Scènes de la vie de bohème/XXII

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Lévy frères (p. 272-301).


XXII

ÉPILOGUE DES AMOURS DE RODOLPHE ET DE MADEMOISELLE MIMI.


I

Pendant les premiers jours de sa rupture définitive avec mademoiselle Mimi, qui l’avait quitté, comme on se rappelle, pour monter dans les carrosses du vicomte Paul, le poëte Rodolphe avait cherché à s’étourdir en prenant une autre maîtresse.

Celle-là même qui était blonde, et pour laquelle nous l’avons vu s’habiller en Roméo dans un jour de folie et de paradoxe. Mais cette liaison, qui n’était chez lui qu’une affaire de dépit, et chez l’autre qu’une affaire de caprice, ne pouvait pas avoir une longue durée. Cette jeune fille n’était, après tout, qu’une folle personne, vocalisant dans la perfection le solfége de la rouerie ; spirituelle assez pour remarquer l’esprit des autres et s’en servir à l’occasion, et n’ayant de cœur que pour y avoir mal, quand elle avait trop mangé. Avec tout cela, un amour-propre effréné et une coquetterie féroce qui l’eût poussé à préférer une jambe cassée à son amant plutôt qu’un volant de moins à sa robe ou un ruban fané à son chapeau. Beauté contestable, créature ordinaire, dotée nativement de tous les mauvais instincts, et cependant séductrice par certains côtés et à certaines heures. Elle ne tarda pas à s’apercevoir que Rodolphe l’avait prise uniquement pour l’aider à lui faire oublier l’absente, qu’elle lui faisait regretter au contraire, car jamais son ancienne amie n’avait été si bruyante et si vivante dans son cœur.

Un jour, Juliette, la nouvelle maîtresse de Rodolphe, causait de son amant le poëte avec un élève en médecine qui lui faisait la cour ; l’étudiant lui répondit :

— Ma chère enfant, ce garçon-là se sert de vous comme on se sert du nitrate pour cautériser les plaies, il veut se cautériser le cœur ; aussi vous avez bien tort de vous faire du mauvais sang et de lui être fidèle.

— Ah ! ah ! s’écria la jeune fille en éclatant de rire, est-ce que vous croyez bonnement que je me gêne ? Et le soir même elle donna à l’étudiant la preuve du contraire.

Grâce à l’indiscrétion d’un de ces amis officieux qui ne sauraient garder inédite la nouvelle susceptible de vous causer un chagrin, Rodolphe eut vent de l’affaire et s’en fit un prétexte pour rompre avec sa maîtresse par intérim.

Il s’enferma alors dans une solitude absolue, où toutes les chauves-souris de l’ennui ne tardèrent pas à venir faire leur nid, et il appela le travail à son secours, mais ce fut en vain. Chaque soir, après avoir sué autant de gouttes d’eau qu’il avait usé de gouttes d’encre, il écrivait une vingtaine de lignes dans lesquelles une vieille idée plus fatiguée que le Juif errant, et mal vêtue de haillons empruntés aux friperies littéraires, dansait lourdement sur la corde roide du paradoxe. En relisant ces lignes, Rodolphe demeurait consterné comme un homme qui voit pousser des orties dans la plate-bande où il a cru semer des roses. Il déchirait alors la page où il venait d’égrener ces chapelets de niaiseries, et la foulait aux pieds avec rage.

— Allons, disait-il en se frappant la poitrine à l’endroit du cœur, la corde est cassée, résignons-nous. Et comme depuis longtemps une semblable déception succédait à toutes ses tentatives de travail, il fut pris d’une de ces langueurs découragées qui font trébucher les orgueils les plus robustes et abrutissent les intelligences les plus lucides. Rien n’est plus terrible, en effet, que ces luttes solitaires qui s’engagent quelquefois entre l’artiste obstiné et l’art rebelle, rien n’est plus émouvant que ces emportements alternées d’invocations tour à tour suppliantes et impératives adressées à la muse dédaigneuse ou fugitive.

Les plus violentes angoisses humaines, les plus profondes blessures faites au vif du cœur ne causent pas une souffrance qui approche de celle qu’on éprouve dans ces heures d’impatience et de doute si fréquentes pour tous ceux qui se livrent au périlleux métier de l’imagination.

À ces violentes crises succédaient de pénibles abattements ; Rodolphe restait alors pendant des heures entières comme pétrifié dans une immobilité hébétée. Les coudes appuyés sur sa table, les yeux fixement arrêtés sur l’espace lumineux que le rayon de sa lampe décrivait au milieu de cette feuille de papier, « champ de bataille » où son esprit était vaincu quotidiennement et où sa plume s’était fourbue à poursuivre l’insaisissable idée, il voyait défiler lentement, pareils aux figures des chambres magiques dont on amuse les enfants, de fantastiques tableaux qui déroulaient devant lui le panorama de son passé. C’étaient d’abord les jours laborieux où chaque heure du cadran sonnait l’accomplissement d’un devoir, les nuits studieuses passées en tête-à-tête avec la Muse qui venait parer de ses féeries sa pauvreté solitaire et patiente. Et il se rappelait alors avec envie l’orgueilleuse béatitude qui l’enivrait jadis lorsqu’il avait achevé la tâche imposée par sa volonté. « Oh ! Rien ne vous vaut, s’écriait-il, rien ne vous égale, voluptueuses fatigues du labeur, qui faites trouver si doux les matelas du far niente. Ni les satisfactions de l’amour-propre, ni celles que procure la fortune, ni les fiévreuses pamoisons étouffées sous les rideaux lourds des alcôves mystérieuses, rien ne vaut et n’égale cette joie honnête et calme, ce légitime contentement de soi-même que le travail donne aux laborieux comme un premier salaire. » Et les yeux toujours fixés sur ces visions qui continuaient à lui retracer les scènes des époques disparues, il remontait les six étages de toutes les mansardes où son existence aventureuse avait campé, et où la Muse, son seul amour d’alors, fidèle et persévérante amie, l’avait suivi toujours, faisant bon ménage avec la misère, et n’interrompant jamais sa chanson d’espérance. Mais voici qu’au milieu de cette existence régulière et tranquille apparaissait brusquement la figure d’une femme ; et en la voyant entrer dans cette demeure où elle avait été jusque-là reine unique et maîtresse, la Muse du poëte se levait tristement et livrait la place à la nouvelle venue en qui elle avait deviné une rivale, Rodolphe hésitait un instant entre la Muse à qui son regard semblait dire reste, tandis qu’un geste attractif adressé à l’étrangère lui disait viens. Et comment la repousser, cette créature charmante qui venait à lui, armée de toutes les séductions d’une beauté dans son aube ? Bouche mignonne et lèvre rose, parlant un langage naïf et hardi, plein de promesses câlines ; comment refuser sa main à cette petite main blanche aux veines bleues, qui s’étendait vers lui toute pleine de caresses ? Comment dire va-t’en à ces dix-huit ans fleuris dont la présence embaumait déjà la maison d’un parfum de jeunesse et de gaieté ? Et puis, de sa douce voix tendrement émue, elle chantait si bien la cavatine de la tentation ! Par ses yeux vifs et brillants, elle disait si bien : Je suis l’amour ; par ses lèvres où fleurissait le baiser : Je suis le plaisir ; par toute sa personne enfin : Je suis le bonheur, que Rodolphe s’y laissait prendre. Et d’ailleurs cette jeune femme, après tout, n’était-ce pas la poésie vivante et réelle, ne lui avait-il pas dû ses plus fraîches inspirations ? ne l’avait-elle pas souvent initié à des enthousiasmes qui l’emportaient si haut dans l’éther de la rêverie, qu’il perdait de vue les choses de la terre ? S’il avait beaucoup souffert à cause d’elle, cette souffrance n’était-elle point l’expiation des joies immenses qu’elle lui avait données ? N’était-ce point la vengeance ordinaire de la destinée humaine, qui interdit le bonheur absolu comme une impiété ? Si la loi chrétienne pardonne à ceux qui ont beaucoup aimé, c’est aussi parce qu’ils auront beaucoup souffert, et l’amour terrestre ne devient une passion divine qu’à la condition de se purifier dans les larmes. De même qu’on s’enivre à respirer l’odeur des roses fanées, de même Rodolphe s’enivrait encore en revivant par le souvenir de cette vie d’autrefois, où chaque jour amenait une élégie nouvelle, un drame terrible, une comédie grotesque. Il repassait par toutes les phases de son étrange amour pour la chère absente, depuis leur lune de miel jusqu’aux orages domestiques qui avaient déterminé leur dernière rupture ; il se rappelait le répertoire de toutes les ruses de son ancienne maîtresse, il redisait tous ses mots. Il la voyait tourner autour de lui dans leur petit ménage, fredonnant sa chanson de Ma mie Annette, et accueillant avec la même gaieté insoucieuse les bons et les mauvais jours. Et en fin de compte il arrivait à se dire que la raison avait toujours eu tort en amour. En effet, qu’avait-il gagné à cette rupture ? Au temps où il vivait avec Mimi, celle-ci le trompait, il était vrai ; mais s’il le savait, c’était sa faute, après tout, et parce qu’il se donnait un mal infini pour l’apprendre, parce qu’il passait son temps à l’affût des preuves, et que lui-même aiguisait les poignards qu’il s’enfonçait dans le cœur. D’ailleurs, Mimi n’était-elle pas assez adroite pour lui démontrer au besoin que c’était lui qui se trompait ? Et puis, avec qui lui était-elle infidèle ? C’était le plus souvent avec un châle, avec un chapeau, avec des choses et non avec des hommes. Cette tranquillité, ce calme qu’il avait espérés en se séparant de sa maîtresse, les avait-il retrouvés après son départ ? Hélas ! non. Il n’y avait de moins qu’elle dans la maison. Autrefois sa douleur pouvait s’épancher, il pouvait s’emporter en injures, en représentations, il pouvait montrer tout ce qu’il souffrait, et exciter la pitié de celle qui causait ses souffrances. Et maintenant sa douleur était solitaire, sa jalousie était devenue de la rage ; car autrefois il pouvait du moins, quand il avait des soupçons, empêcher Mimi de sortir, la garder près de lui, en sa possession ; et maintenant, il la rencontrait dans la rue, au bras de son amant nouveau, et il fallait qu’il se détournât pour la laisser passer, heureuse sans doute, et allant au plaisir.

Cette misérable vie dura trois ou quatre mois. Peu à peu le calme lui revint. Marcel, qui avait fait un long voyage pour se distraire de Musette, revint à Paris et se logea encore avec Rodolphe. Ils se consolaient l’un par l’autre.

Un jour, un dimanche, en traversant le Luxembourg, Rodolphe rencontra Mimi, en grande toilette. Elle allait au bal. Elle lui fit un signe de tête, auquel il répondit par un salut. Cette rencontre lui donna un grand coup dans le cœur, mais cette émotion fut moins douloureuse que de coutume. Il se promena encore quelque temps dans le jardin du Luxembourg, et revint chez lui. Quand Marcel rentra le soir, il le trouva au travail.

— Ah ! bah ! fit Marcel en se penchant sur son épaule, tu travailles… des vers ?

— Oui, répondit Rodolphe avec joie. Je crois que la petite bête n’est pas tout à fait morte. Depuis quatre heures que je suis là, j’ai retrouvé la verve des anciens jours. J’ai rencontré Mimi.

— Bah ! fit Marcel avec inquiétude. Et où en êtes-vous ?

— A pas peur, dit Rodolphe, nous n’avons fait que nous saluer. Ça n’a pas été plus loin que ça.

— Bien vrai ? dit Marcel.

— Bien vrai. C’est fini entre nous, je le sens ; mais si je me remets à travailler, je lui pardonne.

— Si c’est tant fini que ça, ajouta Marcel qui venait de lire les vers de Rodolphe, pourquoi lui fais-tu des vers ?

— Hélas ! reprit le poëte, je prends ma poésie où je la trouve.

Pendant huit jours il travailla à ce petit poëme. Quand il eut fini, il vint le lire à Marcel, qui s’en déclara satisfait, et qui encouragea Rodolphe à utiliser autrement la veine qui lui était revenue.

— Car, fit-il observer, ce n’était pas la peine de quitter Mimi, si tu dois toujours vivre avec son ombre. Après ça, dit-il en souriant, au lieu de prêcher les autres, je ferais mieux de me prêcher moi-même, car j’ai encore de la Musette pleine de cœur. Enfin ! Nous ne serons peut-être pas toujours des jeunes gens affolés de créatures du diable.

— Hélas ! répliqua Rodolphe, il n’est pas besoin de dire à la jeunesse : Va-t’en.

— C’est vrai, dit Marcel, mais il y a des jours où je voudrais être un honnête vieillard, membre de l’Institut, décoré de plusieurs ordres, et revenu des Musettes de ce monde. Le diable m’emporte si j’y retournerais ! Et toi, ajouta l’artiste en riant, aimerais-tu avoir soixante ans ?

— Aujourd’hui, répondit Rodolphe, j’aimerais mieux avoir soixante francs.

Peu de jours après, mademoiselle Mimi, étant entrée dans un café avec le jeune vicomte Paul, ouvrit une Revue où se trouvaient imprimés les vers que Rodolphe avait faits pour elle.

— Bon ! s’écria-t-elle en riant d’abord, voilà encore mon amant Rodolphe qui dit du mal de moi dans les journaux.

Mais quand elle eut achevé la pièce de vers, elle resta silencieuse et toute rêveuse. Le vicomte Paul, devinant qu’elle songeait à Rodolphe, essaya de l’en distraire.

— Je t’achèterai des pendants d’oreilles, lui dit-il.

— Ah ! dit Mimi, vous avez de l’argent, vous !

— Et un chapeau de paille d’Italie, continua le vicomte Paul.

— Non, dit Mimi, si vous voulez me faire plaisir, achetez-moi ça.

Et elle lui montrait la livraison où elle venait de lire la poésie de Rodolphe.

— Ah ! pour cela, non, fit le vicomte piqué.

— C’est bien, répondit Mimi froidement. Je l’achèterai moi-même, avec de l’argent que je gagnerai moi-même. Au fait, j’aime mieux que ce ne soit pas avec le vôtre.

Et pendant deux jours Mimi retourna dans son ancien atelier de fleuriste, où elle gagna de quoi acheter la livraison. Elle apprit par cœur la poésie de Rodolphe ; et, pour faire enrager le vicomte Paul, elle la répétait toute la journée à ses amis. Voici quels étaient ces vers :

Alors que je voulais choisir une maîtresse
Et qu’un jour le hasard fit rencontrer nos pas,

J’ai mis entre tes mains mon cœur et ma jeunesse
Et je t’ai dit : Fais-en tout ce que tu voudras.

Hélas ! ta volonté fut cruelle, ma chère :
Dans tes mains ma jeunesse est restée en lambeaux,
Mon cœur s’est en éclats brisé comme du verre,
Et ma chambre est le cimetière
Où sont enterrés les morceaux
De ce qui t’aima tant naguère.

Entre nous maintenant, n — i, ni, — c’est fini,
Je ne suis plus qu’un spectre et tu n’es qu’un fantôme,
Et sur notre amour mort et bien enseveli,
Nous allons, si tu veux, chanter le dernier psaume.

Pourtant ne prenons point un air écrit trop haut,
Nous pourrions tous les deux n’avoir pas la voix sûre ;
Choisissons un mineur grave et sans fioriture ;
Moi je ferai la basse et toi le soprano.

Mi, ré, mi, do, ré, la. — Pas cet air, ma petite !
S’il entendait cet air que tu chantais jadis,
Mon cœur, tout mort qu’il est, tressaillirait bien vite
Et ressusciterait à ce De Profundis.

Do, mi, fa, sol, mi, do. — Celui-ci me rappelle
Une valse à deux temps qui me fit bien du mal
Le fifre au rire aigu raillait le violoncelle
Qui pleurait sous l’archet ses notes de cristal.

Sol, do, do, si, si, la. — Point cet air, je t’en prie,
Nous l’avons, l’an dernier, ensemble répété
Avec des Allemands qui chantaient leur patrie
Dans les bois de Meudon, par une nuit d’été.

Eh bien ! ne chantons pas, restons-en là, ma chère ;
Et pour n’y plus penser, pour n’y plus revenir,
Sur nos amours défunts, sans haine et sans colère
Jetons en souriant un dernier souvenir.

Nous étions bien heureux dans ta petite chambre
Quand ruisselait la pluie et que soufflait le vent ;
Assis dans le fauteuil, près de l’âtre, en décembre
Aux lueurs de tes yeux j’ai rêvé bien souvent.


La houille pétillait ; en chauffant sur les cendres,
La bouilloire chantait son refrain régulier,
Et faisait un orchestre au bal des salamandres
Qui voltigeaient dans le foyer.

Feuilletant un roman, paresseuse et frileuse,
Tandis que tu fermais tes yeux ensommeillés,
Moi je rajeunissais ma jeunesse amoureuse,
Mes lèvres sur tes mains et mon cœur à tes pieds.

Aussi, quand on entrait, la porte ouverte à peine,
On sentait le parfum d’amour et de gaîté
Dont notre chambre était du matin au soir pleine,
Car le bonheur aimait notre hospitalité.

Puis l’hiver s’en alla ; par la fenêtre ouverte,
Le printemps un matin vint nous donner l’éveil,
Et ce jour-là tous deux dans la campagne verte
Nous allâmes courir au-devant du soleil.

C’était le vendredi de la sainte semaine,
Et, contre l’ordinaire, il faisait un beau temps,
Du val à la colline, et du bois à la plaine,
D’un pied leste et joyeux, nous courûmes longtemps.

Fatigués cependant par ce pèlerinage,
Dans un lieu qui formait un divan naturel
Et d’où l’on pouvait voir au loin le paysage,
Nous nous sommes assis en regardant le ciel.

Les mains pressant les mains, épaule contre épaule,
Et sans savoir pourquoi, l’un et l’autre oppressés,
Notre bouche s’ouvrit sans dire une parole,
Et nous nous sommes embrassés.

Près de nous l’hyacinthe avec la violette
Mariaient leur parfum qui montait dans l’air pur ;
Et nous vîmes tous deux, en relevant la tête,
Dieu qui nous souriait à son balcon d’azur.

Aimez-vous, disait-il ; c’est pour rendre plus douce
La route où vous marchez que j’ai fait sous vos pas
Dérouler en tapis le velours de la mousse.
Embrassez-vous encor, — je ne regarde pas.


Aimez-vous, aimez-vous : dans le vent qui murmure,
Dans les limpides eaux, dans les bois reverdis,
Dans l’astre, dans la fleur, dans la chanson des nids,
C’est pour vous que j’ai fait renaître ma nature.

Aimez-vous, aimez-vous ; et de mon soleil d’or,
De mon printemps nouveau qui réjouit la terre,
Si vous êtes contents, au lieu d’une prière
Pour me remercier — embrassez-vous encor.

Un mois après ce jour, quand fleurirent les roses
Dans le petit jardin que nous avions planté,
Quand je t’aimais le mieux, sans m’en dire les causes
Brusquement ton amour de moi s’est écarté.

Où s’en est-il allé ? partout un peu, je pense ;
Car, faisant triompher l’une et l’autre couleur,
Ton amour inconstant flotte sans préférence
Du brun valet de pique au blond valet de cœur.

Te voilà maintenant heureuse : ton caprice
Règne sur une cour de galants jouvenceaux,
Et tu ne peux marcher sans qu’à tes pieds fleurisse
Un parterre émaillé d’odorants madrigaux.

Dans les jardins de bal, quand tu fais ton entrée,
Autour de toi se forme un cercle langoureux ;
Et le frémissement de ta robe moirée,
Pâme en chœur laudatif ta meute d’amoureux.

Élégamment chaussé d’une souple bottine
Qui serait trop étroite au pied de Cendrillon,
Ton pied est si petit qu’à peine on le devine
Quand la valse t’emporte en son gai tourbillon.

Dans les bains onctueux d’une huile de paresse,
Tes mains, brunes jadis, ont retrouvé depuis
La pâleur de l’ivoire ou du lis que caresse
Le rayon argenté dont s’éclairent les nuits.

Autour de ton bras blanc une perle choisie
Constelle un bracelet ciselé par Froment,
Et sur tes reins cambrés un grand châle d’Asie
En cascade de plis ondule artistement.


La dentelle de Flandre et le point d’Angleterre,
La guipure gothique à la mate blancheur,
Chef-d’œuvre arachnéen d’un âge séculaire,
De ta riche toilette achève la splendeur.

Pour moi, je t’aimais mieux dans tes robes de toile
Printanière, indienne ou modeste organdi,
Atours frais et coquets, simple chapeau sans voile,
Brodequins gris ou noirs, et col blanc tout uni.

Car ce luxe nouveau qui te rend si jolie
Ne me rappelle pas mes amours disparus,
Et tu n’es que plus morte et mieux ensevelie
Dans ce linceul de soie où ton cœur ne bat plus.

Lorsque je composai ce morceau funéraire
Qui n’est qu’un long regret de mon bonheur passé,
J’étais vêtu de noir comme un parfait notaire,
Moins les besicles d’or et le jabot plissé.

Un crêpe enveloppait le manche de ma plume,
Et des filets de deuil encadraient le papier
Sur lequel j’écrivais ces strophes, où j’exhume
Le dernier souvenir de mon amour dernier.

Arrivé cependant à la fin d’un poëme
Où je jette mon cœur dans le fond d’un grand trou,
— Gaîté de croque-mort qui s’enterre lui-même,
Voilà que je me mets à rire comme un fou.

Mais cette gaîté-là n’est qu’une raillerie :
Ma plume en écrivant a tremblé dans ma main,
Et quand je souriais, comme une chaude pluie,
Mes larmes effaçaient les mots sur le vélin.

II

C’était le 24 décembre, et ce soir-là le quartier Latin avait une physionomie particulière. Dès quatre heures du soir, les bureaux du Mont-de-Piété, les boutiques des fripiers et celles des bouquinistes avaient été encombrées par une foule bruyante qui s’en vint dans la soirée prendre d’assaut les boutiques des charcutiers, des rôtisseurs et des épiciers. Les garçons de comptoir, eussent-ils eu cent bras comme Briarée, n’auraient pu suffire à servir les chalands qui s’arrachaient les provisions. On faisait la queue chez les boulangers comme aux jours de disette. Les marchands de vins écoulaient les produits de trois vendanges, et un statisticien habile aurait eu peine à nombrer le chiffre des jambonneaux et des saucissons qui se débitèrent chez le célèbre Borel de la rue Dauphine. Dans cette seule soirée, le père Cretaine, dit Petit-Pain, épuisa dix-huit éditions de ses gâteaux au beurre. Pendant toute la nuit, des clameurs bruyantes s’échappaient des maisons garnies dont les fenêtres flamboyaient, et une atmosphère de kermesse emplissait le quartier.

On célébrait l’antique solennité du réveillon.

Ce soir-là, sur les dix heures, Marcel et Rodolphe rentraient chez eux assez tristement. En remontant la rue Dauphine, ils aperçurent une grande affluence dans la boutique d’un charcutier marchand de comestibles, et ils s’arrêtèrent un instant aux carreaux, tantalisés par le spectacle des odorantes productions gastronomiques ; les deux bohèmes ressemblaient, dans leur contemplation, à ce personnage d’un roman espagnol, qui faisait maigrir les jambons rien qu’en les regardant.

— Ceci s’appelle une dinde truffée, disait Marcel en indiquant une magnifique volaille laissant voir, à travers son épiderme rosé et transparent, les tubercules périgourdins dont elle était farcie. J’ai vu des gens impies manger de cela sans se mettre à genoux devant, ajouta le peintre en jetant sur la dinde des regards capables de la faire rôtir.

— Et que penses-tu de ce modeste gigot de pré-salé ? ajouta Rodolphe. Comme c’est beau de couleur, on le dirait fraîchement décroché de cette boutique de charcutier qu’on voit dans un tableau de Jordaëns. Ce gigot est le mets favori des dieux, et de madame Chandelier, ma marraine.

— Vois un peu ces poissons, reprit Marcel en montrant des truites, ce sont les plus habiles nageurs de la race aquatique. Ces petites bêtes, qui ont l’air de n’avoir aucune prétention, pourraient pourtant s’amasser des rentes en faisant des tours de force ; figure-toi que ça remonte le courant d’un torrent à pic aussi facilement que nous accepterions une invitation à souper ou deux. J’ai failli en manger.

— Et là-bas, ces gros fruits dorés à cône, dont le feuillage ressemble à une panoplie de sabres sauvages, on appelle ça des ananas, c’est la pomme de reinette des tropiques.

— Ça m’est égal, répondit Marcel, en fait de fruits je préfère ce morceau de bœuf, ce jambon ou ce simple jambonneau cuirassé d’une gelée transparente comme de l’ambre.

— Tu as raison, reprit Rodolphe ; le jambon est l’ami de l’homme, quand il en a. Cependant je ne repousserais pas ce faisan.

— Je le crois bien, c’est le plat des têtes couronnées.

Et comme en continuant leur chemin ils rencontrèrent de joyeuses processions qui rentraient pour fêter Momus, Bacchus, Comus et toutes les gourmandes divinités en us, ils se demandèrent l’un à l’autre quel était le seigneur Gamache dont on célébrait les noces avec une si grande profusion de victuailles.

Marcel fut le premier qui se rappela la date et la fête du jour.

— C’est aujourd’hui réveillon, dit-il.

— Te souviens-tu de celui que nous avons fait l’an dernier ? fit Rodolphe.

— Oui, répondit Marcel, chez Momus. C’est Barbemuche qui l’a payé. Je n’aurais jamais supposé qu’une femme aussi délicate que Phémie pût contenir autant de saucisson.

— Quel malheur que Momus nous ait retiré nos entrées, dit Rodolphe.

— Hélas ! dit Marcel, les calendriers se suivent et ne se ressemblent pas.

— Est-ce que tu ne ferais pas bien réveillon ? demanda Rodolphe.

— Avec qui et avec quoi ? répliqua le peintre.

— Avec moi, donc.

— Et de l’or ?

— Attends un peu, dit Rodolphe, je vais entrer dans ce café où je connais des gens qui jouent gros jeu. J’emprunterai quelques sesterces à un favorisé de la chance, et je rapporterai de quoi arroser une sardine ou un pied de cochon.

— Va donc, fit Marcel, j’ai une faim caniche ! je t’attends là.

Rodolphe monta au café, où il connaissait du monde. Un monsieur, qui venait de gagner trois cents francs en dix tours de bouillotte, se fit un véritable plaisir de prêter au poëte une pièce de quarante sous, qu’il lui offrit enveloppée dans cette mauvaise humeur que donne la fièvre du jeu. Dans un autre instant et ailleurs qu’autour d’un tapis vert, il aurait peut-être prêté quarante francs.

— Eh bien ? demanda Marcel en voyant redescendre Rodolphe.

— Voici la recette, dit le poëte en montrant l’argent.

— Une croûte et une goutte, fit Marcel.

Avec cette somme modique, ils trouvèrent cependant le moyen d’avoir du pain, du vin, de la charcuterie, du tabac, de la lumière et du feu.

Ils rentrèrent dans l’hôtel garni où ils habitaient chacun une chambre séparée. Le logement de Marcel, qui lui servait d’atelier, étant le plus grand, fut choisi pour la salle du festin, et les amis y firent en commun les apprêts de leur Balthasar intime.

Mais à cette petite table où ils s’étaient assis, auprès de ce feu où les bûches humides d’un mauvais bois flotté se consumaient sans flamme et sans chaleur, vint s’asseoir et s’attabler, convive mélancolique, le fantôme du passé disparu.

Ils restèrent, pendant une heure au moins, silencieux et pensifs, tous deux sans doute préoccupés de la même idée et s’efforçant de la dissimuler. Ce fut Marcel le premier qui rompit le silence.

— Voyons, dit-il à Rodolphe, ce n’est pas là ce que nous nous étions promis.

— Que veux-tu dire ? fit Rodolphe.

— Eh ! mon Dieu ! répliqua Marcel, vas-tu pas feindre avec moi maintenant ! Tu songes à ce qu’il faut oublier, et moi aussi, parbleu… Je ne le nie pas.

— Eh bien, alors…

— Eh bien, il faut que ce soit la dernière fois. Au diable les souvenirs qui font trouver le vin mauvais et nous rendent tristes quand tout le monde s’amuse ! s’écria Marcel en faisant allusion aux cris joyeux qui s’échappaient des chambres voisines de la leur. Allons, pensons à autre chose, et que ce soit la dernière fois.

— C’est ce que nous disons toujours, et pourtant… fit Rodolphe en retournant à sa rêverie.

— Et pourtant nous y revenons sans cesse, reprit Marcel. Cela tient à ce que, au lieu de chercher franchement l’oubli, nous faisons des choses les plus futiles des prétextes pour rappeler le souvenir ; cela tient surtout à ce que nous nous obstinons à vivre dans le même milieu où ont vécu les créatures qui ont fait si longtemps notre tourment. Nous sommes les esclaves d’une habitude, moins que d’une passion. C’est cette captivité qu’il faut rompre, ou nous nous épuiserons dans un esclavage ridicule et honteux. Eh bien, le passé est passé, il faut briser les liens qui nous y rattachent encore ; l’heure est venue d’aller en avant sans plus regarder en arrière ; nous avons fait notre temps de jeunesse, d’insouciance et de paradoxe. Tout cela est très-beau, on en ferait un joli roman ; mais cette comédie des folies amoureuses, ce gaspillage des jours perdus avec la prodigalité des gens qui croient avoir l’éternité à dépenser, tout cela doit avoir un dénoûment. Sous peine de justifier le mépris qu’on ferait de nous, et de nous mépriser nous-mêmes, il ne nous est pas possible de continuer à vivre encore longtemps en marge de la société, en marge de la vie presque. Car enfin, est-ce une existence que celle que nous menons ? et cette indépendance, cette liberté de mœurs dont nous nous vantons si fort, ne sont-ce pas là des avantages bien médiocres ? La vraie liberté, c’est de pouvoir se passer d’autrui et d’exister par soi-même ; en sommes-nous là ? Non ! Le premier gredin venu, dont nous ne voudrions pas porter le nom pendant cinq minutes, se venge de nos railleries et devient notre seigneur et maître le jour où nous lui empruntons cent sous, qu’il nous prête après nous avoir fait dépenser pour cent écus de ruses ou d’humilité. Pour mon compte, j’en ai assez. La poésie n’existe pas seulement dans le désordre de l’existence, dans les bonheurs improvisés, dans des amours qui durent l’existence d’une chandelle, dans des rébellions plus ou moins excentriques contre les préjugés qui seront éternellement les souverains du monde : on renverse plus facilement une dynastie qu’un usage, fût-il même ridicule. Il ne suffit point de mettre un paletot d’été dans le mois de décembre pour avoir du talent ; on peut être un poëte ou un artiste véritable en se tenant les pieds chauds et en faisant ses trois repas. Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, si l’on veut arriver à quelque chose, il faut toujours prendre la route du lieu commun. Ce discours t’étonne peut-être, ami Rodolphe, tu vas dire que je brise mes idoles, tu vas m’appeler corrompu, et cependant ce que je te dis est l’expression de ma pensée sincère. À mon insu, il s’est opéré en moi une lente et salutaire métamorphose : la raison est entrée dans mon esprit, avec effraction, si tu veux, et malgré moi peut-être ; mais elle est entrée enfin, et m’a prouvé que j’étais dans une mauvaise voie et qu’il y aurait à la fois ridicule et danger à y persévérer. En effet, qu’arrivera-t-il si nous continuons l’un et l’autre ce monotone et inutile vagabondage ? Nous arriverons au bord de nos trente ans, inconnus, isolés, dégoûtés de tout et de nous-mêmes, pleins d’envie envers tous ceux que nous verrons arriver à un but, quel qu’il soit, obligés pour vivre de recourir aux moyens honteux du parasitisme, et n’imagine pas que ce soit là un tableau de fantaisie que j’invoque exprès pour t’épouvanter. Je ne vois pas systématiquement l’avenir en noir, mais je ne le vois pas en rose non plus ; je vois juste. Jusqu’à présent, l’existence que nous avons menée nous était imposée ; nous avions l’excuse de la nécessité. Aujourd’hui nous ne serions plus excusables ; et si nous ne rentrons pas dans la vie commune, ce sera volontairement, car les obstacles contre lesquels nous avons eu à lutter n’existent plus.

— Ah çà ! dit Rodolphe, où veux-tu en venir ? à quel propos et à quoi bon cette mercuriale ?

— Tu me comprends parfaitement, répondit Marcel avec le même accent sérieux ; tout à l’heure, ainsi que moi, je t’ai vu envahi par des souvenirs qui te faisaient regretter le temps passé : tu pensais à Mimi comme moi je pensais à Musette ; tu aurais voulu, comme moi, avoir ta maîtresse à tes côtés. Eh bien, je dis que nous ne devons plus ni l’un ni l’autre songer à ces créatures ; que nous n’avons pas été créés et mis au monde uniquement pour sacrifier notre existence à ces Manons vulgaires, et que le chevalier Desgrieux qui est si beau, si vrai et si poétique, ne se sauve du ridicule que par sa jeunesse et par les illusions qu’il avait su conserver. À vingt ans, il peut suivre sa maîtresse aux îles sans cesser d’être intéressant ; mais à vingt-cinq ans il aurait mis Manon à la porte, et il aurait eu raison. Nous avons beau dire, nous sommes vieux, vois-tu, mon cher ; nous avons vécu trop et trop vite ; notre cœur est fêlé et ne rend plus que des sons faux ; on n’est pas impunément pendant trois ans amoureux d’une Musette ou d’une Mimi. Pour moi, c’est bien fini ; et, comme je veux divorcer complétement avec son souvenir, je vais actuellement jeter au feu quelques petits objets qu’elle a laissés chez moi dans ses diverses stations, et qui me forcent à songer à elle quand je le retrouve.

Et Marcel, qui s’était levé, alla prendre dans le tiroir d’une commode un petit carton dans lequel se trouvaient les souvenirs de Musette, un bouquet fané, une ceinture, un bout de ruban et quelques lettres.

— Allons, dit-il au poëte, imite-moi, ami Rodolphe.

— Eh bien, soit ! s’écria celui-ci en faisant un effort, tu as raison. Moi aussi, je veux en finir avec cette fille aux mains pâles.

Et s’étant levé brusquement, il alla chercher un petit paquet contenant des souvenirs de Mimi, à peu près de la même nature que ceux dont Marcel faisait silencieusement l’inventaire.

— Ça tombe bien, murmura le peintre. Ces biblots vont nous servir à rallumer le feu qui s’éteint.

— En effet, ajouta Rodolphe, il fait ici une température capable de faire éclore des ours blancs.

— Allons, dit Marcel, brûlons en duo. Tiens, voilà la prose de Musette qui flambe comme un feu de punch ; elle aimait joliment ça, le punch. Allons, ami Rodolphe, attention !

Et, pendant quelques minutes, ils jetèrent alternativement dans le foyer, qui flambait clair et bruyant, le reliquaire de leur tendresse passée.

— Pauvre Musette, disait tout bas Marcel en regardant la dernière chose qui lui restait dans les mains.

C’était un petit bouquet fané, composé de fleurs des champs.

— Pauvre Musette, elle était bien jolie pourtant, et elle m’aimait bien, n’est-ce pas, petit bouquet, son cœur te l’a dit le jour où tes fleurs étaient à sa ceinture ? Pauvre petit bouquet, tu as l’air de me demander grâce ; eh bien, oui, mais à une condition, c’est que tu ne me parleras plus d’elle, jamais ! jamais !

Et, profitant d’un moment où il croyait n’être pas aperçu par Rodolphe, il glissa le bouquet dans sa poitrine.

— Tant pis, c’est plus fort que moi. Je triche, pensa le peintre.

Et comme il jetait un regard furtif sur Rodolphe, il vit le poëte qui, arrivé à la fin de son auto-da-fé, mettait sournoisement dans sa poche, après l’avoir baisé avec tendresse, un petit bonnet de nuit qui avait appartenu à Mimi.

— Allons, murmura Marcel, il est aussi lâche que moi.

Au moment même où Rodolphe allait rentrer dans sa chambre pour se coucher, on frappa deux petits coups à la porte de Marcel.

— Qui diable peut venir à cette heure ? dit le peintre en allant ouvrir.

Un cri d’étonnement lui échappa quand il eut ouvert sa porte.

C’était Mimi.

Comme la chambre était très-obscure, Rodolphe ne reconnut pas d’abord sa maîtresse ; et, distinguant seulement une femme, il pensa que c’était une des conquêtes de passage de son ami, et par discrétion il se disposa à se retirer.

— Je vous dérange, dit Mimi, qui était restée sur le seuil de la porte.

— À cette voix, Rodolphe tomba sur sa chaise comme foudroyé.

— Bonsoir, lui dit Mimi en s’approchant de lui et en lui serrant la main, qu’il se laissa prendre machinalement.

— Qui diable vous amène ici, demanda Marcel, et à cette heure ?

— J’ai bien froid, reprit Mimi en frissonnant ; j’ai vu de la lumière chez vous en passant dans la rue, et, quoiqu’il soit bien tard, je suis montée.

Et elle tremblait toujours ; sa voix avait des sonorités cristallines qui entraient dans le cœur de Rodolphe comme un glas funèbre et l’emplissaient d’une lugubre épouvante et la regarda plus attentivement à la dérobée. Ce n’était plus Mimi, c’était son spectre.

Marcel la fit asseoir au coin de la cheminée.

Mimi sourit en voyant la belle flamme qui dansait joyeusement dans le foyer.

— C’est bien bon, dit-elle en approchant de l’âtre ses pauvres mains violettes. À propos, monsieur Marcel, vous ne savez pas pourquoi je suis venue chez vous ?

— Ma foi non, répondit celui-ci.

— Eh bien, reprit Mimi, je venais tout simplement vous demander si vous ne pouviez pas me faire avoir une chambre dans votre maison. On vient de me renvoyer de mon hôtel garni, parce que je dois deux quinzaines, et je ne sais pas où aller.

— Diable ! fit Marcel en hochant la tête, nous ne sommes pas en bonne odeur chez notre hôtelier, et notre recommandation serait déplorable, ma pauvre enfant.

— Comment donc faire alors ? dit Mimi, c’est que je ne sais pas où aller.

— Ah çà ! demanda Marcel, vous n’êtes donc plus vicomtesse ?

— Ah ! mon Dieu, non, plus du tout.

— Mais depuis quand ?

— Depuis deux mois déjà.

— Vous avez donc fait des misères au jeune vicomte ?

— Non, dit-elle en jetant un regard à la dérobée sur Rodolphe, qui s’était mis dans l’angle le plus obscur de la chambre, le vicomte m’a fait une scène à cause des vers qu’on a composés sur moi. Nous nous sommes disputés, et je l’ai envoyé promener ; c’est un fier cancre, allez.

— Cependant, dit Marcel, il vous avait joliment bien nippée, à ce que j’ai vu le jour où je vous ai rencontrée.

— Eh bien ! fit Mimi, figurez-vous qu’il m’a tout repris quand je suis partie, et j’ai appris qu’il avait mis mes effets en loterie dans une mauvaise table d’hôte, où il m’emmenait dîner. Il est pourtant riche ce garçon, et avec toute sa fortune il est avare comme une bûche économique, et bête comme une oie ; il ne voulait pas que je busse du vin pur, et me faisait faire maigre les vendredis. Croiriez-vous qu’il voulait que je misse des bas de laine noire, sous le prétexte que c’était moins salissant que les blancs ! On n’a pas idée de ça ; enfin, il m’a joliment ennuyée, allez. Je puis bien dire que j’ai fait mon purgatoire avec lui.

— Et sait-il quelle est votre position ? demanda Marcel.

— Je ne l’ai pas revu ni ne veux pas le voir, répliqua Mimi, il me donne le mal de mer quand je pense à lui ; j’aimerais mieux mourir de faim que de lui demander un sou.

— Mais, continua Marcel, depuis que vous l’avez quitté, vous n’êtes pas restée seule.

— Ah ! s’écria Mimi avec vivacité, je vous assure que si, monsieur Marcel : j’ai travaillé pour vivre ; seulement, comme l’état de fleuriste n’allait pas très-bien, j’en ai pris un autre : je pose pour les peintres. Si vous avez de l’ouvrage à me donner… ajouta-t-elle gaiement.

Et, ayant remarqué un mouvement échappé à Rodolphe qu’elle ne quittait pas des yeux tout en parlant à son ami, Mimi reprit :

— Ah ! mais, je ne pose que pour la tête et pour les mains. J’ai beaucoup d’ouvrage, et on me doit de l’argent dans deux ou trois endroits ; j’en recevrai dans deux jours, c’est d’ici là seulement que je voudrais trouver où loger. Quand j’aurai de l’argent, je retournerai dans mon hôtel. Tiens, dit-elle en regardant la table, où se trouvaient encore les préparatifs du modeste festin auquel les deux amis avaient à peine touché, vous allez souper ?

— Non, dit Marcel, nous n’avons pas faim.

— Vous êtes bien heureux, dit naïvement Mimi.

— À cette parole, Rodolphe sentit son cœur qui se serrait horriblement ; il fit à Marcel un signe que celui-ci comprit.

— Au fait, dit l’artiste, puisque vous voilà, Mimi, vous partagerez la fortune du pot. Nous nous étions proposé de faire réveillon avec Rodolphe, et puis… ma foi, nous avons pensé à autre chose.

— Alors, j’arrive bien, dit Mimi, en jetant sur la table où était la nourriture un regard presque affamé. Je n’ai pas dîné, mon cher, glissa-t-elle tout bas à l’artiste, de façon à ne pas être entendue de Rodolphe qui mordait son mouchoir pour ne pas éclater en sanglots.

— Approche-toi donc, Rodolphe, dit Marcel à son ami ; nous allons souper tous les trois.

— Non, dit le poëte en restant dans son coin.

— Est-ce que ça vous fâche, Rodolphe, que je sois venue ici ? lui demanda Mimi avec douceur ; où voulez-vous que j’aille ?

— Non, Mimi, répondit Rodolphe, seulement j’ai du chagrin à vous revoir ainsi.

— C’est ma faute, Rodolphe, je ne me plains pas ; ce qui est passé est passé, n’y songez pas plus que moi. Est-ce que vous ne pourriez plus être mon ami, parce que vous avez été autre chose ? si, tout de même, n’est-ce pas ? Eh bien, alors, ne me faites pas mauvaise mine, et venez vous mettre à table avec nous.

Elle se leva pour aller le prendre par la main, mais elle était si faible, qu’elle ne put faire un pas et retomba sur la chaise.

— La chaleur m’a engourdie, dit-elle, je ne peux pas me tenir.

— Allons, dit Marcel à Rodolphe, viens nous faire compagnie.

Le poëte s’approcha de la table et se mit à manger avec eux. Mimi était très-gaie.

Quand le frugal souper fut terminé, Marcel dit à Mimi :

— Ma chère enfant, il ne nous est pas possible de vous faire donner une chambre dans la maison.

— Il faut donc que je m’en aille, dit-elle en essayant de se lever.

— Mais non ! mais non ! s’écria Marcel, j’ai un autre moyen d’arranger l’affaire ; vous allez rester dans ma chambre, et moi j’irai loger avec Rodolphe.

— Ça va bien vous gêner, fit Mimi, mais ça ne durera pas longtemps, deux jours.

— Comme ça, ça ne nous gêne pas du tout, répondit Marcel ; ainsi, c’est entendu, vous êtes ici chez vous, et nous, nous allons nous coucher chez Rodolphe. Bonsoir, Mimi dormez bien.

— Merci, dit-elle en tendant la main à Marcel et à Rodolphe qui s’éloignaient.

— Voulez-vous vous enfermer ? lui demanda Marcel quand il fut près de la porte.

— Pourquoi ? fit Mimi en regardant Rodolphe, je n’ai pas peur !

Quand les deux amis furent seuls dans la chambre voisine qui était sur le même carré, Marcel dit brusquement à Rodolphe :

— Eh bien, qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?

— Mais, balbutia Rodolphe, je ne sais pas.

— Allons, voyons, ne lanterne pas, va rejoindre Mimi ; si tu y retournes, je te prédis que demain vous serez remis ensemble.

— Si c’était Musette qui fût revenue, qu’est-ce que tu ferais, toi ? demanda Rodolphe à son ami.

— Si c’était Musette qui fût dans la chambre voisine répondit Marcel, eh bien, franchement, je crois qu’il y a un quart d’heure que je ne serais plus dans celle-ci.

— Eh bien, moi, dit Rodolphe, je serai plus courageux que toi, je reste.

— Nous le verrons parbleu ! bien, dit Marcel qui s’était déjà mis au lit ; est-ce que tu vas te coucher ?

— Certes, oui, répondit Rodolphe.

Mais, au milieu de la nuit, Marcel s’étant réveillé, il s’aperçut que Rodolphe l’avait quitté.

Le matin, il alla frapper discrètement à la porte de la chambre où était Mimi.

— Entrez, lui dit-elle ; et en le voyant elle lui fit signe de parler bas pour ne pas réveiller Rodolphe qui dormait. Il était assis dans un fauteuil qu’il avait approché du lit, sa tête posée sur l’oreiller à côté de celle de Mimi.

— C’est comme ça que vous avez passé la nuit ? demanda Marcel très-étonné.

— Oui, répondit la jeune femme.

Rodolphe se réveilla subitement, et, après avoir embrassé Mimi, il tendit la main à Marcel, qui paraissait très-intrigué.

— Je vais aller chercher de l’argent pour déjeuner, dit-il au peintre, tu tiendras compagnie à Mimi.

— Eh bien ! demanda Marcel à la jeune femme quand ils furent seuls, que s’est-il passé cette nuit ?

— Des choses bien tristes, dit Mimi, Rodolphe m’aime toujours.

— Je le sais bien.

— Oui, vous avez voulu l’éloigner de moi, je ne vous en veux pas, Marcel, vous aviez raison ; je lui ai fait du mal à ce pauvre garçon.

— Et vous, demanda Marcel, est-ce que vous l’aimez encore ?

— Ah ! si je l’aime, dit-elle en joignant les mains, c’est ce qui fait mon tourment. Je suis bien changée, allez, mon pauvre ami, et il a fallu peu de temps pour cela.

— Eh bien ! puisqu’il vous aime, que vous l’aimez, et que vous ne pouvez pas vous passer l’un de l’autre, remettez-vous ensemble, et tâchez donc d’y rester une bonne fois.

— C’est impossible, fit Mimi.

— Pourquoi ? demanda Marcel. Certainement il serait plus raisonnable que vous vous quittassiez ; mais pour ne plus vous revoir, il faudrait que vous fussiez à mille lieues l’un de l’autre.

— Avant peu, je serai plus loin que ça.

— Hein, que voulez-vous dire ?

— N’en parlez pas à Rodolphe, cela lui ferait trop de chagrin, je vais m’en aller pour toujours.

— Mais où ?

— Tenez, mon pauvre Marcel, dit Mimi en sanglotant, regardez. Et relevant un peu le drap de son lit, elle montra à l’artiste ses épaules, son cou et ses bras.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria douloureusement Marcel, pauvre fille !

— N’est-ce pas, mon ami, que je ne me trompe pas et que je vais mourir bientôt ?

— Mais, comment êtes-vous devenue ainsi en si peu de temps ?

— Ah ! répliqua Mimi, avec la vie que je mène depuis deux mois, ce n’est pas étonnant : toutes les nuits passées à pleurer, les jours à poser dans les ateliers sans feu, la mauvaise nourriture, le chagrin que j’avais ; et puis, vous ne savez pas tout : j’ai voulu m’empoisonner avec de l’eau de Javelle ; on m’a sauvée, mais pas pour longtemps, vous voyez. Avec ça que je n’ai jamais été bien portante ; enfin, c’est ma faute : si j’étais restée tranquille avec Rodolphe, je n’en serais pas là. Pauvre ami, voilà encore que je lui retombe sur les bras, mais ce ne sera pas pour longtemps, la dernière robe qu’il me donnera sera toute blanche, mon pauvre Marcel, et on m’enterrera avec. Ah ! si vous saviez comme je souffre de savoir que je vais mourir ! Rodolphe sait que je suis malade ; il est resté plus d’une heure sans parler, hier, quand il a vu mes bras et mes épaules si maigres ; il ne reconnaissait plus sa Mimi, hélas !… mon miroir même ne me reconnaît plus. Ah ! c’est égal, j’ai été jolie, et il m’a bien aimée. Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en cachant sa figure dans les mains de Marcel, mon pauvre ami, je vais vous quitter et Rodolphe aussi. Ah ! mon Dieu ! Et les sanglots étranglèrent sa voix.

— Allons, Mimi, dit Marcel, ne vous désolez pas, vous vous guérirez ; il faut seulement beaucoup de soins et de tranquillité.

— Ah ! non, fit Mimi, c’est bien fini, je le sens. Je n’ai plus de forces ; et quand je suis venue ici hier au soir, j’ai mis plus d’une heure à monter l’escalier. Si j’avais trouvé une femme, c’est moi qui serais joliment descendue par la fenêtre. Cependant il était libre, puisque nous n’étions plus ensemble ; mais, voyez-vous, Marcel, j’étais bien sûre qu’il m’aimait encore. C’est pour ça, dit-elle en fondant en larmes, c’est pour ça que je ne voudrais pas mourir tout de suite : mais c’est fini, tout à fait. Tenez, Marcel, faut qu’il soit bien bon ce pauvre ami, pour m’avoir reçue après tout le mal que je lui ai fait. Ah ! le bon Dieu n’est pas juste, puisqu’il ne me laisse pas seulement le temps de faire oublier à Rodolphe le chagrin que je lui ai causé. Il ne se doute pas de l’état où je suis. Je n’ai pas voulu qu’il se couchât à côté de moi, voyez-vous, car il me semble que j’ai déjà les vers de la terre après mon corps. Nous avons passé la nuit à pleurer et à parler d’autrefois. Ah ! comme c’est triste, mon ami, de voir derrière soi le bonheur auprès duquel on est passé jadis sans le voir ! J’ai du feu dans la poitrine ; et quand je remue mes membres, il me semble qu’ils vont se briser. Tenez, dit-elle à Marcel, passez-moi donc ma robe. Je vais faire les cartes pour savoir si Rodolphe apportera de l’argent. Je voudrais faire un bon déjeuner avec vous ! comme autrefois, ça ne me ferait pas de mal ; Dieu ne peut pas me rendre plus malade que je ne le suis. Voyez, dit-elle à Marcel en montrant le jeu de cartes qu’elle venait de couper, voilà du pique. C’est la couleur de la mort. Et voilà du trèfle, ajouta-t-elle plus gaiement. Oui, nous aurons de l’argent.

Marcel ne savait que dire devant le délire lucide de cette créature qui avait, comme elle le disait, les vers du tombeau après elle !

Au bout d’une heure Rodolphe rentra. Il était accompagné de Schaunard et de Gustave Colline. Le musicien était en paletot d’été. Il avait vendu ses habits de drap pour prêter de l’argent à Rodolphe, en apprenant que Mimi était malade. Colline, de son côté, avait été vendre des livres. On aurait voulu lui acheter un bras ou une jambe, qu’il y aurait consenti plutôt que de se défaire de ces chers bouquins. Mais Schaunard lui avait fait observer qu’on ne pourrait rien faire de son bras ou de sa jambe.

Mimi s’efforça de reprendre sa gaieté pour accueillir ses anciens amis.

— Je ne suis plus méchante, leur dit-elle, et Rodolphe m’a pardonné. S’il veut me garder avec lui, je mettrai des sabots et une marmotte, ça m’est bien égal. Décidément la soie n’est pas bonne pour ma santé, ajouta-t-elle avec un affreux sourire.

Sur les observations de Marcel, Rodolphe avait envoyé chercher un de ses amis, qui venait d’être reçu médecin. C’était le même qui avait jadis soigné la petite Francine. Quand il arriva, on le laissa seul avec Mimi.

Rodolphe, prévenu d’avance par Marcel, savait déjà le danger que courait sa maîtresse. Lorsque le médecin eut consulté Mimi, il dit à Rodolphe :

— Vous ne pouvez pas la garder. À moins d’un miracle elle est perdue. Il faut l’envoyer à l’hôpital. Je vais vous donner une lettre pour la Pitié ; j’y connais un interne, on prendra bien soin d’elle. Si elle atteint le printemps, peut-être la tirerons-nous de là ; mais si elle reste ici, dans huit jours elle ne sera plus.

— Je n’oserai jamais lui proposer cela, dit Rodolphe.

— Je le lui ai dit, moi, répondit le médecin, et elle y consent. Demain je vous enverrai le bulletin d’admission à la Pitié.

— Mon ami, dit Mimi à Rodolphe, le médecin a raison, vous ne pourriez pas me soigner ici. À l’hospice on me guérrira peut-être ; il faut m’y conduire. Ah ! vois-tu, j’ai tant envie de vivre à présent, que je consentirais à finir mes jours une main dans le feu, et l’autre dans la tienne. D’ailleurs tu viendras me voir. Il ne faudra pas te faire de chagrin ; je serai bien soignée, ce jeune homme me l’a dit. On donne du poulet, à l’hôpital, et on fait du feu. Pendant que je me soignerai, tu travailleras pour gagner de l’argent, et quand je serai guérie, je reviendrai demeurer avec toi. J’ai beaucoup d’espérance maintenant. Je redeviendrai jolie comme autrefois. J’ai déjà été malade dans le temps, quand je ne te connaissais pas ; on m’a sauvée. Pourtant je n’étais pas heureuse dans ce temps-là, j’aurais bien dû mourir. Maintenant que je t’ai retrouvé et que nous pouvons être heureux, on me sauvera encore, car je me défendrai joliment contre la maladie. Je boirai toutes les mauvaises choses qu’on me donnera, et si la mort me prend, ce sera de force. Donne-moi le miroir, il me semble que j’ai des couleurs. Oui, dit-elle en se regardant dans la glace, voilà déjà mon bon teint qui me revient ; et mes mains, vois, dit-elle, elles sont toujours bien gentilles ; embrasse-les encore une fois, ça ne sera pas la dernière, va, mon pauvre ami, dit-elle en serrant Rodolphe par le cou et en lui noyant le visage dans ses cheveux déroulés.

Avant de partir à l’hôpital, elle voulut que ses amis les bohèmes restassent pour passer la soirée avec elle. Faites-moi rire, dit-elle, la gaieté c’est ma santé. C’est ce bonnet de nuit de vicomte qui m’a rendue malade. Il voulait m’apprendre l’orthographe, figurez-vous ; qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Et ses amis donc, quelle société ! une vraie basse-cour, dont le vicomte était le paon. Il marquait son linge lui-même. S’il se marie jamais, je suis sûre que c’est lui qui fera les enfants.

Rien de plus navrant que la gaieté quasi posthume de cette malheureuse fille. Tous les bohèmes faisaient de pénibles efforts pour dissimuler leurs larmes et maintenir la conversation sur le ton de plaisanterie où l’avait montée la pauvre enfant, pour laquelle la destinée filait si vite le lin du dernier vêtement.

Le lendemain au matin, Rodolphe reçut le bulletin de l’hôpital. Mimi ne pouvait pas se tenir sur ses jambes ; il fallut qu’on la descendit à la voiture. Pendant le trajet, elle souffrit horriblement des cahots du fiacre. Au milieu de ces souffrances, la dernière chose qui meurt chez les femmes, la coquetterie, survivait encore ; deux ou trois fois elle fit arrêter la voiture devant les magasins de nouveautés, pour regarder les étalages.

En entrant dans la salle indiquée par son bulletin, Mimi ressentit un grand coup au cœur ; quelque chose lui dit intérieurement que c’était entre ces murs lépreux et désolés que s’achèverait sa vie. Elle employa tout ce qu’elle avait de volonté pour dissimuler l’impression lugubre qui l’avait glacée.

Quand elle fut couchée dans le lit, elle embrassa Rodolphe une dernière fois et lui dit adieu, en lui recommandant de venir la voir le dimanche suivant, qui était jour d’entrée.

— Ça sent bien mauvais ici, lui dit-elle, apporte-moi des fleurs, des violettes, il y en a encore.

— Oui, dit Rodolphe, adieu, à dimanche.

Et il tira sur elle les rideaux du lit. En entendant sur le parquet les pas de son amant qui s’en allait, Mimi fut prise soudainement d’un accès de fièvre presque délirante. Elle ouvrit brusquement les rideaux, et, se penchant à demi hors du lit, elle s’écria d’une voix entrecoupée de larmes :

— Rodolphe, r’emmène-moi ! je veux m’en aller !

La religieuse accourut à son cri et tâcha de la calmer.

— Oh ! dit Mimi, je vais mourir ici.

Le dimanche matin, qui était le jour où il devait aller voir Mimi, Rodolphe se rappela qu’il lui avait promis des violettes. Par une superstition poétique et amoureuse, il alla à pied, par un temps horrible, chercher les fleurs que lui avait demandées son amie, dans ces bois d’Aulnay et de Fontenay, où tant de fois il avait été avec elle. Cette nature si gaie, si joyeuse, sous le soleil des beaux jours de juin et d’août, il la trouva morne et glacée. Pendant deux heures il battit les buissons couverts de neige, souleva les massifs et les bruyères avec un petit bâton, et finit par réunir quelques brins de paillettes, justement dans une partie de bois qui avoisine l’étang du Plessis, et dont ils faisaient tous les deux leur retraite favorite quand ils venaient à la campagne.

En traversant le village de Châtillon pour retourner à Paris, Rodolphe rencontra sur la place de l’Église le cortége d’un baptême, dans lequel il reconnut un de ses amis qui était parrain avec une artiste de l’Opéra.

— Que diable faites-vous par ici ? demanda l’ami, très-surpris de voir Rodolphe dans ce pays.

Le poëte lui conta ce qui lui arrivait.

Le jeune homme, qui avait connu Mimi, fut très-attristé par ce récit, et, fouillant dans sa poche, il tira un sac de bonbons du baptême, et le remit à Rodolphe.

— Cette pauvre Mimi, vous lui donnerez ça de ma part, et vous lui direz que j’irai la voir.

— Venez donc vite, si vous voulez arriver à temps, lui dit Rodolphe en le quittant.

Quand Rodolphe arriva à l’hôpital, Mimi, qui ne pouvait pas bouger, lui sauta au cou d’un regard.

— Ah ! voilà mes fleurs, s’écria-t-elle avec le sourire du désir satisfait.

Rodolphe lui conta son pèlerinage dans cette campagne qui avait été le paradis de leurs amours.

— Chères fleurs, dit la pauvre fille en baisant les violettes. Les bonbons la rendirent très-heureuse aussi. On ne m’a donc pas tout à fait oubliée ! Vous êtes bons, vous autres jeunes gens. Ah ! je les aime bien, tous tes amis, va ! dit-elle à Rodolphe.

Cette entrevue fut presque gaie. Schaunard et Colline avaient rejoint Rodolphe. Il fallut que les infirmiers vinssent les faire sortir, car ils avaient dépassé l’heure de la visite.

— Adieu, dit Mimi ; à jeudi, sans faute, et venez de bonne heure.

Le lendemain, en rentrant chez lui le soir, Rodolphe reçut une lettre d’un élève en médecine, interne à l’hôpital, et à qui il avait recommandé sa malade. La lettre ne contenait que deux mots :

« Mon ami, j’ai une bien mauvaise nouvelle à vous apprendre : le no 8 est mort. Ce matin, en passant dans la salle, j’ai trouvé le lit vide. »

Rodolphe tomba sur une chaise et ne versa pas une larme. Quand Marcel rentra le soir, il trouva son ami dans la même attitude abrutie ; d’un geste, le poëte lui montra la lettre.

— Pauvre fille ! dit Marcel.

— C’est étrange, fit Rodolphe, je ne sens rien là. Est-ce que mon amour était mort en apprenant que Mimi devait mourir ?

— Qui sait ! murmura le peintre.

La mort de Mimi causa un grand deuil dans le cénacle de la Bohème.

Huit jours après, Rodolphe rencontra dans la rue l’interne qui lui avait annoncé la mort de sa maîtresse.

— Ah ! mon cher Rodolphe, dit celui-ci en courant au devant du poëte, pardonnez-moi le mal que je vous ai fait avec mon étourderie.

— Que voulez-vous dire ? fit Rodolphe étonné.

— Comment, répliqua l’interne, vous ne savez pas, vous ne l’avez pas revue !

— Qui ? s’écria Rodolphe.

— Elle, Mimi.

— Quoi, dit le poëte qui devint tout pâle.

— Je m’étais trompé. Quand je vous ai écrit cette affreuse nouvelle, j’avais été victime d’une erreur ; et voici comment. J’étais resté absent de l’hôpital pendant deux jours. Quand j’y suis revenu, en suivant la visite, j’ai trouvé le lit de votre femme vide. J’ai demandé à la sœur où était la malade ; elle m’a répondu qu’elle était morte dans la nuit. Voici ce qui était arrivé. Pendant mon absence, Mimi avait été changée de salle et de lit. Au no 8 qu’elle avait quitté, on avait mis une autre femme qui mourut le même jour. C’est ce qui vous explique l’erreur dans laquelle je suis tombé. Le lendemain du jour où je vous ai écrit, j’ai retrouvé Mimi dans une salle voisine. Votre absence l’avait mise dans un état horrible ; elle m’a donné une lettre pour vous. Je l’ai portée à votre hôtel à l’instant même.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Rodolphe, depuis que j’ai cru que Mimi était morte, je ne suis pas rentré chez moi. J’ai couché à droite et à gauche chez mes amis. Mimi est vivante ! Ô mon Dieu ! que doit-elle penser de mon absence ! Pauvre fille ! pauvre fille ! comment est-elle ? quand l’avez-vous vue ?

— Avant-hier matin, elle n’allait ni mieux ni plus mal ; elle est très-inquiète et vous croit malade.

— Conduisez-moi sur-le-champ à la Pitié, dit Rodolphe, que je la voie.

— Attendez-moi un instant, dit l’interne quand ils furent à la porte de l’hôpital, je vais demander au directeur une permission pour vous faire entrer.

Rodolphe attendit un quart d’heure sous le vestibule. Quand l’interne revint vers lui, il lui prit la main et ne lui dit que ces mots :

— Mon ami, supposez que la lettre que je vous ai écrite, il y a huit jours, était vraie.

— Quoi ! dit Rodolphe en s’appuyant sur une borne, Mimi…

— Ce matin, à quatre heures.

— Menez-moi à l’amphithéâtre, dit Rodolphe, que je la voie.

— Elle n’y est plus, dit l’interne. En montrant au poëte un grand fourgon qui se trouvait dans la cour, arrêté devant un pavillon, au-dessus duquel on lisait : Amphithéâtre, il ajouta : Elle est là.

C’était, en effet, la voiture dans laquelle on transporte dans la fosse commune les cadavres qui n’ont pas été réclamés.

— Adieu, dit Rodolphe à l’interne.

— Voulez-vous que je vous accompagne ? proposa celui-ci.

— Non, fit Rodolphe en s’en allant. J’ai besoin d’être seul.