Scènes de la vie du clergé/Tribulations du révérend A. Barton/7

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CHAPITRE VII

J’aime à croire, cher lecteur, que le séjour prolongé de la comtesse Czerlaska à la cure de Shepperton vous intrigue tout autant que les confrères de M. Barton ; et que vous n’êtes nullement disposé, je l’espère, à y attacher la maligne interprétation adoptée par le bilieux M. Duke, ainsi que par le sanguin M. Fellowes. Vous en avez assez vu sur le Rév. Amos Barton pour être convaincu qu’il était plus sujet à commettre des bévues que des péchés, plus sujet à être trompé qu’à tromper : et, pour peu que vous soyez physionomiste, vous aurez découvert que la comtesse Czerlaska s’aimait beaucoup trop elle-même pour se laisser entraîner à mal faire sans profit.

Comment donc, direz-vous, cette belle dame avait-elle pu se décider à s’établir dans la demeure d’un pauvre vicaire, où les tapis étaient criblés de trous, où le domestique consistait en une seule servante pour tout faire, et où six enfants couraient en liberté depuis huit heures du matin jusqu’à huit heures du soir ? Sûrement vous abusez de notre crédulité.

Le ciel m’en préserve ! je n’ai pas l’imagination fertile, vous devez vous en apercevoir, et je suis incapable d’inventer quoi que ce soit pour vous amuser ; mon seul mérite consiste dans la fidélité avec laquelle je vous raconte l’humble histoire d’un homme très ordinaire. Je désire exciter votre sympathie pour des peines communes, vous faire répandre des larmes sur un chagrin simple mais réel ; sur une douleur telle qu’il peut s’en trouver à votre porte, une douleur qui n’est enveloppée ni de haillons, ni de velours, mais d’un costume très décent.

Pour que vous rendiez justice à ma véracité, veuillez, je vous prie, considérer qu’au moment où la comtesse quitta Camp-Villa, elle n’avait en poche que vingt livres, formant à peu près le tiers du revenu qu’elle possédait personnellement. Vous comprendrez qu’elle se trouvait dans la situation fâcheuse d’une personne qui s’est querellée, non pas, à la vérité, avec son pain et son fromage, mais avec son poulet et ses friandises, situation d’autant plus fâcheuse pour elle que l’habitude de l’oisiveté l’avait rendue incapable de se procurer ces superfluités, et qu’avec tous ses moyens de séduction elle ne s’était point ménagé d’amis enthousiastes dont les bourses lui fussent ouvertes et qui fussent dévorés du désir de la voir chez eux. En sorte qu’elle était complètement échec et mat, à moins qu’elle ne se décidât à une démarche désagréable, celle de s’humilier devant son frère et de reconnaître sa femme. Ceci lui sembla impossible, et elle se flatta qu’il ferait les premières avances ; dans cet espoir, elle resta mois après mois à la cure de Shepperton, supportant avec une gracieuse indulgence l’absence de confortable et sentant qu’elle se conduisait d’une manière charmante. « Qui vraiment, pensait-elle, pourrait agir autrement avec une créature aussi aimable, aussi supérieure que Milly ? Je serais fâchée de quitter cette pauvre amie. »

Aussi, quoiqu’elle restât au lit jusqu’à dix heures et descendît pour déjeuner seule à onze heures, elle consentait gracieusement à ne pas dîner plus tard que cinq heures, repas où l’on servait une pièce de viande chaude qui, le lendemain, faisait le dîner froid des enfants : elle empêchait avec soin Milly de s’occuper trop exclusivement de sa famille, en la faisant lire, causer et se promener avec elle ; et même elle commença à broder un bonnet pour le prochain bébé, qui serait certainement une fille et s’appellerait certainement Caroline.

Après un ou deux mois de ce séjour à la cure, le Rév. Amos s’aperçut, comme cela était vraiment inévitable, de la forte désapprobation générale et du changement de manières de ses paroissiens à son égard. Mais d’abord il regardait encore la comtesse comme une femme charmante et influente, disposée à le servir de son amitié, et il pouvait difficilement chercher à renvoyer de chez lui une dame qui avait été si bonne pour lui et les siens, et qui pouvait d’un jour à l’autre annoncer spontanément la fin de sa visite ; de plus, il était fort de son innocence et éprouvait quelque dédain pour les gens qui le jugeaient mal ; enfin, il avait, comme je l’ai déjà indiqué, une forte volonté en partage, en sorte qu’une certaine obstination et un sentiment de défi se mêlaient à ses autres idées à cet égard.

La seule conséquence que cet état de choses ne pouvait empêcher était la saignée de sa maigre bourse ; le secours qu’il avait reçu d’une fondation ecclésiastique était insuffisant pour refermer la plaie. La sérénité de la conscience peut vaincre la calomnie, mais elle ne saurait payer le compte du boulanger et pas davantage celui du boucher. De mois en mois la position du Rév. Amos lui paraissait de plus en plus grave, et de mois en mois aussi il se dépouillait peu à peu de cette armure d’indignation par laquelle il s’était d’abord défendu contre la dureté des visages qui naguère lui souriaient avec amitié.

Mais la tâche la plus pénible pesait sur Milly, sur l’aimable et patiente Milly, dont la santé devenait de jour en jour plus faible. Elle avait pensé d’abord que la visite de la comtesse ne durerait pas longtemps, et elle avait déployé avec plaisir un excès d’activité pour le bien-être de son amie. Cela me peine de penser à tout l’ouvrage grossier qu’elle fit de ses douces mains, le tout en cachette, sans en rien laisser savoir à son mari, et les maris ne sont pas très clairvoyants ; elle salait du porc, repassait des chemises et des cravates, mettait pièces sur pièces et mailles sur mailles. Puis il fallait aussi préparer la layette de l’enfant attendu, et sans cesse elle agitait la question de savoir comment elle et Nanny pourraient suffire à la tâche quand le nouveau bébé serait là.

Tandis que le temps s’écoulait et que se prolongeait la visite de la comtesse, Milly ne se faisait aucune illusion sur les difficultés de leur position. Elle connaissait les médisances dont ils étaient l’objet, et remarquait l’éloignement des anciens amis ; mais ces choses ne la touchaient que par rapport à son mari. Le monde d’une femme aimante est contenu dans les quatre murs de sa maison ; et ce n’est que par son mari qu’elle a quelque communication avec le monde extérieur. Mme Simpkins peut bien l’avoir regardée avec dédain, bébé n’en caquette et n’en tend pas pour cela ses petits bras moins joyeusement ; Mme Tomkins peut cesser de venir la visiter, son mari n’en rentre pas moins pour recevoir ses soins et ses caresses ; il a fait un temps triste et humide aujourd’hui, mais elle a réparé des chemises, elle a taillé des sarraux pour les enfants et fait à moitié la robe de Willy.

Il en était ainsi pour Milly. Elle n’était affectée que de ce qui peinait son mari, elle n’était blessée que parce qu’il était incompris. Mais elle souffrait autrement de leurs difficultés pécuniaires et cherchait les moyens d’en sortir. Sa droiture s’alarmait de devoir faire attendre l’argent des fournisseurs ; son amour maternel redoutait la diminution de bien-être pour ses enfants, et l’affaiblissement de sa santé lui faisait exagérer ses craintes.

Milly, sans juger trop sévèrement la comtesse, ne pouvait fermer les yeux sur sa conduite imprudente ; et elle en vint à croire que ce serait un devoir pour elle de lui dire franchement qu’il ne leur était pas possible de voir son séjour chez eux se prolonger plus longtemps. Mais il se faisait dans deux autres esprits un travail qui épargna à Milly cette tâche pénible.

D’abord, la comtesse commençait à être fatiguée de Shepperton, fatiguée d’attendre de son frère des ouvertures qui n’arrivaient pas ; aussi, un beau matin, elle réfléchit que le pardon était un devoir chrétien, qu’une sœur devait s’apaiser, que M. Bridmain devait éprouver le besoin de ses conseils, auxquels il avait été habitué pendant trois ans ; que très probablement cette « femme » ne le rendait pas heureux. Dans cette agréable disposition d’esprit, elle écrivit une épître très conciliante, qu’elle adressa à M. Bridmain par le moyen de son banquier.

Un autre esprit travaillé au plus haut degré était celui de Nanny, la bonne à tout faire, qui avait le cœur chaud et le caractère bouillant. Elle adorait sa maîtresse, dont on l’avait entendu dire qu’elle « était prête à baiser les pas » ; et elle regardait Walter comme « son » bébé à elle. Elle avait d’emblée montré peu d’admiration pour la comtesse Czerlaska. Cette dame, au point de vue de Nanny, était une personne toujours « attifée » et dont la présence avait pour résultat principal de donner des lits de plus à faire, de l’eau chaude à porter, une nappe à mettre et des dîners à cuire. C’était une irritation perpétuelle pour Nanny de penser qu’elle et sa maîtresse étaient plus que jamais esclaves, parce qu’il y avait cette belle dame dans la maison.

« Elle ne paye rien non plus pour ça, faisait observer Nanny à M. Jacob Tomms, jeune monsieur, tailleur de profession, qui de temps en temps, pour le simple plaisir de causer, entrait le soir à la cuisine de la cure. Le maître est plus à court d’argent que jamais, et sa présence n’aide en rien au ménage ; en outre, on est obligé d’avoir constamment une femme de peine pour nous aider.

— On fait de jolies histoires sur son compte dans le village, dit M. Tomms. On dit que master Barton en tient joliment pour elle : sinon elle ne resterait pas ici.

— Alors on dit un tas de menteries, et vous devriez avoir honte de les répéter. Pensez-vous que le maître, qui a une femme comme madame, irait courir après une poupée couverte de chiffons comme cette belle dame, qui ne serait pas même bonne à cirer les souliers de ma maîtresse ? Je n’aime déjà pas tant le maître ; mais je sais qu’il est incapable de ça.

— Ne vous fâchez pas, je ne l’ai pas cru, dit humblement M. Tomms.

— Vous seriez un imbécile, si vous l’aviez cru. C’est une mauvaise avare que cette comtesse. Elle ne m’a jamais donné une pièce de six pence, ni la moindre nippe depuis qu’elle est ici. Elle vous reste au lit et descend pour déjeuner, quand les autres en sont au dîner. »

Si l’esprit de Nanny était dans cet état au mois d’août, époque où eut lieu ce dialogue avec M. Tomms, vous pouvez supposer ce qu’il devait être au commencement de novembre, lorsque la plus légère étincelle devait faire jaillir, de cette colère longtemps amassée, la flamme d’une franche indignation.

Cette étincelle brilla le matin même du jour où Mme Hackit fit à Mme Patten la visite que je vous ai racontée. L’inimitié de Nanny contre la comtesse s’étendait jusqu’à l’innocent Jet, qu’elle ne pouvait supporter voir traiter comme un chrétien. Et il fallait encore laver cette sale petite bête chaque dimanche, comme si ce n’était pas assez de laver les enfants.

Il arriva ce matin-là que Milly fut trop souffrante pour se lever, et que M. Barton dit à Nanny, en sortant, qu’il irait chez M. Brand le prier de venir. Ces circonstances suffisaient déjà pour rendre Nanny inquiète et susceptible. Mais la comtesse, les ignorant, descendit à onze heures, comme d’habitude, pour prendre seule son déjeuner, qui à cette heure-là était préparé pour elle au salon. Il y avait un petit pot de crème, prise comme d’habitude sur le lait de la veille et réservée spécialement pour le déjeuner de la comtesse. Jet attendait toujours sa maîtresse à la porte de sa chambre à coucher, et elle descendait habituellement en le portant dans ses bras.

« Voilà, mon petit Jet, dit-elle en le posant doucement à terre devant le foyer, tu auras un gentil, gentil déjeuner. »

Jet indiqua qu’il trouvait cette promesse très agréable, en se dressant immédiatement sur ses pattes de derrière, et la comtesse versa le pot de crème dans la soucoupe. Il y avait ordinairement sur le plateau à côté de la crème un pot de lait, destiné au déjeuner de Jet ; mais, ce matin-là, Nanny, dans son émotion, avait oublié ce détail, en sorte que, lorsque la comtesse eut fait son thé, elle s’aperçut qu’il n’y avait pas le second pot et sonna. Nanny parut, très rouge et échauffée ; elle venait d’allumer le feu de la cuisine, ce qui ne prédispose pas à la douceur.

« Nanny, vous avez oublié le lait de Jet ; voulez-vous m’apporter un peu plus de crème, s’il vous plaît ? »

C’en fut trop pour la patience de Nanny.

« Oui, certes. Me voici les mains tout occupées des enfants et du dîner, et la maîtresse malade au lit, et M. Brand qui va venir : et il me faudrait courir par le village pour chercher de la crème, parce que vous l’avez donnée à ce vilain petit moricaud !

— Est-ce que Mme Barton est malade ?

— Malade ? je crois bien, qu’elle est malade, vous vous en inquiétez beaucoup ! Elle peut bien être malade, fatiguée comme « elle » l’est du matin au soir, pour des gens qui feraient mieux d’être ailleurs qu’ici.

— Que voulez-vous dire par ces paroles ?

— Ce que je veux dire ? Je veux dire que ma maîtresse mène une vie d’esclave en se tenant debout la nuit, pour des gens qui feraient mieux de la soigner, au lieu de ne rien faire toute la sainte journée que de se dorloter.

— Sortez, insolente.

— Insolente ? J’aime mieux être insolente que de vivre aux dépens des autres et de leur apporter un mauvais renom par-dessus le marché. »

Ici Nanny sortit brusquement, laissant la comtesse digérer ce déjeuner inattendu.

Elle fut pétrifiée pendant quelques minutes ; mais, lorsqu’elle commença à se rappeler les paroles de Nanny, elle ne put s’empêcher de voir sa position à la cure sous un jour nouveau. L’allusion de Nanny à un « mauvais renom » ne resta point en dehors de l’imagination de la comtesse, qui vit la nécessité de quitter Shepperton sans délai. Elle aurait préféré attendre la réponse de son frère, mais elle prierait Milly de la lui faire parvenir ; mieux encore, elle se rendrait à Londres, demanderait à son banquier l’adresse de son frère, et irait le voir sans préliminaires.

Elle monta chez Milly, et, après l’avoir embrassée et questionnée sur sa santé, elle lui dit :

« Tout bien considéré, je trouve, chère Milly, qu’en raison de la lettre que j’ai reçue hier, il faut que je vous quitte pour me rendre directement à Londres. Mais je ne voudrais pourtant pas vous laisser malade, méchante enfant.

— Oh non ! dit Milly, qui sentit un poids enlevé de ses épaules. Je serai bien dans une heure ou deux ; je me sens beaucoup mieux maintenant. Vous avez besoin de moi pour vous aider à faire vos malles. Mais vous ne partirez pas avant deux ou trois jours.

— Il faut que je parte demain. Mais vous ne m’aiderez point ; ce ne serait pas raisonnable. Tenez-vous tranquille. On attend M. Brand, à ce que dit Nanny ? »

Cette nouvelle ne causa point à M. Barton, quand il rentra, une surprise désagréable ; cependant il témoigna autant de regrets qu’en purent exprimer les lèvres de Milly. Il sentait qu’il allait être délivré d’une situation embarrassante de la manière la plus facile. Ni lui ni Milly ne soupçonnèrent Nanny d’avoir tranché la difficulté, car la comtesse eut grand soin de n’en rien laisser deviner. Quant à Nanny, parfaitement convaincue de la relation entre la cause et l’effet, elle pouffait de rire en secret de son impertinence comme du meilleur ouvrage qu’elle eût jamais fait.

Le vendredi matin on put voir stationner devant la porte de la cure une calèche chargée des malles de la comtesse ; et, bientôt après, cette dame y monta elle-même. Après un dernier serrement de mains de M. Barton et les derniers adieux à Milly et aux enfants, la portière fut refermée ; et comme la calèche s’éloignait, les habitants de la cure purent apercevoir une dernière fois la belle comtesse se penchant en dehors de la voiture et leur envoyant des baisers. On vit aussi le petit museau noir de Jet, qui sans doute avait aussi ses pensées et ses sentiments à cette occasion ; mais il les garda strictement pour lui-même.

La maîtresse de l’école en face de la cure assista à ce départ et ne perdit point de temps pour le dire au maître d’école, qui de son côté communiqua la nouvelle à l’hôte des Gais Mineurs, après la classe du matin. Nanny fit part de cet heureux événement au laquais de M. Farquhar, qui par aventure vint apporter une lettre, et M. Brand la communiqua à tous les malades qu’il visita dans cette matinée, après avoir vu Mme Barton. En sorte qu’avant le dimanche on sut dans toute la paroisse de Shepperton que la comtesse Czerlaska avait quitté la cure.

La comtesse était partie ; mais, hélas ! les notes qu’elle avait contribué à enfler restaient, de même que le mauvais état des vêtements des enfants, conséquence indirecte de sa présence ; de même que la froideur des paroissiens, que ce départ ne pouvait dissiper subitement. Le Rév. Amos ne fut pas disculpé, le passé ne fut point effacé. Mais le pire de tout, c’est que la santé de Milly donna de fréquentes alarmes, et la naissance prochaine d’un enfant était assombrie par plus de craintes qu’à l’ordinaire. Cette naissance arriva prématurément six semaines environ après le départ de la comtesse : M. Brand tranquillisa toutes les personnes qui le questionnèrent à ce sujet le jour suivant, qui était un samedi. Le dimanche, après le service du matin, Mme Hackit vint à la cure pour avoir des nouvelles et fut invitée à monter ; Milly, couchée et charmante malgré sa pâleur, tendit la main à Mme Hackit avec un sourire radieux. Cela lui était doux de voir son ancienne amie cordiale comme auparavant. L’enfant de sept mois était très chétif et très rouge, mais on déclara qu’il allait très bien, et Mme Hackit retourna chez elle, le cœur réjoui de penser que l’heure dangereuse était passée.