Scènes de la vie italienne/03

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LE VOMERO


SCÈNES DE LA VIE NAPOLITAINE..



I.

La nature, si prodigue envers Naples, lui a refusé, par un étrange oubli, ce qu’on trouve à profusion dans toutes les villes d’Italie, l’eau potable. Dans ce paradis terrestre, où semblent réunies par les fées toutes les merveilles et les délices qui assurent à l’homme le bien-être facile et les plaisirs gratuits, on n’obtient qu’avec peine un verre d’eau limpide. Trois ou quatre fontaines abreuvent une ville de cinq cent mille âmes, et une seule fournit de l’eau vraiment pure, la fontaine du Lion : aussi les acquajoli, dont les boutiques ornées de guirlandes ressemblent à des reposoirs de procession, ne manquent-ils jamais d’offrir à grands cris l’eau de la fontaine du Lion ; mais ils se vantent, car un mensonge ne leur coûte rien, et par paresse ils vont puiser l’eau à la fontaine la plus proche. Quant aux carafes du café de l’Europe, le Tortoni de l’endroit, on n’a pas besoin d’un microscope pour y voir nager les animalcules, ce qui excite particulièrement les murmures et l’horreur des Romains, gens raffinés sur l’article des boissons rafraîchissantes.

Outre ce premier et grave inconvénient, le manque d’eau sert encore de prétexte à la négligence des blanchisseuses : une chemise sans tache est un prodige à Naples ; les draps de lit sont saupoudrés de grains de sable. Une seule fontaine, celle du Vomero, blanchit toute la ville, et c’est peut-être pour ménager l’eau que les lazzaroni discrets ne portent d’autre linge qu’un caleçon de toile bise. Quelque jour, l’industrie des puits artésiens viendra changer tout cela, si saint Janvier veut bien le permettre.

La fontaine du Vomero est située hors de Naples, dans un lieu pittoresque. Deux chemins y conduisent, des deux extrémités de la ville, en tournant autour de la montagne où est construit le fort Saint-Elme. Tous les matins descendent, par ces deux chemins opposés, les laveuses, portant sur leur tête une corbeille ou une secchia de bois blanc qu’elles soutiennent d’une main, en appuyant l’autre main sur la hanche, comme les jeunes filles qui environnent Éliézer dans le tableau du Poussin. Les plus matineuses et les plus actives s’emparent du bassin de la fontaine ; les autres jasent et chantent, assises à l’ombre, en attendant leur tour. Quand on se querelle, on crie à tue-tête, quand on est d’accord, on rit à gorge déployée. Les langues ne s’arrêtent jamais : c’est un concert de voix jeunes et sonores qui s’entend de loin.

Les garçons désœuvrés viennent chercher de la compagnie dans ce salon en plein vent ; quelques-uns se mettent en frais d’esprit, éveillent avec art la coquetterie des laveuses, et font leur cour, toujours sur le ton du badinage. Les plus assidus finissent par obtenir des signes de préférence. Des conversations générales on passe aux entretiens particuliers, et puis aux tête-à-tête. En retournant à la ville, des couples isolés s’écartent de la bande. Plus d’une fille a laissé prendre son cœur dans le trajet, plus d’un mariage s’est fait ainsi ; mais, quand les romans commencés au Vomero ne se dénouent pas à l’église, la conclusion en est souvent arrosée de larmes, et, par quelque nuit sombre, la sœur qui veille à l’hospice de l’Annonciade voit deux mains tremblantes déposer dans le tour un pauvre enfant sans nom.

Au printemps de l’année 1844, on citait, parmi les laveuses du Vomero, deux jeunes filles, plus belles que les autres, et dont un peintre avait reproduit les figures dans un tableau qui n’était pas sans mérite. L’une était une grande et forte personne de l’île de Procida, brune comme une grenade, avec des traits d’une régularité classique, les yeux enchâssés à la grecque, les sourcils comme tracés au pinceau, le regard calme et un peu dur, la peau dorée, luisante, mais fine et unie comme le satin, les habitudes du corps majestueusement nonchalantes. Elle portait le nom pompeux de Bérénice. L’autre, appelée Giovannina, était petite et svelte, avec des yeux d’un vert de bouteille, pétillans d’intelligence, les cheveux d’un blond ardent, la peau d’une blancheur mate qui résistait à l’action du soleil, la bouche en accolade, la physionomie mobile, expressive, variée connue son humeur, le geste vif, précis et d’une adresse singulière : ce type napolitain, plus rare que le premier, compte la gracieuse Cerrito parmi ses exemplaires les plus aimables.

Bérénice aimait passionnément la parure, les couleurs brillantes et la dorure : les joyaux de sa couronne se réduisaient à une paire de pendans d’oreilles en corail, une croix en filigrane et un bracelet de boules d’agate formant chapelet ; mais elle ajoutait à ces trésors quantité d’autres ornemens moins chers, comme des colliers de pierres ramassées dans les mosaïques en ruine, ou des torsades de glands d’Espagne et de graines de sorbier. Ses cheveux, souvent en désordre, étaient relevés par deux grosses épingles. Le rouge et le jaune dominaient dans ses vêtemens, et une longue frange pendait au bas de son tablier. Giovannina s’habillait plus simplement ; elle ne se parait que les dimanches et les jours de fête : les jours de travail, aucune épingle ne brillait sur sa tête, point de collier sur son cou blanc ; mais elle ne sortait pas sans avoir peigné ses cheveux avec soin, et sa chemisette à mille plis était d’une propreté rare.

Un seigneur étranger, de qui elle avait blanchi le linge, avait dit un jour à Giovannina que le moyen de faire fortune était de travailler avec plus de zèle et de conscience que ses compagnes paresseuses, de livrer de l’ouvrage sans reproche, d’éviter les taches, de se distinguer enfin sur ses rivales, dont la négligence et la mauvaise volonté feraient nécessairement remarquer et choisir une ouvrière plus habile et plus soigneuse. Ces conseils avaient d’abord étonné Giovannina. L’usage à Naples étant de bâcler la besogne et d’en solliciter ensuite le salaire le plus élevé possible au moyen de ruses, de mensonges et d’efforts d’éloquence, la pauvre fille n’avait pas compris du premier coup les avis du seigneur étranger. L’instinct et la tradition de la fourberie obstruaient son esprit et l’empêchaient de saisir ce calcul profond où les bénéfices à venir étaient mis au-dessus d’un gain immédiat ; mais, en y rêvant, elle avait fini par sentir la justesse du précepte. Le génie de l’industrie occidentale s’était révélé à son intelligence. Giovannina se leva matin pour arriver à la fontaine avant les autres et prendre la meilleure place. Elle se donna de la peine, employa bien son temps, laissa ses compagnes bavarder, et ne tira son linge de l’eau que lorsqu’elle le vit d’une netteté complète. La récompense ne se fit pas attendre : on remarqua son émulation. L’hôtel de la Victoire, où descendent les étrangers les plus riches, l’employa, et, à la fin de chaque semaine, elle recueillit une moisson de carlins.

Il fallait à Giovannina un grand parti pris pour travailler si bravement au milieu des quolibets, des chansons et des rires. Les autres laveuses, en voyant son application et son activité, auraient pu deviner facilement d’où lui venaient son bonheur et ses bénéfices ; mais elles n’imaginèrent point d’autre cause à sa fortune qu’une heureuse étoile. Bérénice se considérait comme une personne de qualité rejetée par une erreur du hasard dans une condition indigne d’elle. Toutes les occasions d’interrompre son travail lui convenaient également. Au premier mot qu’on lui disait, elle se livrait à la conversation sans se faire prier, laissant son ouvrage à la garde de Dieu. Le samedi, elle rendait à ses pratiques du linge coloré de nuages sablonneux ; mais elle inventait chaque fois un nouveau conte fort dramatique pour expliquer la chose par un accident, et, quand on lui adressait des reproches, elle répondait avec une admirable volubilité de langage pour déguiser son indifférence. Au fond, pourvu qu’on lui donnât son salaire, elle ne s’embarrassait guère du reste.

Un matin, il y avait au Vomero une réunion nombreuse, mais non choisie, de rôdeurs venus de Chiaïa et de Pausilippe, la plupart beaux, robustes, la langue bien pendue, le bonnet de laine rouge sur l’oreille et nus jusqu’à la ceinture. Hormis un muletier, plus cossu que les autres et qui portait veste à ramages, souliers ferrés et chapeau à larges bords, ces jeunes gaillards paraissaient mépriser toute espèce de chaussure, et, entre huit ou dix qu’ils étaient, ils ne possédaient pas deux chemises ; du reste, bons compagnons, avides de divertissemens et redoutant bien plus le travail que la compagnie des jolies filles. Pour engager l’escarmouche avec les laveuses, ils commencèrent par s’attaquer entre eux.

— Tu prétends que tu es bon à marier, Ciccio, disait un grand garçon bâti comme le gladiateur, et tu n’as pas seulement voyagé.

— Je n’ai pas voyagé ! s’écria Ciccio avec indignation. Je suis allé à Salerne, à Pizzo, et jusqu’en vue des côtes de Sicile, où j’aurais abordé sans un orage effroyable qui repoussa en Calabre la barque du patron. C’est toi qui te prétends marin, et qui ne mérites pas seulement le titre de pêcheur. As-tu jamais failli te noyer, Matteo ?

— Moi ! reprit Matteo, je suis tombé à la mer en toutes saisons. Apprends que j’ai péché des dorades et même des thons.

— Des coquillages, des coquillages ! dit le muletier. Quant à Toma, c’est différent : il ne pêche que des laitues, des pois et des carottes ; c’est pourquoi, vivant en frère avec des légumes, son visage ressemble à un cocomello.

— Riez de mon métier, pêcheur de grenouilles et cocher de malheur, répondit Toma le jardinier ; je n’envie point à Ciccio et à Matteo l’avantage de tomber à la mer en janvier, ni à don Annibal le plaisir d’avaler en juillet la poussière des grands chemins.

— On est plus en sûreté sur mes mules que dans une barque, reprit le muletier Annibal, et il y a plus de profit à porter des Anglais à Capoue que des salades au marché de Sainte-Brigitte. Mais, au lieu de nous quereller, prenons pour juge cette belle enfant qui a des mains d’ivoire, des joues de lis, des yeux d’ambre vert, et qui frotte son linge avec tant de courage. Elle saura bien nous dire lequel de nous est capable d’acheter son lit de noces.

Ce discours insidieux, qui s’adressait à Giovannina, n’eut point de succès. La jeune fille ne leva pas même les yeux, et répondit en frottant son linge avec plus d’ardeur : Je n’ai pas le temps d’écouter des bagatelles et de juger des différends.

— Qu’allons-nous devenir ? dit Annibal ; la discorde est parmi les hommes, et Vénus refuse de les mettre d’accord. Heureusement, je vois une divinité aux cheveux d’ébène qui sera peut-être moins cruelle, car elle porte dans ses grands yeux la sagesse de sainte Minerve, et je gage qu’elle saurait reconnaître à perte de vue un garçon bon à marier.

Bérénice interpellée tira incontinent de l’eau ses beaux bras couleur de cuivre, et regarda en souriant le muletier facétieux.

— Je vous mettrai d’accord, dit-elle, et il me faudra moins de temps qu’à sainte Minerve pour dire un Ave. Rangez-vous tous devant moi, et attendez un peu que je lise sur vos figures. Vous, seigneur muletier, vous offririez une botte de paille à votre fiancée ; sur une natte de jonc dormirait la femme du marchand d’huîtres ; le banc d’une barque est un lit dur pour l’épousée du pêcheur de dorades. Est-ce à l’ombre d’un chou que la femme du jardinier passera l’heure du repos ? Non, mes chers seigneurs ; celui qui est bon à marier, le voici, et, pour qu’on le distingue des autres, je le marque d’un signe particulier.

En parlant ainsi, Bérénice plongea sa main dans le bassin, et jeta de l’eau de savon au visage d’un garçon de dix-huit ans, construit comme l’Antinoüs. Toute la compagnie poussa un éclat de rire qui monta jusqu’aux oreilles des factionnaires du fort Saint-Elme.

— C’est Nino ! s’écrièrent les jeunes gens, c’est le petit Nino qui a remporté la victoire. Toujours les cartes, les dés et la bonne chance sont pour lui.

— Vite, demanda une laveuse, vite, seigneur muletier, dites-nous qui est don Nino. Quel âge a-t-il ? quel métier fait-il ? combien gagne-t-il à la journée ? qui sont ses pareils ? Voyons si Bérénice a bien choisi.

— Oh ! répondit Annibal, la signora Bérénice a plus de coup d’œil que l’ancienne sorcière de Cuma. Les parens de Nino sont de si grands personnages qu’on n’ose les nommer, et puisqu’il ne les connaît pas lui-même, pourquoi sa mère ne serait-elle pas une comtesse ? La madone des trovatelli n’ignore point que son père est un docteur, à moins qu’il ne soit colonel ou marchand de limonade. Ce mystère sera éclairci avant que Noël tombe le jour de saint Etienne. Le métier de Nino, c’est de courir comme un lièvre et de danser comme un chamois. Ce garçon-là n’a pas son pareil à trente lieues à la ronde pour casser des noisettes avec ses dents. Il gagne à la scoppa quand il abat un roi et que son adversaire n’a qu’un cavalier. Est-il un plus bel état sous le soleil ? Nino mange sur le marbre, comme un empereur, à l’heure où les carmes ou les franciscains font les distributions de soupes, et il dort dans une corbeille d’osier comme le chat d’un évêque. La monnaie dont on lui paiera le prix de sa journée n’est point encore frappée, et le lingot qui la contient arrivera d’Amérique, si les corsaires n’arrêtent pas le navire. Mais Nino est un gentil garçon, gai, complaisant, paré de ses talens et de ses qualités comme un agneau pascal de ses rubans, et il ramassera peut-être un sac d’écus en même temps que le cœur d’une fille. Voilà comme il est bon à marier.

— C’est la vérité, dit Nino en saluant la compagnie. Je suis un enfant de l’Annonciade. Quand la belle Bérénice aura un carrosse, je courrai devant ses chevaux de Naples à Caserte, sans perdre la respiration. Je sais aussi faire tourner un verre plein sur un cerceau sans renverser une goutte d’eau, et les seigneurs étrangers qui admirent mes petits talens me donnent la bonne-main; et quand je distribue des violettes aux dames devant la porte de la Villa-Reale, il ne m’en reste pas un seul bouquet le soir. La véritable raison pour laquelle je suis bon à marier, c’est que j’ai du bonheur.

— Oui, dit une vieille laveuse, on voit bien à la figure de don Nino qu’il aura toujours du bonheur. Il ne sera pas en peine de trouver une femme, et celle qui lui convient, c’est Giovannina, parce qu’elle a aussi du bonheur, et qu’elle fera une bonne ménagère.

— Dispensez-vous du soin de me choisir un mari, répondit la jeune fille. Et vous, seigneur muletier, au lieu de nous distraire de notre ouvrage, racontez-nous une histoire tandis que nous travaillerons. Vous voyez bien que tout le monde ici a les bras croisés depuis un quart d’heure. Ces conversations avec les jeunes gens ne valent rien.

— Une histoire ! une histoire ! crièrent les laveuses en retournant à la fontaine.

— Vous ne pouviez tomber mieux qu’en vous adressant à moi, dit Annibal. Une éducation soignée est de rigueur dans mon état. Lorsque je mène des voyageurs en Calabre et que nous traversons un pays où règne la malaria, je leur récite des sonnets d’amour ou des contes, pour les empêcher de dormir, car celui qui s’endort est sûr de gagner la fièvre. Écoutez bien l’histoire de la belle Cosenzine, que je raconte toujours en passant à Cetraro.

Les hommes se couchèrent en formant un demi-cercle autour du narrateur, et don Annibal, debout au milieu de l’auditoire, entonna d’une voix forte et sur un mode emphatique, assaisonné de gestes de théâtre, l’histoire de la belle Cosenzine.


II.

Comme la rose parmi des violettes, comme une étoile au milieu de pâles cierges, la belle Cosenzine, resplendissante de jeunesse et de grâce, brillait par-dessus ses compagnes. Ses yeux d’azur répandaient les poisons de l’amour dans toute la province de Cosenza, et c’était une maladie plus redoutable que la fièvre ; car de tous les malades qu’elle faisait, un seul pouvait espérer de se guérir, et on ne savait pas encore lequel serait préféré. Déjà cette fille insensible avait refusé la main d’un duc, celle d’un général, celle d’un gouverneur de Calabre, et, dans le palais de l’intendance, un pauvre jeune homme s’en allait dépérissant d’amour et de tristesse. Et cependant elle n’était point riche, la belle Cosenzine, puisque son père, simple tonnelier, faisait des cuves pour la vendange, tandis qu’elle filait sa quenouille.

Ce fut à la noce d’une de ses compagnes qu’elle s’éprit subitement d’une tendresse extrême pour un beau garçon qu’elle ne connaissait point encore. Il était venu de Cetraro pour marier sa cousine, le jeune pêcheur. Il ne possédait que sa maisonnette, sa barque et ses filets, mais il avait la mine d’un dieu, le courage d’un lion, et il dansait comme un faune. En dansant une saltarelle avec lui, la Cosenzine se troubla, et son cœur de marbre devint tout à coup plus tendre qu’un pain de miel. Tandis que le cœur de la Cosenzine fondait comme la cire, celui du pêcheur cetrarin s’enflammait comme le sarment, si bien qu’ils se dirent leur amour et qu’on les accorda, en répétant mille fois que ces jeunes gens faisaient un beau couple, et en bénissant les seins féconds des deux mères qui les avaient portés. Au lieu de retourner chez lui, le pêcheur passa une semaine à Cosenza, toujours à côté de sa fiancée. Elle s’appuyait sur son bras le long du chemin qui descend à la mer. On prit jour pour célébrer les épousailles, et, en partant pour Cetraro, le fiancé donna et reçut le baiser de la promesse.

Dans l’ivresse de son bonheur, le Cetrarin avait oublié l’époque du passage des thons sur les côtes de Sicile, et, comme le thon n’attend point pour passer que les pêcheurs aient célébré leurs noces, il fallut s’embarquer à la hâte et rejoindre les barques dont on voyait au loin les voiles blanches.

En ce temps-là, le terrible corsaire Cariadin-Barbe-Rousse venait de recevoir du Grand-Turc le gouvernement de Zerbi, en récompense de ses exploits contre les chrétiens, et, comme il voulait monter sa maison, il envoya un brigantin de guerre sur les côtes d’Italie chercher de belles esclaves pour son sérail. Au milieu de la nuit, le vaisseau vint courir des bordées en face de Cetraro et de Cosenza. Un canot aborda sans bruit à peu de distance de ces deux villes. Les Turcs, armés de pistolets et de sabres, rôdèrent sur le rivage comme des requins affamés. Une troupe de jeunes filles vint à passer parmi lesquelles était la belle Cosenzine, tâchant de distinguer encore dans le lointain la voile blanche qui emportait ses amours. Quelle aubaine pour les mécréans ! Ils se jetèrent sur les jeunes filles, et ils entraînèrent toute la bande dans leur canot. La pauvre Cosenzine fut portée, plus morte que vive, jusqu’au vaisseau de guerre. Ô lamentable aventure ! ô situation effroyable ! ô désespoir pour des filles chrétiennes ! De quels gémissemens ces infortunées faisaient retentir les airs, c’est ce que l’imagination peut à peine concevoir. Des ruisseaux de larmes coulaient des yeux des jeunes filles, elles tendaient leurs bras vers la terre ; mais les Turcs souriaient, et le capitaine se réjouissait de son riche butin.

Cependant la Cosenzine était si touchante et si belle dans sa douleur, que l’équipage finit par être ému de pitié en regardant ses pleurs. Le capitaine, s’adoucissant, lui offrit sa liberté moyennant une rançon.

— Ne pleurez point, lui dit-il ; j’enverrai mes gens demander à votre père mille piastres fortes, plus trois colliers d’or, trois bracelets de corail et trois spillone de perles fines, pour donner aux trois favorites du puissant Cariadin ; à ce prix, vous pourrez retourner à Cosenza, et je ne partirai pas avant d’avoir reçu la réponse. Et le canot reprit la mer, et les rameurs alertes s’éloignèrent en répétant : Oïzza ! vogue ! vogue !

A la porte du tonnelier de Cosenza vinrent frapper trois hommes en capuchons blancs : — Ta fille est notre prisonnière. Si tu veux la racheter, dépêche-toi de nous donner mille piastres fortes pour le puissant Cariadin, plus trois colliers d’or, trois bracelets de corail et trois spillone de perles fines pour les trois favorites de notre maître. — Hélas ! répondit le père, où voulez-vous que je prenne tout cela ? Il me faudrait vendre ma maison, mes tonneaux et mes outils, et à quoi me servira de racheter ma fille, si c’est pour mourir de faim ? Retournez près du capitaine et dites-lui d’être plus humain, ou bien frappez à la porte de mon frère, qui est plus riche que moi, et priez-le de racheter sa nièce.

À la porte du frère vinrent frapper les Turcs en capuchons blancs : — Ta nièce est notre prisonnière. Si tu veux la racheter, dépêche-toi de nous donner mille piastres fortes, plus trois colliers d’or, trois bracelets de corail et trois spillone de perles fines pour les trois favorites du puissant Cariadin. — Tant de piastres ! répondit l’oncle de la Cosenzine, tant d’or, de corail et de perles fines pour une fille enlevée ! Que ma nièce parte pour Zerbi ; je ne saurais la racheter à si haut prix.

Les Turcs en capuchons blancs s’en retournèrent à leur canot, et ils allaient partir quand le jeune pêcheur arriva de Sicile, et ils lui parlèrent comme au père et à l’oncle de la belle Cosenzine…

— Mais, dit le narrateur en interrompant son récit, c’est à ce point de l’histoire qu’il convient de s’arrêter pour demander à la compagnie ce que répondit l’amant de la belle Cosenzine. Devinez, signori et signorine, devinez, si vous pouvez, la réponse du pêcheur de Cetraro.

— Je pense, dit Ciccio, que l’amant de la Cosenzine se jeta la face contre terre en s’arrachant les cheveux, et qu’il toucha le cœur des Turcs en capuchons blancs par un discours pathétique.

— Tu es à cent lieues de la vérité, répondit Annibal.

— Moi, dit Matteo, je devine que le pêcheur était un rusé, qu’il amusa les Turcs avec des paroles, et qu’il leur promit les mille piastres, payables à terre, lorsqu’on aurait amené sa maîtresse. Les Turcs, qui étaient des sots, donnèrent dans le piège, et, quand ils eurent débarqué avec la belle fille, le pêcheur joua des jambes et s’enfuit accompagné de son amie.

— Ce n’est point cela, répondit le muletier.

— Moi, dit Toma, je crois que le pêcheur assembla ses compagnons, qu’il prit d’assaut le brigantin et passa les Turcs au fil de l’épée.

— Tu rêves, s’écria le muletier en haussant les épaules ; ne sais-tu pas que le brigantin était armé de canons chargés à mitraille et tout prêts à faire tant de bruit, que les pêcheurs se seraient dispersés comme des pigeons en les entendant mugir à six cents bras de distance ? Puisque personne n’a deviné la réponse du jeune homme, je reprends mon récit.

Le pêcheur de Cetraro ne poussa pas un cri ni un hélas. Il ne perdit point son temps à demander grâce, encore moins à inventer des supercheries inutiles, pas davantage à concevoir des entreprises téméraires. Il mena les trois ravisseurs en capuchons blancs chez un juif qui avait de l’argent et des bijoux, et il vendit au juif sa maison, sa barque, ses filets, sa part de la pêche du thon, ses meubles et jusqu’au lit de noces qu’il venait d’acheter, et il dit aux Turcs : — Prenez, prenez tout ce que je possède. Voici mille piastres fortes pour le puissant Cariadin, plus trois colliers d’or, trois bracelets de corail et trois spillone de perles fines pour les trois favorites de votre maître. Allez, et ramenez bien vite mes amours, et prenez encore cette ceinture qui est tout ce qui me reste ; je vous la donne afin que vous fassiez diligence. — Les Turcs en capuchons blancs s’embarquèrent dans le canot, et ils ramèrent jusqu’au brigantin en chantant : Oïzza ! vogue ! vogue ! Et la belle Cosenzine, rachetée par son amant, l’épousa le lendemain.

— C’est ainsi, poursuivit Annibal, qu’en occupant les seigneurs voyageurs on les tient éveillés tout le long des marais pour les préserver de la malaria. A présent, dites un peu si je ne suis pas un brave contastorie et un guide prudent ?

Don Annibal reçut des complimens de toute la compagnie. Les hommes le régalèrent d’une pipe de tabac, et Bérénice lui offrit du feu en récompense de ses frais d’esprit. Pendant ce temps-là, Giovannina, qui avait fini sa besogne, chargeait sur sa tête une grande corbeille pleine de linge qu’elle soutenait de la main gauche, et portant de l’autre main sa secchia, elle prit le chemin de la ville après avoir gratifié le complaisant muletier d’un sourire en signe de remerciement. À cent pas de la fontaine, elle entendit quelqu’un marcher derrière elle, et, pour laisser le passage libre, elle se rangea sur le bord du chemin ; mais, au lieu de passer devant, le petit Nino s’arrêta en face de la jeune fille.

— Divine fanciulla, dit-il, je vois bien que vous allez me gronder si je vous dis qu’au lieu d’écouter l’histoire de la Cosenzine, je n’ai fait qu’admirer votre grace et votre doux visage pendant le récit d’Annibal ; aussi, de peur d’être mal reçu, je vous parlerai d’autre chose. Cela fait plaisir de voir travailler une fille courageuse comme vous ; mais le plaisir devient peine quand la fatigue commence, et vous êtes fatiguée. Ce linge mouillé est bien lourd pour vos bras mignons. Accordez-moi l’honneur de porter votre corbeille et votre secchia au moins jusqu’à la porte de la ville.

— Je n’accepte point de services des jeunes gens, répondit Giovannina ; sous le prétexte d’aider les filles, ils ne songent qu’a les enjôler.

— Me préserve le ciel de vouloir vous enjôler ! reprit Nino. Plus vous êtes belle et plus je vous crains, L’abbesse des carmélites ne me semblerait pas plus terrible que vous, avec sa mine sévère et sa guimpe. Oubliez mon âge ; figurez-vous que j’ai quarante ans, et laissez, que je vous soulage de votre fardeau.

— Puisque vous avez si grand’peur de moi, dit la jeune fille, sauvez-vous et ne vous arrêtez pas ici plus long-temps. Je n’ai point sollicité l’honneur de faire votre connaissance.

— La peur m’ôte les jambes, reprit Nino, et votre cruauté me déchire le cœur. Mais comment ai-je pu mériter vos dédains, et en quoi suis-je indigne de vous connaître ?

— Franchement, répondit la jeune fille, je vous crois paresseux, plus pressé de courir après les laveuses que de chercher du travail. Vous ne faites point de métier, vous vivez au hasard, et l’on voit bien que si la belle Cosenzine du conteur d’histoires vous eût aimé, les Turcs l’auraient emmenée à Zerbi.

— Si vous-même, s’écria Nino, vous qui ne m’aimez point, vous tombiez entre les mains des Turcs, je vous jure qu’ils ne vous emmèneraient point à Zerbi.

— Et où trouveriez-vous mille piastres fortes pour le puissant Cariadin, plus trois colliers d’or, trois bracelets de corail et trois spillone de perles fines pour les trois favorites de ce seigneur corsaire ?

— Je me vendrais moi-même. N’ayant ni maison, ni barque, ni filet, je me ferais esclave à votre place, et je vous dirais : « Allez, Giovannina, et soyez heureuse ; moi, je vais là-bas recevoir des coups de bâton. Puisque vous ne m’aimez point, qu’ai-je besoin de la vie et de la liberté ? Mon esclavage sera moins dur que celui de l’amour. Adieu, retournez chez votre père. » Et les rameurs joyeux vous ramèneraient à terre en chantant : Oïzza ! vogue ! vogue ! Mais vous êtes en sûreté ici, vous n’avez rien à craindre de Cariadin, et vous pouvez me mépriser à votre aise, parce que je suis pauvre. Adieu, Giovannina ; j’aurais eu plus de plaisir à mettre votre corbeille sur ma tête que si c’était une couronne.

Nino tourna sur ses talons et partit en courant. Il retrouva les laveuses en train de plier bagage. Les jeunes gens profitèrent de l’occasion pour offrir galamment le secours de leurs bras ; on se divisa en deux bandes qui rentrèrent à Naples, l’une par Pausilippe et l’autre par la porte d’Antignano. Bérénice, qui avait plus jasé que ses compagnes, était restée seule à la fontaine et se hâtait d’achever tant bien que mal son ouvrage. Grâce au peu de soin qu’elle prenait, ce ne fut pas long. Quand elle eut lavé et tordu sa dernière pièce, elle jeta son linge dans sa corbeille, posa le tout sur sa tête et se dirigea vers Pausilippe d’un pas nonchalant. Nino ne manqua pas de venir se planter à côté d’elle. Dans un champ, il cueillit un épi, et avec la barbe du seigle il chatouilla le cou de la laveuse.

— Il faut bien, lui dit-il, que je vous taquine un peu, belle Bérénice ; vous m’avez jeté du savon au visage, et vous me devez un baiser en réparation d’une offense si grave. Je vous le prendrai tôt ou tard, de gré ou de force, par surprise ou autrement.

— La force et la surprise sont de mauvais moyens avec moi, répondit Bérénice.

— Et la prière ?…

— Ne vaut guère mieux quand une fois j’ai dit non. car je suis bien entêtée, seigneur Nino, je vous en avertis.

— Entêtée, cruelle, impitoyable, fière et méchante, on le voit sur votre visage ; mais je m’y prendrai tout doucement, de loin, sans vous heurter, sans jamais vous dire combien je vous trouve belle, aimable et charmante, et, au moment où vous y penserez le moins, vous me voudrez du bien.

— Oh ! que je suis aise de savoir votre projet ! répondit Bérénice ; à présent, je me tiendrai sur oies gardes. Vous êtes un rusé compère, et votre plan était excellent ; mais il ne fallait point me le dire. Vous voilà pris dans votre piège, et je suis encore plus rusée que vous.

Bérénice avait commencé par répondre aux attaques du petit Nino d’un air plus solennel que si elle eût été la reine Sémiramis en personne ; mais déjà, son humeur folâtre s’animant peu à peu, elle montrait en souriant les perles de sa bouche, et des éclairs de gaieté jaillissaient de ses yeux.

— Fasse le ciel, reprit-elle, que cette folie ne me vienne pas de vouloir du bien à un mauvais sujet comme vous ! N’ai-je pas laissé voir que je ne suis point sorcière, lorsque je vous ai cru bon à marier ?

— Vous êtes plus sorcière que vous ne l’imaginez, dit Nino. Apprenez qu’une tireuse de cartes m’a prédit que j’aurais bientôt de la fortune ; et une belle fortune ! J’ai vu de mes deux yeux les quarante figures du grand jeu se ranger sur la table, et l’image des six médailles revenir trois fois de suite pour me composer un horoscope d’or et de diamant, si bien que la tireuse de cartes, étonnée de mon bonheur, m’a recommandé le silence, de peur que toutes les filles ne se disputent l’avantage de partager mon sort. Aussi n’en ai-je dit mot à personne, hormis à une seule fille, à la plus belle des laveuses du Vomero.

Ces paroles de Nino produisirent une impression profonde sur l’esprit de Bérénice. L’horoscope d’or et de diamant, la carte des six médailles et la recommandation de la tireuse changeaient absolument la position sociale de ce garçon. Sous les dehors d’un lazzarone, il devenait évident que Nino déguisait un enfant gâté du destin. C’était un coup du ciel pour une fille que de connaître seule cet étrange secret. L’artifice de langage employé pour en faire la confidence était d’ailleurs d’une délicatesse si aimable, que Bérénice en eut un fort battement de cœur. Cependant la belle laveuse s’informa qui était cette tireuse de cartes, et, lorsque Nino lui eut fourni loyalement les moyens de vérifier l’exactitude et la sincérité de ses paroles, Bérénice se sentit troublée dans le fond de l’ame. Elle voulut dissimuler son émotion en continuant à badiner ; mais Nino s’aperçut qu’elle n’avait plus autant de malice dans le propos. A l’entrée de la grotte de Pausilippe, le petit lazzarone s’approcha doucement de la belle laveuse et lui prit la main. Ils marchèrent ainsi côte à côte jusqu’au milieu de la grotte, où l’obscurité devint complète. Quand la lumière reparut, Nino avait obtenu le baiser qu’il souhaitait sans avoir usé ni de force ni de surprise, et Bérénice, tremblante et suffoquée, se croyait de la meilleure foi du monde bien et dûment fiancée à l’homme le plus fortuné qui fût dans les Deux-Siciles.


III.

Pendant ce temps-là, Giovannina se reprochait d’avoir repoussé les politesses de Nino avec plus de cruauté que n’en commandaient la sagesse et la prudence d’une honnête fille. L’idée d’avoir offensé ce jeune homme en lui témoignant un mépris qu’il ne méritait pas la tourmentait comme un remords. Elle y rêva tout le reste du jour, et ne s’endormit qu’après avoir imaginé un moyen de se faire pardonner ses torts. Le lendemain, la compagnie ne manqua pas de revenir au Vomero. On jasa et on raconta des histoires. Sans travailler avec moins d’ardeur qu’à l’ordinaire, Giovannina prit part à la conversation et rabattit un peu de sa fierté accoutumée. Quand son ouvrage fut achevé, elle s’approcha du petit lazzarone d’un air gracieux et ouvert.

— Seigneur Nino, lui dit-elle, si vous voulez m’aider et m’accompagner un bout de chemin en portant ma corbeille, vous me ferez plaisir.

— D’où me vient tant de faveur ? répondit Nino. Votre bagage est-il plus lourd aujourd’hui qu’hier, ou bien vous sentez-vous les bras moins forts ?

— Ni l’un ni l’autre, reprit la jeune fille. Je ne sais quelle mouche m’avait piquée hier : je vous ai maltraité, j’en ai regret aujourd’hui, et je veux réparer ma faute.

— N’ayez point de regret, dit Nino ; votre dureté m’a fait chercher fortune ailleurs. Une autre m’a consolé : c’est à elle que je dois mes services.

— Fort bien, seigneur Nino, reprit Giovannina en rougissant. Il est juste qu’une autre meilleure que moi obtienne la préférence. Gardez pour elle vos bons offices, et daignez seulement agréer mes excuses : c’est tout ce que j’avais à vous dire.

En parlant ainsi, la jeune fille promena rapidement ses regards sur le cercle des laveuses. Les yeux de Bérénice, braqués sur elle, lui apprirent clairement où Nino avait trouvé des consolations. Giovannina ne parut ni fâchée ni surprise de cette découverte, et, soulevant avec vivacité sa corbeille et sa secchia, elle s’éloigna d’un pas alerte. Son indifférence était bien jouée, mais ce n’était qu’une feinte. À peu de distance de la fontaine, elle se mordit les lèvres ; deux grosses larmes coulèrent sur ses joues enflammées par la colère, et de tout son cœur elle maudit avec amertume le bon mouvement qui lui avait attiré un affront, car il n’est point de blessure plus sensible à une Napolitaine que celle de l’orgueil. Pour comble d’humiliation, le lendemain, Nino et Bérénice affectèrent de badiner ensemble avec une familiarité que Giovannina considéra comme un nouvel outrage, en sorte que son dépit se monta par degrés jusqu’à un état voisin de la jalousie.

Un incident imprévu vint distraire Giovannina de ces petits chagrins et fixer son esprit sur des intérêts plus sérieux. Le seigneur anglais de qui elle avait reçu de si bons avis passa encore à Naples au retour d’un voyage en Orient. Pour lui montrer qu’elle avait profité de ses instructions, la jeune fille s’empressa de raconter à son protecteur comment elle était devenue la première lavandara de toute la ville, et elle ajouta qu’il lui fallait refuser de l’ouvrage, tant sa façon de blanchir le linge était appréciée des connaisseurs. À son grand étonnement, le seigneur étranger haussa les épaules.

— Vous n’entendez rien aux affaires, dit-il d’un ton bourru. Est-ce qu’on doit jamais refuser de l’ouvrage ? Si vos bras n’y suffisent pas, employez ceux des autres. Ayez à vos ordres vingt, trente, cent laveuses, selon vos besoins. Payez-les à la journée. Faites-les travailler, surveillez-les. Fondez un établissement. Louez des ateliers. Gagnez de l’argent. Achetez du bien avec vos économies. Doublez votre fortune en épousant un homme riche ; triplez-la en vendant établissement et clientelle, et retirez-vous du commerce avec dix mille piastres de rente. Mais non ; demeurez ouvrière et lavandara. Vous n’entendez rien aux affaires.

À ce chapitre si nouveau pour elle du moyen de parvenir, la pauvre Giovannina éprouva comme un vertige. Son imagination méridionale, courant plus vite que son intelligence, lui représentait une autre Giovannina commandant une armée innombrable de laveuses, ayant un palais, une villa, une robe à queue et des laquais eu livrée.

— Jésus, Maria ! s’écria-t-elle ; est-il possible d’amasser tant de piastres avec de l’eau et du savon ?

— Assurément, répondit l’Anglais. Tel que vous me voyez, j’ai acquis un million de francs à fabriquer des clous.

— Eh bien ! donc, très cher seigneur, dites-moi ce qu’il faut savoir pour entendre les affaires, car je veux les entendre, et je les entendrai tout à l’heure, si vous daignez m’instruire.

Giovannina multiplia ses questions avec tant de volubilité, tant de rapidité de conception, que l’homme du Nord eut peine à la suivre. En un moment, tous les points obscurs du plan tracé par l’étranger furent éclaircis. Des flots de lumière pénétrèrent dans l’esprit de la jeune fille. L’ordre s’y mit peu à peu ; le seigneur étranger finit par avouer que sa protégée entendait mieux les affaires qu’il ne l’avait cru d’abord, et Giovannina, dévorée d’impatience, partit résolue à mettre à profit ces révélations sans tarder d’une minute.

Un matin, l’illustre compagnie du Vomero trouva six laveuses qu’elle ne connaissait pas installées à la fontaine depuis le point du jour. On les interrogea. Elles répondirent qu’elles travaillaient à la solde de leur patronne, la signora Giovannina, maîtresse blanchisseuse, demeurant à la Conciaria. qui leur avait promis un carlin par tête, plus deux grani de bonne-main, si leur ouvrage était achevé pour midi. Une grêle de quolibets égaya la compagnie aux dépens de la maîtresse blanchisseuse, et Bérénice dauba de toutes ses forces sur les prétentions de sa rivale ; mais une vieille laveuse en guenilles prit la parole d’un ton sentencieux :

— Ne riez point, dit-elle, car vous n’en avez point envie, et vous enragez au fond de votre cœur. Giovannina porte sur son front et dans ses yeux le signe d’une haute fortune. La madone des bonnes filles la guide par la main. Riche, riche, elle deviendra, et toi, Nino, tu es un petit sot d’avoir lâché le pan de sa robe pour te pendre à la jupe trouée de Bérénice. Un autre que toi ramassera le sac d’écus dont Giovannina tient les cordons.

Celle qui parlait ainsi jouissait d’une grande autorité à cause de sa misère et de sa décrépitude. Un silence morne succéda aux propos ironiques. Bérénice consternée baissa la tête ; Nino devint rêveur, et la compagnie changea de conversation. Les ouvrières de Giovannina, stimulées par la gratification supplémentaire de deux sous, jouaient des bras avec une vigueur sans pareille. C’étaient six grosses filles solidement bâties. Elles vinrent à bout de leur tâche, et partirent avant midi. Le lendemain, elles apportèrent plus de linge, et demeurèrent plus long-temps à la fontaine ; enfin, au bout d’une semaine, le nombre des ouvrières à gages se montait à dix. Il s’accrut encore les jours suivans, et les laveuses du Vomero, ne voyant plus Giovannina, comprirent qu’elle méritait le titre honorable de maîtresse blanchisseuse, et qu’elle cinglait à pleines voiles vers la fortune.

— Que ne faites-vous comme elle ? disait Nino à Bérénice. Que n’essayez-vous aussi d’être maîtresse blanchisseuse et d’avoir des ouvrières à gages ? L’argent ne nuit point en ménage, et il est juste qu’en vous mariant avec moi vous apportiez votre part dans l’aisance de la maison.

— A quoi bon ? répondit Bérénice. La tireuse de cartes ne vous a-t-elle pas promis une belle femme et le sort d’un prince ? Voulez-vous que je sois encore lavandara quand vous roulerez carrosse ? D’ailleurs, je ne saurais suivre l’exemple de cette fille ; la vieille laveuse, illuminée par la misère, ne nous l’a-t-elle pas dit : « Giovannina a du bonheur. » C’est donc en vain que je voudrais faire comme elle. J’aurai aussi mon bonheur, et ce sera de t’épouser, cher Nino. Dépêche-toi de retrouver tes père et mère, et tu verras, quand je porterai un chapeau de dame et des manches à gigot, que tu ne rougiras point de la figure de ton épouse.

Le petit lazzarone ne trouva rien à répliquer ; mais il se gratta la tête en songeant à la sotte réponse qu’il avait faite par vanité aux avances de Giovannina. Parmi les discours de la vieille laveuse prophétesse, il y avait un mot effrayant à ce sujet. N’était-ce pas du côté de la maîtresse blanchisseuse qu’il aurait pu rencontrer tout ensemble la fortune et la belle femme de l’horoscope ? Par conséquent, s’attacher à Bérénice bavarde, paresseuse et vouée à une médiocrité perpétuelle, n’était-ce pas faire fausse route ? Nino s’inquiéta bien plus de la rancune de Giovannina que des engagemens pris avec Bérénice. Un manque de foi n’est pas pour arrêter un honnête lazzarone dans ses projets. Afin de savoir jusqu’où pourrait aller cette rancune, et si le mal était sans remède, Nino résolut de rendre une visite à la signora Giovannina. Il n’était pas fâché de jeter en même temps un coup d’œil sur l’établissement de la maîtresse blanchisseuse. Un soir, après avoir reconduit Bérénice à Chiaïa, où elle demeurait, il prétexta des affaires importantes, et, à travers le labyrinthe des rues sales et tortueuses du vieux Naples, Nino courut au galop jusqu’à la Conciaria, ou quartier des tanneurs, dont on sent de loin les robustes parfums. Devant une maison de sombre apparence, il reconnut deux des laveuses employées par. Giovannina, lesquelles, ayant fini leur journée, se peignaient réciproquement les cheveux et faisaient ingénument leur toilette au milieu de la rue, suivant l’usage de l’endroit. Nino passa devant ces deux filles et entra dans la maison. Au fond d’une petite cour, il aperçut une espèce de hangar sous lequel quatre repasseuses travaillaient encore. Giovannina, le fer en main et les manches relevées, repassait elle-même un magnifique surplis d’une éclatante blancheur.

— Par Bacchus ! murmura Nino, les bruits publics ne se trompent pas. Voilà un bel établissement. Ce surplis appartient à quelque monsignor, et une blanchisseuse qui travaille pour le clergé est assurée de faire fortune.

Il souhaita ensuite le bonjour à la signorina, qui le pria de s’asseoir en attendant qu’elle eut fini l’ouvrage en train, et il se mit à préparer ses phrases en tournant son bonnet de laine entre ses mains. Au bout de cinq minutes, Giovannina déposa son fer, et, faisant un signe de tête gracieux au jeune visiteur, elle lui demanda ce qu’il désirait.

— Me prosterner à vos genoux, répondit Nino avec exaltation, m’humilier devant vous, divine Giovannina, me coucher à vos pieds pour que vous marchiez sur mon corps, cacher mon front dans la poussière ou le briser en mille pièces sur ces dalles, si je ne puis réussir à vous toucher par mon repentir et mon désespoir. Est-il possible que j’aie offensé par d’orgueilleux mensonges un ange de douceur qui daignait s’abaisser jusqu’à moi dans l’intention de revenir sur un mot trop cruel ! Est-il possible que j’aie perdu un moment le respect dont j’étais pénétré pour la plus aimable des jeunes filles ! Ah ! ne le croyez pas, adorable signorina, je ne suis point l’amant de Bérénice, je n’ai reçu d’elle aucune consolation ; je suis trop malheureux d’avoir mérité votre colère, et, si vous ne me pardonnez mon impertinence, je me laisserai mourir de faim, de soif et de douleur.

— Ne vous désolez point ainsi, répondit Giovannina en souriant. Je ne vous cacherai pas que vos paroles dédaigneuses m’avaient blessée : on n’aime pas à se voir rudoyé quand on fait un effort sur soi-même pour réparer une faute ; mais les premiers torts étaient de mon côté. J’oublierai donc volontiers les vôtres, et nous resterons bons amis. Quant à Bérénice, que m’importe si vous l’aimez ou non ? Si elle vous a donné des consolations, j’en suis bien aise pour vous, car c’est une belle personne.

— Il n’en est rien ! s’écria Nino ; je vous le jure par toutes les vagues de la mer, par tous les rochers de Capri. Elle est belle, dites-vous ? Ah ! regardez-vous donc…

— C’est bien ; je vous crois, interrompit Giovannina. Il ne s’agit point de ma beauté. N’allons pas au-delà du sujet de votre visite, et ne gâtez pas vos affaires en me parlant d’amour.

— Pour rien au monde je ne voudrais gâter mes affaires, puisqu’elles sont un peu raccommodées. Je ferai tous mes efforts pour ne point vous parler d’amour ; mais au moins vous me passerez l’ambition de conquérir votre estime. Vous m’avez reproché avec raison d’être un fainéant, de n’avoir pas d’état, de vivre au hasard. Je veux travailler, gagner ma vie, faire fortune, s’il est possible, et plus tard peut-être vous daignerez me dire que je ne suis plus aussi indigne de vous. Encouragez un pauvre garçon bien ignorant, bien mal élevé, rempli de défauts, et qui désire se corriger. Donnez-moi des conseils, je les suivrai. Soyez le bon ange, la madone du pauvre Nino.

— A la bonne heure ! dit la jeune fille ; voilà de bonnes idées, des sentimens honnêtes. C’est bien, Nino ; je suis contente de vous, et je vais tenter quelque chose en votre faveur. Il y a en ce moment à l’hôtel de la Victoire un seigneur anglais qui me porte intérêt, je vous recommanderai à lui ; mais il faut me promettre que, s’il vous emploie à quelque chose, vous serez un serviteur fidèle, assidu et dévoué. Attendez-moi ici ; je vais m’habiller et nous irons après à la Victoire, car le jour baisse, et l’heure du repos est sonnée.

Nino promit tout ce que voulut sa gentille madone ; il s’assit à terre palpitant d’espérance et d’ambition, tandis que Giovannina faisait sa toilette. La jeune fille revint bientôt, parée d’une robe d’indienne à fleurs, coiffée d’un voile de Palerme pour se garantir de la rosée ; à travers un fichu de mousseline, on voyait ses épaules rondes ; son bras blanc orné d’un bracelet de verroterie sortait à demi d’une manche large. Elle portait l’éventail d’un air aisé. Des gants de fil et des brodequins de toile complétaient sa tenue de bourgeoise en habits de ville. Nino crut voir une princesse et répondit en bégayant, lorsque Giovannina lui dit de l’accompagner. Il se tenait derrière la signora, et, durant le trajet, il fallut lui ordonner trois fois d’avancer, s’il ne voulait avoir l’air d’un mendiant qui suit une dame.

L’Anglais était à dîner lorsque Nino et Giovannina se présentèrent à l’hôtel de la Victoire. Le petit lazzarone attendit sous la porte cochère, et la jeune blanchisseuse entra dans la maison. En sortant de table, l’étranger vint fumer un cigare sur la place publique. Nino trembla de tous ses membres en voyant sa protectrice aborder cet homme vêtu de noir. Un regard froid et impassible du seigneur inconnu lui figea le sang ; mais un signe amical et un sourire angélique de Giovannina lui rendirent le courage en l’invitant à s’approcher.

— Puisque vous m’assurez, disait l’Anglais d’un ton sec et impérieux, que ce drôle n’est pas votre amoureux, mais seulement un pauvre diable à qui vous voulez procurer de l’emploi, je le prends à mon service, quoiqu’il ait la mine d’un fourbe.

— Votre seigneurie l’intimide, dit Giovannina. Il m’a bien promis de se conduire honnêtement.

— Vous m’en répondez, cela suffit, reprit l’étranger. Je suis encore à Naples pour deux mois. Il me servira. Bonsoir, Giovannina. Revenez dans trois ou quatre jours. Je vous dirai si je suis content de votre protégé.

Giovannina fit une révérence et partit. L’étranger appela un bomme en culotte courte et en cravate blanche que Nino prit pour un ambassadeur : c’était le valet de chambre. Cet bomme échangea quelques mots avec son maître dans une langue dont les sons parurent si comiques an petit Napolitain, qu’il en aurait éclaté de rire s’il n’eût tremblé de crainte. Le valet de chambre conduisit Nino dans l’appartement du seigneur anglais, et, tirant d’une armoire du linge, de vieux habits et des bottes : — Mettez cela, dit-il en italien.

— Quoi ! s’écria Nino, vous me donnez tous ces effets ! Toutes ces bardes m’appartiennent ?

— Sans doute ; vous ne pouvez servir sir John en costume de nageur.

Il fallut aider Nino à se chausser et à s’babiller, car il ne savait comment s’y prendre. À chaque nouvelle pièce qu’il mettait, sa joie éclatait par un déluge de paroles. En se mirant dans la glace, lorsqu’il se vit avec des cols de chemise, un gilet de piqué, une vieille veste de chasse, un pantalon de toile grise, une casquette sur la tête, il crut rêver. L’apparition soudaine du Grand-Turc ne l’aurait pas étonné davantage. Mais, lorsqu’il voulut marcher, il se sentit comme enveloppé d’une camisole de force. Il traînait son admirable chaussure comme un galérien son boulet. Les bretelles surtout le gênaient horriblement. Cependant il ne se plaignit point, de peur qu’on ne lui ôtât ses nippes, et il se résigna doucement à souffrir pour être beau.

— Que dois-je faire, dit-il, pour le service de son excellence ?

— Rien, répondit le valet de chambre. On verra plus tard. Pour le moment, il s’agit de dîner. Venez à la table des domestiques.

Le bonheur, l’ivresse, la gourmandise et l’ingénuité du lazzarone transformé donnèrent le divertissement aux laquais de l’hôtel. Nino savourait des mets inconnus, débris succulens du festin des maîtres. Le soir, on lui donna un lit de sangle dans un coin. Pour la première fois de sa vie, il s’étendit entre deux draps de toile, et les délices de sa couche le tinrent éveillé pendant la moitié de la nuit. Peu s’en fallut que, pour dormir, il ne prît le parti d’aller chercher quelque paillasson, tant son mince matelas lui semblait moelleux, comparé à sa natte et à son panier de tous les jours. Le sommeil vint enfin, accompagné de songes d’or, et le pauvre garçon s’envola dans un monde féerique, où la jeunesse, la santé, le bien-être, joints au sentiment de sa nouvelle fortune, le bercèrent jusqu’au matin.


IV.

À midi, le lendemain, Nino n’avait encore eu autre chose à faire que de manger, de boire et de jaser avec les filles d’auberge. Cette vie de chanoine lui plaisait fort. Enfin, vers le milieu du jour, son patron lui donna des cartes de visite à porter en ville, en lui recommandant de faire diligence. Nino allait partir quand le seigneur anglais le rappela et lui dit :

— Vos gages seront de cinq piastres par mois. Voici un à-compte de deux piastres. Si vous avez besoin d’argent, je vous avancerai les gages d’un mois entier.

Nino couvrit les deux pièces d’argent de baisers plus passionnés que s’il eût tenu les reliques de saint Janvier. Après cela, se sentant plus calme, il noua son trésor dans un vieux chiffon qu’il serra tout au fond de sa poche, et il partit pour faire ses commissions, en mettant ses bottes sous son bras afin de courir plus vite. Au bout de vingt minutes, l’Anglais, assis à son bureau, vit à côté de lui son petit domestique tout essoufflé.

— C’est déjà fini ? dit-il sans tourner la tête.

— Excellence, oui, répondit Nino. Votre seigneurie m’avait ordonné de faire diligence.

— Voilà du zèle, reprit l’étranger. Prends ces deux carlins de gratification. Je rendrai bon compte de tes services à Giovannina.

Le troisième jour, Giovannina, parée de sa robe d’indienne et de ses gants de fil, vint en effet demander des nouvelles de son protégé. Le seigneur anglais ayant assuré qu’il était satisfait, Nino reçut les complimens les plus flatteurs sur sa bonne mine, sa toilette, ses bottes et son excellente conduite.

— Eh bien ! dit-il alors de ce ton comique et pleurard que les Napolitains emploient dans les grandes occasions, eh bien ! chère Giovannina, où sera la récompense de cette excellente conduite ? À présent que vous m’accordez un peu d’estime, me défendrez-vous encore de vous parler d’amour ?

Le visage de la jeune fille prit une expression moins sévère. Un léger sourire voltigea sur ses lèvres. Elle pencha la tête sur son épaule d’un air attendri. Le mouvement de sa chemisette trahissait l’agitation de son cœur.

— Me parler d’amour ! dit-elle d’une voix altérée, c’est inutile ; je sais bien que vous m’aimez. Ah ! j’en conviens, il n’est pas de plus grande preuve de tendresse, pour un garçon paresseux comme vous, que de rompre courageusement avec ses mauvaises habitudes et de prendre un état pour me plaire. J’en suis touchée, Nino. Continuez à vous bien conduire, et il n’est pas impossible que je sois un de ces jours la femme d’un bon domestique.

Nino jeta sa casquette en l’air et se mit à faire cent gambades si bouffonnes, que le sérieux de Giovannina n’y résista pas ; mais, au milieu de ses contorsions joyeuses, le petit lazzarone s’arrêta tout à coup, un pied en l’air, un bras étendu, la bouche ouverte, comme s’il eût aperçu un fantôme. Bérénice était debout en face de lui.

— Danse, danse, perfide ! s’écria-t-elle. Voilà donc pourquoi tu ne viens plus au Vomero. C’est pour cette intrigante que tu m’abandonnes ! Va, je devine qu’elle t’a séduit par des coquetteries. Je te pardonne ta faute ; mais ta maîtresse-blanchisseuse n’est pas où elle se l’imagine avec moi, et je lui apprendrai à me voler mon amant.

— Je n’ai jamais rien volé, répondit Giovannina, pas plus un amant qu’autre chose, entendez-vous cela ? Nino s’est donné à moi volontairement, librement, sans que je l’en aie sollicité, bien au contraire ; c’est lui qui est venu me relancer chez moi, où je songeais un peu à lui, je ne le nierai point, parce qu’il est aimable et gentil, mais où je ne l’ai attiré ni retenu en aucune façon. Et, puisqu’il s’est donné à moi librement, je le garde, et je l’épouserai malgré vous, car il ne vous aime point. Tout à l’heure je viens, pour la première fois, d’encourager son amour. Le ciel m’est témoin que je ne lui ai qu’à peine avoué ma tendresse pour lui. Ce sont vos menaces qui la font éclater. À quoi voit-on, s’il vous plaît, qu’il est votre amant, si c’est moi qu’il veut épouser, et non pas vous ?

— Dieu bon ! s’écria Bérénice. On le voit à ceci qu’il m’a promis mariage, qu’il m’a fait la cour quinze jours durant à la fontaine, et que j’ai pris pour sincères ses protestations et ses sermens. Vous ne nierez pas, j’espère, que vous me l’avez débauché. Parle, Nino : m’as-tu trahie, oui ou non ? Parle donc, petit monstre !

— Belle Bérénice, calmez-vous, bégaya Nino. Il vous semble que je vous ai trahie…

— Il me semble ! reprit Bérénice, quand je te surprends aux genoux d’une autre ! quand tu me délaisses pendant quatre jours pour courir après une fille plus riche que moi et qui t’a payé ces habits que tu portes ! Il me semble !… quand je te trouve changé en seigneur et vêtu comme un prince ! Mais que vois-je donc là ? Dieu puissant ! il a des bottes ! Par le sang du divin Sauveur, ce sont bien des bottes ! Ah ! je n’en doute plus, le cœur de mon Nino m’a été ravi ; mais je ne renonce pas à mes droits. Vous me l’avez séduit, volé, ensorcelé ; il faut me le rendre, ou je ferai un malheur… Des bottes, juste Dieu !

— Quel malheur ferez-vous ? dit Giovannina. Je ne vous crains pas, et je me moque de votre jalousie. Je vous le répète, Nino est venu me chercher à la Conciaria, où je demeure…

— Ce n’est pas à la Conciaria, interrompit Bérénice, qu’une fille comme toi doit demeurer ; c’est dans le faubourg Capuano. C’est là que les femmes donnent des bottes aux jeunes gens.

Le quartier de la porte Capuane étant celui des femmes de mauvaise vie, Giovannina releva la tête de l’air d’une lionne blessée.

— Brisons là, dit-elle. Que Nino choisisse entre nous deux. Je ne l’empêche point de vous suivre.

— Je ne vous quitte pas, dit Nino en prenant la main de sa maîtresse.

— Eh bien donc, malheur à vous deux ! s’écria Bérénice. Accident sur vous deux ! Et prenez garde de mourir, l’un d’un tocco, et l’autre d’une puntura.

Dans leur dialecte, les Napolitains appellent tocco le coup de sang ou l’attaque d’apoplexie, et puntura la fluxion de poitrine ; mais ces deux mots ont encore un autre sens non moins redoutable en matière de menace : le premier signifie coup de marteau, et le second piqûre, ou blessure avec un instrument aiguisé. Nino devint pâle comme s’il eût déjà senti la pointe d’un stylet entre ses côtes. Quant à Giovannina, elle se moqua de la malédiction, et rassura son amoureux en lui disant de ne craindre ni coup ni piqûre, que c’étaient des mots de femme en colère, et qu’un bon mariage mettrait fin à toutes ces querelles et récriminations, en foi de quoi elle présenta sa joue ronde à Nino, qui lui donna le baiser des accordailles.

Cependant Bérénice, hors d’elle-même, courut d’un trait jusqu’à l’extrémité du faubourg de Chiaïa. Parmi des pêcheurs qui sommeillaient à côté de leurs barques, elle reconnut les formes athlétiques de Ciccio, le galant assidu de la compagnie du Vomero. Bérénice frappa sur l’épaule du dormeur et lui fit signe de la suivre au bord de la mer.

— Écoutez-moi, lui dit-elle en se tournant vers lui impétueusement. Vous m’avez souvent parlé d’amour sur le ton du badinage ; il faut répondre sérieusement aujourd’hui : m’aimez-vous ?

— Sans badinage aucun, je vous aime, répondit Ciccio, et si je vous l’ai dit en plaisantant, c’est que je vous voyais occupée d’un autre.

— Vous avez bien vu. Mais cet autre, je le déteste à présent ; il m’a trahie, offensée mortellement. Vengez-moi, et je suis à vous.

— J’entends, dit Ciccio : vous êtes jalouse ce soir, et demain peut-être vous tomberez aux pieds de votre Nino. Fureur d’amour s’envole pour un mot ou une caresse ; quand j’aurai fait ce que vous voulez, vous en aurez regret et me maudirez.

— Non, je le hais, vous dis-je. Il épouse Giovannina. Otez-le de ce monde, et je suis à vous.

— Tuer un homme est dangereux. Cela sent les menottes, l’habit jaune des galères et même le poteau fourchu.

— Un autre m’obéira ; j’aurais préféré que ce fût vous. Adieu !

— Attendez un moment, belle Bérénice ; je veux vous contenter. Il y a une fête demain à Fuori di Grotta, tout près du Vomero, et selon l’usage on y fera du bruit en tirant des coups de fusil. Chargez-vous d’y amener Nino. J’aurai ma carabine, et l’on sait bien qu’il arrive parfois dans les fêtes des accidens d’armes à feu. Mais, si les robes noires me poursuivent, me laisserez-vous fuir tout seul dans les Abruzzes ?

— Par le corps de ma mère, j’irai te rejoindre, car j’aurai aussi affaire avec les robes noires ! Celle qui m’a ravi mon amant ne périra que de ma main. Touche là, c’est convenu. Demain, à midi, cache-toi dans le sentier pierreux qui descend au Vomero ; tu y rencontreras Nino. Ne le manque pas ; le reste me regarde. Prends cette bague comme un gage de ma tendresse. Adieu ! que la madone des pêcheurs te protège et bénisse ma vengeance !

Ciccio erra long-temps comme une ame en peine sur le bord de la mer. Il se grattait le front et passait les mains dans ses cheveux crépus en marchant tantôt vite, et tantôt d’un pas solennel. À la fin, il contempla le gage d’amour de Bérénice avec un sourire astucieux : c’était une bague en plomb qui valait bien deux sous. La vue de ce bijou parut lui rendre son courage et sa résolution ; il rentra dans sa masure et décrocha de la muraille une vieille carabine rouillée. La noix et le ressort de cet ustensile étaient si usés, qu’on ne pouvait plus ni l’armer, ni le mettre en joue en l’appuyant sur l’épaule ; mais à la rigueur on pouvait encore s’en servir en soulevant le chien avec un doigt et en le laissant retomber. Au moyen de ce procédé, Ciccio brûla une amorce pour s’assurer que son arme n’était pas absolument hors de service. La flamme et l’odeur de la poudre éveillèrent sans doute sa férocité, car il s’écria d’un ton emphatique :

— Tu peux encore donner la mort, ô ma vieille amie ! non pas de loin, il est vrai, puisqu’on ne saurait ajuster un homme en te maniant ainsi ; mais celui qui veut tuer sûrement un rival abhorré ne doit lâcher son coup de feu qu’à bout portant. Terrible instrument de la vengeance de Bérénice, tu me procureras demain la plus belle maîtresse du monde ! La reine des laveuses du Vomero appartient à l’heureux, à l’intrépide pêcheur !

Vers onze heures et demie du matin, Nino, en passant sous la porte cochère de la Victoire, sentit quelque chose accroché au pan de sa veste. Il se retourna et vit une petite fille de six ans, fort déguenillée, qui le suivait comme un chien.

— Que me veux-tu ; mendiante ? dit-il avec arrogance.

— C’est une commission, répondit l’enfant, une commission pour votre seigneurie de la part de son amoureuse.

— Comment s’appelle mon amoureuse ?

— Eh ! la Giovannina. Donc elle m’a commandé de venir ici et de dire à votre seigneurie qu’elle l’attendait dans le chemin du Vomero.

— Quel chemin ? celui de Pausilippe ou celui d’Antignano ?

— Nenni ; dans le troisième.

— Le sentier de la Petrara ! c’est un mauvais chemin.

— Plus désert, plus commode pour causer.

— Combien as-tu reçu pour cette commission ?

La petite fille montra une pièce en cuivre d’un demi-carlin. Nino pensa que Giovannina seule, parmi toutes ses connaissances, était assez riche pour payer si généreusement un message, et, sa défiance étant dissipée par cette juste réflexion, il partit pour le Vomero. Le troisième sentier indiqué par la petite mendiante, et que les gens du peuple appellent Petrara à cause des pierres dont il est encombré, descend rapidement en zigzag sur le roc du fort Saint-Elme. Il y passe peu de monde, et les blanchisseuses chargées de leurs corbeilles ne le prendraient pas sans danger. Les détours et les angles des murs de la forteresse en font un lieu favorable pour des rendez-vous ou des embuscades.

Aussitôt que Nino se vit enfoncé dans cette solitude, il se repentit de son imprudence, et voulut revenir en arrière ; mais en se retournant il aperçut de loin Bérénice, qui descendait lentement le sentier pour lui couper la retraite. Cette rencontre ne présageait rien de bon. La mine sombre et les sourcils froncés de cette amante irritée semblaient annoncer quelque projet sinistre. Nino se crut perdu. Au rebours du prince Hamlet, qui suivit avec tant de courage le spectre de son père, le lazzarone infidèle prit la fuite à toutes jambes devant la figure menaçante de son ancienne maîtresse. Il descendit en courant le sentier pierreux, au risque de se casser le cou, tant il avait hâte de sortir de ce défilé périlleux. La peur lui serrait la gorge. Sa respiration était brève, et son cœur sonnait dans sa poitrine comme une cloche d’alarme. Tout à coup, au coin d’un mur, il reconnut à dix pas de lui le pêcheur Ciccio, portant une carabine sur son épaule. Ciccio appuya la crosse de la carabine sur son ventre et souleva le chien de la batterie, comme pour l’armer. Nino s’arrêta subitement. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et une sueur froide lui mouilla les tempes.

— Ce n’est pas à moi que tu en veux, Ciccio ? dit-il d’une voix altérée par la frayeur.

— À toi-même, répondit le pêcheur avec un rire féroce.

Dans ce moment suprême, Nino voulut implorer le secours de la madone dell’Arco, protectrice particulière de tous les gens en danger de mort ; mais il n’eut pas le temps de formuler le vœu qui l’aurait certainement sauvé. Avant qu’il eût promis à la madone deux petits flambeaux de cuivre argenté, une explosion terrible interrompit sa prière. Un nuage de fumée lui déroba la figure de son assassin. Le pauvre Nino éprouva une secousse accompagnée d’angoisse. Ses genoux fléchirent, il tomba au milieu des pierres en poussant un cri plaintif, et demeura sans mouvement.

Bérénice, qui observait de loin cette scène tragique, vit choir la victime et courir vers elle le meurtrier.

— Regarde, lui dit Ciccio, j’ai tenu ma promesse : il est mort ! A présent, fuyons ensemble.

— Pas encore, répondit Bérénice ; je ne suis qu’à moitié de ma vengeance.

— C’est assez pour un jour, reprit Ciccio ; tu nous perdrais tous deux, si tu attentais à la vie de ta rivale. Laisse à Giovannina les larmes et le désespoir. Fuyons à l’instant.

— Où vas-tu me conduire ?

— Dans les montagnes d’Amalfi, où ma sœur habile une chaumière. C’est là que nous attendrons que les robes noires nous aient oubliés. Un crime nous unit pour la vie. Allons, compagne du brigand, du contumace, de l’assassin, suis ton amant !

Ciccio pressa fortement le bras de Bérénice et l’entraîna dans Naples, Une barque de pêche qui partait recueillit les deux fugitifs et les conduisit à Sorrente, où ils prirent le chemin des montagnes. Vers le milieu de la nuit, ils arrivèrent à Amalfi. Bérénice, épuisée par la fatigue et les émotions de cette journée, chancelait appuyée sur le bras robuste de son complice.

— Point de remords ! point de faiblesse ! lui dit Ciccio avec une liberté d’esprit qu’elle trouva sublime ; point de crainte ni d’inquiétude ! Celui qui t’a vengée saura bien te défendre !


V.

Empressons-nous de rassurer le lecteur sur le sort de notre ami Nino. La violente secousse qu’il avait ressentie n’était autre chose que le sursaut causé par la détonation de l’arme à feu. La peur seule avait fait fléchir ses genoux. Le cri plaintif était l’accompagnement naturel de sa chute au milieu des pierres, et c’était la prudence qui lui commandait de rester couché sans mouvement, afin que son ennemi le crût mort. En somme, hormis quelques légères contusions et un accroc à son pantalon de toile, il n’avait rien.

Quand le petit lazzarone eut acquis la certitude, en guignant du coin de l’œil, que les auteurs du guet-apens avaient pris la fuite, il se releva et courut comme un chevreuil jusqu’à la Conciaria. En le voyant arriver hors d’haleine et couvert de poussière, Giovannina comprit que son amant venait d’échapper à quelque grand danger. Nino ne manqua pas d’embellir le récit de son aventure de toutes les circonstances les plus dramatiques et les plus émouvantes qu’il put imaginer. Il avait lutté corps à corps avec le terrible Ciccio. Deux fois il l’avait terrassé après avoir essuyé le feu de la carabine, dont la balle s’était détournée par miracle, grâce à la protection de la madone dell’Arco. Il avait failli étouffer l’assassin en le pressant entre ses bras, et Ciccio, déconcerté par la vigueur d’un adversaire si redoutable, s’était estimé trop heureux de se tirer meurtri de coups, mais vivant encore, de cet effroyable combat. Giovannina poussait de gros soupirs en écoutant ces rodomontades ; elle voulut brosser de ses propres mains les habits du vainqueur, et quand Nino lui eut montré ses coudes écorchés et noircis par les contusions, elle s’écria dans un élan de tendresse : — Va, tu es un héros, un lion par le courage, un agneau par la douceur du caractère, et de plus un beau garçon. A combien d’hommes qui ne te valaient point n’a-t-on pas élevé des statues ! Je ne sais comment j’ai pu attendre si long-temps pour t’aimer à la folie. Conduis-moi chez le généreux seigneur qui me conseille et me protège, et demandons-lui la permission de nous marier.

Le seigneur anglais demeura froid et impassible tandis que Giovannina lui faisait avec éloquence l’aveu de sa passion pour Nino et le récit des dangers que son amant venait de courir. Son discours manquait absolument d’art et de méthode. Elle confondit ensemble les détails du combat et la peinture de ses sentimens, en passant d’une idée à l’autre avec une vivacité incroyable ; mais, au milieu de ce pêle-mêle, on voyait aisément que son cœur était profondément touché. Sa pétulance se ralentit un peu lorsqu’elle en vint au véritable but de la conférence. En murmurant le mot final de mariage, elle s’arrêta les yeux baissés, et une pudeur charmante colora ses joues.

— Allons au fait, lui dit sir John : est-ce un avis que vous me demandez, ou bien êtes-vous déterminée d’avance à épouser ce garçon ?

— Que sais-je ? répondit la jeune fille. Je l’aime, et je vous demande pourtant votre avis.

— Je vais donc vous parler raison, en ami. Ce petit bonhomme est fort au-dessous de vous. Il ne gagnera jamais qu’un salaire incertain dans sa qualité de domestique. Vous étiez en passe de faire fortune. dans ce pays où un esprit industrieux n’a pas à craindre la concurrence. Vous pourriez épouser quelque riche marchand. Un mari gueux deviendra une entrave et vous rejettera dans la médiocrité pour toute votre vie. Maintenant vous êtes avertie : faites ce que vous voudrez ; mais attendez un peu, que j’adresse en votre présence une question à ce coquin.

Sir John fixa de ses prunelles claires un regard terme et pénétrant sur le pauvre Nino.

— Réponds-moi, dit-il sèchement, regarde-moi en face, petit drôle, et tâche de ne point mentir. Est-ce par ambition ou par amour que tu recherches Giovannina ?

— Excellence ! s’écria Nino, voyez comme elle est belle !

— Bérénice aussi était belle ; pourquoi l’as-tu abandonnée ?

— Parce qu’elle était méchante autant que belle, excellence. L’événement l’a prouvé. Puis-je aimer qui a voulu me faire assassiner ? Ah ! mon bon seigneur, ce qui change en joie et plaisir la peur que je viens d’avoir, c’est cette pensée que la cruelle Bérénice n’a plus de droits sur mon cœur, et que je puis le donner tout entier à ma nouvelle amie, sans mériter un reproche.

— Il a bien répondu, dit Giovannina en battant des mains ; il faut en convenir, si vous êtes juste. Cher seigneur, que me fait un riche marchand ? Que me fait plus ou moins de fortune ? Je ne comprends pas bien pourquoi Nino serait au-dessous de moi, et pour quelle raison je n’aimerais pas un domestique. Laissez-moi l’épouser, vivre avec lui, heureuse de ma médiocrité. Il a bien répondu à vos questions. Le même jour, il sort vainqueur d’un combat périlleux et de l’examen le plus difficile qu’un amant puisse subir. Est-il possible qu’une si grande épreuve n’adoucisse point votre sévérité ?

L’Anglais continuait à observer la physionomie mobile du petit lazzarone, qui reflétait comme un miroir tous les sentimens de Giovannina. A la fin, le regard de sir John parut moins dur ; une espèce de sourire dérida ses lèvres minces. L’émotion et l’attendrissement de la jeune fille avaient communiqué à l’homme du Nord un semblant de chaleur, et la pâle flamme de la pitié s’était glissée dans ce cœur enveloppé de glace.

— J’en conviens, dit-il, Nino a bien répondu. Je n’ai plus d’objection à faire à son mariage. Attelez-vous tous deux au chariot de la misère, comme des bœufs. Les frais de la noce vous ruineraient ; je m’en chargerai. Que vous faut-il pour vous marier ?

— Un lit en fer, une table, deux chaises de paille et quatre ou cinq piastres pour payer le fiacre, la musique et le festin, répondit Nino : celui qui possède toutes ces choses n’est plus un lazzarone et peut prendre femme.

— Je te les donnerai, reprit sir John.

— Ô grand saint Lazare ! s’écria Nino, reçois mes bénédictions dernières ; je ne suis plus sous ta protection. Saint Antonin, mon patron, soutenez mon faible cœur dans ce moment d’ivresse, et vous, saints puissans et inconnus, qui protégez les hommes riches, daignez m’accepter sans dédain parmi vos favoris.

Afin que cette invocation devînt exacte sur tous les points, le seigneur anglais tira incontinent de sa poche l’argent nécessaire à l’acquisition du mobilier. Les deux fiancés lui baisèrent les mains malgré ses efforts pour échapper à ces témoignages de respect et de gratitude, et il donna congé pour le reste du jour à Nino, qui partit avec sa maîtresse bras dessus bras dessous. Cependant sir John, connaissant à fond l’esprit inventif des Napolitains, voulut savoir si l’affaire du guet-apens n’était pas une fable. Il en parla au commissaire de police de son quartier ; le commissaire secoua la tête, en répondant :

— J’interrogerai votre domestique ; mais j’ai sujet de croire que cette histoire est un mensonge.

Nino trembla comme s’il eut été le coupable, quand on le fit appeler au bureau de police. Il feignit d’abord de ne point comprendre ce qu’on lui demandait ; la menace de la prison lui délia pourtant la langue, et il finit par accoucher d’un récit presque véridique de sa rencontre dans le sentier de la Petrara. Peu de jours après, une maisonnette des environs d’Amalfi fut cernée de grand matin par la maréchaussée. Ciccio et Bérénice, les mains liées avec des cordes et suivis de quatre gendarmes, se rendirent à pied au chemin de fer de Castellamare : un fiacre les attendait au débarcadère et les mena aussitôt à la police. La carabine, instrument disloqué du crime, fut représentée à Ciccio, qui la reconnut. Par zèle et par tempérament, les magistrats napolitains ont accoutumé de rendre la justice avec une impétuosité tout-à-fait remarquable. Les deux prévenus essuyèrent une bordée d’injures, de reproches et de menaces, qu’ils écoutèrent avec des contenances diverses : Bérénice était sombre comme la nuit, et sur son visage fier on lisait l’endurcissement de son cœur, tandis que Ciccio paraissait humble et confus. Lorsque l’interrogateur demanda quels sujets de haine pouvaient avoir les prévenus contre leur victime, Bérénice avoua, sans hésiter, sa jalousie et sa rancune ; mais Ciccio prit un ton piteux et larmoyant :

— Hélas ! monseigneur, dit-il, je n’avais aucun sujet de haïr Nino.

— Alors pourquoi l’avoir tué, misérable assassin, car tu n’ignores pas qu’il est mort ?

— Il est mort ! répondit Ciccio ; c’est donc de maladie ? Comment aurais-je pu le tuer à dix pas de distance, avec cette carabine qu’on ne peut faire partir qu’en appuyant la crosse sur son ventre et en soulevant le chien pour le laisser retomber ?

— Scélérat ! reprit le magistrat, n’espère pas me tromper ; à force de perversité, tu auras suppléé au mauvais état de ton arme. Si tu persistes à nier, je te ferai donner cinquante coups de bâton devant le cadavre de ta victime,

— Excellence, s’écria Ciccio en tombant à genoux, puisqu’il faut tout vous dire, voici la vérité : il n’y a point de victime. Que votre seigneurie fasse chercher Nino, et on le retrouvera.

— Il est donc vivant ? demanda Bérénice.

— Bien vivant, si quelqu’autre ne l’a pas tué, ou s’il n’a point gagné une puntura en courant trop vite.

— Quoi ! pas même blessé ?

— Il ne lui manque pas seulement un cheveu de la tête ; je n’avais point mis de balle dans ma carabine.

— Ah ! chien que tu es ! s’écria Bérénice, traître, imposteur, vil comédien ! Tu t’es donc joué de moi et de ma vengeance ?

— Je le croirais volontiers, dit le magistrat. Nino se porte à merveille en effet. Vous mériteriez tous deux d’être incarcérés, roués de coups, privés de nourriture, attachés au poteau et serrés jusqu’au sang avec les poucettes, car sachez que ma charge me donne le droit de vous infliger provisoirement les plus beaux supplices. Je vous en fais grâce pour cette fois,.. Allez, et tâchez de ne plus reparaître devant moi,

— Nous en sommes quittes à bon marché, dit Ciccio quand il fut dans la rue. Réjouis-toi, belle Bérénice, de mon heureux stratagème. Si j’eusse tué Nino, tu ne respirerais point cet air libre et pur.

— Poltron ! s’écria Bérénice, ame basse et sans courage, oses-tu bien encore m’adresser la parole, après m’avoir volé, par des subterfuges, une récompense dont tu n’étais point digne ? C’est contre toi que ma vengeance se tournera. Je te poursuivrai de mon mépris ; je te déshonorerai aux yeux de tes compagnons ; j’empoisonnerai cet air libre que tu te félicites de respirer,

Ciccio pensa que cette colère passerait ; mais une bonne Napolitaine ne pardonne pas facilement, Bérénice raconta aux pêcheurs de Chiaïa le tour pendable qu’un des leurs lui avait joué, les grands airs qu’il s’était donnés avec elle, et les mensonges tragiques dont il avait orné son faux crime. Elle assaisonna le tout d’épithètes si sévères et d’une ironie si terrible, que les pêcheurs prirent fait et cause pour elle, bien qu’au fond ils fussent tous capables d’agir comme leur camarade. Nulle part on ne sait railler et huer les gens comme à Naples, Ciccio fut accablé de sarcasmes. Les reproches des femmes renchérissaient sur les plaisanteries des hommes, et les enfans eux-mêmes, n’osant approcher à portée de son bras, le sifflaient de loin, ou s’enfuyaient après lui avoir décoché quelque quolibet.

Lorsque Ciccio s’avisa de reparaître à la fontaine du Vomero, l’illustre compagnie lui témoigna ouvertement le peu d’estime qu’elle faisait de lui. Les laveuses blâmèrent unanimement sa conduite, et les jeunes gens refusèrent de lui parler. Parmi ces laveuses étaient les ouvrières de Giovannina, qui avaient appris de leur maîtresse certains détails particuliers sur le guet-apens de la Petrara. Ciccio connut ainsi qu’un Anglais demeurant à l’hôtel de la Victoire l’avait dénoncé à la police et fait poursuivre. La délation se pratique beaucoup à Naples ; mais elle y est l’objet de l’exécration publique, et les gens désintéressés eux-mêmes prêteraient volontiers main forte à un acte de vengeance contre un dénonciateur. Le passant qui remarque un filou tirant un mouchoir de la poche de son voisin s’exposerait à recevoir une coltellata, s’il désignait le voleur. En ce pays-là, l’usage est de ne point se mêler des affaires des autres, et la nuit, si l’on voit dévaliser un homme, au lieu de lui porter secours, on va mettre de l’argent sur le numéro 13 au premier bureau de loterie. Le muletier Annibal, oracle de la compagnie du Vomero, témoigna énergiquement son indignation contre les délateurs en général et contre cet Anglais maudit qui avait envoyé devant la justice un Napolitain. Ciccio, saisissant l’occasion de se réhabiliter, déclara son intention de punir le seigneur anglais, et il prit l’engagement de lui introduire dans le corps la lame de son couteau.

— Si tu fais cela, dit Annibal, tu auras réparé tes fautes, et je t’indiquerai un endroit des montagnes de la Calabre où la justice n’ira point te chercher.

Une douzaine de sermens et d’imprécations que Ciccio prononça d’une voix sonore excita l’admiration des laveuses ; un murmure approbateur apprit au pêcheur déchu qu’il venait de reconquérir par cette belle résolution l’estime dont un moment d’erreur l’avait destitué. Cependant une des ouvrières de Giovannina fit à sa maîtresse la confidence des conversations du Vomero. Giovannina courut bien vite avertir son protecteur, qui ne parut pas fort effrayé de ces révélations. Sir John, en se promenant à la Villa-Reale, remarqua un colosse à moitié nu qui le suivait du regard à travers la grille du jardin, dont l’entrée est interdite aux lazzaroni à cause de leur tenue peu décente. Le lendemain, dans le parc de Capo-di-Monte, il aperçut la même figure. Chaque fois qu’il sortait de chez lui pour aller dans la ville ou à la campagne, qu’il fût seul ou accompagné, il retrouvait partout ce colosse, rôdant à grande distance et faisant une mine de conspirateur, sous laquelle on démêlait l’indécision et la timidité. Ennuyé de ce manège, sir John voulut en finir. Un matin, il attira son homme dans une ruelle déserte et marcha droit à lui.

— Que me veux-tu ? lui dit-il ; quel est ton dessein en me suivant ?

— Je cherche l’occasion de parler sans témoins à votre seigneurie, répondit Ciccio ; pas autre chose.

— Eh bien ! parle.

— Elle m’a fait grand tort en me dénonçant à la police, votre seigneurie. Je veux seulement me plaindre à elle de l’injure qu’elle m’a faite.

— Tu as raison. Je t’ai offensé, je te dois une réparation. Attends un peu que j’ôte mon habit, nous allons boxer ensemble.

— Je ne sais ce que c’est que de boxer, excellence.

— Quelle diable de réparation te faut-il donc ? Explique-toi.

Ciccio se mit à cligner de l’œil en prenant un air fin.

— Votre seigneurie, dit-il, est richissime, générosissime, et moi je ne suis qu’un pauvret…

— J’entends : c’est de l’argent que tu demandes.

— Un pauvret, reprit Ciccio ; mais, tout pauvre que je suis, je ne voudrais pas une tache à ma réputation, fût-ce pour des montagnes d’or, fût-ce même pour six ducats.

— Va pour six ducats ! je vais te les donner tout de suite.

A l’empressement de sir John, Ciccio vit bien que, s’il eût demandé une somme beaucoup plus forte, il l’aurait obtenue avec la même facilité : c’est pourquoi il recula d’un pas en posant la main sur sa poitrine, comme un homme profondément blessé.

— Je pardonne à votre seigneurie sa méprise, dit-il avec émotion, elle ne m’a pas compris : je lui disais précisément que je n’accepterais point les six ducats.

— C’est juste ; tu en auras dix.

— Celui, reprit Ciccio d’une superbe voix de basse taille, celui qui ne possède sur la terre que sa vie, sa liberté et son honneur, doit estimer son unique bien à plus haut prix !

— N’abuse pas de ma patience, dit sir John, ou tu n’auras rien. Combien te faut-il ?

— Que votre seigneurie décide elle-même, je m’en rapporte à sa généreuse inspiration,

— Avec vingt ducats seras-tu content ?

Par un effort surhumain, le lazzarone réussit à dissimuler la surprise et la joie folle qui lui faisaient bondir le cœur.

— Ah ! dit-il avec une lippe dédaigneuse, ah ! seigneur, vingt ducats pour l’honneur d’un homme !

— Mettons-en vingt-cinq, et n’en parlons plus.

— C’est bien peu, excellence.

— Allons, je veux te satisfaire ; j’irai jusqu’à trente.

— Qu’est-ce que trente ducats pour un seigneur comme vous ? Daignez m’écouter, excellence : j’ai un cousin sonneur à Nola, et qui me vendra sa place pour trente-deux ducats. Voilà le but de mes désirs.

— Je ne te marchanderai pas pour deux ducats de plus.

— Mais le prix de la charge payé, il ne me restera pas trois ducats pour acheter un habit présentable chez le fripier.

— Tu commences à m’ennuyer avec tes inventions. Je t’accorde les trois ducats pour t’équiper.

— Seigneur, il y a vingt milles d’ici à Nola, et le voiturin me demandera quatre carlins pour le voyage. Où les prendrai-je ?

— Passons encore sur les quatre carlins ; mais, si tu n’as pas fini, je supprime tout.

— Excellence, j’ai fini. La route est longue et il fait chaud. Cinq grani de plus me suffiront pour le rafraîchissement de rigueur.

Goddam ! s’écria sir John, tu n’auras pas les cinq grani. Je ne veux point donner ces cinq grani.

— Ne vous fâchez pas, excellence.

— On me couperait en morceaux plutôt que de m’arracher ces cinq grani.

— Eh ! n’en parlons plus, excellence. Je suis accommodant. J’aurai chaud et soif pendant le voyage, et j’arriverai malade à Nola ; mais je n’insiste pas.

Le rusé lazzarone avait compris que cette bagatelle de cinq sous de Naples allait produire l’effet de la goutte d’eau ; cependant il s’apprêtait à verser dans le vase de quoi le faire largement déborder, car sir John, n’ayant pas sur lui la somme convenue, emmena son homme à l’hôtel de la Victoire, et Ciccio employa le temps du trajet à ruminer une nouvelle fourberie. Jamais le pauvre diable n’avait seulement considéré le quart du trésor que le seigneur anglais déposa devant lui sur une table. Le son de l’argent et l’éclat des pièces blanches le troublèrent au point qu’il crut voir des étoiles en plein midi ; mais il sut enfermer en lui-même son émotion, et, après avoir compté la somme de l’air le plus calme : — Votre seigneurie s’est trompée, dit-il. Je ne trouve pas là trente-cinq piastres.

— Nous n’avons point parlé de piastres, répondit l’Anglais. Il y a trente-cinq ducats et quatre carlins[1]. C’est à prendre ou à laisser.

— Donc je les laisse, dit Ciccio en poussant du doigt la pile d’écus.

— Décidément, tu refuses ?

— Écoutez-moi, excellence : mon cousin le sonneur…

— Je n’écoute rien. Qu’il soit fait comme tu l’as voulu.

Sir John reprit la somme et la mit dans son tiroir le plus tranquillement du monde.

— Ah ! s’écria Ciccio, ne m’enlevez pas cet argent, par charité. Ne me manquez pas de parole, excellence, car j’en mourrais.

— Tais-toi, coquin, et ne mets pas ainsi ta main dans ta poche pour y chercher ton couteau, car je te brûlerais la cervelle avec ce pistolet. Allons, vite, hors d’ici !

Le seigneur anglais tira de son secrétaire un petit pistolet de voyage ; mais, avant qu’il l’eût armé, Ciccio avait disparu.


VI.

Le plus profond désespoir qui se puisse voir sur cette terre est celui d’un lazzarone perdant par sa faute un gain qu’il pensait avoir acquis. Les mésaventures de ce genre sont fréquentes à Naples ; mais la fourberie n’y reçoit pas encore autant de leçons qu’elle en mériterait. Ciccio courut comme un fou sur le quai de la Victoire, se jeta sur les dalles, et se cogna vingt fois la tête à se fendre le crâne, en poussant des cris de rage. Lorsqu’il songeait à cette pile de pièces blanches qu’il avait eue sous les yeux et qu’une mauvaise manœuvre lui avait fait perdre, il se pâmait de douleur. Au milieu de ces syncopes, il sentit que jamais, tant que le ciel lui laisserait un souffle de vie, il ne renoncerait à ressaisir le trésor évanoui. Depuis ce moment, pas un jour ne s’écoula sans qu’il revînt d’heure en heure importuner le seigneur anglais, ou demander audience au valet de chambre à la porte de l’hôtel, comme un chien qui a perdu son maître. Peine superflue ! l’insistance du méridional se brisait contre l’indifférence flegmatique de l’homme du Nord. Sir John ne voulut pas même entendre le solliciteur dévoré de remords, et, quand il apercevait de loin les yeux flamboyans du pauvre Ciccio, il détournait la tête et passait son chemin.

Pendant ce temps-là, Nino et Giovannina employaient tous leurs momens de loisir à faire les préparatifs de leur mariage. Le jour de la cérémonie était déjà fixé ; sir John avait promis de conduire l’épousée et d’assister au repas dont il payait les frais. Sur ces entrefaites, le seigneur anglais donna un matin une commission à Nino ; il s’agissait de porter une petite boîte de carton dans un palais du Vico Freddo, et de la remettre en main propre à la personne désignée sur l’adresse. Contre son ordinaire, le patron fit à son domestique tant de recommandations, que Nino comprit l’importance du message, et sa curiosité en fut éveillée. Avant d’entrer au Vico Freddo, il s’assit paisiblement sur une borne pour examiner le précieux paquet. Un bon Napolitain travaillé par une envie quelconque n’hésite pas à la satisfaire dès qu’il le peut. Si Pandore eût été napolitaine, les fléaux auraient eu quelques heures plus tôt la liberté de se répandre sur la terre. Nino ne balança pas une minute. Il dénoua la simple ficelle rouge, et déroula le papier qui enveloppait la boîte, dont il souleva immédiatement le couvercle ; mais un frisson lui parcourut tout le corps, lorsqu’il vit une grosse bague en or doucement posée sur le coton et surmontée d’une pierre rouge qui lançait des feux éblouissans.

— Voilà un beau rubis, dit une voix mielleuse ; le possesseur de ce bijou est un homme riche.

Celui qui parlait ainsi était un jeune signorino vêtu d’un habit vert, gras du collet et blanc sur les coudes, mais garni de presque tous ses boutons de cuivre. Une cravate jaune en charpie, un pantalon noir festonné du bas par le temps et l’usage, des bottes trop longues et retroussées du bout comme des patins, complétaient le costume de cet élégant, que Nino reconnut pour une personne de qualité à la grâce du langage et des manières plus encore qu’à la recherche de la toilette.

— Il est cruel, poursuivit le jeune élégant, il est dur à un pauvre domestique de tenir dans ses mains une fortune et de l’aller porter à une dame qui n’en a pas besoin.

Nino, étonné d’un discours où il retrouvait exactement les pensées qui lui trottaient dans l’esprit, regarda l’inconnu avec des yeux ronds.

— A ta place, ajouta le signorino, je ne m’en dessaisirais pas. Bien sot est celui qui tient une proie si magnifique et la lâche.

— Comment faire pour la garder ? demanda Nino.

— Ton patron est étranger sans doute, reprit l’inconnu. Combien de temps encore doit-il passer à Naples ?

— Il part dans un mois.

— Eh bien ! tu rentreras à la maison en lui disant que tu as fait la commission. Peut-être il ne s’apercevra de rien, et s’il apprend que tu n’as point remis la bague, tu te cacheras pendant un mois. Viens. Je t’achète ce bijou ; nous le ferons estimer, et je t’en remettrai la valeur.

Le jeune signorino partit au pas militaire, et s’enfonça, suivi de Nino, dans les détours du vieux Naples. Ils entrèrent tous deux dans une maison de chétive apparence, et montèrent un escalier de bois. Un juif, le nez chaussé de ses lunettes, les reçut dans une chambre malpropre qui lui servait à la fois de salon et de cuisine. Après avoir échangé avec le signorino un regard d’intelligence, le juif prit la bague, la tourna entre ses doigts et fit mine d’essayer le métal avec la liqueur d’un petit flacon.

— Il y a pour dix carlins d’or, dit-il ensuite. Quant à la pierre, elle est fausse. En tout, cela vaut deux piastres.

— Je m’en doutais ! s’écria le jeune élégant. Fort heureusement pour ce pauvre garçon, j’ai une maîtresse qui désire une bague comme celle-ci. J’ajouterai trois carlins au prix d’estimation, et il fera un marché d’or.

— Quinze carlins ! dit Nino. Je croyais que ce bijou valait bien davantage. Ne disiez-vous pas que le possesseur était un homme riche" ?

— Assurément. Pour acheter une bague de deux piastres, il faut encore avoir une certaine aisance. Tel était le sens de mes paroles. Voici tes quinze carlins. Si l’on découvre que tu as vendu la bague, tu rendras la somme à ton patron, et tu lui diras qu’il gagne trois carlins. Bonjour, mon petit.

Le signorino s’empara de la bague et disparut. Nino, un peu soucieux de son marché d’or, mit les quinze carlins dans sa poche et retourna chez son maître en préparant dans sa tête une douzaine de bons mensonges pour faire face à toutes les difficultés de la situation. Il était habile comédien. Lorsque sir John l’interrogea sur sa commission, il répondit avec une assurance et une simplicité parfaites. Le patron n’eut aucun soupçon, et Nino, se croyant déjà hors d’affaire, courut montrer à Giovannina la petite somme qu’il devait apporter dans la communauté. C’était, disait-il, le fruit de ses économies, et avec de l’ordre et du zèle il espérait augmenter encore le magot de sa femme chérie.

— Ne t’en mets pas en peine, mon mignon, lui dit Giovannina. Tu es trop beau pour travailler ; c’est moi que cela regarde. Non, je ne veux point que le bien-aimé de mon cœur s’ennuie et se fatigue. Il est admirable à toi d’avoir suivi mes conseils et renoncé à ta vie vagabonde ; mais à présent le sacrifice est fait, et la récompense va commencer. Apprends que j’ai encore augmenté le nombre de mes ouvrières. La fortune vient à nous. Je gagnerai cette année plus de mille ducats ; nous serons heureux sans travailler beaucoup, et je te régalerai, je préparerai moi-même ton macaroni, je te servirai le chocolat, le café, le vin de Sicile. Tu porteras un chapeau de soie, une veste de velours, une culotte de nankin et des souliers qui brilleront à se mirer dedans. Le dimanche, nous irons, parés comme des seigneurs, nous promener sur des ânes à Ischia et manger des figues d’Inde tant que nous en voudrons, et nous chanterons, nous danserons des tarentelles à tomber comme morts sur le gazon, et nous nous dirons du matin au soir que nous nous aimons. Oh ! bénie soit la madone qui nous aura fait une si bonne vie !

Elle en aurait dit ainsi jusqu’au lendemain, la belle Giovannina, tant elle avait de joie dans le cœur. Les idées se pressaient dans sa jolie tête comme des enfans avides de plaisir à la porte du théâtre de Polichinelle. Nino, tout brûlant d’amour, la dévorait des yeux, et il attendait qu’elle reprît haleine pour saisir la parole à son tour ; mais la figure froide et sévère du seigneur anglais entra d’un pas raide et solennel comme la statue au souper de don Juan. Pour que sir John vînt chercher son serviteur à la Conciaria, il fallait qu’il eût à l’entretenir de quelque affaire sérieuse et pressée. En effet, l’Anglais toucha du bout de sa canne l’épaule de Nino et lui dit : — À qui as-tu remis la boîte que je t’avais chargé de porter au Vico Freddo ?

— À la femme de chambre, répondit Nino sans hésiter.

— Tu as eu tort, puisque je t’avais ordonné de la remettre à la signora elle-même.

— Excellence, la signora était sortie. Hélas ! qu’est-il donc arrivé ? Pourvu, mon Dieu, que la boîte n’ait pas été volée !

— Elle l’a été, mais par toi-même.

Ahi ! s’écria Giovannina, voilà notre mariage manqué, car je n’épouserai pas un voleur et un fourbe. Si tu as dérobé cette boîte, si tu as trompé indignement notre bienfaiteur et notre ami, je romps avec toi, Nino, je te chasse de ma présence. J’arracherais plutôt mon faible cœur avec mes ongles que de le donner à un ingrat, à un homme souillé d’une action infâme.

— Rassure-toi, ô ma chère fiancée, dit Nino avec la majesté d’Hippolyte au pied du trône de son père, ne crains rien ; ton époux est digne de toi. Et vous, très-cher seigneur, ne m’accusez pas ainsi sans m’entendre. Par le ciel qui nous éclaire, je vous jure que je suis innocent. Pour vous prouver ma bonne foi, je me déclare responsable de l’objet perdu ; j’en rembourserai la valeur sur mes gages et mes économies, s’il n’est point retrouvé. Combien avez-vous payé ce cadeau, car je devine aisément que c’était quelque bijou ?

— Cent vingt ducats, répondit sir John.

— Tant que cela ! murmura Nino en changeant de visage.

— Tout autant, reprit l’Anglais ; mais qu’importe la valeur de la bague ? Quand tu pourrais la payer, ce qui est impossible, je ne voudrais pas de ton argent. Mon voleur sera puni, quel qu’il soit. Je le ferai mettre aux galères. Tu dis que tu as remis la boîte à la femme de chambre. Nous allons tirer cela au clair dans un moment. Suis-moi, et monte derrière mon carrosse.

Nino marcha résolument jusqu’à la rue. Il ouvrit la portière et baissa le marche-pied avec son empressement accoutumé. D’une voix haute et ferme, il transmit au cocher l’ordre de conduire le patron au Vico Freddo, et, quoiqu’il fût au bord d’un abîme, il soutint son personnage d’innocent offensé avec tant d’aplomb, que le seigneur anglais ne savait plus qu’en penser ; mais, une fois derrière le carrosse et livré à ses réflexions, Nino perdit courage : la perspective d’une confrontation qui allait infailliblement faire tomber son masque changeait son audace en accablement. Chaque tour de roue le rapprochait du fatal dénoûment. Enfin, quand le carrosse entra dans le Vico Freddo, la comédie n’étant plus possible, l’acteur déserta la scène. Le cocher fut obligé de descendre de son siège pour ouvrir la portière.

— Où donc est mon domestique ? demanda l’Anglais.

Scampato, répondit le cocher.

Il avait décampé en effet, et courait à travers les rues, comme si toute la police du royaume eût été à ses trousses.


VII.

Giovannina pleura comme une Madeleine, lorsqu’elle apprit l’équipée de Nino et la fuite honteuse qui avait terminé ses fanfaronnades de vertu ; mais, quand elle eut bien maudit le coupable et versé un torrent de larmes, elle sentit, avec un redoublement de douleur, qu’au fond, malgré les fautes, les mensonges et l’ingratitude de Nino, elle aimait de toute son ame un voleur. Les filles du Midi n’éprouvent pas au même degré que les françaises le besoin d’estimer l’objet de leur tendresse ; une fois que la passion s’est allumée dans leur cœur, elle ne s’y éteint pas pour un délit de plus ou de moins. L’estime est une opération du jugement et non du cœur. Giovannina eut encore plus de pitié que d’indignation en songeant que son amant méritait les galères. Elle voulut lui épargner cette punition terrible, et porta bien vite au seigneur anglais cent vingt ducats en le priant de n’exercer aucune poursuite. Sir John était fort animé contre son serviteur infidèle. Cependant la générosité de sa protégée le piqua d’émulation. Il refusa l’argent et promit de ne point faire la déclaration du vol commis à son préjudice. Après cette heureuse négociation, Giovannina, poussée sans le savoir par ces instincts antiques dont on trouve tant de restes curieux à Naples, voulut consulter les augures. À défaut de la sibylle de Cumes, dont la caverne était déserte, elle eut recours à une tireuse de cartes pour répandre un peu de lumière sur les ténèbres affreuses qui enveloppaient sa situation présente et son avenir.

La cartomancie, et généralement toutes les industries fondées sur la superstition, sont en grande faveur dans les Deux-Siciles. Avec la finesse, l’art inventif et l’esprit qui s’y dépensent en magie blanche, on ferait un cours de diplomatie. Dans l’antichambre de la tireuse de cartes, il y avait plus de monde qu’à la porte d’un docteur en droit. Parmi les personnes qui attendaient leur tour, Giovannina reconnut Bérénice. Sur le terrain neutre de la divination, les deux rivales s’approchèrent l’une de l’autre et se saluèrent avec courtoisie, comme si la sainteté du lieu leur eût fait un devoir d’oublier pour un moment leur ancienne querelle. Bérénice déclara qu’elle était guérie de son amour pour Nino et qu’elle espérait recevoir des cartes quelque avis sur ses relations embrouillées avec le rusé Ciccio. Dès-lors, tout sujet de rancune étant évanoui, les deux jeunes filles se donnèrent la main et firent la partie de consulter ensemble la sorcière.

C’était une personne renommée pour sa science que la vieille tireuse de cartes, et par conséquent une fine mouche. Sous le prétexte de préparer son jeu, elle observa les physionomies de ses deux jeunes pratiques, où il était facile d’étudier les nuances de leurs caractères. À leur jeunesse et à leur beauté, on voyait bien que l’amour leur devait donner plus de tablature que l’ambition. La violence naturelle de Bérénice et les bons instincts de Giovannina se démêlaient dans les regards, les gestes et l’accent de la voix. La simplicité, l’ingénuité, l’incontinence de langue vinrent encore en aide à la devineresse, qui n’eut pas grand’peine à faire jaser deux filles crédules et sans défiance. Elle leur arracha, sans avoir l’air de les interroger, les premiers renseignemens dont elle avait besoin ; mais outre ces indices, que tout le monde pouvait saisir, elle en découvrit apparemment d’autres plus secrets : la science des cartes lui ouvrit peut-être quelque voie mystérieuse et cachée par où elle pénétra jusque dans les entrailles de son sujet et en fit jaillir des vérités qu’on ne lui demandait pas.

Les cartes napolitaines sont au nombre de quarante. Les quatre couleurs sont les épées, les bâtons, les médailles et les vases, et dans chaque couleur, il y a trois figures : le roi, le chevalier et le valet. Les autres cartes se divisent comme dans le jeu français, depuis l’as jusqu’au sept, qui est la plus forte carte au-dessous des figures. On ne s’étonnera pas que la devineresse, après avoir étalé le jeu, ait aperçu tout de suite sur la table deux jeunes gens amoureux des deux jeunes filles. Les bâtons annonçaient quantité d’incidens, de difficultés et de traverses ; du fond des vases sortaient la jalousie, les brouilles, la guerre ; l’as des épées vint révéler une tentative de meurtre, qui fort heureusement n’était point suivie d’effet, parce que l’épée se trouvait renversée. Suivant l’usage, le roi des médailles ne manqua pas d’arriver pour jouer le rôle obligé du généreux seigneur qui voulait du bien aux jeunes filles, et leur en aurait fait sans différer, s’il n’eût été empêché dans ses bons desseins par les fautes des amoureux imprudens et remplis de défauts. La sorcière promit à Giovannina qu’elle se marierait bientôt, et qu’elle filerait des jours d’or et de soie, pourvu qu’elle se gardât bien des caprices, des boutades et des paroles aigres dont les filles de Naples ne sont point assez ménagères.

— Et moi, dit Bérénice, est-ce que vous ne m’annoncerez pas aussi le mariage ? Je ne demande pas les jours d’or et de soie, mais le mariage ; ne le voyez-vous pas ? Hélas ! c’est moi qui ne me suis point assez gardée des paroles aigres. Par des boutades et des injures, j’ai follement éloigné le traître qui emporte mon honneur.

À ces questions mêlées de soupirs, la sorcière parut tout à coup illuminée. — Proserpine ! dit-elle, que vois-je ? Que vient faire ici le double vase ? Me serais-je trompée ? Cette carte est celle des naissances… Ah ! sainte Vierge ! un enfant, un pauvre enfant ! Et point de mariage !

Bérénice, en proie à une agitation visible, appuya ses coudes sur la table et prit son front à deux mains.

— Non, je ne me trompe pas, poursuivit aussitôt la devineresse. Le voilà le pauvre petit être, source lamentable et chérie du désespoir de sa mère. Pas un homme auprès de son berceau ! Point de cris d’allégresse dans la maison où il recevra le jour, et déjà, déjà s’amasse dans le sein qui le porte un orage de pleurs et de sanglots. — Mais quelle est cette maison de superbe apparence ? La belle façade, les vastes bâtimens ! Qui sont ces anges de bonté en robes noires ? À côté d’une église est situé ce palais. On y remarque une large porte, et tout auprès une espèce de lucarne…

— Jamais ! s’écria Bérénice, jamais, tant que sa mère vivra, le pauvre enfant ne sera jeté dans la buca.

Deux larmes cherchaient à glisser sous les cils blonds de Giovannina.

— Elle est trouvée ! dit la sorcière ; elle est trouvée, l’ame bonne, l’amie sincère et généreuse. C’est elle qui sauvera la pauvre fille qu’un moment de faiblesse a perdue. Cette carte la désigne aussi clairement que si on y lisait son nom gravé en toutes lettres au lieu de ces mots : Regia interessata ; saluons l’as couronné, la carte des belles actions, des chances inespérées, des coups du ciel et des mains secourables.

— Cela est merveilleux ! s’écria Giovannina. Les cartes ont annoncé tout ce qui se passait dans mon cœur. Oui, je te soutiendrai, je te défendrai, pauvre Bérénice. Tu trouveras chez moi du travail pour gagner ta vie, des secours, des soins, une amie dévouée qui essuiera tes larmes. Oh ! que je suis contente d’avoir su faire fortune ! Va, tu ne manqueras de rien dans ma maison. Je te donnerai une robe plus belle que la mienne, et, quand ton lâche amant te verra heureuse sans lui, je gage qu’il te viendra demander sa part de ton bonheur ; mais, s’il ne vient pas, je l’irai chercher moi-même, et je l’amènerai à tes pieds, ou, s’il refuse de me suivre, je lui donnerai trente paires de soufflets.

Bérénice jeta ses bras au cou de Giovannina, et les deux amies s’embrassèrent en pleurant.

— Attention ! dit la sorcière. Voici des cartes importantes : elles recommandent la prudence et la modération. Les pêcheurs de Chiaïa sont vains et légers ; ils font gloire, comme d’un chef-d’œuvre, d’avoir tiré d’une jolie fille ce qu’ils voulaient, et ils lui montrent ensuite un visage plus hautain que s’ils portaient moustache. Le roi des bâtons s’avance, tenant le rameau de la paix. Écoutez ses avis : « Filez doux avec l’amant vainqueur, filles impatientes ; il ne vous sied point de crier et de gronder. Et vous, filles courtisées, ne soyez point trop fières ; réconciliez-vous avec vos amans, passez sur les défauts dont ils sont cousus. Mariez-vous d’abord, mariez-vous sans différer ; mariez-vous, et, quand ce sera fait, si vos époux sont querelleurs, jaloux, libertins et paresseux, c’est alors que vous pourrez leur administrer des soufflets. Ne les ménagez pas ; tapez ferme, comme sur des ânes. » Ainsi s’exprime le roi des bâtons. Allez, mes enfans, et mettez à profit ses sages conseils.

Quand une Napolitaine se mêle d’être généreuse, ce qui est rare, elle y met autant d’emportement et de vigueur que dans la haine et la cruauté. Giovannina ne voulut pas attendre au lendemain pour obéir aux mouvemens de son cœur. Elle conduisit chez elle Bérénice, lui donna une chambre dans sa maison et le commandement d’une escouade d’ouvrières, avec des appointemens fixes et le couvert à sa table. Elle lui prodigua les consolations et les caresses avec cette effusion passionnée qui prête à l’amitié des Italiens une grâce toute particulière. L’établissement de la maîtresse blanchisseuse était dans l’état le plus prospère. L’ouvrage y arrivait de tous côtés, et par conséquent aussi les écus. Dès qu’on sut dans le quartier de la Conciaria que le mariage de la belle Giovannina était rompu, les prétendans accoururent en foule. Parmi eux, il y avait des partis assez riches, et même un militaire de bonne mine dont le sabre faisait un bruit imposant ; mais Giovannina se penchait à l’oreille de Bérénice pour lui dire tout bas : — Quelle heureuse inspiration nous avons eue en allant consulter la tireuse de cartes ! Sans elle, j’écouterais peut-être ces galans. N’oublions pas les avis du roi des bâtons. Quand nos amans reviendront, soyons indulgentes ; pardonnons-leur d’abord les mensonges, les vols et les fautes, et puis nous les corrigerons après cela comme des enfans.

Nino eut le cœur déchiré par les remords, lorsqu’il apprit que les jeunes gens se disputaient la main de sa maîtresse. Du moins il ne voulut pas se laisser vaincre par ses rivaux sans avoir tenté une protestation. À l’heure où les rues de Naples appartiennent aux viveurs nocturnes, aux amoureux et aux chanteurs, population nombreuse, mais plus calme que celle de jour, Nino emprunta une vieille guitare à un marchand de contremarques du théâtre des Pupi, qui était de ses amis, et il se rendit à la Conciaria, sous les fenêtres de sa belle. Après avoir un peu gratté sa guitare, il chanta, sur un air populaire et d’une jolie voix de ténor, les couplets suivans :


Ma Giovannina me méprise :
Je suis voleur et paresseux.
J’ai des bottes, une chemise.
Et pourtant je vis comme un gueux.

Giovannina, sois pitoyable ;
J’ai menti comme un charlatan ;
Mais, au fond, je suis un bon diable.
J’ai volé ! mais je t’aime tant !

Veux-tu donc épouser un Suisse
De la garde de Ferdinand,
Ficelé comme une saucisse
Dans un habit couleur de sang ?

Ah ! si j’avais tout mon courage,
Tu causerais de bien grands maux.
Quel épouvantable carnage
Je ferais de tous mes rivaux !


Mais ne nous rendons pas malade
À pleurer ainsi dans la nuit.
Allons boire une limonade
Et soupirer dans un bon lit.


Selon l’usage, Nino passa tour à tour et brusquement du pathétique au badinage, des pleurs à la rodomontade, et de l’humilité la plus profonde à l’ironie, en variant le mode de chaque couplet. Quelque désespéré que soit un amant napolitain, il accorde une petite part à la plaisanterie dans ses chansons, comme un correctif habile aux prières et aux soupirs. C’est une ruse de guerre à l’adresse des beautés orgueilleuses, et le succès en perpétue la tradition. Tant que Nino resta dans le mode plaintif et mélancolique, rien ne bougea ; mais, quand il eut chanté le dernier couplet d’un ton comique, la fenêtre s’ouvrit tout doucement, et le musicien entendit un pst! qui le rappelait, car il feignait déjà de s’éloigner.

— Petit audacieux, petit mauvais sujet, lui dit la jeune fille, il faut que tu sois bien persuadé de ma faiblesse pour oser encore me parler de ton amour et faire ainsi le plaisant. Ne manque pas de te trouver demain, à vingt-trois heures, sur le quai de la Victoire ; tu sauras à quelle condition je mets le pardon que tu demandes.


VIII.

Sir John avait invité à dîner trois Anglais qui passaient à Naples. Le repas était copieux ce jour-là, et les servantes de la Victoire se suivaient apportant de la cuisine une quantité de grands plats fumans. Le sommelier servit tant de Marsala, que tout à coup les seigneurs anglais devinrent rouges comme des coquelicots. On sortit de table à vingt-trois heures d’Italie, c’est-à-dire une heure avant le coucher du soleil. Une brise tiède et parfumée embaumait l’air, et la face de la pleine lune, rubiconde connue celles des seigneurs étrangers, commençait à paraître entre les mamelons noirs du Vésuve. Sir John et ses trois invités, les jambes écartées, les reins cambrés pour donner plus de développement à l’abdomen, marchaient de front, le cigare à la bouche, sans dire mot et d’un pas très lent ; ils ne mirent pas moins d’un petit quart d’heure à traverser la place de la Victoire, et ils venaient d’exécuter une volte-face, lorsqu’ils furent abordés par une jolie fille dont les jupes s’entendaient à vingt pas de distance, tant elle marchait vivement. Cette jeunesse s’arrêta en face de sir John.

— Très cher seigneur, lui dit-elle, il faut pourtant une fin au supplice que j’endure. Nino s’est conduit avec vous comme un ingrat et un voleur. Jugez de mes tourmens par ce seul mot : je l’aime. Je ne puis me défendre de l’aimer, et je me connais : je n’y résisterai pas. J’épouserai un ingrat et un voleur, cela est aussi sûr que l’existence du bon Dieu. Eh bien donc ! puisque c’est une chose certaine, je cherche dans ma tête une excuse à mon amour, et je sens que si vous pardonniez à Nino, s’il trouvait un moyen de vous arracher un sourire, un mot bienveillant, un signe qui ressemble tant soit peu à un pardon, je serais tirée de ma peine, car ce sera un amer chagrin pour moi, un dépit à en pleurer tout le jour de mes noces, si je me marie sans votre bénédiction.

— Vous aurez ma bénédiction, dit sir John, et Nino s’en passera bien, s’il vous épouse.

— Non, cher seigneur ; il ne peut s’en passer. Je ne le souffrirai point. Allons, petit malheureux ! viens ici et trouve un moyen de toucher ce clément seigneur que tu as offensé par tes fautes et tes sottises.

Nino, caché derrière Giovannina, parut la tête basse, le regard en dessous, les bras pendans.

Pauvre moi ! dit-il en pleurant, que puis-je imaginer pour témoigner mon repentir ? pêcheur que je suis, d’avoir volé un patron si magnifique et si humain, qui m’avait donné des bottes ! Je n’ose plus les porter depuis mon crime, et je marcherai pieds nus toute ma vie par pénitence.

Les trois Anglais, qui n’entendaient pas le napolitain, demandèrent à leur ami de quoi il s’agissait.

— Ce drôle a été mon domestique, dit sir John, et je l’ai chassé pour des motifs graves. Poursuivons notre promenade.

Et les quatre Anglais alignés de front s’avancèrent bien lentement, poussant la fumée de leurs cigares avec un sang-froid désolant, tandis que Giovannina et Nino marchaient devant eux à reculons, et parlaient tous deux à la fois.

— Puisque tu ne sais pas exprimer ton repentir, disait la jeune fille, puisque tu ne trouves pas dans ton cœur vicieux une parole honnête et touchante pour émouvoir la pitié de mon protecteur, petit monstre d’ingratitude, je différerai notre mariage d’un mois encore.

Ahimè ! dit Nino, je suis perdu ; je n’ai plus qu’à me noyer. O puissant seigneur, vous de qui dépend mon bonheur, entendez ce qu’elle dit ; ayez compassion d’un amant au désespoir !

Le visage de sir John demeurait impassible, comme s’il eût été de marbre. L’état de plénitude des quatre étrangers n’échappa point au coup d’œil prompt du petit Nino. À travers ses lamentations, une voix secrète et confuse lui disait que ce silence et cette immobilité déguisaient une sorte d’abrutissement passager dont un homme habile devait tirer parti. Il n’avait dans l’estomac qu’un verre d’eau de la fontaine du Lion, le pauvre garçon, et il se sentit tout à coup supérieur à ces automates engourdis par la bonne chère et le vin. Si la dignité du caractère répondait à l’intelligence, à l’esprit, aux instincts civilisés, au sentiment du beau chez le lazzarone, Naples serait la première ville du monde. Avec cette espèce de seconde vue qui révèle au méridional l’heure critique de sa fortune et l’instant propice des coups de théâtre et des artifices oratoires. Nino comprit que c’était peine inutile de vouloir toucher des hommes de pierre, et qu’il fallait plutôt les divertir ou les étonner. Sans discontinuer ses prières, il se mit à faire mille gambades extravagantes. Comme dans sa chanson nocturne, il mêla l’élément bouffon au lamentable avec des contrastes frappans. Sir John fronça d’abord les sourcils.

— Va-t’en au diable ! dit-il d’un ton sévère.

Nino n’en dansa que plus fort, en exécutant une saltarelle comique et suppliante d’un art et d’un charme incontestables. Il imitait le bruit des castagnettes en faisant claquer ses doigts. Ses bras élevés en demi-cercle au-dessus de sa tête semblaient porter une corbeille de fleurs, et ses pieds nus d’une forme admirable se cherchaient, se chassaient l’un l’autre si rapidement, qu’on avait peine à les suivre du regard.

— Il danse légèrement, dit un des Anglais.

— Vraiment légèrement, dit un autre.

L’heureux effet des exercices sur l’esprit des quatre seigneurs étrangers était visible. Nino, encouragé, bondit comme un chevreuil, se laissa retomber sur les mains et marcha les jambes en l’air.

— Cela est prodigieux ! reprit un Anglais.

— Vraiment prodigieux !

Cependant Nino partit en faisant la roue des mains et des pieds. Il enfila comme un trait la porte de l’hôtel, et revint portant une chaise en équilibre sur son front. Avec le mauvais goût qui les distingue, les étrangers applaudirent, parmi ces exercices, le plus vulgaire et le moins gracieux.

— Vous savez le napolitain ? dit un des Anglais à sir John. Priez donc ce garçon de faire encore la roue. J’aime beaucoup la roue.

Sir John transmit au petit jongleur la prière du gentleman.

— Très joli ! en vérité très-joli ! répétèrent les quatre étrangers. A présent, voyons le tour de la chaise.

Nino recommença les danses et fit sauter la chaise en équilibre d’une main sur l’autre. Un des seigneurs anglais, dans un accès d’enthousiasme, prit une piastre et la jeta au jongleur, qui la saisit au vol sans interrompre la représentation. Les trois autres seigneurs voulurent aussitôt jeter des piastres. Nino n’en manqua pas une.

— Assez ! cria sir John en riant, assez ! petit drôle. Je te pardonne, et je te permets d’épouser Giovannina.

— Votre seigneurie daignera honorer mes noces de sa présence ? demanda Nino.

— Volontiers ; à condition que tu feras la roue.

— Tant que votre seigneurie le souhaitera, et vive la joie !

D’un groupe d’hommes du peuple et de servantes qui regardait avec de grands éclats de rire les tours d’adresse de Nino sortit un colosse presque nu ; il s’avança au pas de course en faisant sonner les dalles sous ses talons. C’était le robuste Ciccio. Il paraissait en proie à une exaltation étrange.

— Que je meure, dit-il, si votre excellence ne me rend pas ses bonnes grâces ! À tous péchés miséricorde ! Je ne suis point un voleur comme Nino. Si je n’obtiens point mon pardon, je vais briser en pièces ce guaglione ; je vais le manger tout vivant. Et d’abord, assieds-toi sur cette chaise, mon petit, afin que je montre aux seigneurs étrangers la vigueur de mon poignet.

Ciccio prit la chaise par derrière d’une seule main, et, soulevant Nino à bras tendu, il le porta en chantant une marche triomphale. Devant la porte de l’hôtel était un banc de pierre. Ciccio y courut de l’air d’un Orlando furioso, saisit la pierre par une des extrémités et la mit debout avec des attitudes et des jeux de muscles à faire envie à l’Hercule Farnèse. Les quatre Anglais se tenaient les flancs de plaisir. Des exclamations peu mélodieuses s’échappaient de leurs lèvres, et finalement ils décernèrent à l’athlète des applaudissemens qu’assurément la prima donna de San-Carlo n’aurait point obtenus d’eux, malgré tout son talent.

— Il n’y a pas moyen de tenir rigueur à ces gens-là, dit sir John. Après le voleur, il faut absoudre le meurtrier.

— Mes victimes sont en bonne santé, puisqu’on les marie, répondit Ciccio. Et mes trente-cinq ducats, excellence ?

— Viens avec moi, je te les compterai.

— Un moment ! dit Giovannina. Ciccio a obtenu le pardon de ses fautes par la force, comme Nino par la souplesse ; mais il a des devoirs à remplir. S’il ne s’engage à épouser Bérénice, je m’oppose au paiement des trente-cinq ducats.

— Quoi ! s’écria Ciccio, elle ne me déteste donc point ? Son mépris, ses injures, ses reproches, que sont-ils devenus ? Si je l’eusse écoutée, Bérénice m’aurait envoyé aux galères par un chemin plus droit que celui de la Petrara.

— Tout cela est de l’histoire ancienne, reprit Giovannina. Quand je dis que tu as des devoirs à remplir, tu m’entends assez. Point de femme, point de ducats ! Et tu vas t’engager par un serment bon et valable devant témoins.

Il promit et jura tout ce qu’on voulut, le fourbe Ciccio, car pour trente-cinq ducats il eût renié les saints, les vierges et les martyrs ; mais, quand il tint l’argent, il partit pour Salerne et n’en revint qu’après avoir mangé la somme entière en mauvaise compagnie. Pendant son absence, Nino et Giovannina se marièrent. L’épousée dans ses atours était si belle que les bonnes gens restaient comme en extase sur son passage. Sir John assista au dîner, but à la santé des époux et leur fit un cadeau ; après quoi il quitta Naples pour aller chercher des rhumes et des infirmités dans le pays des brouillards. Ciccio, alléché par les brillantes affaires de l’établissement de la Conciaria, par l’argent qu’on y gagnait et les vastes plats de macaroni qu’on y vidait, vint de lui-même se prosterner devant Bérénice et implorer sa grâce. Il se maria et reçut tant de soufflets qu’il se corrigea, sinon de la fourberie, au moins de son humeur inconstante et vagabonde ; il ne quitta plus la maison et devint un mari docile et fidèle.

La prédiction de la tireuse de cartes ne se trouva pas accomplie à la rigueur, puisque l’enfant de Bérénice ne vint pas au monde dans la solitude et l’abandon, et que sa naissance fut, au contraire, célébrée par des cris d’allégresse et des festins homériques ; mais la foi de la jeune mère et son respect pour la cartomancie n’en souffrirent aucune atteinte. Bérénice, animée par l’exemple de son amie, devint bientôt une blanchisseuse preste et soigneuse. Les deux ménages vécurent en parfaite intelligence, grâce à l’accord des deux femmes et à la méthode qu’elles avaient apprise du roi des bâtons. Tandis que ces dames travaillaient sans relâche, leurs époux jouaient ensemble à la bazzica, se trichaient aux cartes réciproquement, et mangeaient du matin au soir. Il n’y a point de place pour des cavaliers servans ou des sigisbés autour des femmes laborieuses ; quand les deux maris s’avisèrent de se déranger ou de faire les jaloux, ils furent menés le bâton haut et ne recommencèrent plus. Au bout de trois ans, il y avait déjà six enfans dans la maison, tous beaux, joufflus et vivaces. Les filles seront habituées de bonne heure au travail, et les garçons promettent d’être voleurs et paresseux comme leurs pères.

Peut-être encore aujourd’hui, lorsque Ciccio, le chapeau de soie sur la tête, les mains dans ses poches, se promène en manches de chemise, d’un air indolent, devant les boutiques d’orfèvrerie de Tolède, les guides et domestiques de place le montrent aux étrangers en leur disant avec mystère : — Observez cet homme terrible, excellence ; c’est un ancien lazzarone qui a fait fortune. Il a vécu de châtaignes, bu de l’eau des montagnes et couché dans les bois pour avoir assassiné ses rivaux en amour. — Mais la vérité est que Ciccio ne fit et ne fera jamais de mal à personne.


Paul de Musset.
  1. La piastre vaut un cinquième de plus que le ducat.