendre dans l’escalier, c’étaient les invités qui arrivaient ; ils parurent étonnés de voir du feu dans le poêle.

L’habit noir de Rodolphe allait au-devant des dames et leur baisait la main avec une grâce toute régence ; quand il y eut une vingtaine de personnes, Schaunard demanda s’il n’y aurait pas une tournée de quelque chose.

— Tout à l’heure, dit Marcel ; nous attendons l’arrivée du critique influent pour allumer le punch.

À huit heures, tous les invités étaient au complet, et l’on commença à exécuter le programme. Chaque divertissement était alterné d’une tournée de quelque chose ; on n’a jamais su quoi.

Vers les dix heures on vit apparaître le gilet blanc du critique influent ; il ne resta qu’une heure et fut très-sobre dans sa consommation.

Sur le minuit, comme il n’y avait plus de bois et qu’il faisait très-froid, les invités qui étaient assis tiraient au sort à qui jetterait sa chaise au feu.

À une heure tout le monde était debout.

Une aimable gaieté ne cessa point de régner parmi les invités. On n’eut aucun accident à regretter, sinon un accroc fait à la poche aux langues étrangères de l’habit de Colline, et un soufflet que Schaunard appliqua à la fille du chancelier de Cromwell.

Cette mémorable soirée fut pendant huit jours l’objet de la chronique du quartier ; et Phémie Teinturière, qui avait été reine de la fête, avait l’habitude de dire en en parlant à ses amies :

— C’était fièrement beau ; il y avait de la bougie, ma chère.