Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/15

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 255-257).

CHAPITRE XV

C’est un moment profondément angoissant que celui pendant lequel on assiste au retour de la vie sur des traits décolorés, lorsque les yeux s’entr’ouvrent et que le regard a cette expression vague qui montre que la mémoire est encore absente.

M. Gilfil ressentit une joie tremblante tandis que ce changement s’opérait sur les traits de Caterina. Il se pencha sur elle, frottant ses mains froides et la regardant avec une tendre pitié, tandis que ses yeux noirs l’examinaient avec étonnement. Il pensa qu’il pouvait y avoir du vin dans la salle à manger. Il sortit, et les yeux de Caterina se dirigèrent vers la fenêtre, du côté de la chaise de sir Christopher. Alors la connaissance lui revint et, avec elle, le souvenir confus des événements du matin. Maynard revint avec un peu de vin, la souleva et le lui fit boire ; mais elle gardait le silence et semblait perdue dans ses pensées, lorsque la porte s’ouvrit et que M. Warren parut avec un visage annonçant de terribles nouvelles. M. Gilfil, craignant qu’il ne parlât en présence de Caterina, alla en hâte à sa rencontre, le doigt sur les lèvres, et l’emmena dans la salle voisine.

Caterina reprenait peu à peu le souvenir de la scène du bois des Corneilles. Anthony y était couché et mort ; elle l’avait laissé pour venir annoncer la triste nouvelle à sir Christopher ; il fallait qu’elle allât voir ce qu’on faisait de lui ; peut-être vivait-il encore ! Tandis que M. Gilfil expliquait à Warren de quelle manière il devait s’y prendre pour annoncer l’affreux événement à lady Cheverel et à miss Assher, Caterina, malgré sa faiblesse, se dirigea vers la porte d’entrée. L’air frais lui rendit un peu de force. Elle n’eut plus qu’un désir, qu’une pensée : être au bois des Corneilles, avec Anthony. Elle marcha de plus en plus rapidement, et enfin, poussée par une excitation nerveuse, elle se mit à courir.

Bientôt elle entend un bruit de pas lourds, et sous le feuillage jauni, près du pont de bois, elle voit des hommes qui marchent lentement, en portant un fardeau : c’est le corps d’Anthony, que ces hommes portent étendu sur une espèce de brancard ; après eux vient sir Christopher, les lèvres serrées, la pâleur de la mort sur les joues, et dans les yeux l’expression de la douleur muette d’un homme fort. Ce visage, sur lequel jamais, auparavant, Caterina n’avait aperçu l’angoisse, éveilla chez elle un nouveau sentiment, qui, pour un instant, l’emporta sur tout le reste. Elle alla à lui, mit sa petite main sur la sienne et marcha silencieusement à son côté ; ils suivirent ainsi la triste procession jusqu’à la chaumière de M. Bates. Arrivée là, Caterina s’assit en silence, anxieuse de savoir si Anthony était réellement mort.

Elle n’avait pas encore remarqué que le poignard n’était plus dans sa poche : elle n’y avait pas songé. À la vue d’Anthony mort, son cœur était brusquement retourné à son affection ancienne. Elle oublie maintenant ses souffrances passées, sa jalousie et sa haine, comme l’exilé oublie les dangers qu’il a traversés entre la patrie si regrettée et le pays sans attrait qu’il habite maintenant.