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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/26

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CHAPITRE XXVI

Une semaine plus tard, M. Tryan fut établi à Holly Mount, et il n’y eut pas un seul de ses nombreux auditeurs qui ne se réjouît de cet événement.

L’automne de cette année fut brillant et chaud, et, au commencement d’octobre, M. Walsh, le nouveau vicaire, arriva. Le temps doux, la diminution de travail et peut-être une autre influence encore, eurent pendant quelques semaines un effet visiblement favorable sur M. Tryan. Du moins, il reprit quelques nouvelles espérances, qui, parfois, prirent l’apparence de forces nouvelles. Il pensait aux exemples des personnes atteintes de consomption, restant au même point pendant des années, sans souffrir assez pour rendre leur vie à charge à eux-mêmes ou aux autres, et il commença à lutter contre le désir qu’il en fût de même pour lui. Il luttait, parce qu’il sentait là un indice que l’affection terrestre commençait à prendre trop d’empire sur lui, et il priait ardemment pour obtenir une plus parfaite soumission et chercher son bien suprême dans la seule présence divine. Il reconnaissait qu’il ne désirait pas le prolongement de sa vie seulement pour faire l’œuvre de Dieu en ramenant les égarés et soutenant les faibles ; il reconnaissait en lui-même un nouveau désir de ces joies purement humaines qu’il avait volontairement et résolument bannies de son existence : une soif pour une goutte de cette profonde affection dont il avait été séparé par une barrière de remords. Car, maintenant, cette affection était à sa portée ; il la voyait là, comme une source à l’ombre des palmiers du désert ; il ne pouvait pas, en la voyant, désirer mourir.

L’automne s’écoula ainsi doucement dans sa « calme décadence ». Jusqu’en novembre M. Tryan continua à prêcher de temps en temps, à faire quelques visites à son troupeau, et à visiter les écoles ; il était parfaitement satisfait de M. Walsh, son suppléant, qui lui épargnait un travail trop actif et des inquiétudes rongeantes. Jeanne passait beaucoup de temps avec lui maintenant ; il aimait qu’elle lui fît la lecture pendant les soirées d’hiver qui s’allongeaient, et cela devint une règle pour elle et sa mère de prendre le thé à Holly Mount, où, avec Mme Pettifer et quelquefois une ou deux autres personnes amies, elles procuraient à M. Tryan la jouissance inaccoutumée de la causerie au coin de la cheminée.

Jeanne ne partageait point les nouvelles espérances de M. Tryan, car elle était habituée à entendre le docteur Pratt dire que celui-ci ne passerait pas l’hiver, et elle savait aussi cette opinion partagée par le docteur Madely, de Rotherby, que le pasteur, sur sa demande, avait consenti à appeler en consultation. Il n’y avait aucune nécessité à dire à M. Tryan ce que révélait le stéthoscope ; mais Jeanne savait qu’aucun espoir n’était possible.

Elle ne ressentit aucune pensée de révolte contre cette perspective d’affliction, mais seulement une tristesse calme et soumise ; de la reconnaissance de ce que l’influence et les directions de M. Tryan lui avaient été accordées pour ce peu de temps — la reconnaissance de ce qu’il lui était permis d’être avec lui, d’être de plus en plus impressionnée par cette association journalière — d’être quelque chose pour lui pendant ces derniers mois de vie, et cette reconnaissance était si forte en elle qu’elle étouffait presque le regret. Jeanne avait traversé le drame sombre d’une vie de femme. Ses émotions personnelles les plus vives avaient été développées dans son premier amour — son affection blessée par ses années d’angoisse — son agonie de pitié impuissante auprès de ce lit de mort sept mois auparavant. La pensée de M. Tryan s’associait chez elle avec celle du repos, avec la confiance dans l’immuable, avec l’influence d’un pouvoir auquel elle devait se soumettre. L’assurance de sa sympathie, de ses enseignements, de son aide pendant toute sa vie à elle, aurait été pour elle un commencement de félicité céleste, une délivrance de la crainte et du danger ; mais le temps n’était pas encore venu pour elle de reconnaître que l’empire qu’il avait pris sur son cœur de femme était autre que celui d’un ami envoyé du ciel, d’un ange venu dans la prison, pour détacher ses liens et la conduire par la main, jusqu’à ce qu’elle pût voir derrière elle les portes affreuses qui l’avaient naguère enfermée.

Avant la fin de novembre M. Tryan avait dû renoncer à sortir. Une nouvelle crise était survenue ; la toux avait changé de caractère, et les plus effrayants symptômes se montrèrent si rapidement que M. Pratt commença à penser que la fin viendrait plus vite qu’on ne s’y attendait. Maintenant Jeanne veillait constamment sur le malade, et personne ne pensait qu’elle fît autre chose que remplir un devoir sacré. Elle fit de Holly Mount sa demeure, et, avec sa mère et Mme Pettifer, elle remplit ces jours et ces nuits pénibles de toute l’influence adoucissante que les soins et la tendresse peuvent inventer. Il y avait dans la chambre du malade bien des visites, qu’y amenait une affection respectueuse, et il n’y eut personne qui ne conservât un vif souvenir de ce spectacle — de cette pâle figure assise dans le fauteuil (car il resta assis jusqu’à la dernière heure) : de ces grands yeux gris si pleins, même alors, de bonté ; tandis que la main maigre, presque transparente, était tendue pour une pression de bon accueil — et de la douce femme, aussi, dont les yeux foncés et attentifs devinaient chaque désir, aussitôt accompli.

Il y avait d’autres personnes qui auraient pu avec dévouement remplir cette place auprès de M. Tryan, et qui l’auraient acceptée comme un honneur ; mais elles ne pouvaient s’empêcher de sentir que Dieu l’avait donnée à Jeanne par un concours d’événements trop significatifs pour ne pas imposer silence à toute jalousie.

Cette triste histoire, que presque tous nous ne connaissons que trop bien, dura plus de trois mois.

Le malade devint trop faible et trop souffrant pendant les dernières semaines pour recevoir aucune visite ; mais il resta assis pendant la journée. L’étrange hallucination de cette maladie qui avait semblé prendre plus d’empire sur lui justement pendant la crise fatale, et lui avait fait penser que son état s’améliorait, au moment même où la mort avait commencé à s’avancer avec le plus de rapidité, l’avait abandonné maintenant, en le laissant tranquillement convaincu de la réalité. Un après-midi, vers la fin de février, Jeanne vaquait légèrement dans la chambre, éclairée par le feu, arrangeant quelques objets dont on pourrait avoir besoin pendant la nuit.

Il n’y avait personne qu’elle, là, et les yeux du malade la suivaient, tandis qu’elle se mouvait avec la grâce qui lui était naturelle et que le feu éclairait de temps en temps son visage et donnait un éclat inusité à sa beauté.

« Jeanne », dit-il bientôt de sa voix éteinte — il l’appelait toujours Jeanne maintenant. À l’instant elle fut près de lui. Il ouvrit la main tandis qu’il levait les yeux vers elle, et elle y plaça la sienne.

« Jeanne, répéta-t-il, vous aurez une longue vie devant vous, quand je serai parti. »

Soudain un élan de crainte s’empara d’elle.

Elle pensa qu’il se sentait mourir et elle tomba à genoux, en tenant sa main et en le regardant, presque sans respirer.

« Mais vous ne sentirez pas le besoin de mon aide, comme vous l’avez fait…… Vous avez une confiance…… certaine…… en Dieu…… Je ne vous chercherai pas en vain au dernier moment.

— Non…… non…… j’y serai…… Dieu ne m’abandonnera pas. »

Elle put à peine articuler ces paroles, quoiqu’elle ne pleurât pas. Elle attendait avec une inquiétude tremblante ce qu’il pourrait avoir à dire de plus.

« Embrassons-nous avant de nous séparer. »

Elle mit son visage près du sien, et ses lèvres roses rencontrèrent les lèvres pâles du mourant dans un baiser rempli de saintes promesses.