Scènes de la vie de bohème/XV
XV
DONEC GRATUS…
Nous avons raconté comment le peintre Marcel avait connu mademoiselle Musette. Unis un matin par le ministère du caprice, qui est le maire du 13e arrondissement, ils avaient cru, ainsi que la chose arrive souvent, s’épouser sous le régime de la séparation de cœur. Mais un soir, après une violente querelle où ils avaient résolu de se quitter sur-le-champ, ils s’aperçurent que leurs mains, qui s’étaient serrées en signe d’adieu, ne voulaient plus se séparer. Presque à leur insu leur caprice était devenu de l’amour. Ils se l’avouèrent tous deux en riant à moitié.
— C’est très-grave ce qui nous arrive là, dit Marcel. Comment diable avons-nous donc fait ?
— Oh ! reprit Musette, nous sommes des maladroits, nous n’avons pas pris assez de précautions.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit en entrant Rodolphe, devenu le voisin de Marcel.
— Il y a, répondit celui-ci en désignant Musette, que Mademoiselle et moi, nous venons de faire une jolie découverte. Nous sommes amoureux. Ça nous sera venu en dormant.
— Oh ! oh ! en dormant, je ne crois pas, fit Rodolphe. Mais qu’est-ce qui prouve que vous aimez ? Vous exagérez peut-être le danger.
— Parbleu ! reprit Marcel, nous ne pouvons pas nous souffrir.
— Et nous ne pouvons plus nous quitter, ajouta Musette.
— Alors, mes enfants, votre affaire est claire. Vous avez voulu jouer au plus fin, et vous avez perdu tous les deux. C’est mon histoire avec Mimi. Voilà bientôt deux calendriers que nous usons à nous disputer jour et nuit. C’est avec ce système-là qu’on éternise les mariages. Unissez un oui avec un non, vous obtiendrez un ménage Philémon et Baucis. Votre intérieur va faire pendant au mien ; et si Schaunard et Phémie viennent demeurer dans la maison, comme ils nous en ont menacés, notre trio de ménages en fera une habitation bien agréable.
En ce moment Gustave Colline entra. On lui apprit l’accident qui venait d’arriver à Musette et à Marcel.
— Eh bien, philosophe, dit celui-ci, que penses-tu de ça ?
Colline gratta le poil du chapeau qui lui servait de toit, et murmura :
— J’en étais sûr d’avance. L’amour est un jeu du hasard. Qui s’y frotte s’y pique. Il n’est pas bon que l’homme soit seul.
Le soir, en rentrant, Rodolphe dit à Mimi :
— Il y a du nouveau. Musette est folle de Marcel, et ne veut plus le quitter.
— Pauvre fille ! répondit Mimi. Elle qui a si bon appétit !
— Et de son côté, Marcel est empoigné par Musette. Il l’adore à trente-six carats, comme dirait cet intrigant de Colline.
— Pauvre garçon ! dit Mimi, lui qui est si jaloux !
— C’est vrai, dit Rodolphe, lui et moi nous sommes élèves d’Othello.
Quelque temps après, aux ménages de Rodolphe et de Marcel vint se joindre le ménage de Schaunard ; le musicien emménageait dans la maison, avec Phémie, teinturière.
À compter de ce jour, tous les autres voisins dormirent sur un volcan, et, à l’époque du terme, ils envoyaient un congé unanime au propriétaire.
En effet, peu de jours se passaient sans qu’un orage éclatât dans l’un des ménages. Tantôt c’était Mimi et Rodolphe qui, n’ayant plus la force de parler, s’expliquaient à l’aide des projectiles qui leur tombaient sous la main. Le plus souvent c’était Schaunard qui faisait, du bout d’une canne, quelques observations à la mélancolique Phémie. Quant à Marcel et Musette, leurs discussions étaient renfermées dans le silence du huis clos ; ils prenaient au moins la précaution de fermer leurs portes et leurs fenêtres.
Si d’aventure la paix régnait dans les ménages, les autres locataires n’étaient pas moins victimes de cette concorde passagère. L’indiscrétion des cloisons mitoyennes laissait pénétrer chez eux tous les secrets des ménages bohèmes, et les initiait malgré eux à tous leurs mystères. Aussi, plus d’un voisin préférait-il le casus belli aux ratifications des traités de paix.
Ce fut, à vrai dire, une singulière existence que celle qu’on mena pendant six mois. La plus loyale fraternité se pratiquait sans emphase dans ce cénacle, où tout était à tous et se partageait en entrant, bonne ou mauvaise fortune.
Il y avait dans le mois certains jours de splendeur, où l’on ne serait pas descendu dans la rue sans gants, jours de liesse, où l’on dînait toute la journée. Il y en avait d’autres où l’on serait presque allé à la cour sans bottes, jours de carême où, après n’avoir pas déjeuné en commun, on ne dînait pas ensemble, ou bien l’on arrivait, à force de combinaisons économiques, à réaliser un de ces repas dans lesquels les assiettes et les couverts faisaient relâche, comme disait mademoiselle Mimi.
Mais, chose prodigieuse c’est que, dans cette association où se trouvaient pourtant trois femmes jeunes et jolies, aucune ébauche de discorde ne s’éleva entre les hommes ; ils s’agenouillaient souvent devant les plus futiles caprices de leurs maîtresses, mais pas un d’eux n’eût hésité un instant entre la femme et l’ami.
L’amour naît surtout de la spontanéité ; c’est une improvisation. L’amitié, au contraire, s’édifie pour ainsi dire : c’est un sentiment qui marche avec circonspection ; c’est l’égoïsme de l’esprit, tandis que l’amour c’est l’égoïsme du cœur.
Il y avait six ans que les bohèmes se connaissaient. Ce long espace de temps passé dans une intimité quotidienne avait, sans altérer l’individualité bien tranchée de chacun, amené entre eux un accord d’idées, un ensemble qu’ils n’auraient pas trouvé ailleurs. Ils avaient des mœurs qui leur étaient propres, un langage intime dont les étrangers n’auraient pas su trouver la clef. Ceux qui ne les connaissaient pas particulièrement appelaient leur liberté d’allure du cynisme. Ce n’était pourtant que de la franchise. Esprits rétifs à toute chose imposée, ils avaient tous le faux en haine et le commun en mépris. Accusés de vanités exagérées, ils répondaient en étalant fièrement le programme de leur ambition ; et, ayant la conscience de leur valeur, ils ne s’abusaient pas sur eux-mêmes.
Depuis tant d’années qu’ils marchaient ensemble dans la même vie, mis souvent en rivalité par nécessité d’état, ils ne s’étaient pas quitté la main et avaient passé, sans y prendre garde, sur les questions personnelles d’amour-propre, toutes les fois qu’on avait essayé d’en élever entre eux pour les désunir. Ils s’estimaient d’ailleurs les uns les autres juste ce qu’ils valaient ; et l’orgueil, qui est le contre-poison de l’envie, les préservait de toutes les petites jalousies de métier.
Cependant, après six mois de vie en commun, une épidémie de divorce s’abattit tout à coup sur les ménages.
Schaunard ouvrit la marche. Un jour, il s’aperçut que Phémie, teinturière, avait un genou mieux fait que l’autre ; et comme, en fait de plastique, il était d’un purisme austère, il renvoya Phémie, lui donnant pour souvenir la canne avec laquelle il lui faisait de si fréquentes observations. Puis il retourna demeurer chez un parent qui lui offrait un logement gratis.
Quinze jours après, Mimi quittait Rodolphe pour monter dans les carrosses du jeune vicomte Paul, l’ancien élève de Carolus Barbemuche, qui lui avait promis des robes couleur du soleil.
Après Mimi, ce fut Musette qui prit la clef des champs et rentra à grand bruit dans l’aristocratie du monde galant, qu’elle avait quitté pour suivre Marcel.
Cette séparation eut lieu sans querelle, sans secousse, sans préméditation. Née d’un caprice qui était devenu de l’amour, cette liaison fut rompue par un autre caprice.
Un soir du carnaval, au bal masqué de l’Opéra, où elle était allée avec Marcel, Musette eut pour vis-à-vis dans une contredanse un jeune homme qui autrefois lui avait fait la cour. Ils se reconnurent et, tout en dansant, échangèrent quelques paroles. Sans le vouloir peut-être, en instruisant ce jeune homme de sa vie présente, laissa-t-elle échapper un regret sur sa vie passée. Tant fut-il qu’à la fin du quadrille, Musette se trompa ; et, au lieu de donner la main à Marcel qui était son cavalier, elle prit la main de son vis-à-vis, qui l’entraîna et disparut avec elle dans la foule.
Marcel la chercha, assez inquiet. Au bout d’une heure, il la trouva au bras du jeune homme ; elle sortait du café de l’Opéra, la bouche pleine de refrains. En apercevant Marcel, qui s’était mis dans un angle les bras croisés, elle lui fit un signe d’adieu, en lui disant : Je vais revenir.
— C’est-à-dire ne m’attendez pas, traduisit Marcel. Il était jaloux, mais il était logique et connaissait Musette ; aussi ne l’attendit-il pas ; il rentra chez lui le cœur gros néanmoins, mais l’estomac léger. Il chercha dans une armoire s’il n’y avait pas quelques reliefs à manger ; il aperçut un morceau de pain granitique et un squelette de hareng saur.
— Je ne pouvais pas lutter contre des truffes, pensa-t-il. Au moins Musette aura soupé. Et après avoir passé un coin de son mouchoir sur ses yeux, sous le prétexte de se moucher, il se coucha.
Deux jours après, Musette se réveillait dans un boudoir tendu de rose. Un coupé bleu l’attendait à sa porte, et toutes les fées de la mode, mises en réquisition, apportaient leurs merveilles à ses pieds. Musette était ravissante, et sa jeunesse semblait encore rajeunir au milieu de ce cadre d’élégances. Alors elle recommença l’ancienne existence, fut de toutes les fêtes et reconquit sa célébrité. On parla d’elle partout, dans les coulisses de la Bourse et jusque dans les buvettes parlementaires. Quant à son nouvel amant, M. Alexis, c’était un charmant jeune homme. Souvent il se plaignait à Musette de la trouver un peu légère et un peu insoucieuse lorsqu’il lui parlait de son amour ; alors Musette le regardait en riant, lui tapait dans la main, et lui disait :
— Que voulez-vous, mon cher ? Je suis restée pendant six mois avec un homme qui me nourrissait de salade et de soupe sans beurre, qui m’habillait avec une robe d’indienne et me menait beaucoup à l’Odéon, parce qu’il n’était pas riche. Comme l’amour ne coûte rien, et que j’étais folle de ce monstre, nous avons considérablement dépensé d’amour. Il ne m’en reste guère que des miettes. Ramassez-les, je ne vous en empêche pas. Au reste, je ne vous ai pas triché ; et si les rubans ne coûtaient pas si cher, je serais encore avec mon peintre. Quant à mon cœur, depuis que j’ai un corset de quatre-vingts francs, je ne l’entends pas faire grand bruit, et j’ai bien peur de l’avoir oublié dans un des tiroirs de Marcel.
La disparition des trois ménages bohèmes occasionna une fête dans la maison qu’ils avaient habitée. En signe de réjouissance, le propriétaire donna un grand dîner, et les locataires illuminèrent leurs fenêtres.
Rodolphe et Marcel avaient été se loger ensemble ; ils avaient pris chacun une idole dont ils ne savaient pas bien le nom au juste. Quelquefois il leur arrivait, l’un de parler de Musette, l’autre de Mimi ; alors ils en avaient pour la soirée. Ils se rappelaient leur ancienne vie et les chansons de Musette, et les chansons de Mimi, et les nuits blanches, et les paresseuses matinées, et les dîners faits en rêve. Une à une, ils faisaient résonner dans ces duos de souvenirs toutes ces heures envolées ; et ils finissaient ordinairement par se dire : qu’après tout, ils étaient encore heureux de se trouver ensemble, les pieds sur les chenets, tisonnant la bûche de décembre, fumant leur pipe, et de savoir l’un l’autre, comme un prétexte à causerie, pour se raconter tout haut à eux-mêmes ce qu’ils se disaient tout bas lorsqu’ils étaient seuls : qu’ils avaient beaucoup aimé ces créatures disparues en emportant un lambeau de leur jeunesse, et que peut-être ils les aimaient encore.
Un soir, en traversant le boulevard, Marcel aperçut à quelques pas de lui une jeune dame qui, en descendant de voiture, laissait voir un bout de bas blanc d’une correction toute particulière ; le cocher lui-même dévorait des yeux ce charmant pourboire.
— Parbleu, fit Marcel, voilà une jolie jambe ; j’ai bien envie de lui offrir mon bras ; voyons un peu… de quelle façon l’aborderai-je ? Voilà mon affaire… c’est assez neuf.
— Pardon, madame, dit-il en s’approchant de l’inconnue dont il ne put tout d’abord voir le visage, vous n’auriez pas par hasard trouvé mon mouchoir ?
— Si, monsieur, répondit la jeune femme ; le voici. Et elle mit dans la main de Marcel un mouchoir qu’elle tenait à la main.
L’artiste roula dans un précipice d’étonnement.
Mais tout à coup un éclat de rire qu’il reçut en plein visage le fit revenir à lui ; à cette joyeuse fanfare, il reconnut ses anciennes amours.
C’était mademoiselle Musette.
— Ah ! s’écria-t-elle, monsieur Marcel qui fait la chasse aux aventures. Comment la trouves-tu celle-là, hein ? Elle ne manque pas de gaieté.
— Je la trouve supportable, répondit Marcel.
— Où vas-tu si tard dans ce quartier ? demanda Musette.
— Je vais dans ce monument, fit l’artiste en indiquant un petit théâtre où il avait ses entrées.
— Pour l’amour de l’art ?
— Non, pour l’amour de Laure. Tiens, pensa Marcel, voilà un calembour, je le vendrai à Colline : il en fait collection.
— Qu’est-ce que Laure ? continua Musette dont les regards jetaient des points d’interrogation.
Marcel continua sa mauvaise plaisanterie.
— C’est une chimère que je poursuis et qui joue les ingénues dans ce petit endroit. Et il chiffonnait de la main un jabot idéal.
— Vous êtes bien spirituel ce soir, dit Musette.
— Et vous bien curieuse, fit Marcel.
— Parlez donc moins haut, tout le monde nous entend ; on va nous prendre pour des amoureux qui se disputent.
— Ça ne serait pas la première fois que cela nous arriverait, dit Marcel.
Musette vit une provocation dans cette phrase et répliqua prestement :
— Et ça ne sera peut-être pas la dernière, hein ?
Le mot était clair ; il siffla comme une balle à l’oreille de Marcel.
— Splendeurs des cieux, dit-il en regardant les étoiles vous êtes témoins que ce n’est pas moi qui ai tiré le premier. Vite ma cuirasse !
À compter de ce moment le feu était engagé.
Il ne s’agissait plus que de trouver un trait d’union convenable pour aboucher ces deux fantaisies qui venaient de se réveiller si vivaces.
Tout en marchant, Musette regardait Marcel, et Marcel regardait Musette. Ils ne se parlaient pas ; mais leurs yeux, ces plénipotentiaires du cœur, se rencontraient souvent. Au bout d’un quart d’heure de diplomatie, ce congrès de regards avait tacitement arrangé l’affaire. Il n’y avait plus qu’à ratifier.
La conversation interrompue se renoua.
— Franchement, dit Musette à Marcel, où allais-tu tout à l’heure ?
— Je te l’ai dit, j’allais voir Laure.
— Est-elle jolie ?
— Sa bouche est un nid de sourires.
— Connu, dit Musette.
— Mais toi-même, fit Marcel, d’où venais-tu sur les ailes de cette citadine ?
— Je venais de conduire au chemin de fer Alexis, qui va faire un tour dans sa famille.
— Quel homme est-ce que cet Alexis ?
— À son tour, Musette fit de son amant actuel un ravissant portrait. Tout en se promenant, Marcel et Musette continuèrent ainsi, en plein boulevard, cette comédie du revenez-y de l’amour. Avec la même naïveté, tour à tour tendre et railleuse, ils refaisaient strophe à strophe cette ode immortelle où Horace et Lydie vantent avec tant de grâce les charmes de leurs amours nouvelles, et finissent par ajouter un post-scriptum à leurs anciennes amours. Comme ils arrivaient au détour d’une rue, une assez forte patrouille déboucha tout à coup.
Musette organisa une petite attitude effrayée, et se cramponnant au bras de Marcel elle lui dit :
— Ah ! mon Dieu, vois donc, voilà de la troupe qui arrive, il va encore y avoir une révolution. Sauvons-nous, j’ai une peur affreuse ; viens me reconduire !
— Mais où allons-nous ? demanda Marcel.
— Chez moi, dit Musette ; tu verras comme c’est joli. Je t’offre à souper, nous parlerons politique.
— Non, dit Marcel qui pensait à M. Alexis ; je n’irai pas chez toi malgré l’offre du souper. Je n’aime pas boire mon vin dans le verre des autres.
Musette resta muette devant ce refus. Puis, à travers le brouillard de ses souvenirs, elle aperçut le pauvre intérieur du pauvre artiste ; car Marcel n’était pas devenu millionnaire ; alors Musette eut une idée ; et, profitant de la rencontre d’une autre patrouille, elle manifesta une nouvelle terreur.
— On va se battre, s’écria-t-elle ; je n’oserai jamais rentrer chez moi. Marcel, mon ami, mène-moi chez une de mes amies qui doit demeurer dans ton quartier.
En traversant le pont neuf, Musette poussa un éclat de rire.
— Qu’y a-t-il ? demanda Marcel.
— Rien ! dit Musette ; je me rappelle que mon amie est déménagée ; elle demeure aux Batignolles.
En voyant arriver Marcel et Musette, bras dessus, bras dessous, Rodolphe ne fut pas étonné.
— Ces amours mal enterrées, dit-il, c’est toujours comme ça !