Scènes de la vie du clergé/Tribulations du révérend A. Barton/5

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CHAPITRE V

Le Rév. Amos Barton, dont j’ai entrepris de vous raconter les épreuves, n’était à aucun égard, comme vous le voyez, un caractère idéal ; et peut-être est-ce une chose hasardée que de vous demander votre sympathie en faveur d’un homme si peu remarquable, d’un homme dont les vertus n’étaient point héroïques, et qui ne gardait dans son cœur aucun tendre regret ; qui n’avait pas le plus léger remords planant sur sa tête, qui était positivement et indubitablement ordinaire et qui n’était pas même amoureux, étant guéri de ce mal-là depuis plusieurs années : « Un caractère n’offrant aucune espèce d’intérêt ! » s’écriera une de mes lectrices, Mme Farthingale par exemple, qui veut l’idéal dans les fictions, pour qui le mot tragédie s’associe à des fourrures d’hermine, à l’adultère et au meurtre, et le mot comédie, aux aventures de quelque personnage qui offre positivement un caractère.

Mais, ma chère dame, il y a une si grande majorité de vos concitoyens qui présentent ces types insignifiants. Quatre-vingts pour cent parmi les Bretons adultes, comptés au dernier recensement, par exemple, ne sont ni extraordinairement niais, ni extraordinairement méchants, ni extraordinairement sages. Leurs discours n’accusent pas de profondeur, le sentiment n’y met aucune limpidité, le bon mot à venir aucun scintillement. Nul d’entre eux n’a probablement à raconter quelque évasion palpitante, quelque aventure terrifiante ; leurs cerveaux ne sont point fécondés par le génie, et leurs passions n’ont pas fait éruption. Ce sont simplement des hommes à conversation plus ou moins stérile et décousue. Cependant, ces gens bien ordinaires, beaucoup d’entre eux du moins ont une conscience et ont obéi à la sublime impulsion de quelque devoir pénible à remplir ; ils ont leurs tristesses et leurs joies ; leurs cœurs se sont élancés peut-être vers leur premier-né, et il se peut qu’ils aient gémi sur une mort violente. Bien plus, n’y a-t-il pas de l’éloquence dans leur insignifiance même, par la comparaison que nous faisons de leur obscure et étroite existence avec les possibilités glorieuses de cette nature humaine, dont ils font partie ?

Soyez-en sûrs, vous gagneriez plus qu’on ne peut le dire si vous vouliez comprendre avec moi un peu de la poésie, de l’éloquence, des sentiments dramatiques et de l’enseignement qui se trouvent dans ces âmes humaines que laissent à peine deviner de tristes yeux gris et des voix aux vulgaires accents.

Dans ce cas je n’hésiterais point à vous raconter ce qui arriva au Rév. Amos Barton, ne craignant pas que vous trouviez peu dignes d’attention les détails domestiques dont je voudrais vous entretenir. Quoi qu’il en soit, vous êtes libre de refuser de poursuivre mon histoire, et vous trouverez facilement quelque lecture plus à votre goût, car il ne manque pas de romans remarquables, pleins d’incidents émouvants et de situations déchirantes.

Maintenant, ceux qui portent déjà quelque intérêt au Rév. Amos Barton et à sa femme seront satisfaits d’apprendre que M. Oldinport prêta les vingt livres. Mais vingt livres sont bientôt épuisées quand on en doit déjà douze au boucher et que les huit souverains qui restent font naître, pendant le froid de février, la tentation de se commander un vêtement chaud. M. Bridmain s’écarta des règles d’économie que lui imposaient la toilette de la comtesse et son habile femme de chambre ; il choisit une belle robe de soie noire et solide, telle que son œil expérimenté pouvait en juger, et l’offrit à Mme Barton, en dédommagement de l’accident qui lui était arrivé à sa table ; mais, hélas ! chaque mari a pu le savoir, qu’est-ce qu’une robe quand vous manquez de tous les accessoires qui doivent l’accompagner, et quand il y a six enfants qui usent et déchirent plus de vêtements que ne peut l’imaginer l’esprit d’un célibataire ?

L’équilibre entre le revenu et la dépense offrait des difficultés nouvelles à M. et à Mme Barton ; car, peu de temps après la naissance du petit Walter, une tante de Milly, qui avait toujours habité avec elle depuis son mariage, s’était retirée chez une autre nièce, emportant ses meubles et son revenu annuel ; très probablement poussée à cette démarche par une légère altercation qu’elle avait eue avec le Rév. Amos pendant que Milly était retenue dans sa chambre, et qui dépassa un peu trop les bornes de la patience et de la longanimité de la vieille dame. M. Barton était un peu vif ; mais, d’un autre côté, on sait que les vieilles dames célibataires sont parfois susceptibles ; aussi nous ne supposons pas que tout le tort fût du côté du ministre, d’autant qu’il avait intérêt à maintenir en bonne humeur un hôte dont la présence éloignait la gêne de sa maison. Il y avait déjà près d’une année que miss Jackson était partie, et avec un peu d’attention on aurait pu constater bien des embarras dans la tenue du ménage.

Il arriva aussi une triste chose. Lorsque la dernière neige fut fondue, que les crocus jaunes parurent dans le jardin, que la vieille église fut à moitié abattue, Milly devint malade et obligée à un repos complet pendant quelque temps. M. Brand, le docteur de Shepperton, si opposé à M. Pilgrim, ordonna à Milly de boire du vin de Porto, et il fallut avoir souvent une femme de peine pour aider Nanny dans les travaux supplémentaires qui l’accablaient.

Mme Hackit, qui ne faisait presque jamais de visite, si ce n’est à sa plus proche voisine la vieille Mme Patten, fit alors la démarche inusitée de se rendre un matin à la cure ; et ses yeux se remplirent de larmes quand elle vit Milly pâle et faible assise dans le parloir, incapable de continuer à coudre le sarrau posé sur la table devant elle. Le petit Dickey, turbulent garçon de cinq ans, aux grosses joues rouges, aux jambes solides, dont le tour était venu d’être assis près de maman, s’était blotti à ses genoux, tranquille comme une souris, tenant dans ses petites mains rouges, aux ongles noirs, la main blanche de la malade. C’était cet enfant que Mme Hackit, dans un accès de sévérité, avait déclaré n’être bon qu’à fouetter ; mais, en le voyant aussi tranquille et aussi sage, elle lui sourit le plus agréablement qu’elle put, et se baissa pour lui donner un baiser, faveur que Dickey refusa obstinément.

« Voyons, prenez-vous des choses assez nourrissantes ? » fut une des premières questions de Mme Hackit, et Milly s’efforça de faire croire qu’elle ne courait d’autre risque que d’être trop gâtée. Mais Mme Hackit découvrit par ses réponses que M. Brand avait ordonné le vin de Porto.

Pendant cette conversation, Dickey s’occupait de caresser et de baiser la main de sa mère, tellement qu’elle lui dit en souriant : « Pourquoi baises-tu ma main, Dickey ?

— Elle est si zolie », répondit l’enfant, qui, vous le voyez, était en retard pour la prononciation.

Mme Hackit se rappela toujours cette petite scène et ne pensa plus qu’avec une tendre pitié au garçon bon à fouetter.

Le jour suivant, arriva, avec les compliments de Mme Hackit, un panier contenant une demi-douzaine de bouteilles de porto et une couple de poulets. Mme Farquhar se montra aussi très bonne ; elle insista pour que Mme Barton ne prît d’autre arrow-root que le sien, qui était du véritable indien, et elle emmena Sophie et Fred passer quinze jours chez elle. Ces attentions et d’autres rendirent plus supportable la situation aggravée par la maladie de Milly, mais ne purent empêcher l’augmentation des dépenses, et M. Barton pensa sérieusement à la nécessité d’exposer sa situation à une certaine caisse de secours fondée pour le soulagement des pasteurs dans le besoin.

Dans cet état de choses, les paroissiens de Shepperton durent penser que leur ministre avait bien plus besoin de leur aide matérielle, qu’eux-mêmes n’avaient besoin de ses secours spirituels ; ce qui n’était pas très convenable dans ce siècle et pour ce pays, où la confiance dans les hommes, basée seulement sur leurs dons spirituels, a considérablement diminué, et surtout dans une localité très peu sensible à l’influence du Rév. Amos Barton, dont les discours n’auraient pas eu un pouvoir bien efficace, même dans un siècle de foi.

Mais, demanderez-vous, la comtesse Czerlaska ne s’occupa-t-elle pas de ses amis ? Certainement ; elle fut infatigable à visiter la douce Milly ; elle restait auprès d’elle des heures entières, et, s’il vous paraît singulier qu’elle ne pensât ni à emmener l’un ou l’autre des enfants, ni à subvenir à quelques-uns des besoins de Milly, c’est qu’on ne peut pas s’attendre à ce que des dames de haute condition et habituées au luxe s’immiscent dans des détails de pauvreté. Elle mettait beaucoup d’eau de Cologne sur le mouchoir de Mme Barton, arrangeait son coussin et son tabouret, l’embrassait, l’enveloppait d’un châle qu’elle enlevait de ses propres épaules et l’amusait avec des anecdotes de ses voyages à l’étranger. Quand M. Barton les rejoignait, elle parlait de tractorianisme, de sa détermination à ne pas rester dans le tourbillon de la vie mondaine, et de son désir de voir le ministre dans une sphère digne de ses talents. Milly trouvait charmantes sa vivacité et son affection ; tandis que le Rév. Amos avait le sentiment intime d’une sorte d’introduction dans la vie aristocratique, qui à son point de vue le plaçait au-dessus de ses paroissiens de la classe moyenne.

Cependant, à mesure que les jours s’éclaircirent, les joues et les lèvres de Milly en firent autant, et au bout de quelques semaines elle se montra aussi laborieuse que jamais, quoique des regards attentifs eussent pu découvrir que cette activité ne lui était pas facile. Mme Hackit s’en était aperçue, et, un jour que M. et Mme Barton avaient dîné chez elle pour la première fois depuis le rétablissement de Milly, elle dit à son mari : « Cette pauvre femme est terriblement faible ; elle ne pourra pas résister si elle a encore un enfant ».

M. Barton, pendant ce temps, avait été infatigable. Il avait improvisé deux sermons chaque dimanche à la maison de travail, où l’on avait arrangé une salle pour le service divin, pendant les réparations de l’église ; et il s’était rendu le même soir dans quelque chaumière à l’une ou à l’autre des extrémités de sa paroisse, pour faire un autre sermon, encore plus improvisé, dans une atmosphère nauséabonde. Après tous ces travaux, on comprend sans peine qu’il était épuisé à neuf heures et demie du soir, et qu’un souper amical à la table de l’un de ses paroissiens, suivi d’un ou de deux verres de grog, était un renfort bienvenu. M. Barton n’était nullement ascétique ; il pensait que les avantages du jeûne n’étaient bons que dans ses rapports avec l’Ancien Testament ; il aimait à se reposer par un peu de causerie ; il est vrai que miss Bond et d’autres dames enthousiastes regrettaient quelquefois que M. Barton laissât de temps à autre faiblir sa supériorité à l’égard des choses de la chair. Les dames maigres, qui prennent peu d’exercice, et dont le foie n’est pas de force à supporter des stimulants, sont excessivement portées à critiquer les habitudes différentes des autres personnes. Après tout, le Rév. Amos Barton n’allait jamais jusqu’à l’excès. Il n’était pas dans sa nature d’être supérieur en quoi que ce fût, sauf peut-être en médiocrité. Il n’était excessif qu’en un seul point, savoir, dans sa confiance en sa finesse et en son habileté pratiques ; aussi avait-il la tête remplie de plans qui, de même que ses mouvements au jeu d’échecs, étaient admirablement calculés, en supposant un état de choses tout autre que celui qui existait. Par exemple, son fameux plan d’introduire des livres antidissidents dans sa bibliothèque circulante ne parut pas avoir le moins du monde écrasé la tête de la dissidence, quoique cela eût très fortement disposé celle-ci à mordre le talon du Rév. Amos. Puis aussi, il fatiguait l’esprit de ses diacres et de ses paroissiens influents par la fertilité de ses suggestions sur ce qu’ils devraient faire au sujet des réparations de l’église et d’autres détails ecclésiastiques.

« Je ne connais personne de semblable aux pasteurs, dit un jour M. Hackit en causant avec son collègue le diacre, M. Bond ; ils veulent toujours se mêler des affaires, et ils ne s’y entendent pas plus que mon poulain noir.

— Ah ! répondit M. Bond, ils ont une instruction trop supérieure pour avoir beaucoup de sens commun.

— Vraiment, ajouta M. Hackit d’un ton modeste et comme s’il émettait une hypothèse hardie, je dirais presque que c’est une mauvaise espèce d’éducation que celle qui rend les gens peu raisonnables. »

Vous voyez que la popularité de M. Barton était dans cet état précaire et chancelant où un très léger coup du sort pouvait la renverser complètement. Ce coup ne se fit pas attendre.

Un matin de mai, comme il était sorti pour ses visites paroissiales et que les rayons du soleil brillaient à travers la fenêtre du salon où Milly était assise à coudre, jetant de temps en temps un regard sur les enfants qui jouaient au jardin, la porte résonna sous des coups précipités, et la comtesse entra bientôt, son voile baissé. Milly fut satisfaite de la voir ; mais, lorsque la comtesse, en relevant son voile, lui montra des yeux rouges et gonflés, Milly fut à la fois surprise et peinée.

« Que vous est-il arrivé, chère Caroline ? »

Caroline laissa tomber Jet, qui poussa un gémissement, puis elle jeta ses bras autour du cou de Milly et commença à sangloter ; ensuite elle s’affaissa sur le sofa et demanda un verre d’eau ; puis elle se débarrassa de son chapeau et de son châle ; et au moment où l’imagination de Milly était à bout de suppositions, elle dit :

« Chérie, comment pourrais-je vous le dire ? Je suis la plus malheureuse des femmes. Être trompée par un frère auquel j’étais si dévouée : le voir se dégrader, s’avilir !

— Qu’a-t-il fait ? dit Milly, qui se représenta le sobre M. Bridmain s’adonnant à l’eau-de-vie et aux paris.

— Il va se marier ! Se marier avec ma femme de chambre, cette trompeuse Alice, pour laquelle j’ai été la maîtresse la plus indulgente ! Avez-vous jamais entendu rien de si honteux, de si mortifiant, de si déshonorant ?

— Vous a-t-il informée de ce projet ? dit Milly, qui même dans sa vie innocente, ayant souvent entendu parler de conduites pires que celles de M. Bridmain, évita de répondre directement.

— M’en parler ! Non. Il n’a pas même eu cette politesse. Je suis entrée à l’improviste dans la salle à manger et je l’ai surpris qui embrassait cette fille ; à son âge, c’est écœurant, n’est-ce pas ? Et, quand je lui ai reproché à elle de permettre de semblables libertés, elle m’a répondu effrontément que, mon frère s’étant engagé à l’épouser, elle ne voyait aucun mal à lui permettre de l’embrasser. Edmond est un lâche et a eu l’air effrayé ; mais, lorsqu’elle l’a sommé de dire si cela n’était pas vrai, il a essayé de prendre courage et a prononcé un oui. J’ai quitté la chambre avec dégoût, et ce matin j’ai interrogé Edmond. Il est décidé à épouser cette fille ; il avait tardé de me le dire, parce qu’il est honteux de lui-même. Je ne puis rester, vous le comprenez, dans une maison dont ma femme de chambre est devenue la maîtresse. Et maintenant, Milly, je viens implorer votre hospitalité pour une semaine ou deux. Voulez-vous me recevoir ?

— Certainement, dit Milly, si vous voulez vous accommoder de notre pauvre local et de notre simple manière de vivre. Nous serons charmés de vous recevoir.

— Je trouverai une véritable consolation à passer quelques jours avec vous. Je me sens incapable pour le moment de me rendre chez d’autres amis. Je ne sais à quoi se résoudront ces deux misérables, ils quitteront le voisinage, j’espère. J’ai engagé mon frère à le faire avant de se déshonorer ainsi. »

Quand Amos rentra, il approuva l’accueil bienveillant de Milly. Bientôt les malles formidables remplies et fermées de la comtesse arrivèrent, avant que l’indignation l’éloignât elle-même de la maison de Camp-Villa, et elles furent déposées dans la chambre à coucher disponible et dans deux cabinets qui étaient encombrés, mais que Milly vida pour les recevoir. Une semaine après, les beaux appartements de Camp-Villa étaient de nouveau à louer, et le départ soudain de M. Bridmain ainsi que l’installation de la comtesse Czerlaska à la cure de Shepperton faisaient le sujet de la conversation générale. La population vertueuse et clairvoyante de Milby et de Shepperton y trouva la confirmation de ses soupçons et s’apitoya sur l’augmentation des frais de table du Rév. Amos Barton.

Mais, lorsque les semaines et les mois se succédèrent, sans amener le départ de la comtesse, lorsque l’été et la moisson l’eurent laissée occupant encore la chambre à coucher et les deux cabinets, ainsi qu’une grande partie du temps et des soins de Mme Barton, de nouvelles et peu flatteuses conjectures s’ajoutèrent aux anciennes et commencèrent à prendre la forme de convictions arrêtées, même dans l’esprit des paroissiens les mieux disposés pour M. Barton.

Ce serait ici l’occasion, pour un auteur accompli, d’apostropher la calomnie, de citer Virgile et de montrer qu’il connaît à fond les choses les plus ingénieuses dites à ce sujet dans la littérature choisie. Mais à quoi sert l’occasion pour un homme qui ne peut pas en profiter ? Ce n’est qu’un œuf stérile que les vagues du temps emportent dans le néant. Aussi, comme ma mémoire est peu fournie et mon livre de notes encore moins, je suis incapable de me montrer savant ou éloquent à propos des calomnies dont le Rév. Amos Barton fut victime. Je ne puis que demander à mon lecteur s’il a jamais renversé son encrier et vu avec désespoir le rapide courant noir s’étendre sur son beau manuscrit ou sur son tapis de table encore plus beau. Ce fut avec le même courant rapide et noir que la médisance attaqua la réputation du Rév. Amos Barton, engageant les malveillants à le mépriser et les bienveillants à se tenir à l’écart, au moment où des difficultés d’un autre genre s’amoncelaient rapidement autour de lui.