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Scènes de la vie de bohème/XVIII

La bibliothèque libre.
Lévy frères (p. 203-225).


XVIII

LE MANCHON DE FRANCINE.

I


Parmi les vrais bohémiens de la vraie bohème, j’ai connu autrefois un garçon nommé Jacques D… ; il était sculpteur et promettait d’avoir un jour un grand talent. Mais la misère ne lui a pas donné le temps d’accomplir ses promesses. Il est mort d’épuisement au mois de mars 1844, à l’hôpital Saint-Louis, salle Sainte-Victoire, lit 14.

J’ai connu Jacques à l’hôpital, où j’étais moi-même détenu par une longue maladie. Jacques avait, comme je l’ai dit, l’étoffe d’un grand talent, et pourtant il ne s’en faisait point accroire. Pendant les deux mois que je l’ai fréquenté, et durant lesquels il se sentait bercé dans les bras de la mort, je ne l’ai point entendu se plaindre une seule fois, ni se livrer à ces lamentations qui ont rendu si ridicule l’artiste incompris. Il est mort sans pose, en faisant l’horrible grimace des agonisants. Cette mort me rappelle même une des scènes les plus atroces que j’aie jamais vues dans ce caravansérail des douleurs humaines. Son père, instruit de l’événement, était venu pour réclamer le corps et avait longtemps marchandé pour donner les trente-six francs réclamés par l’administration. Il avait marchandé aussi pour le service de l’église, et avec tant d’instance, qu’on avait fini par lui rabattre six francs. Au moment de mettre le cadavre dans la bière, l’infirmier enleva la serpillière de l’hôpital et demanda à un des amis du défunt qui se trouvait là de quoi payer le linceul. Le pauvre diable, qui n’avait pas le sou, alla trouver le père de Jacques, qui entra dans une colère atroce, et demanda si on n’avait pas fini de l’ennuyer.

La sœur novice qui assistait à ce monstrueux débat jeta un regard sur le cadavre et laissa échapper cette tendre et naïve parole :

— Oh ! Monsieur, on ne peut pas l’enterrer comme cela, ce pauvre garçon : il fait si froid ; donnez-lui au moins une chemise, qu’il n’arrive pas tout nu devant le bon Dieu.

Le père donna cinq francs à l’ami pour avoir une chemise, mais il lui recommanda d’aller chez un fripier de la rue Grange-aux-Belles qui vendait du linge d’occasion.

— Cela coûtera moins cher, ajouta-t-il.

Cette cruauté du père de Jacques me fut expliquée plus tard ; il était furieux que son fils eût embrassé la carrière des arts, et sa colère ne s’était pas apaisée, même devant un cercueil.

Mais je suis bien loin de mademoiselle Francine et de son manchon. J’y reviens : mademoiselle Francine avait été la première et unique maîtresse de Jacques, qui n’était pourtant pas mort vieux, car il avait à peine vingt-trois ans à l’époque où son père voulait le laisser mettre tout nu dans la terre. Cet amour m’a été conté par Jacques lui-même, alors qu’il était le numéro 14 et moi le numéro 16 de la salle Sainte-Victoire, un vilain endroit pour mourir.

Ah ! tenez, lecteur, avant de commencer ce récit, qui serait une belle chose si je pouvais le raconter tel qu’il m’a été fait par mon ami Jacques, laissez-moi fumer une pipe dans la vieille pipe de terre qu’il m’a donnée le jour où le médecin lui en avait défendu l’usage. Pourtant, la nuit, quand l’infirmier dormait, mon ami Jacques m’empruntait sa pipe et me demandait un peu de tabac : on s’ennuie tant la nuit dans ces grandes salles, quand on ne peut pas dormir et qu’on souffre !

— Rien qu’une ou deux bouffées, me disait-il, et je le laissais faire, et la sœur Sainte-Geneviève n’avait point l’air de sentir la fumée lorsqu’elle passait faire sa ronde. Ah ! bonne sœur ! que vous étiez bonne, et comme vous étiez belle aussi quand vous veniez nous jeter l’eau bénite ! On vous voyait arriver de loin, marchant doucement sous les voûtes sombres, drapée dans vos voiles blancs, qui faisaient de si beaux plis, et que mon ami Jacques admirait tant. Ah ! bonne sœur ! vous étiez la Béatrice de cet enfer. Si douces étaient vos consolations, qu’on se plaignait toujours pour se faire consoler par vous. Si mon ami Jacques n’était pas mort, un jour qu’il tombait de la neige, il vous aurait sculpté une petite bonne Vierge pour mettre dans votre cellule, bonne sœur Sainte-Geneviève !

Un lecteur. — Eh bien, et le manchon ? je ne vois pas le manchon, moi.

Autre lecteur. — Et mademoiselle Francine ? Où est-elle donc ?

Premier lecteur. — Ce n’est point très-gai, cette histoire !

Deuxième lecteur. — Nous allons voir la fin.

— Je vous demande bien pardon, Messieurs, c’est la pipe de mon ami Jacques qui m’a entraîné dans ces digressions. Mais d’ailleurs, je n’ai point juré de vous faire rire absolument. Ce n’est point gai tous les jours la bohème.

Jacques et Francine s’étaient rencontrés dans une maison de la rue de la Tour-d’Auvergne, où ils étaient emménagés en même temps au terme d’avril.

L’artiste et la jeune fille restèrent huit jours avant d’entamer ces relations de voisinage qui sont presque toujours forcées lorsqu’on habite sur le même carré ; cependant, sans avoir échangé une seule parole, ils se connaissaient déjà l’un l’autre. Francine savait que son voisin était un pauvre diable d’artiste, et Jacques avait appris que sa voisine était une petite couturière sortie de sa famille pour échapper aux mauvais traitements d’une belle-mère. Elle faisait des miracles d’économie pour mettre, comme on dit, les deux bouts ensemble ; et comme elle n’avait jamais connu le plaisir, elle ne l’enviait point. Voici comment ils en vinrent tous deux à passer par la commune loi de la cloison mitoyenne. Un soir du mois d’avril, Jacques rentra chez lui harassé de fatigue, à jeun depuis le matin et profondément triste, d’une de ces tristesses vagues qui n’ont point de cause précise, et qui vous prennent partout, à toute heure, espèce d’apoplexie du cœur à laquelle sont particulièrement sujets les malheureux qui vivent solitaires. Jacques, qui se sentait étouffer dans son étroite cellule, ouvrit la fenêtre pour respirer un peu. La soirée était belle, et le soleil couchant déployait ses mélancoliques féeries sur les collines de Montmartre. Jacques resta pensif à sa croisée, écoutant le chœur ailé des harmonies printanières qui chantaient dans le calme du soir, et cela augmenta sa tristesse. En voyant passer devant lui un corbeau qui jeta un croassement, il songea au temps où les corbeaux apportaient du pain à Élie, le pieux solitaire, et il fit cette réflexion que les corbeaux n’étaient plus si charitables. Puis, n’y pouvant plus tenir, il ferma sa fenêtre, tira le rideau ; et comme il n’avait pas de quoi acheter de l’huile pour sa lampe, il alluma une chandelle de résine qu’il avait rapportée d’un voyage à la Grande-Chartreuse. Toujours de plus en plus triste, il bourra sa pipe.

— Heureusement que j’ai encore assez de tabac pour cacher le pistolet, murmura-t-il, et il se mit à fumer.

Il fallait qu’il fût bien triste ce soir-là, mon ami Jacques, pour qu’il songeât à cacher le pistolet. C’était sa ressource suprême dans les grandes crises, et elle lui réussissait assez ordinairement. Voici en quoi consistait ce moyen : Jacques fumait du tabac sur lequel il répandait quelques gouttes de laudanum, et il fumait jusqu’à ce que le nuage de fumée qui sortait de sa pipe fût devenu assez épais pour lui dérober tous les objets qui étaient dans sa petite chambre, et surtout un pistolet accroché au mur. C’était l’affaire d’une dizaine de pipes. Quand le pistolet était entièrement devenu invisible, il arrivait presque toujours que la fumée et le laudanum combinés endormaient Jacques, et il arrivait aussi souvent que sa tristesse l’abandonnait au seuil de ses rêves. Mais, ce soir-là, il avait usé tout son tabac, le pistolet était parfaitement caché, et Jacques était toujours amèrement triste. Ce soir-là, au contraire, mademoiselle Francine était extrêmement gaie en rentrant chez elle, et sa gaieté était sans cause, comme la tristesse de Jacques : c’était une de ces joies qui tombent du ciel et que le bon Dieu jette dans les bons cœurs. Donc, mademoiselle Francine était en belle humeur, et chantonnait en montant l’escalier. Mais, comme elle allait ouvrir sa porte, un coup de vent entré par la fenêtre ouverte du carré éteignit brusquement sa chandelle.

— Mon Dieu, que c’est ennuyeux ! exclama la jeune fille, voilà qu’il faut encore descendre et monter six étages.

Mais ayant aperçu de la lumière à travers la porte de Jacques, un instinct de paresse, enté sur un sentiment de curiosité, lui conseilla d’aller demander de la lumière à l’artiste. C’est un service qu’on se rend journellement entre voisins, pensait-elle, et cela n’a rien de compromettant. Elle frappa donc deux petits coups à la porte de Jacques, qui ouvrit, un peu surpris de cette visite tardive. Mais à peine eut-elle fait un pas dans la chambre, la fumée qui l’emplissait la suffoqua tout d’abord, et, avant d’avoir pu prononcer une parole, elle glissa évanouie sur une chaise et laissa tomber à terre son flambeau et sa clef. Il était minuit, tout le monde dormait dans la maison. Jacques ne jugea point à propos d’appeler du secours, il craignait d’abord de compromettre sa voisine. Il se borna donc à ouvrir la fenêtre pour laisser pénétrer un peu d’air ; et, après avoir jeté quelques gouttes d’eau au visage de la jeune fille, il la vit ouvrir les yeux et revenir à elle peu à peu. Lorsqu’au bout de cinq minutes elle eut entièrement repris connaissance, Francine expliqua le motif qui l’avait amenée chez l’artiste, et elle s’excusa beaucoup de ce qui était arrivé.

— Maintenant que je suis remise, ajouta-t-elle, je puis rentrer chez moi.

Et il avait déjà ouvert la porte du cabinet, lorsqu’elle s’aperçut que non-seulement elle oubliait d’allumer sa chandelle, mais encore qu’elle n’avait pas la clef de sa chambre.

— Étourdie que je suis, dit-elle, en approchant son flambeau du cierge de résine, je suis entrée ici pour avoir de la lumière, et j’allais m’en aller sans.

Mais, au même instant, le courant d’air établi dans la chambre par la porte et la fenêtre, qui étaient restées entr’ouvertes, éteignit subitement le cierge, et les deux jeunes gens restèrent dans l’obscurité.

— On croirait que c’est un fait exprès, dit Francine. Pardonnez-moi, Monsieur, tout l’embarras que je vous cause, et soyez assez bon pour faire de la lumière, pour que je puisse retrouver ma clef.

— Certainement, Mademoiselle, répondit Jacques en cherchant des allumettes à tâtons.

Il les eut bien vite trouvées. Mais une idée singulière lui traversa l’esprit ; il mit les allumettes dans sa poche, en s’écriant :

— Mon Dieu ! mademoiselle, voici bien un autre embarras. Je n’ai pas une seule allumette ici, j’ai employé la dernière quand je suis rentré.

J’espère que voilà une ruse crânement bien machinée ! pensa-t-il en lui-même.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! disait Francine, je puis bien encore rentrer chez moi sans chandelle : la chambre n’est pas si grande pour qu’on puisse s’y perdre. Mais il me faut ma clef ; je vous en prie, Monsieur, aidez-moi à chercher, elle doit être à terre.

— Cherchons, Mademoiselle, dit Jacques.

Et les voilà tous deux dans l’obscurité en quête de l’objet perdu ; mais, comme s’ils eussent été guidés par le même instinct, il arriva que pendant ces recherches leurs mains, qui tâtonnaient dans le même endroit, se rencontraient dix fois par minute. Et, comme ils étaient aussi maladroits l’un que l’autre, ils ne trouvèrent point la clef.

— La lune, qui est masquée par les nuages, donne en plein dans ma chambre, dit Jacques. Attendons un peu. Tout à l’heure elle pourra éclairer nos recherches.

Et, en attendant le lever de la lune, ils se mirent à causer. Une causerie au milieu des ténèbres, dans une chambre étroite, par une nuit de printemps ; une causerie qui, d’abord frivole et insignifiante, aborde le chapitre des confidences, vous savez où cela mène… Les paroles deviennent peu à peu confuses, pleines de réticences ; la voix baisse, les mots s’alternent de soupirs… Les mains qui se rencontrent achèvent la pensée qui, du cœur, monte aux lèvres, et… Cherchez la conclusion dans vos souvenirs, ô jeunes couples. Rappelez-vous, jeune homme, rappelez-vous, jeune femme, vous qui marchez aujourd’hui la main dans la main, et qui ne vous étiez jamais vus il y a deux jours.

Enfin, la lune se démasqua et sa lueur claire inonda la chambrette ; mademoiselle Francine sortit de sa rêverie en jetant un petit cri.

— Qu’avez-vous ? lui demanda Jacques, en lui entourant la taille de ses bras.

— Rien, murmura Francine ; j’avais cru entendre frapper. Et, sans que Jacques s’en aperçût, elle poussa du pied, sous un meuble, la clef qu’elle venait d’apercevoir.

Elle ne voulait pas la retrouver.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Premier lecteur. — Je ne laisserai certainement pas cette histoire entre les mains de ma fille.

Deuxième lecteur. — Jusqu’à présent je n’ai point encore vu un seul poil du manchon de mademoiselle Francine ; et, pour cette jeune fille, je ne sais pas non plus comment elle est faite, si elle est brune ou blonde.

Patience, ô lecteurs, patience. Je vous ai promis un manchon, et je vous le donnerai à la fin, comme mon ami Jacques fit à sa pauvre amie Francine, qui était devenue sa maîtresse, ainsi que je l’ai expliqué dans la ligne en blanc qui se trouve au-dessus. Elle était blonde, Francine, blonde et gaie ; ce qui n’est pas commun. Elle avait ignoré l’amour jusqu’à vingt ans ; mais un vague pressentiment de sa fin prochaine lui conseilla de ne plus tarder, si elle voulait le connaître.

Elle rencontra Jacques et elle l’aima. Leur liaison dura six mois. Ils s’étaient pris au printemps, ils se quittèrent à l’automne. Francine était poitrinaire, elle le savait, et son ami Jacques le savait aussi : quinze jours après s’être mis avec la jeune fille, il l’avait appris d’un de ses amis qui était médecin. Elle s’en ira aux feuilles jaunes, avait dit celui-ci.

Francine avait entendu cette confidence, et s’aperçut du désespoir qu’elle causait à son ami.

— Qu’importent les feuilles jaunes ? lui disait-elle, en mettant tout son amour dans un sourire ; qu’importe l’automne, nous sommes en été et les feuilles sont vertes : profitons-en, mon ami… quand tu me verras prête à m’en aller de la vie, tu me prendras dans tes bras en m’embrassant et tu me défendras de m’en aller. Je suis obéissante, tu sais, et je resterai.

Et cette charmante créature traversa ainsi pendant cinq mois les misères de la vie de bohème, la chanson et le sourire aux lèvres. Pour Jacques, il se laissait abuser. Son ami lui disait souvent : Francine va plus mal, il lui faut des soins. Alors Jacques battait tout Paris pour trouver de quoi faire faire l’ordonnance du médecin ; mais Francine n’en voulait point entendre parler, et elle jetait les drogues par les fenêtres. La nuit, lorsqu’elle était prise par la toux, elle sortait de la chambre et allait sur le carré pour que Jacques ne l’entendît point.

Un jour qu’ils étaient allés tous les deux à la campagne, Jacques aperçut un arbre dont le feuillage était jaunissant. Il regarda tristement Francine qui marchait lentement et un peu rêveuse.

Francine vit Jacques pâlir, et elle devina la cause de sa pâleur.

— Tu es bête, va, lui dit-elle en l’embrassant, nous ne sommes qu’en juillet ; jusqu’à octobre, il y a trois mois ; en nous aimant nuit et jour, comme nous faisons, nous doublerons le temps que nous avons à passer ensemble. Et puis, d’ailleurs, si je me sens plus mal aux feuilles jaunes, nous irons demeurer dans un bois de sapins : les feuilles sont toujours vertes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au mois d’octobre, Francine fut forcée de rester au lit. L’ami de Jacques la soignait… La petite chambrette où ils logeaient était située tout au haut de la maison et donnait sur une cour où s’élevait un arbre, qui chaque jour se dépouillait davantage. Jacques avait mis un rideau à la fenêtre pour cacher cet arbre à la malade : mais Francine exigea qu’on retirât le rideau.

— Ô mon ami, disait-elle à Jacques, je te donnerai cent fois plus de baisers qu’il n’a de feuilles… Et elle ajoutait : Je vais beaucoup mieux, d’ailleurs… Je vais sortir bientôt ; mais comme il fera froid, et que je ne veux pas avoir les mains rouges, tu m’achèteras un manchon. Pendant toute la maladie, ce manchon fut son rêve unique.

La veille de la Toussaint, voyant Jacques plus désolé que jamais, elle voulut lui donner du courage ; et, pour lui prouver qu’elle allait mieux, elle se leva.

Le médecin arriva au même instant, il la fit recoucher de force.

— Jacques, dit-il à l’oreille de l’artiste, du courage ! Tout est fini, Francine va mourir.

Jacques fondit en larmes.

— Tu peux lui donner tout ce qu’elle demandera maintenant, continua le médecin : il n’y a plus d’espoir.

Francine entendit des yeux ce que le médecin avait dit à son amant.

— Ne l’écoute pas, s’écria-t-elle en étendant les bras vers Jacques, ne l’écoute pas, il ment. Nous sortirons ensemble demain… c’est la Toussaint ; il fera froid, va m’acheter un manchon… Je t’en prie, j’ai peur des engelures pour cet hiver.

Jacques allait sortir avec son ami, mais Francine retint le médecin auprès d’elle.

— Va chercher mon manchon, dit-elle à Jacques ; prends-le beau, qu’il dure longtemps.

Et quand elle fut seule elle dit au médecin :

— Oh ! Monsieur, je vais mourir, et je le sais… Mais avant de m’en aller, trouvez-moi quelque chose qui me donne des forces pour une nuit, je vous en prie ; rendez-moi belle pour une nuit encore, et que je meure après, puisque le bon Dieu ne veut pas que je vive plus longtemps…

Comme le médecin la consolait de son mieux, un vent de bise secoua dans la chambre et jeta sur le lit de la malade une feuille jaune, arrachée à l’arbre de la petite cour.

Francine ouvrit le rideau et vit l’arbre dépouillé complétement.

— C’est la dernière, dit-elle en mettant la feuille sous son oreiller.

— Vous ne mourrez que demain, lui dit le médecin, vous avez une nuit à vous.

— Ah ! quel bonheur ! fit la jeune fille… une nuit d’hiver… elle sera longue.

Jacques rentra ; il apportait un manchon.

— Il est bien joli, dit Francine ; je le mettrai pour sortir.

Elle passa la nuit avec Jacques.

Le lendemain, jour de la Toussaint, à l’Angelus de midi, elle fut prise par l’agonie et tout son corps se mit à trembler.

— J’ai froid aux mains, murmura-t-elle ; donne-moi mon manchon.

Et elle plongea ses pauvres mains dans la fourrure…

— C’est fini, dit le médecin à Jacques ; va l’embrasser.

Jacques colla ses lèvres à celle de son amie. Au dernier moment, on voulait lui retirer le manchon, mais elle y cramponna ses mains.

— Non, non, dit-elle ; laissez-le-moi : nous sommes dans l’hiver ; il fait froid. Ah ! mon pauvre Jacques… Ah ! mon pauvre Jacques… qu’est-ce que tu vas devenir ? Ah ! mon Dieu !

Et le lendemain Jacques était seul.

Premier lecteur. — Je le disais bien que ce n’était point gai cette histoire.

Que voulez-vous, lecteur ? On ne peut pas toujours rire.


II

C’était le matin du jour de la Toussaint, Francine venait de mourir.

Deux hommes veillaient au chevet : l’un, qui se tenait debout, était le médecin ; l’autre, agenouillé près du lit, collait ses lèvres aux mains de la morte, et semblait vouloir les y sceller dans un baiser désespéré, c’était Jacques, l’amant de Francine. Depuis plus de six heures, il était plongé dans une douloureuse insensibilité. Un orgue de Barbarie qui passa sous les fenêtres vint l’en tirer.

Cet orgue jouait un air que Francine avait l’habitude de chanter le matin en s’éveillant.

Une de ces espérances insensées qui ne peuvent naître que dans les grands désespoirs traversa l’esprit de Jacques. Il recula d’un mois dans le passé, à l’époque où Francine n’était encore que mourante ; il oublia l’heure présente, et s’imagina un moment que la trépassée n’était qu’endormie, et qu’elle allait s’éveiller tout à l’heure la bouche ouverte à son refrain matinal.

Mais les sons de l’orgue n’étaient pas encore éteints que Jacques était déjà revenu à la réalité. La bouche de Francine était éternellement close pour les chansons, et le sourire qu’y avait amené sa dernière pensée s’effaçait de ses lèvres où la mort commençait à naître.

— Du courage ! Jacques, dit le médecin, qui était l’ami du sculpteur.

Jacques se releva et dit en regardant le médecin :

— C’est fini, n’est-ce pas, il n’y a plus d’espérance ?

Sans répondre à cette triste folie, l’ami alla fermer les rideaux du lit ; et, revenant ensuite vers le sculpteur, il lui tendit la main.

— Francine est morte… dit-il, il fallait nous y attendre. Dieu sait que nous avons fait tout ce que nous avons pu pour la sauver. C’était une honnête fille, Jacques, qui t’a beaucoup aimé, plus et autrement que tu ne l’aimais toi-même ; car son amour n’était fait que d’amour, tandis que le tien renfermait un alliage. Francine est morte… mais tout n’est pas fini, il faut maintenant songer à faire les démarches nécessaires pour l’enterrement. Nous nous en occuperons ensemble, et pendant notre absence nous prierons la voisine de veiller ici.

Jacques se laissa entraîner par son ami. Toute la journée ils coururent à la mairie, aux pompes funèbres, au cimetière. Comme Jacques n’avait point d’argent, le médecin engagea sa montre, une bague et quelques effets d’habillement pour subvenir aux frais du convoi, qui fut fixé au lendemain.

Ils rentrèrent tous deux fort tard le soir ; la voisine força Jacques à manger un peu.

— Oui, dit-il, je le veux bien ; j’ai froid, et j’ai besoin de prendre un peu de force, car j’aurai à travailler cette nuit.

La voisine et le médecin ne comprirent pas.

Jacques se mit à table et mangea si précipitamment quelques bouchées qu’il faillit s’étouffer. Alors il demanda à boire. Mais en portant son verre à sa bouche, Jacques le laissa tomber à terre. Le verre qui s’était brisé avait réveillé dans l’esprit de l’artiste un souvenir qui réveillait lui-même sa douleur un instant engourdie. Le jour où Francine était venue pour la première fois chez lui, la jeune fille, qui était déjà souffrante, s’était trouvée indisposée, et Jacques lui avait donné à boire un peu d’eau sucrée dans ce verre. Plus tard, lorsqu’ils demeurèrent ensemble, ils en avaient fait une relique d’amour.

Dans les rares instants de richesse, l’artiste achetait pour son amie une ou deux bouteilles d’un vin fortifiant dont l’usage lui était prescrit, et c’était dans ce verre que Francine buvait la liqueur où sa tendresse puisait une gaieté charmante.

Jacques resta plus d’une demi-heure à regarder, sans rien dire, les morceaux épars de ce fragile et cher souvenir, et il lui semblait que son cœur aussi venait de se briser et qu’il en sentait les éclats déchirer sa poitrine. Lorsqu’il fut revenu à lui, il ramassa les débris du verre et les jeta dans un tiroir. Puis il pria la voisine d’aller lui chercher deux bougies et de faire monter un seau d’eau par le portier.

— Ne t’en va pas, dit-il au médecin qui n’y songeait aucunement, j’aurai besoin de toi tout à l’heure.

On apporta l’eau et les bougies ; les deux amis restèrent seuls.

— Que veux-tu faire ? dit le médecin en voyant Jacques qui, après avoir versé de l’eau dans une sébile en bois, y jetait du plâtre fin à poignées égales.

— Ce que je veux faire, dit l’artiste, ne le devines-tu pas ? je vais mouler la tête de Francine ; et comme je manquerais de courage si je restais seul, tu ne t’en iras pas.

Jacques alla ensuite tirer les rideaux du lit et abaissa le drap qu’on avait jeté sur la figure de la morte. La main de Jacques commença à trembler et un sanglot étouffé monta jusqu’à ses lèvres.

— Apporte les bougies, cria-t-il à son ami, et viens me tenir la sébile. L’un des flambeaux fut posé à la tête du lit, de façon à répandre toute sa clarté sur le visage de la poitrinaire ; l’autre bougie fut placée au pied. À l’aide d’un pinceau trempé dans l’huile d’olive, l’artiste oignit les sourcils, les cils et les cheveux, qu’il arrangea ainsi que Francine faisait le plus habituellement.

— Comme cela elle ne souffrira pas quand nous lui enlèverons le masque, murmura Jacques à lui-même.

Ces précautions prises, et après avoir disposé la tête de la morte dans une attitude favorable, Jacques commença à couler le plâtre par couches successives jusqu’à ce que le moule eût atteint l’épaisseur nécessaire. Au bout d’un quart d’heure l’opération était terminée et avait complétement réussi.

Par une étrange particularité, un changement s’était opéré sur le visage de Francine. Le sang, qui n’avait pas eu le temps de se glacer entièrement, réchauffé sans doute par la chaleur du plâtre, avait afflué vers les régions supérieures, et un nuage aux transparences rosées se mêlait graduellement aux blancheurs mates du front et des joues. Les paupières, qui s’étaient soulevées lorsqu’on avait enlevé le moule, laissaient voir l’azur tranquille des yeux, dont le regard paraissait recéler une vague intelligence ; et des lèvres, entr’ouvertes par un sourire commencé, semblait sortir, oubliée dans le dernier adieu, cette dernière parole qu’on entend seulement avec le cœur.

Qui pourrait affirmer que l’intelligence finit absolument là où commence l’insensibilité de l’être ? Qui peut dire que les passions s’éteignent et meurent juste avec la dernière pulsation du cœur qu’elles ont agité ? L’âme ne pourrait-elle pas rester quelquefois volontairement captive dans le corps vêtu déjà pour le cercueil, et, du fond de sa prison charnelle, épier un moment les regrets et les larmes ? Ceux qui s’en vont ont tant de raisons pour se défier de ceux qui restent !

Au moment où Jacques songeait à conserver ses traits par les moyens de l’art, qui sait ? une pensée d’outre-vie était peut-être revenue réveiller Francine dans son premier sommeil du repos sans fin. Peut-être s’était-elle rappelé que celui qu’elle venait de quitter était un artiste en même temps qu’un amant ; qu’il était l’un et l’autre, parce qu’il ne pouvait être l’un sans l’autre ; que pour lui l’amour était l’âme de l’art, et que, s’il l’avait tant aimée, c’est qu’elle avait su être pour lui une femme et une maîtresse, un sentiment dans une forme. Et alors, peut-être, Francine, voulant laisser à Jacques l’image humaine qui était devenue pour lui un idéal incarné, avait su, morte, déjà glacée, revêtir encore une fois son visage de tous les rayonnements de l’amour et de toutes les grâces de la jeunesse : elle ressuscitait l’objet d’art.

Et peut-être aussi la pauvre fille avait pensé vrai ; car il existe, parmi les vrais artistes, de ces Pygmalions singuliers qui, au contraire de l’autre, voudraient pouvoir changer en marbre leurs Galatées vivantes.

Devant la sérénité de cette figure, où l’agonie n’offrait plus de traces, nul n’aurait pu croire aux longues souffrances qui avaient servi de préface à la mort. Francine paraissait continuer un rêve d’amour ; et en la voyant ainsi, on eût dit qu’elle était morte de beauté.

Le médecin, brisé par la fatigue, dormait dans un coin.

Quant à Jacques, il était de nouveau retombé dans ses doutes. Son esprit halluciné s’obstinait à croire que celle qu’il avait tant aimée allait se réveiller ; et comme de légères contractions nerveuses, déterminées par l’action récente du moulage, rompaient par intervalles l’immobilité du corps, ce simulacre de vie entretenait Jacques dans son heureuse illusion, qui dura jusqu’au matin, à l’heure où un commissaire vint constater le décès et autoriser l’inhumation.

Au reste, s’il avait fallu toute la folie du désespoir pour douter de sa mort en voyant cette belle créature, il fallait aussi pour y croire toute l’infaillibilité de la science.

Pendant que la voisine ensevelissait Francine, on avait entraîné Jacques dans une autre pièce, où il trouva quelques-uns de ses amis venus pour suivre le convoi. Les bohèmes s’abstinrent vis-à-vis de Jacques, qu’ils aimaient pourtant fraternellement, de toutes ces consolations qui ne font qu’irriter la douleur. Sans prononcer une de ces paroles si difficiles à trouver et si pénibles à entendre, ils allaient tour à tour serrer silencieusement la main de leur ami.

— Cette mort est un grand malheur pour Jacques, fit l’un d’eux.

— Oui, répondit le peintre Lazare, esprit bizarre qui avait su vaincre de bonne heure toutes les rébellions de la jeunesse en leur imposant l’inflexibilité d’un parti pris, et chez qui l’artiste avait fini par étouffer l’homme, oui ; mais un malheur qu’il a volontairement introduit dans sa vie. Depuis qu’il connaît Francine, Jacques est bien changé.

— Elle l’a rendu heureux, dit un autre.

— Heureux ! reprit Lazare, qu’appelez-vous heureux, comment nommez-vous bonheur une passion qui met un homme dans l’état où Jacques est en ce moment ? Qu’on aille lui montrer un chef-d’œuvre : il ne détournerait pas les yeux ; et pour revoir encore une fois sa maîtresse, je suis sûr qu’il marcherait sur un Titien ou sur un Raphaël. Ma maîtresse à moi est immortelle et ne me trompera pas. Elle habite le Louvre et s’appelle Joconde.

Au moment où Lazare allait continuer ses théories sur l’art et le sentiment, on vint avertir qu’on allait partir pour l’église.

Après quelques basses prières, le convoi se dirigea vers le cimetière… Comme c’était précisément le jour de la fête des Morts, une foule immense encombrait l’asile funèbre. Beaucoup de gens se retournaient pour regarder Jacques qui marchait tête nue derrière le corbillard.

— Pauvre garçon ! disait l’un, c’est sa mère sans doute…

— C’est son père, disait un autre.

— C’est sa sœur, disait-on autre part.

Venu là pour étudier l’attitude des regrets à cette fête des souvenirs qui se célèbre une fois l’an sous le brouillard de novembre, seul, un poëte, en voyant passer Jacques, devina qu’il suivait les funérailles de sa maîtresse.

Quand on fut arrivé près de la fosse réservée, les bohémiens, la tête nue, se rangèrent autour. Jacques se mit sur le bord, son ami le médecin le tenait par le bras.

Les hommes du cimetière étaient pressés et voulurent faire vitement les choses.

— Il n’y a pas de discours, dit l’un d’eux. Allons ! tant mieux. Houp ! camarade ! allons, là !

Et la bière, tirée hors de la voiture, fut liée avec des cordes et descendue dans la fosse. L’homme alla retirer les cordes et sortit du trou, puis, aidé d’un de ses camarades, il prit une pelle et commença à jeter de la terre. La fosse fut bientôt comblée. On y planta une petite croix de bois.

Au milieu de ses sanglots, le médecin entendit Jacques qui laissait échapper ce cri d’égoïsme :

— Ô ma jeunesse ! c’est vous qu’on enterre !

Jacques faisait partie d’une société appelée les Buveurs d’eau, et qui paraissait avoir été fondée en vue d’imiter le fameux cénacle de la rue des Quatre-Vents, dont il est question dans le beau roman du Grand Homme de province. Seulement, il existait une grande différence entre les héros du cénacle et les buveurs d’eau, qui, comme tous les imitateurs, avaient exagéré le système qu’ils voulaient mettre en application. Cette différence se comprendra par ce fait seul que, dans le livre de M. De Balzac, les membres du cénacle finissent par atteindre le but qu’ils se proposaient, et prouvent que tout système est bon qui réussit ; tandis qu’après plusieurs années d’existence la société des Buveurs d’eau s’est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sans que le nom d’aucun soit resté attaché à une œuvre qui pût attester de leur existence.

Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques avec la société des Buveurs devinrent moins fréquents. Les nécessités d’existence avaient forcé l’artiste à violer certaines conditions, signées et jurées solennellement par les Buveurs d’eau, le jour où la société avait été fondée.

Perpétuellement juchés sur les échasses d’un orgueil absurde, ces jeunes gens avaient érigé en principe souverain, dans leur association, qu’ils ne devraient jamais quitter les hautes cimes de l’art, c’est-à-dire que, malgré leur misère mortelle, aucun d’eux ne voulait faire de concession à la nécessité. Ainsi, le poëte Melchior n’aurait jamais consenti à abandonner ce qu’il appelait sa lyre, pour écrire un prospectus commercial ou une profession de foi. C’était bon pour le poëte Rodolphe, un propre à rien qui était bon à tout, et qui ne laissait jamais passer une pièce de cent sous devant lui sans tirer dessus n’importe avec quoi. Le peintre Lazare, orgueilleux porte-haillons, n’eût jamais voulu salir ses pinceaux à faire le portrait d’un tailleur tenant un perroquet sur ses doigts, comme notre ami le peintre Marcel avait fait une fois en échange de ce fameux habit surnommé Mathusalem, et que la main de chacune de ses amantes avait étoilé de reprises. Tout le temps qu’il avait vécu en communion d’idées avec les Buveurs d’eau, le sculpteur Jacques avait subi la tyrannie de l’acte de société ; mais dès qu’il connut Francine, il ne voulut pas associer la pauvre enfant, déjà malade, au régime qu’il avait accepté tout le temps de sa solitude. Jacques était par-dessus tout une nature probe et loyale. Il alla trouver le président de la société, l’exclusif Lazare, et lui annonça que désormais il accepterait tout travail qui pourrait lui être productif.

— Mon cher, lui répondit Lazare, ta déclaration d’amour était ta démission d’artiste. Nous resterons tes amis si tu veux, mais nous ne serons plus tes associés. Fais du métier tout à ton aise ; pour moi, tu n’es plus un sculpteur, tu es un gâcheur de plâtre. Il est vrai que tu pourras boire du vin, mais nous, qui continuerons à boire notre eau et à manger notre pain de munition, nous resterons des artistes.

Quoi qu’en eût dit Lazare, Jacques resta un artiste. Mais pour conserver Francine auprès de lui, il se livrait, quand les occasions se présentaient, à des travaux productifs. C’est ainsi qu’il travailla longtemps dans l’atelier de l’ornemaniste Romagnési. Habile dans l’exécution, ingénieux dans l’invention, Jacques aurait pu, sans abandonner l’art sérieux, acquérir une grande réputation dans ces compositions de genre qui sont devenues un des principaux éléments du commerce de luxe. Mais Jacques était paresseux comme tous les vrais artistes, et amoureux à la façon des poëtes. La jeunesse, en lui, s’était éveillée tardive, mais ardente ; et avec un pressentiment de sa fin prochaine, il voulait tout entière l’épuiser entre les bras de Francine. Aussi il arriva souvent que les bonnes occasions de travail venaient frapper à sa porte, sans que Jacques voulût y répondre, parce qu’il aurait fallu se déranger, et qu’il se trouvait trop bien à rêver aux lueurs des yeux de son amie.

Lorsque Francine fut morte, le sculpteur alla revoir ses anciens amis les Buveurs. Mais l’esprit de Lazare dominait dans ce cercle, où chacun des membres vivait pétrifié dans l’égoïsme de l’art. Jacques n’y trouva pas ce qu’il venait y chercher. On ne comprenait guère son désespoir, qu’on voulait calmer par des raisonnements ; et voyant ce peu de sympathie, Jacques préféra isoler sa douleur plutôt que de la voir exposée à la discussion. Il rompit donc complétement avec les buveurs d’eau et s’en alla vivre seul.

Cinq ou six jours après l’enterrement de Francine, Jacques alla trouver un marbrier du cimetière Montparnasse, et lui offrit de conclure avec lui le marché suivant : le marbrier fournirait au tombeau de Francine un entourage que Jacques se réservait de dessiner et donnerait en outre à l’artiste un morceau de marbre blanc, moyennant quoi Jacques se mettrait pendant trois mois à la disposition du marbrier, soit comme ouvrier tailleur de pierres, soit comme sculpteur. Le marchand de tombeaux avait alors plusieurs commandes extraordinaires ; il alla visiter l’atelier de Jacques, et, devant plusieurs travaux commencés, il acquit la preuve que le hasard qui lui livrait Jacques était une bonne fortune pour lui. Huit jours après, la tombe de Francine avait un entourage, au milieu duquel la croix de bois avait été remplacée par une croix de pierre, avec le nom gravé en creux.

Jacques avait heureusement affaire à un honnête homme, qui comprit que cent kilog. de fer fondu et trois pieds carrés de marbre des Pyrénées ne pouvaient point payer trois mois de travaux de Jacques, dont le talent lui avait rapporté plusieurs milliers d’écus. Il offrit à l’artiste de l’attacher à son entreprise, moyennant un intérêt, mais Jacques ne consentit point. Le peu de variété des sujets à traiter répugnait à sa nature inventive ; d’ailleurs, il avait ce qu’il voulait, un gros morceau de marbre, des entrailles duquel il voulait faire sortir un chef-d’œuvre qu’il destinait à la tombe de Francine.

Au commencement du printemps, la situation de Jacques devint meilleure : son ami le médecin le mit en relation avec un grand seigneur étranger qui venait se fixer à Paris, et y faisait construire un magnifique hôtel dans un des plus beaux quartiers. Plusieurs artistes célèbres avaient été appelés à concourir au luxe de ce petit palais. On commanda à Jacques une cheminée de salon. Il me semble encore voir les cartons de Jacques ; c’était une chose charmante : tout le poëme de l’hiver était raconté dans ce marbre qui devait servir de cadre à la flamme. L’atelier de Jacques étant trop petit, il demanda et obtint, pour exécuter son œuvre, une pièce dans l’hôtel encore inhabité. On lui avança même une assez forte somme sur le prix convenu de son travail. Jacques commença par rembourser à son ami le médecin l’argent que celui-ci lui avait prêté lorsque Francine était morte ; puis il courut au cimetière, pour y faire cacher sous un champ de fleurs la terre où reposait sa maîtresse.

Mais le printemps était venu avant Jacques, et sur la tombe de la jeune fille mille fleurs croissaient au hasard parmi l’herbe verdoyante. L’artiste n’eut pas le courage de les arracher, car il pensa que ces fleurs renfermaient quelque chose de son amie. Comme le jardinier lui demandait ce qu’il devait faire des roses et des pensées qu’il avait apportées, Jacques lui ordonna de les planter sur une fosse voisine nouvellement creusée, pauvre tombe d’un pauvre, sans clôture, et n’ayant pour signe de reconnaissance qu’un morceau de bois piqué en terre, et surmonté d’une couronne de fleurs en papier noirci, pauvre offrande de la douleur d’un pauvre. Jacques sortit du cimetière tout autre qu’il était entré. Il regardait avec une curiosité pleine de joie ce beau soleil printanier, le même qui avait tant de fois doré les cheveux de Francine lorsqu’elle courait dans la campagne, fauchant les prés avec ses blanches mains. Tout un essaim de bonnes pensées chantait dans le cœur de Jacques. En passant devant un petit cabaret du boulevard extérieur, il se rappela qu’un jour, ayant été surpris par l’orage, il était entré dans ce bouchon avec Francine, et qu’ils y avaient dîné. Jacques entra et se fit servir à dîner sur la même table. On lui donna du dessert dans une soucoupe à vignettes ; il reconnut la soucoupe et se souvint que Francine était restée une demi-heure à deviner le rébus qui y était peint ; et il se ressouvint aussi d’une chanson qu’avait chantée Francine, mise en belle humeur par un petit vin violet, qui ne coûte pas bien cher, et qui contient plus de gaieté que de raisin. Mais cette crue de doux souvenirs réveillait son amour sans réveiller sa douleur. Accessible à la superstition, comme tous les esprits poétiques et rêveurs, Jacques s’imagina que c’était Francine qui, en l’entendant marcher tout à l’heure auprès d’elle, lui avait envoyé cette bouffée de bons souvenirs à travers sa tombe, et il ne voulut pas les mouiller d’une larme. Et il sortit du cabaret, pied leste, front haut, œil vif, cœur battant, presque un sourire aux lèvres, et murmurant en chemin ce refrain de la chanson de Francine :


L’amour rôde dans mon quartier
Il faut tenir ma porte ouverte.

Ce refrain dans la bouche de Jacques, c’était encore un souvenir, mais aussi c’était déjà une chanson ; et peut-être, sans s’en douter, Jacques fit-il ce soir-là le premier pas dans ce chemin de transition qui de la tristesse mène à la mélancolie, et de là à l’oubli. Hélas ! quoi qu’on veuille et quoi qu’on fasse, l’éternelle et juste loi de la mobilité le veut ainsi.

De même que les fleurs qui, nées peut-être du corps de Francine, avaient poussé sur sa tombe, des séves de jeunesse fleurissaient dans le cœur de Jacques, où les souvenirs de l’amour ancien éveillaient de vagues aspirations vers de nouvelles amours. D’ailleurs, Jacques était de cette race d’artistes et de poëtes qui font de la passion un instrument de l’art et de la poésie, et dont l’esprit n’a d’activité qu’autant qu’il est mis en mouvement par les forces motrices du cœur. Chez Jacques, l’invention était vraiment fille du sentiment, et il mettait une parcelle de lui-même dans les plus petites choses qu’il faisait. Il s’aperçut que les souvenirs ne lui suffisaient plus, et que, pareil à la meule qui s’use elle-même quand le grain lui manque, son cœur s’usait faute d’émotion. Le travail n’avait plus de charmes pour lui ; l’invention, jadis fiévreuse et spontanée, n’arrivait plus que sous l’effort de la patience ; Jacques était mécontent, et enviait presque la vie de ses anciens amis les Buveurs d’eau.

Il chercha à se distraire, tendit la main aux plaisirs, et se créa de nouvelles liaisons. Il fréquenta le poëte Rodolphe, qu’il avait rencontré dans un café, et tous deux se prirent d’une grande sympathie l’un pour l’autre. Jacques lui avait expliqué ses ennuis ; Rodolphe ne fut pas bien longtemps à en comprendre le motif.

— Mon ami, lui dit-il, je connais ça… et lui frappant la poitrine à l’endroit du cœur, il ajouta : Vite et vite, il faut rallumer le feu là-dedans ; ébauchez sans retard une petite passion, et les idées vous reviendront.

— Ah ! dit Jacques, j’ai trop aimé Francine.

— Ça ne vous empêchera pas de l’aimer toujours. Vous l’embrasserez sur les lèvres d’une autre.

— Oh ! dit Jacques ; seulement, si je pouvais rencontrer une femme qui lui ressemblât !… Et il quitta Rodolphe tout rêveur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Six semaines après, Jacques avait retrouvé toute sa verve, rallumée aux doux regards d’une jolie fille qui s’appelait Marie, et dont la beauté maladive rappelait un peu celle de la pauvre Francine. Rien de plus joli en effet que cette jolie Marie, qui avait dix-huit ans moins six semaines, comme elle ne manquait jamais de le dire. Ses amours avec Jacques étaient nées au clair de la lune, dans le jardin d’un bal champêtre, au son d’un violon aigre, d’une contre-basse phthisique et d’une clarinette qui sifflait comme un merle. Jacques l’avait rencontrée un soir, où il se promenait gravement autour de l’hémicycle réservé à la danse. En le voyant passer roide, dans son éternel habit noir boutonné jusqu’au cou, les bruyantes et jolies habituées de l’endroit, qui connaissaient l’artiste de vue, se disaient entre elles :

— Que vient faire ici ce croque-mort ? Y a-t-il donc quelqu’un à enterrer ?

Et Jacques marchait toujours isolé, se faisant intérieurement saigner le cœur aux épines d’un souvenir dont l’orchestre augmentait la vivacité, en exécutant une contredanse joyeuse qui sonnait aux oreilles de l’artiste, triste comme un De Profundis. Ce fut au milieu de cette rêverie qu’il aperçut Marie qui le regardait dans un coin, et riait comme une folle en voyant sa mine sombre. Jacques leva les yeux, et entendit à trois pas de lui cet éclat de rire en chapeau rose. Il s’approcha de la jeune fille, et lui adressa quelques paroles auxquelles elle répondit ; il lui offrit son bras pour faire un tour de jardin, elle accepta. Il lui dit qu’il la trouvait jolie comme un ange, elle se le fit répéter deux fois ; il lui vola des pommes vertes qui pendaient aux arbres du jardin, elle les croqua avec délices en faisant entendre ce rire sonore qui semblait être la ritournelle de sa constante gaieté. Jacques pensa à la Bible et songea qu’on ne devait jamais désespérer avec aucune femme, et encore moins avec celles qui aimaient les pommes. Il fit avec le chapeau rose un nouveau tour de jardin, et c’est ainsi qu’étant arrivé seul au bal il n’en était point revenu de même.

Cependant Jacques n’avait pas oublié Francine : suivant les paroles de Rodolphe, il l’embrassait tous les jours sur les lèvres de Marie, et travaillait en secret à la figure qu’il voulait placer sur la tombe de la morte.

Un jour qu’il avait reçu de l’argent, Jacques acheta une robe à Marie, une robe noire. La jeune fille fut bien contente ; seulement elle trouva que le noir n’était pas gai pour l’été. Mais Jacques lui dit qu’il aimait beaucoup le noir, et qu’elle lui ferait plaisir en mettant cette robe tous les jours. Marie lui obéit.

Un samedi, Jacques dit à la jeune fille :

— Viens demain de bonne heure, nous irons à la campagne.

— Quel bonheur ! fit Marie. Je te ménage une surprise, tu verras ; demain il fera du soleil.

Marie passa la nuit chez elle à achever une robe neuve qu’elle avait achetée sur ses économies, une jolie robe rose. Et le dimanche elle arriva, vêtue de sa pimpante emplette, à l’atelier de Jacques.

L’artiste la reçut froidement, brutalement presque.

— Moi qui croyais te faire plaisir en me faisant cadeau de cette toilette réjouie ! dit Marie, qui ne s’expliquait pas la froideur de Jacques.

— Nous n’irons pas à la campagne, répondit celui-ci, tu peux t’en aller, j’ai à travailler.

Marie s’en retourna chez elle le cœur gros. En route, elle rencontra un jeune homme qui savait l’histoire de Jacques, et qui lui avait fait la cour, à elle.

— Tiens, mademoiselle Marie, vous n’êtes donc plus en deuil ? lui dit-il.

— En deuil, dit Marie, et de qui ?

— Quoi ! vous ne savez pas ? C’est pourtant bien connu ; cette robe noire que Jacques vous a donnée…

— Eh bien ? dit Marie.

— Eh bien, c’était le deuil : Jacques vous faisait porter le deuil de Francine.

À compter de ce jour, Jacques ne revit plus Marie.

Cette rupture lui porta malheur. Les mauvais jours revinrent : il n’eût plus de travaux et tomba dans une si affreuse misère, que ne sachant plus ce qu’il allait devenir, il pria son ami le médecin de le faire entrer dans un hôpital. Le médecin vit du premier coup d’œil que cette admission n’était pas difficile à obtenir. Jacques, qui ne se doutait pas de son état, était en route pour aller rejoindre Francine.

On le fit entrer à l’hôpital Saint-Louis.

Comme il pouvait encore agir et marcher, Jacques pria le directeur de l’hôpital de lui donner une petite chambre dont on ne se servait point, et il y fit apporter une selle, des ébauchoirs et de la terre glaise. Pendant les quinze premiers jours il travailla à la figure qu’il destinait au tombeau de Francine. C’était un grand ange aux ailes ouvertes. Cette figure, qui était le portrait de Francine, ne fut pas entièrement achevée, car Jacques ne pouvait plus monter l’escalier, et bientôt il ne put plus quitter son lit.

Un jour, le cahier de l’externe lui tomba entre les mains, et Jacques, en voyant les remèdes qu’on lui ordonnait, comprit qu’il était perdu ; il écrivit à sa famille, et fit appeler la sœur Sainte-Geneviève, qui l’entourait de tous ses soins charitables.

— Ma sœur, lui dit Jacques, il y a là-haut, dans la chambre que vous m’avez fait prêter, une petite figure en plâtre ; cette statuette, qui représente un ange, était destinée à un tombeau, mais je n’ai pas le temps de l’exécuter en marbre. Pourtant, j’en ai un beau morceau chez moi, du marbre blanc veiné de rose. Enfin… ma sœur, je vous donne ma petite statuette pour mettre dans la chapelle de la communauté.

Jacques mourut peu de jours après. Comme le convoi eut lieu le jour même de l’ouverture du salon, les Buveurs d’eau n’y assistèrent pas. L’art avant tout, avait dit Lazare.

La famille de Jacques n’était pas riche, et l’artiste n’eut pas de terrain particulier.

Il fut enterré quelque part.