Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/8

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 211-215).

CHAPITRE VIII

Ce soir-là miss Assher parut se conduire avec une hauteur inusitée. Il y avait de l’orage dans l’air. Le capitaine Wybrow parut prendre la chose avec beaucoup d’aisance et sembla disposé à braver sa fiancée, en s’occupant de Caterina plus qu’à l’ordinaire. M. Gilfil l’avait engagée à faire avec lui une partie de dames, lady Assher faisant le piquet de sir Christopher, tandis que miss Assher était en conversation avec lady Cheverel. Anthony, laissé en disponibilité, vint s’appuyer sur la chaise de Caterina, pour suivre le jeu. La jeune fille, oppressée par le souvenir du matin, sentit ses joues s’enflammer et lui dit enfin avec impatience qu’elle le priait de s’éloigner.

Cela se passa sous le regard de miss Assher ; elle vit Caterina rougir en disant quelque chose au capitaine Wybrow, qui s’éloigna. Il y eut aussi une autre personne qui remarqua cet incident et qui s’aperçut aussi que miss Assher observait ce qui se passait. Ce fut M. Gilfil, qui sentit augmenter son inquiétude à l’égard de Caterina.

Le matin suivant, malgré le beau temps, miss Assher refusa de sortir à cheval, et lady Cheverel, s’apercevant qu’il y avait quelque nuage entre les fiancés, eut soin qu’ils fussent laissés ensemble au salon. Miss Assher, assise sur le sofa, près du feu, s’occupait d’un ouvrage de fantaisie qui paraissait l’intéresser beaucoup. Le capitaine Wybrow était assis en face, tenant une gazette, dont il lisait des extraits avec une aisance étudiée, ne voulant point paraître remarquer le silence dédaigneux de sa fiancée. À la fin il posa le journal ; miss Assher lui dit alors :

« Vous paraissez très intime avec miss Sarti ?

— Avec Tina ? oh oui ! elle a toujours été la favorite de la maison. Nous étions comme frère et sœur.

— Les sœurs en général ne rougissent pas quand leurs frères s’approchent d’elles.

— Est-ce qu’elle rougit ? Je ne l’ai jamais remarqué. C’est une petite personne timide.

— Il serait beaucoup mieux de n’être pas si hypocrite, capitaine Wybrow. Je suis sûre qu’il y a eu quelque coquetterie entre vous. Miss Sarti, dans sa position, ne vous parlerait jamais avec autant de vivacité qu’elle l’a fait hier soir, si vous ne lui aviez pas donné quelque espèce de droit sur vous.

— Ma chère Béatrice, maintenant soyez raisonnable ; quelle possibilité pourrait-il y avoir que j’aie jamais pensé à courtiser la pauvre petite Tina. Y a-t-il rien en elle qui puisse mériter cette espèce d’attention ? Elle est plus une enfant qu’une femme. On pense à elle comme à une petite fille que l’on peut caresser et avec laquelle on peut jouer.

— Je vous prie, à quoi jouiez-vous avec elle hier matin, quand je suis entrée ? Ses joues étaient animées et ses mains tremblantes.

— Hier matin ? Oh ! je me le rappelle. Vous savez que je la tourmente toujours au sujet de Gilfil, qui en est amoureux par-dessus la tête ; et elle se fâche de cela, peut-être parce qu’elle l’aime. Ils étaient depuis longtemps camarades de jeu quand je vins ici, et sir Christopher a pris à cœur de les unir.

— Capitaine Wybrow, vous n’êtes pas franc. La rougeur de miss Sarti hier au soir, lorsque vous vous appuyiez sur sa chaise, n’avait rien à faire avec M. Gilfil. Vous feriez aussi bien d’être véridique. Si vous n’êtes pas tout à fait décidé, je vous prie de ne pas vous faire violence. Je suis prête à céder la place aux attraits supérieurs de miss Sarti. Comprenez qu’en tant que cela me concerne, vous êtes parfaitement libre. Je refuse toute part dans l’affection d’un homme qui manque par sa duplicité au respect qu’il me doit. »

En disant cela, miss Assher se leva et se disposait à sortir, lorsque le capitaine Wybrow se plaça devant elle et lui prit la main.

« Chère, chère Béatrice, ne me jugez pas si précipitamment. Rasseyez-vous, chérie », ajouta-t-il d’une voix suppliante, lui prenant les deux mains et la reconduisant vers le sofa, où il s’assit près d’elle. Miss Assher ne s’opposa pas à cette douce violence, mais elle conserva une expression froide et hautaine.

« Ne pouvez-vous avoir confiance en moi, Béatrice ? Ne pouvez-vous me croire, quoiqu’il y ait des choses que je ne puis expliquer ?

— Un homme d’honneur ne doit pas se trouver dans une position qu’il ne puisse expliquer à la femme qu’il recherche comme épouse. Il ne lui demandera pas de croire qu’il agit convenablement ; il lui prouvera qu’il le fait. Laissez-moi sortir, monsieur. »

Elle voulut se lever, mais il passa le bras autour de sa taille et la retint.

« Voyons, chère Béatrice, dit-il avec insistance, ne pouvez-vous comprendre qu’il y a des choses dont un homme n’aime pas à parler, des secrets qu’il doit garder par rapport à d’autres que lui-même ? Vous pouvez me demander tout ce qui me concerne ; mais ne me demandez point les secrets des autres. Ne me comprenez-vous pas ?

— Oh oui ! dit miss Assher dédaigneusement, je comprends. Dès que vous faites la cour à une femme, c’est son secret que vous êtes tenu de garder. Il est ridicule de parler ainsi, capitaine Wybrow. Il est très positif qu’il y a plus que de l’amitié entre vous et miss Sarti. Dès que vous ne pouvez vous expliquer, nous n’avons plus rien à nous dire.

— Sur mon honneur, Béatrice, vous me rendrez fou. Est-ce qu’un homme peut empêcher une jeune fille de s’éprendre de lui ? Ces choses-là arrivent constamment ; mais les hommes n’en parlent pas. Ces inclinations se développent sans fondement, surtout quand une femme voit peu de monde ; elles se dissipent quand il n’y a pas d’encouragement. Si vous m’aimiez, vous ne seriez pas surprise que d’autres le puissent.

— Vous voulez dire, alors, que miss Sarti a de l’amour pour vous, sans que vous lui ayez jamais fait la cour ?

— Ne me faites pas dire de telles choses, très chère. Qu’il vous suffise de savoir que je vous aime, que je suis tout à vous. Cruelle reine que vous êtes, vous savez bien qu’il n’y a aucune chance pour une autre là où vous trônez. Vous me tourmentez pour éprouver votre pouvoir sur moi. Mais ne soyez pas trop dure, car vous savez que j’ai, à ce qu’on prétend, une affection au cœur autre que mon amour ; et ces scènes me donnent de terribles palpitations.

— Il me faut une réponse à cette seule question, dit miss Assher un peu radoucie : n’avez-vous éprouvé aucun amour pour miss Sarti ? Je n’ai rien à voir à ses sentiments, mais j’ai le droit de connaître les vôtres.

— J’aime beaucoup Tina ; qui n’aimerait pas une jeune fille si simple et si bonne ? Mais de l’amour, c’est une chose bien différente. On a de l’affection fraternelle pour une femme semblable à Tina : c’est pour une autre que l’on a de l’amour. »

Ces derniers mots furent confirmés par un regard de tendresse et un baiser que le capitaine Wybrow imprima sur la main qu’il tenait. Miss Assher était vaincue. Il était si peu probable qu’Anthony pût être amoureux de cette jeune fille insignifiante, et si probable, au contraire, qu’il dût adorer la belle miss Assher. À tout prendre, il était plutôt agréable que d’autres femmes eussent le cœur languissant pour son beau fiancé ; c’était vraiment un être exquis. Pauvre miss Sarti ! Bah ! elle s’en consolerait.

Le capitaine Wybrow vit son avantage. « Allons, mon doux ange, continua-t-il, ne parlons plus de choses pénibles. Vous garderez le secret de Tina ; et, à cause de moi, vous serez bonne pour elle, n’est-ce pas ? Venez faire une promenade, à présent ? Voyez quelle magnifique journée pour monter à cheval. J’ai terriblement besoin d’air. Donnez-moi un baiser de pardon et dites que nous irons. »

Miss Assher acquiesça à cette double requête et alla mettre son amazone, tandis que son fiancé se rendait aux écuries.