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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/21

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CHAPITRE XXI

« Il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui ne sentent pas le besoin de la repentance », fut certainement une phrase dure à entendre pour les Pharisiens. Et certains philosophes de nos jours doivent trouver offensante une joie si peu correspondante à la proportion arithmétique. Mais un cœur qui a appris par ses propres luttes douloureuses à saigner pour les malheurs des autres — qui a « appris la pitié par la souffrance » — trouvera certainement une satisfaction bien imparfaite dans la « balance du bonheur », « la doctrine des compensations », et dans d’autres méthodes promptes et faciles d’obtenir de soi une soumission complète en face de la douleur ; pour un tel cœur, cette sentence ne sera pas complètement obscure. Les émotions, je l’ai observé, ne sont que légèrement influencées par des considérations arithmétiques. Une mère, lorsque ses chers petits êtres lui ont tous été enlevés l’un après l’autre et qu’elle se penche sur le dernier de ses bébés morts, trouve peu de consolation dans le fait que ce petit cadavre n’est qu’une unité dans le nombre moyen nécessaire, et qu’un millier d’autres bébés venus au monde en même temps que le sien se portent bien et vivront probablement ; si vous étiez près de cette mère — si vous connaissiez sa poignante douleur et la partagiez, — il est probable que vous seriez incapable aussi de trouver dans la statistique un motif de soumission.

Sans doute, une soumission reposant sur cette base est très rationnelle ; mais l’émotion, je le crains, est très peu rationnelle ; elle persiste à s’intéresser aux individus ; elle refuse absolument d’adopter les vues quantitatives d’angoisse humaine, et d’admettre que treize vies heureuses d’un côté sont une mise contre douze vies malheureuses, ce qui forme une balance très claire en faveur de la satisfaction. C’est là la niaiserie inhérente au sentiment, et il faut être un grand philosophe pour en être entièrement débarrassé et pour se plonger dans l’atmosphère sereine de l’intelligence pure, où il est évident que les individus existent uniquement pour qu’on puisse en déduire des abstractions — abstractions qui ressortent de morceaux de vies perdues comme un doux parfum de sacrifice pour les narines des philosophes ou pour une divinité philosophique. De là il résulte que pour l’homme qui connaît la sympathie, parce qu’il a connu la tristesse, ce vieux passage sur ce que la joie des cieux pour un pécheur repentant dépasse leur joie au sujet de quatre-vingt-dix-neuf justes, a une signification qui ne froisse point le langage de son propre cœur. Il lui dit seulement qu’il y a aussi pour les anges une valeur transcendante dans la douleur humaine ; que les yeux des anges se détournent aussi du bonheur serein du juste, pour se diriger avec une vive pitié vers la pauvre âme errante dans le désert sans eau ; que pour les anges aussi le malheur d’un seul être jette une ombre assez effrayante pour éclipser le bonheur des quatre-vingt-dix-neuf autres.

M. Tryan avait passé par l’initiation de la souffrance ; il n’est point surprenant, alors, que la conversion de Jeanne fût l’œuvre qui lui tenait le plus au cœur, et que, tout fatigué qu’il fût après le service du soir, il fût impatient de remplir sa promesse de la voir. Son expérience lui faisait deviner que l’espérance du matin serait suivie par un retour d’abattement et de découragement, et la pensée des difficultés intimes qui s’opposaient à cette conversion était si vive, qu’il ne put trouver du soulagement à l’effroi qu’elle lui causait, qu’en élevant son cœur par la prière. Il y a des éléments inaperçus qui souvent déjouent nos meilleurs calculs, qui relèvent le malade sur le bord de la fosse, en contredisant les prévisions des plus habiles docteurs et en confirmant les espérances aveuglément persistantes de l’affection. M. Tryan appelait de tels éléments invisibles de la « volonté divine », et remplissait la marge d’ignorance qui enveloppe toute notre science, de sentiments de confiance et de résignation. La plus profonde philosophie pourrait peut-être difficilement la mieux remplir.

Il avait l’esprit ainsi occupé tout en quittant sa robe, lorsque M. Landor le surprit en entrant dans la sacristie et en lui demandant s’il avait appris ce qui venait d’arriver à Dempster.

« Non, dit M. Tryan avec inquiétude ; qu’est-ce ?

— Il a été jeté de son cabriolet sur la route du Pont ; on l’a relevé comme mort. On le portait chez lui pendant que nous allions à l’église, et je suis resté en arrière pour voir si je pouvais être bon à quelque chose. Je suis entré pour voir Mme Dempster et la préparer un peu ; mais elle n’était pas chez elle. Dempster n’est pas mort cependant ; il a été étourdi par la chute. Pilgrim est venu bientôt après et dit que la jambe droite est fracturée en deux endroits. Ce sera sans doute un cas très difficile, avec l’état de santé de Dempster. Il paraît qu’il était plus ivre qu’à l’ordinaire et qu’il arrivait par la route du Pont et fouettait son cheval comme un fou, à tel point que l’animal a fait un saut de côté, et Dempster a été lancé dehors. Les domestiques ne savent pas où est Mme Dempster ; elle est absente de la maison depuis hier matin ; mais Mme Raynor sait où elle est.

— Je le sais aussi, dit M. Tryan ; mais je crois qu’il vaut mieux qu’on ne lui parle pas tout de suite de cet accident.

— C’est ce qu’a dit Pilgrim, et c’est pour cela que je ne suis pas allé chez Mme Raynor. Il a dit que ce serait pour le mieux, si l’on pouvait pour le moment retenir Mme Dempster hors de chez elle. Savez-vous s’il y a eu quelque chose de nouveau entre Dempster et sa femme ? J’ai été surpris en apprenant qu’elle était ce matin à l’église de Paddiford.

— Oui, il est arrivé quelque chose ; mais elle désire vivement que la conduite de son mari envers elle ne soit pas connue. Elle est chez Mme Pettifer, — il n’y a aucune raison de le cacher maintenant ; et hier, pendant qu’elle était profondément affligée, elle m’a fait appeler. J’ai été très reconnaissant qu’elle le fît ; je crois qu’un grand changement se fait en elle. Mais elle est pour le moment dans une telle agitation d’esprit, elle a été secouée par tant d’émotions pendant ces deux jours, qu’il serait bien, au moins pour ce soir, de lui en éviter une nouvelle. Je vais maintenant chez elle, et je verrai comment elle se porte.

— Monsieur Tryan, dit M. Jérôme, qui était entré pendant ce colloque et qui était resté debout à écouter, le visage bouleversé, je considérerai comme une faveur que vous me fassiez savoir si je puis faire quelque chose pour Mme Dempster. Mon Dieu ! quel monde que celui-ci ! Il me semble les voir il y a quinze ans : un couple si heureux ! et maintenant ! J’étais presque désireux de punir Dempster pour ses persécutions ; mais il y avait à l’œuvre pour cela une main plus forte que la mienne.

— Oui, monsieur Jérôme ; mais ne nous réjouissons pas du châtiment, même quand c’est la main de Dieu qui l’inflige. Les meilleurs d’entre nous ne sont que des coupables à peine sauvés du naufrage ; pouvons-nous ressentir autre chose que de la pitié, quand nous voyons un de ces compagnons de route englouti par les vagues ?

— Bien, bien, monsieur Tryan. Je suis trop prompt, trop irritable, je le sais. Mais je vous prie de dire à Mme Dempster — je veux dire, naturellement, quand vous en aurez l’occasion — qu’elle a un ami dans la Maison Blanche qu’elle peut envoyer chercher à quelle heure que ce soit du jour ou de la nuit.

— Oui, j’en aurai l’occasion et je me rappellerai votre désir. — Je crois, continua M. Tryan en se tournant vers M. Landor, je crois que je ferai bien de voir en passant M. Pilgrim, pour savoir exactement quel est l’état des choses. Qu’en pensez-vous ?

— Certainement : si Mme Dempster doit apprendre ce qui en est, personne ne peut mieux que vous le lui dire. Je vous accompagnerai jusqu’à la porte de Dempster. Je crois que Pilgrim y est encore, monsieur. Venez, Jérôme, vous avez à aller du même côté pour trouver votre cheval. »

M. Pilgrim était dans le corridor, donnant des ordres à son aide, lorsque, à sa grande surprise, il vit entrer M. Tryan. Ils se serrèrent la main, car M. Pilgrim, ne s’étant jamais joint au parti des antitryanites, n’avait aucun motif pour résister à sa conviction croissante, que le pasteur évangéliste était un être excellent, quoique ce fût un fou de ne pas mieux se soigner.

« Vraiment, je ne m’attendais pas à vous voir chez votre ancien ennemi, monsieur Tryan. Il se passera longtemps avant que Dempster recommence aucun combat.

— Je suis venu à cause de Mme Dempster, dit M. Tryan. Elle est chez Mme Pettifer ; elle a eu dernièrement une violente secousse à la suite de quelques chagrins domestiques ; je crois qu’il sera convenable de différer vis-à-vis d’elle l’annonce de l’accident survenu à son mari. »

Quand Mme Pettifer ouvrit la porte à M. Tryan, il lui dit en peu de mots ce qui était arrivé et la pria de trouver l’occasion de le faire savoir à Mme Raynor, afin qu’ils pussent, si possible, empêcher que Jeanne apprît l’événement d’une manière trop brusque.

« Pauvre femme ! dit Mme Pettifer. Elle n’est pas en état d’apprendre de mauvaises nouvelles ; elle est bien abattue ce soir, épuisée ; et elle n’a rien pris pour se remonter, comme elle en avait l’habitude. Elle paraît effrayée même d’être tentée de le faire.

— Dieu en soit loué ! Cette crainte est sa meilleure sauvegarde. »

Lorsque M. Tryan entra dans le parloir, Jeanne l’attendait impatiemment, et son visage pâle et triste s’éclaira d’un sourire lorsqu’elle se leva pour aller à sa rencontre. Mais, l’instant suivant, elle lui dit avec inquiétude :

« Comme vous avez l’air malade et fatigué ! Vous avez été si occupé aujourd’hui, et cependant vous venez me parler. Vous vous usez tout à fait. Je vais dire à Mme Pettifer de vous préparer quelque chose à manger. Mais voici ma mère ; vous ne l’avez pas encore vue, je crois. »

Tandis que M. Tryan causait avec Mme Raynor, Jeanne sortit, et lui, voyant que cette pensée bienveillante à son égard servirait à contre-balancer l’abattement de la jeune femme, ne chercha point à s’opposer à son désir et accepta le souper que lui offrit Mme Pettifer, tout en parlant d’une société de vêtements qu’il allait établir à Paddiford et du manque de prévoyance parmi les pauvres gens.

Bientôt, cependant, Mme Raynor dit qu’elle devait aller passer une heure chez elle pour voir ce que faisait sa petite bonne. Mme Pettifer quitta la chambre avec elle et saisit cette occasion de lui dire ce qui était arrivé à Dempster. Quand Jeanne fut seule avec M. Tryan, elle lui dit :

« J’éprouve beaucoup d’incertitude sur ce que je dois faire à l’égard de mon mari. Je suis si faible : mes sentiments changent d’une heure à l’autre. Ce matin, quand je me sentais pleine d’espérance et si heureuse, je croyais que je pourrais retourner à lui et essayer de réparer les torts que je puis avoir eus. Je pensais que Dieu m’aiderait et que je vous aurais pour m’instruire et me conseiller, et que je pourrais supporter les peines qui viendraient. Mais depuis — tout cet après-midi et ce soir — j’ai eu les mêmes pensées que j’avais habituellement, la même frayeur de sa colère et de sa cruauté ; il me semble que je ne serai jamais capable de les supporter sans retomber dans le même péché et faire ce dont j’avais auparavant l’habitude. Cependant, si nous devions vivre séparés, je sais que ce serait toujours un poids sur mon esprit de m’être mise dans l’impossibilité de retourner à lui. C’est une chose effrayante dans la vie, quand on a été lié à quelqu’un par le mariage pendant quinze ans, de se séparer pour n’être plus rien l’un pour l’autre. Certainement c’est un lien très fort, et il me semble que mon devoir ne me permet pas de me détacher tout à fait de mon mari. Il est bien difficile de savoir que faire ; que dois-je faire ?

— Je crois qu’il vaut mieux ne faire, pour le moment, aucune démarche décisive. Attendez que votre esprit soit plus calme. Vous pouvez rester encore quelque temps avec votre mère ; je crois que vous n’avez rien à craindre pour le moment de la part de votre mari ; il est trop dans son tort ; il vous laissera tranquille pour quelque temps. Éloignez de votre esprit cette question difficile, si vous le pouvez. Chaque nouvelle journée peut vous apporter de nouveaux motifs de décision ; et ce qu’il y a de plus nécessaire pour votre santé d’esprit est l’apaisement de cette anxiété qui vous oppresse au sujet de l’avenir. Attachez-vous à Dieu, et soyez sûre qu’il vous dirigera. Il vous montrera clairement quel est votre devoir, si vous vous adressez à lui avec soumission.

— Oui, j’attendrai un peu, comme vous le dites. J’irai chez ma mère demain et je prierai pour être bien gardée. Vous prierez pour moi. »