Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/12

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CHAPITRE XII

La perte de M. Jérôme comme client ne fut que le commencement des ennuis de Dempster. Il y avait en ce vieillard un vigoureux reste de l’énergie et de la persévérance qui avaient créé sa fortune ; et, adonné, comme je l’ai montré, à ruminer avec plaisir ses justes indignations, il se détermina à continuer cette campagne contre le procureur persécuteur. Ayant quelque influence sur M. Pryme, l’un des plus forts contribuables de Dingley, la paroisse voisine, et qui avait lui-même un compte ancien et compliqué avec Dempster, M. Jérôme le poussa à une investigation de quelques points délicats de la conduite du procureur au sujet des affaires de la paroisse. La conséquence naturelle en fut une querelle entre Dempster et M. Pryme ; le client demanda son mémoire ; il s’ensuivit la vieille histoire d’un compte exorbitant d’avocat, avec la désagréable conséquence d’augmentation du prix des vacations.

Ces désagréments durèrent plusieurs mois, en cheminant côte à côte avec l’affaire pressante du procès de M. Armstrong, qui menaçait de prendre une tournure contraire aux prévisions de Dempster ; il n’est pas surprenant qu’étant ainsi dans un état constant d’excitation touchant ses propres affaires, il n’eût que peu de temps pour mettre encore en évidence son esprit public, ou pour ranimer les espérances déçues de la congrégation de l’Église établie, contre le jargon et l’hypocrisie. Les personnes, et il n’y en avait pas peu, qui avaient de la rancune contre lui, commencèrent à remarquer avec satisfaction que la « chance de Dempster l’abandonnait ». Mme Linnet surtout pensa voir distinctement mûrir par degrés un dessein providentiel qui apporterait un juste châtiment à l’homme qui l’avait dépouillée du champ du Pâté. D’un autre côté, les clients qui tenaient à Demspter et pensaient que le châtiment pourrait convenablement être renvoyé à un autre monde, remarquèrent avec inquiétude qu’il buvait plus que jamais et qu’il devenait de plus en plus violent et emporté. Malheureusement ce surcroît de verres d’eau-de-vie, l’exaspération de ses insultes à haute voix avaient d’autres effets que ceux que pouvaient observer ses clients inquiets ; c’étaient les petits éléments qui s’additionnaient perpétuellement pour élever la somme des malheurs domestiques.

Pauvre Jeanne ! Comme ils roulèrent pesamment sur elle les mois chargés de nouveaux chagrins, en passant de l’été à l’automne, de l’automne à l’hiver et de l’hiver au printemps. Chaque matinée fiévreuse, avec sa monotonie et son désespoir, paraissait plus horrible que la précédente, chaque retour de la nuit impossible à braver sans s’armer d’une stupeur de plomb. La lumière du matin ne lui apportait point de joie ; elle ne faisait que jeter de l’éclat sur ce qui était arrivé à la triste lueur de la lampe — sur l’homme cruel imperturbablement assis, avec l’obstination de l’ivresse, devant un feu éteint et des lumières mourantes, dans la chambre à manger, la tourmentant d’un ton dur, revenant sur d’anciens reproches — ou sur quelque chose dont elle ne se souvenait pas — ce quelque chose qui devait avoir laissé sur ses épaules les noires meurtrissures dont elle souffrait en s’habillant.

Êtes-vous étonné de ce que les choses en fussent venues là ? voudriez-vous savoir quelle faute Jeanne avait commise dans les premières années de son mariage pour exciter la haine brutale de cet homme ? Les semences des choses sont bien petites ; les heures qui s’étendent entre le lever du soleil et l’obscurité de minuit sont parcourues par les indications les plus minimes de la pendule ; et Jeanne, regardant les quinze dernières années de sa vie de femme mariée, savait à peine comment cette source de malheur avait commencé, savait à peine quand l’amour et l’espoir de l’épouse avaient cessé pour n’être plus qu’un crépuscule dans sa mémoire avant l’obscurité complète.

La vieille Mme Dempster voyait le vrai commencement de tout cela dans le manque d’habileté et de régularité de Jeanne dans la direction du ménage.

« Jeanne, se disait-elle, était toujours courant pour les affaires des autres et négligeait les siennes. Cela fâche un homme ; à quoi sert qu’une femme soit aimable et très prévenante pour son mari, si elle ne prend pas soin de tenir la maison comme il l’aime ; si elle n’est pas là quand il a quelque chose à demander ; si elle ne se conforme pas à tous ses désirs, quelque frivoles qu’ils soient ? Voilà ce que j’ai fait comme épouse, quoique je ne fisse pas moitié autant d’étalage de mon amour pour mon mari. Puis Jeanne n’a point d’enfants !!… » Ah ! Maman Dempster touchait là la véritable corde, non pas peut-être de la cruauté de son fils, mais de la moitié du malheur de Jeanne. Si elle avait eu des bébés à bercer — de petits êtres à mettre à genoux pour leur faire dire leurs prières — les deux bras de petits garçons et de petites filles à mettre autour de son cou pour essuyer de ses baisers leurs larmes : son pauvre cœur affamé aurait été rempli d’un puissant amour et n’aurait jamais senti le besoin de ce poison ardent pour calmer ses aspirations. Qu’elle est puissante, la force de la maternité ! nous dit le grand poète tragique au travers des siècles, trouvant comme toujours les mots les plus simples pour le fait le plus sublime : δεινὸν τὸ τίκτειν ἔστιν. Elle transforme toute chose par sa chaleur vitale ; elle change la timidité en courage et la provocation en soumission tremblante ; elle change la légèreté en prévoyance, et cependant fait de toute inquiétude une douce satisfaction ; elle fait de l’égoïsme le renoncement, et accorde même à la vanité le coup d’œil d’une admiration aimante. Oui, si Jeanne eût été mère, elle aurait été préservée d’une faute grave et, par suite, de beaucoup de tourments !

Mais ne croyez pas que rien de ce que possédait Jeanne ou de ce qui lui manquait fût le motif de la dureté, disons plus, de la cruauté de son mari. La cruauté, comme tout autre vice, ne demande point de motif extérieur à elle-même : elle n’attend que l’occasion.

Vous ne pensez pas que celle de Dempster eût d’autre motif que son désir de boire ; la présence de l’eau-de-vie était la seule condition requise. Et un homme brutal et tyrannique n’a besoin d’aucun motif pour mettre en jeu sa cruauté ; il ne lui faut que la présence constante d’une femme qu’il peut appeler la sienne. Un parc entier plein d’animaux apprivoisés à tourmenter à sa volonté ne servirait pas si bien son désir de torturer ; ils ne pourraient sentir comme une femme ; ils ne pourraient avoir la réplique, qui aiguise le tranchant de la haine.

L’amertume de Jeanne débordant facilement, elle ne pouvait être adoucie par la dureté ; elle ne se repentait de rien en face de l’injustice, quoiqu’elle fût soumise en un instant par un mot ou un regard qui lui rappelait les anciens jours de tendresse ; et, dans les temps de calme comparatif, elle retrouvait quelquefois sa douce habitude d’affection badine et caressante. Mais de tels jours étaient rares, et l’âme de la pauvre Jeanne était comme une mer tourmentée, agitée par un nouvel orage avant que les anciennes vagues fussent calmées. Une résistance emportée ou une soumission inerte étaient maintenant les seules alternatives qu’elle connût. Elle supportait tout fièrement vis-à-vis du monde, et montrait la même fierté vis-à-vis de son mari ; sa faiblesse de femme pouvait bien crier grâce sous un coup violent ; mais elle ne faisait rien pour attendrir son bourreau, à moins qu’il ne se ralentît le premier. Que lui avait-elle jamais fait, que l’aimer trop ? — trop passionnément ? Il n’avait aucune pitié pour elle : il pouvait frapper les douces épaules qu’il demandait naguère à baiser. Toutefois elle ne voulait pas reconnaître sa misérable position ; elle l’avait épousé aveuglément, et elle le supporterait jusqu’à la fin. Mieux valait ce malheur que le vide qui se trouverait pour elle en dehors de son domicile conjugal.

Mais il y avait quelqu’un qui entendait les plaintes et tous les accès d’amertume et de désespoir que Jeanne n’était jamais tentée de confier à l’oreille d’une autre ; et hélas ! dans ses plus mauvais moments, Jeanne pouvait jeter de sauvages reproches à ce patient auditeur. Car le tort qui suscite nos colères ne trouve en nous qu’un médium ; il nous traverse comme une vibration, et nous infligeons à d’autres ce que nous avons souffert.

Mme Raynor ne vit que trop, pendant tout l’hiver, que les choses devenaient pires dans la rue du Verger. Elle en eut assez de preuves dans les visites de Jeanne ; et quoiqu’elle s’arrangeât, lorsqu’elle allait chez sa fille, pour ne pas rencontrer Dempster, elle découvrit non seulement qu’il buvait avec plus d’excès que jamais, mais qu’il commençait à perdre cette puissance physique de supporter les excès, qui avait été longtemps un sujet d’admiration pour de beaux esprits tels que M. Tomlinson. Il semblait que Dempster avait presque conscience de son état — quelque défiance de lui-même, car, avant la fin de l’hiver, il avait renoncé à l’habitude d’aller seul dans sa voiture, et on ne le voyait plus dans son cabriolet sans un domestique à côté de lui.

Némésis est boiteuse, mais elle est d’une stature colossale, et quelquefois, tandis que son glaive n’est pas encore sorti du fourreau, elle étend son bras gauche et saisit sa victime. La main puissante est invisible, mais la victime se tord sous sa rude étreinte.

Les différents symptômes annonçant que les choses s’empiraient chez les Dempster fournirent au commérage de Milby quelque chose de neuf à dire sur un vieux sujet. Chacun remarqua que Mme Dempster paraissait plus malheureuse que jamais, quoiqu’elle continuât à se dire heureuse et satisfaite. On ne la voyait presque jamais, comme avant, sortir pour faire de bonnes œuvres, et même la vieille Mme Crewe, qui avait toujours voulu être aveugle sur ce qu’il pouvait y avoir de mal chez sa favorite Jeanne, fut obligée d’admettre que depuis peu de temps elle ne paraissait plus semblable à elle-même. « La pauvre créature a perdu la santé, disait la bonne petite vieille dame en réponse à tous les commérages au sujet de Jeanne ; elle a toujours eu de terribles maux de tête ; vraiment quelquefois ils vous font délirer tout à fait. » Mme Phipps, de son côté, déclara qu’elle n’accepterait plus d’invitation chez les Dempster ; cela devenait très désagréable d’y aller ; Mme Dempster était souvent si « singulière ». Certainement il y avait de terribles histoires racontées sur la manière dont Dempster traitait sa femme ; mais, suivant Mme Phipps, il y avait autant de torts d’un côté que de l’autre. Mme Dempster n’avait jamais été comme les autres femmes ; elle avait toujours l’air de voltiger, portant des paquets de tabac à la vieille Mme Tooke, et allant prendre le thé avec Mme Brinley, la femme du charpentier ; ne faisant aucune attention à sa toilette, portant toujours les mêmes robes, les jours ouvriers et les dimanches. Un homme avait une triste tâche avec une semblable femme. M. Phipps, aimable et laconique, s’étonnait du plaisir qu’avaient les femmes à se dénigrer mutuellement.

M. Pratt, appelé en consultation près d’un malade de M. Pilgrim, fit, le lendemain, la remarque suivante dans une conversation amicale avec son collègue :

« Ainsi, Dempster a renoncé à conduire lui-même ; cela fait qu’il ne se rompra pas le cou. Vous aurez à la place quelque cas de méningite ou de delirium tremens.

— Ah ! dit M. Pilgrim, cela peut difficilement durer longtemps, au train dont il va. Il a été joliment vexé de cette affaire Armstrong. Cela peut lui faire quelque tort peut-être ; mais Dempster doit avoir assez convenablement rembourré son nid ; il peut bien supporter de perdre quelques affaires.

— Les affaires dureront plus longtemps que lui, c’est assez clair, dit Pratt ; il finira un de ces jours comme une montre qui a un ressort cassé ! »

Un autre pronostic de malheur vint menacer Dempster au commencement de mars. Car alors mourut « la petite maman », subitement. La femme de chambre la trouva sans mouvement, assise dans son fauteuil, son tricotage par terre, et le chat couleur d’écaille couché dessus. La vieille petite dame à cheveux blancs avait terminé sa saison de patiente tristesse, croyant jusqu’au dernier moment que Robert aurait pu être un bon mari, comme il avait été un bon fils.

Lorsque la terre eut recouvert le cercueil de la mère, et que le fils, en manteau noir et en chapeau garni de crêpe, reprit la route de la maison, son bon ange resté en arrière, l’aile étendue sur le bord de la tombe, jeta un regard de désespoir sur lui et prit son vol pour toujours.