Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/Épilogue

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 298-299).

ÉPILOGUE

Tel fut le roman de M. Gilfil, roman bien éloigné du temps où il était assis, usé et blanchi, près de son feu solitaire du vicariat de Shepperton. Les boucles brunes, l’amour puissant, la profonde tristesse, quelque différents qu’ils paraissent des cheveux blancs, du contentement apathique et de l’acceptation passive de la vieillesse, ne sont que les étapes de voyage d’une même vie ; de même que les riantes plaines de l’Italie, avec le doux addio des jeunes filles au passage, sont des incidents de voyage d’une même journée, qui nous amène de l’autre côté de la montagne, entre les sombres murailles de rochers et au milieu des voix gutturales du Valais.

Pour ceux qui n’ont connu que le vieux vicaire aux cheveux gris, faisant trotter sa vieille jument brune, il serait peut-être difficile de croire qu’il ait jamais été le Maynard Gilfil, au cœur plein de passion et de tendresse, qui poussait sa noire Kitty au galop le plus rapide sur la route de Callam ; ni que le vieux monsieur à la parole caustique, aux goûts champêtres et au costume négligé ait connu les plus profonds secrets de l’amour dévoué, ait lutté pendant des jours et des nuits d’angoisse et tremblé de son bonheur inexprimable. À la vérité, le Gilfil de ces derniers jours à Shepperton offrait plus de nœuds et de rugosités que n’en aurait pu faire présager le Maynard aux grands yeux aimants. Mais il en est des hommes comme des arbres. Si vous émondez leurs plus belles branches, celles qui reçoivent leur plus jeune sève, les blessures seront bientôt recouvertes par quelque grossière et singulière excroissance, et ce qui aurait pu devenir un bel arbre étendant noblement son branchage ne sera plus qu’un tronc de forme étrange et fantastique. Bien des défauts, bien des singularités sont les suites de quelque rude épreuve qui a meurtri et tronqué le caractère au moment même où il se développait richement, et l’existence de défauts que nous blâmons peut n’être due qu’à la marche irrégulière d’un homme qui a perdu l’un de ses meilleurs membres.

C’est ainsi que le cher vieux vicaire, quoique son caractère offrît quelque chose de semblable aux nœuds capricieux d’un chêne émondé, avait cependant été esquissé par la nature comme un noble arbre. Son cœur était pur et délicat, et dans ce vieillard qui remplissait ses poches de dragées pour les petits enfants, dont les paroles les plus mordantes étaient dirigées contre la mauvaise conduite du riche, et qui, malgré ses pipes et sa conversation sans gêne, ne s’exposait jamais à perdre le respect de ses paroissiens, on retrouvait le fond de ce même caractère brave, fidèle et tendre qui avait dépensé les plus belles et les plus fraîches forces de sa vie dans un premier et unique amour : l’amour de Tina.