Scènes de la vie italienne/08

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LA FOIRE DE SINIGAGLIA.


SCÈNES DE LA VIE ITALIENNE.

I.

Un matin du mois de juillet, trois jeunes gens, qui se promenaient dans la galerie des Procuratie Nuove, à Venise, s’arrêtèrent devant l’office des bateaux à vapeur de Trieste, pour examiner une affiche qu’on venait d’exposer à l’instant devant la porte. Cette affiche, imprimée sur deux colonnes, en allemand d’un côté, en italien de l’autre, portait en gros caractères ce titre peu harmonieux pour des oreilles méridionales : Dampfschifffahrt, c’est à-dire « navigation à vapeur. » La profusion remarquable des consonnes et particulièrement les trois f de suite excitaient l’hilarité de mes jeunes Vénitiens, gens rieurs et enclins à la critique. Ils se livraient à des commentaires et à des plaisanteries où l’on sentait l’antipathie des deux races autant que celle des deux langues. L’affiche annonçait que la compagnie des pyroscaphes, à l’occasion de la foire de Sinigaglia, ferait pendant quinze jours un service direct et quotidien entre Venise et cette ville. Le prix des places était modéré. Les bateaux partaient le soir pour éviter l’ardeur du soleil. Le beau temps, la pleine lune, le calme de la mer, l’attrait d’une excursion dans un pays en fête, me décidèrent à m’embarquer. Je pris le petit bagage nécessaire pour un voyage de deux semaines, et à six heures du soir je saluais de loin Venise, qui déjà ressemblait à une ville flottante.

Une famille anglaise est l’ornement obligé des places de première classe sur tout bateau bien garni de passagers. Le pyroscapbe jouissait de cet avantage. À côté de leur mère, grosse femme couperosée, se tenaient assises deux jeunes misses aux poignets minces, aux tailles de poupées, chaussées de souliers pointus et l’ombrelle à la main. Le père, vieillard replet et goutteux, s’endormait sur son double menton, tandis que deux garçons aux jambes grêles, en vestes rondes, se disputaient le télescope portatif pour lorgner les campaniles dont les pointes se perdaient dans les vapeurs de l’horizon. La femme de chambre faisait le thé, préservatif inutile du mal de mer. Quatre abbés et un archiprêtre causaient en pur toscan. Deux dandies lombards parlaient milanais. Un officier de la corvette la Marianna, qui depuis a péri corps et biens, fumait son cigare d’un air indifférent. Le personnel des premières places n’offrant rien d’original, je passai aux secondes ; j’y remarquai tout d’abord une bande nombreuse de figures hétéroclites qu’on aurait pu prendre pour des brigands, si on les eût rencontrés dans un bois, mais que je reconnus pour des comédiens ambulans. Il y avait aussi des marchands forains de divers pays, et puis une jeune fille tyrolienne d’une beauté rare, vêtue de son costume national, et dont la fraîcheur, les mains blanches et le linge propre faisaient ressortir admirablement les mines cuivrées, les cheveux en désordre et les guenilles de haut goût de tout son entourage. De grands paniers, d’où s’échappaient des loques à paillettes, contenaient évidemment la défroque dramatique de la troupe. Plusieurs toiles roulées sur des bâtons représentaient les affiches illustrées des pièces du répertoire. Les visages des artistes, maigres et peu fleuris, paraissaient animés d’une expression flamboyante où le génie comique avait moins de part que l’appétit, car l’heure du festin approchait. La jeune première, aux mains courtes, à la taille épaisse, tira d’un sac de toile une galette jaune et gluante en pâte de maïs, qu’on partagea équitablement et qui fut engloutie en trois minutes. Un vase de fer-blanc rempli d’eau circula de bouche en bouche, et l’expression du recueillement se répandit bientôt sur toutes les physionomies.

Comme les grands capitaines qui mangent la soupe du soldat par politique, le capo comico, directeur de la troupe, prit sa ration de galette et but à l’écuelle commune. Une tasse de café noir fut le seul luxe qu’il osa se permettre. Ses compagnons assoupis pardonnèrent cet excès de sensualité à l’homme supérieur dont l’imagination, toujours éveillée, ne se reposait pas même à l’heure de la digestion. Il n’était pas besoin d’examiner au microscope le seigneur directeur pour voir qu’il ne nageait pas absolument dans l’opulence. De son manteau roussâtre sortaient, comme d’un gros paquet d’amadou, ses bottes informes, dont les blessures ouvraient un large passage à la poussière et à l’humidité. Sous les coups de la mauvaise fortune, cet homme avait contracté l’habitude de tourner souvent vers le ciel ses regards pleins d’intelligence et de feu, soit pour élever son ame au-dessus d’un monde de tribulations, soit pour défier l’ennemi, comme l’impétueux Ajax ; mais il ne s’égarait pas long-temps dans les profondeurs de l’immensité. Son coup d’œil, vif et pénétrant, redescendait soudain sur la terre pour diviser les humains en deux classes distinctes, — les gens aussi pauvres que lui, dont il ne faisait point de cas, et ceux qui paraissaient plus riches, avec lesquels il s’empressait de nouer des relations.

Sans doute le capo comico conçut de l’estime pour moi, en remarquant que je portais des bottes moins malades que les siennes, car il m’adressa un sourire gracieux et se recula sur son banc pour m’engager à m’asseoir près de lui. — On voit bien, me dit-il, que votre seigneurie ne va point à Sinigaglia pour acheter du chanvre. Extrêmement loin de ma pensée l’envie d’importuner votre seigneurie par des questions indiscrètes ! mais ou je me trompe fort, ou elle n’a point de goût pour le commerce, et le seul but de son voyage est de se divertir.

— Vous ne vous trompez pas, répondis-je.

— Que je m’estimerais heureux, reprit le directeur, si les représentations de notre modeste compagnie comique pouvaient obtenir les applaudissemens de votre seigneurie durant son séjour à Sinigaglia. C’est aux personnes éclairées qu’il appartient d’encourager les efforts de l’artiste et de diriger le goût du public sans éducation, en signalant les passages où le comédien montre du talent. Sans trop de présomption, j’ose espérer que le choix de nos pièces et le mérite de l’exécution ne vous déplairont pas. Nous n’avons point dans notre compagnie de ces artistes hors ligne qui effacent leurs camarades et ne souffrent à côté d’eux aucun rôle important : ces vanités dévorantes sont la ruine des troupes comiques. Parmi nous, chacun fait de son mieux, sans perdre de vue la perfection de l’ensemble, à laquelle nous contribuons tous dans la mesure de nos forces.

— On n’observe pas ce sage précepte avec assez de scrupule dans les théâtres des grandes villes, répondis-je.

— Voyez-vous là-bas, reprit le capo comico, ce gaillard qui sourit d’un air ironique, tout en s’endormant ? Il ne tiendrait qu’à lui de dominer ses voisins, d’absorber l’attention et de reléguer les autres rôles au second plan, sauf à gâter la représentation pour accaparer les applaudissemens ; mais, avec un tact admirable, il se modère dans l’intérêt de l’ouvrage, et ne donne carrière à toute sa verve que dans les intermèdes. C’est un homme universel : Truffaldin à Bergame, Pantalon à Venise, Docteur à Bologne, nous le verrons quelque jour Pancrace ou Polichinelle à Naples, si nous réussissons à nous établir dans cette ville fortunée où la vieille comédie italienne fleurit encore.

— Il ne faut pas vous dissimuler, dis-je, que vous trouverez à Naples des acteurs charmans, incomparables dans le genre bouffon.

— Tant mieux ! répondit le directeur : le mérite des troupes rivales est le meilleur stimulant de l’émulation ; mais j’ai étudié le répertoire des petits théâtres napolitains, et j’y ai déjà remarqué un défaut que nous avons soin d’éviter, l’abus de la farce. Les Pancraces et les Polichinelles ont tout envahi. Les lazzis sont devenus l’élément principal ; le sujet de la pièce n’est plus qu’un prétexte, un cadre insignifiant, dont le public s’est accoutumé à ne tenir aucun compte. Chez nous, au contraire, l’intérêt du drame, le développement des passions, voilà ce qu’on ne perd jamais de vue ; les lazzis viennent après, pour reposer le spectateur, pour le distraire un moment et le préparer à des émotions nouvelles.

— Votre théorie, dis-je, est pleine de bon sens, et je vois avec plaisir que vous étudiez la poétique de votre art tout en courant les foires. Nous n’avons en France qu’un seul écrivain qui ait su marier habilement ensemble le drame avec l’élément comique : c’est un auteur appelé Sedaine…

— Je le connais bien, interrompit le directeur. Votre Sedaine est un grand maître, et je le place au-dessus de notre Goldoni, qui l’a certainement imité dans ses derniers ouvrages. Avant de quitter Venise pour chercher fortune à Paris, lorsque Goldoni a fait la Bottega di Caffè, les Baruffe Chioggiotte et tant d’autres tableaux où la verve ne fait point oublier la trivialité du style, la véritable comédie était encore lettre close pour lui. Sedaine lui a montré le chemin qu’il devait suivre ; mais par malheur son talent épuisé ne répondit pas à l’appel. L’imagination se trouva éteinte quand le goût fut épuré. Quelle déplorable situation pour un poète que de sentir trop tard ce qu’il aurait pu faire et de voir tout son bagage englouti dans l’océan de l’oubli ! J’y songe en soupirant lorsque notre compagnie joue la la Bottega di Caffè, car c’est une des bagatelles de notre répertoire. Pauvre Goldoni ! je voudrais, par une compassion pieuse, faire représenter plus souvent ses ouvrages ; mais il n’y a pas moyen : l’intérêt de la troupe passe avant toutes choses.

Je demandai au capo comico où il avait trouvé dans la littérature italienne de meilleures comédies que celles de Goldoni.

— Vous allez vous moquer de moi, me répondit-il, si je vous dis que je fais moi-même les pièces que nous jouons. Assurément elles ont beaucoup de défauts, mais enfin ce sont d’autres défauts que l’abus de la farce, la bassesse du sujet et la trivialité du langage. Hormis les Truffaldins et les Pantalons, nos personnages parlent en italien pur.

— Seigneur directeur, dis-je, vous raisonnez si bien que je ne doute plus de l’excellence de vos représentations. J’assisterai certainement à l’ouverture de votre petit théâtre, et je prendrai un plaisir infini à découvrir, dans votre compagnie ambulante et modeste, le bon goût, le juste sentiment de l’art et les inspirations heureuses que vos artistes devront à votre habile direction. Permettez-moi cependant de vous dire à l’oreille qu’il vous manque une chose essentielle. Un peu de beauté sur le minois de la jeune première ne serait pas de trop pour faire excuser les hyperboles dont il faut que l’amoureux soit prodigue.

Pour la première fois de sa vie, le capo comico examina l’héroïne de sa troupe avec l’idée de lui trouver les agrémens physiques de la femme. Son regard prit une expression touchante de bienveillance et de pitié. — J’en conviens, me dit-il, la pauvrette n’est pas belle ; mais l’amour est une passion folle, une sorte de fatalité qui ne se discute pas. On ne doit jamais s’étonner qu’une femme ait su plaire. Celle-ci d’ailleurs est un sujet précieux : quel courage et quels poumons ! Combien de fois, avec l’estomac vide, a-t-elle représenté des filles de rois ! Si elle était plus jolie, la vanité, la coquetterie, les séductions la perdraient peut-être, et puis voudrait-elle encore faire notre cuisine, coudre nos costumes et parer aux difficultés de chaque jour avec un zèle infatigable ? Elle aurait des caprices, des galans à ses trousses ; on nous l’enlèverait peut-être ; les bonnes mœurs sont le plus beau titre de notre compagnie à l’estime publique.

— Ces considérations, répondis-je, sont d’un sage ; avouez pourtant que, s’il se présentait une Colombine comme celle-ci, vous n’hésiteriez pas à l’admettre dans votre compagnie comique.

En parlant ainsi, je montrai au directeur la petite Tyrolienne dont les yeux limpides et la bouche fine offraient un mélange gracieux d’esprit et de candeur. Le capo comico regarda la jeune fille de l’air d’un capitaine recruteur en présence d’un conscrit bien bâti. Une espèce de sursaut changea les plis de son vaste manteau. Il ôta sa casquette et passa ses doigts dans ses longs cheveux en s’écriant avec dépit : — Ah ! pourquoi faut-il qu’une injuste réprobation pèse sur le plus aimable des arts ? S’il est vrai que dans le métier de comédien la dignité de l’homme et la réserve de la femme reçoivent quelques atteintes, est-il plus louable de se livrer au vol patenté qu’on appelle commerce, à l’usure déguisée sous le nom de banque, au meurtre ou au pillage honorés du titre pompeux de défense de la patrie ? Sans doute, il nous faudrait une Colombine comme celle-ci ; mais quels préjugés stupides n’a-t-on pas semés dans cette tête si fraîche ! Cependant j’essaierai, je lui parlerai. Oui, je veux sonder cette jeune imagination, et si j’y découvre le germe d’un talent, l’apparence d’une vocation, je mettrai le feu à la poudrière.

Avec cette promptitude de résolution et ce sans-gêne qui distinguent les méridionaux, le directeur s’approcha de la petite Tyrolienne, et au bout d’un quart d’heure la conversation était fort animée. Dieu sait quels tableaux trompeurs, quels mirages insidieux le tentateur sut présenter à l’esprit de la pauvre fille ! Une langue dorée qui parle tout une nuit peut mener loin l’ingénue qui prête l’oreille sans défiance. Au point du jour, lorsque je remontai sur le pont après avoir essayé sans succès de dormir dans une cabine, mon racoleur pérorait encore. Son éloquence portait les derniers coups. Le capitaine du pyroscaphe, qui connaissait la jeune Tyrolienne, lui dit en passant : — Eh bien ! Maria, voici le moment d’ouvrir la boite et d’offrir ta marchandise aux seigneurs passagers.

Tandis que Maria cherchait sa boîte dans les bagages, le capo comico vint à moi et me dib tout bas : — C’est une affaire presque terminée. La petite a du goût pour le théâtre, de la mémoire, de l’intelligence, de l’espièglerie, toutes sortes de bonnes dispositions. Je lui ai communiqué cet enthousiasme, ce feu sacré qui fait la puissance du comédien amoureux de son art. L’attrait irrésistible de nos représentations achèvera cette conquête. Elle est à nous. Si votre seigneurie demeure à Sinigaglia jusqu’à la fin de la fiera, elle assistera peut-être aux débuts de ma nouvelle recrue. Elle en sera ravie. L’enfant n’a aucun vice de prononciation. Par bonheur, son pays natal est Bolzano, dans le Tyrol italien, où l’on parle le dialecte de Trente. D’ailleurs, elle sait le vénitien et même le toscan. Le son de voix est mélodieux, le geste sobre. Elle réussira dans le drame et la haute comédie. C’est une organisation sympathique et tendre. Par Bacchus ! que je sois roué vif si elle m’échappe !

Suivant le conseil du capitaine, la jeune fille présentait aux passagers sa boîte garnie d’un assortiment de parfumerie et de mercerie. Tout en marchandant une paire de bretelles, je lui demandai s’il était vrai qu’elle eût envie de jouer les Colombines. — Ce n’est pas l’envie qui me manque, répondit-elle, mais le courage de prendre un si grand parti. Apprendre un rôle, le réciter sans me troubler, sans faire attention à cette foule si redoutée dont une ligne de feu me séparera, répondre aux lazzis de Truffaldin, duper le vieux Pantalon et désespérer le Léandre ou le Mario, cela me semble facile.

— Voyez-vous la friponne ! interrompit le directeur. Quelle ruse dans ses yeux, et comme la malice relève déjà le coin de ses lèvres !

— Mais, reprit la jeune fille, ce qui me charmerait par-dessus tout, ce serait de représenter une princesse enlevée par des corsaires, ou une bergère arrachée à son fidèle amant par un ravisseur abominable, d’être persécutée, enfermée dans une tour, et même poignardée au dernier acte, si le sujet de la pièce et le poète le permettaient. Allez, je vous assure que je saurais pleurer et m’évanouir aussi bien que personne au monde.

— Quel trésor ! s’écria le capo comico. Des cheveux blonds avec des yeux noirs, de la mélancolie, de la finesse, de la vivacité, selon l’occasion : elle réunit tous les avantages. Qu’elle serait charmante échevelée, éperdue, poursuivie par un brigand sans pitié ! Maria, ma mignonne, ne t’en dédis plus ; tu es de la troupe, et tu auras part entière dans les bénéfices énormes que nous allons faire.

— Réfléchissez, Maria, réfléchissez encore, dis-je en appuyant sur chaque mot. Ne vous pressez pas, prenez le temps de consulter vos parens.

— Hélas ! répondit la jeune fille, je n’ai plus ni père ni mère. Il me reste seulement une vieille tante qui est une sainte femme, une personne illuminée, d’une haute dévotion, que l’esprit du Seigneur visite quelquefois, chez laquelle on va comme en pèlerinage. Pour tout l’or de la terre, je ne voudrais pas encourir la malédiction de ma tante Susanna. Quant aux gens de mon pays, je sais d’avance ce qu’ils diront : s’ils me voient revenir à Bolzano, dans trois ou quatre ans, avec une bourse bien garnie, je serai une fille adroite, une comédienne, une artiste qui fera honneur à sa ville natale ; si au contraire la bourse est vide, on m’appellera folle, aventurière, coureuse de tréteaux. Il y a aussi dans la vie de théâtre des choses qui répugnent, certains costumes qui choquent la modestie…

— Ne t’embarrasse pas de cela, interrompit le capo comico, à la grande rigueur, tu pourras refuser les rôles qui ne te plairont pas. Nous débuterons à Sinigaglia par un ouvrage où la scène représente une île des Indes ; tu verras avec quelle décence mes sauvages sont vêtus. Nous allons aborder dans les états du saint père, et je sais trop mon monde pour m’exposer aux censures de l’autorité.

— Je crains encore, reprit la jeune fille, cet abandon, cette malpropreté où les comédiens paraissent plongés.

— Quelle malpropreté ? s’écria le directeur en cachant ses mains noires dans les plis de son manteau. Voilà un étrange scrupule ! A-t-on jamais refusé de l’eau à quelqu’un en Italie ? D’ailleurs, ma belle, qui t’empêche d’emporter avec toi ces pains de savon, cette eau de Cologne et toute cette pacotille de petite maîtresse que tu vends aux voyageurs ?

— C’est bien mon intention, répondit la jeune Tyrolienne.

— Croyez-moi, Maria, réfléchissez encore, dis-je avec le plus de solennité qu’il me fut possible. Mais, puisque le seigneur directeur vous fait des offres si brillantes, il ne peut se dispenser, pour montrer sa galanterie, de vous acheter quelque pièce de votre pacotille.

Le capo comico sentit le piège que je lui tendais. Il voulut faire parade de sa magnificence et commença par marchander une chaîne de montre en similor, un canif à quatre lames, un flacon d’essence à parfumer le mouchoir ; puis il descendit aux objets d’un prix plus modique, et finalement, après bien des pourparlers, il acheta un cent d’épingles qu’il paya un sou, et encore avec autant de grimaces que si on lui eût arraché l’ame. Dans les regards de la jeune fille, notre homme démêla le soupçon de son avarice ou de sa misère. Pour réparer cet échec, il déclama sur le bonheur de la vie d’artiste avec une faconde entraînante et colorée dont la pauvre Maria fut si éblouie, qu’elle n’eut plus le loisir de songer combien l’orateur était plus prodigue de ses paroles que de sa monnaie. Au milieu de sa plus brillante période, un point blanc apparut sur la côte, que les matelots montrèrent aux passagers : c’était Sinigaglia. Une heure après, le pyroscaphe entrait dans le port. La fièvre du débarquement mit fin aux conversations. Chacun se jeta sur son bagage. Afin d’éviter les frais de transport, le seigneur directeur chargea ses malles et ses paniers sur les épaules des acteurs, et la troupe ambulante fit son entrée, suivie par une population turbulente, qui semblait lui promettre un public indulgent et passionné.

II.

Sinigaglia est une petite ville agréablement située à l’embouchure de la Misa, dont le cours entier, depuis les Apennins jusqu’à la mer, est bordé de paysages charmans. La citadelle, d’un aspect formidable, a de l’importance comme monument et comme ouvrage stratégique. Le port, quoique petit, est excellent, et les privilèges de la foire franche, qui exemptaient des droits de douane les marchandises de tous les pays, avaient attiré des navires du littoral de l’Adriatique. Des Ragusains, des Monténégrins, des marchands de Trieste et de Zara, des Turcs de Cattaro se promenaient sur le quai, parés de leurs habits de fêté. Des musiciens de carrefour donnaient la sérénade aux personnes qui se montraient sur leurs balcons. Les cuisines en plein air exhalaient leurs parfums de friture et de fromage, et les jongleurs, les bohémiens et les charlatans faisaient sonner la clarinette et la grosse caisse. Une grande baraque de planches, encore inhabitée, attendait évidemment une troupe d’acteurs ; je compris que ce devait être le théâtre réservé à mes compagnons de voyage. Vers midi, la chaleur devenant accablante, les bruits, la musique et les fourneaux s’éteignirent peu à peu. On ferma les fenêtres, et la ville s’endormit pour se réveiller à cinq heures. J’avais trouvé sans peine un logement dans une maison particulière, mais le dîner fut difficile à obtenir. Les auberges étaient pleines, et dans les trattorie les convives, en manches de chemise, criaient tous à la fois après les servantes. Cependant je réussis à me faire donner un riz au safran et une tranche de nombolo, que je m’empressai de payer pour aller m’établir au café de la rue Maestra, sous un auvent dont la brise agitait les festons. Déjà on y parlait de l’arrivée des artistes forains et de la première représentation, qui devait être donnée le soir même. Pendant le temps du repos, la troupe s’était installée. Les décors étaient prêts. Une grande toile peinte, ornée de figures, annonçait le titre de la pièce, et je reconnus avec plaisir que la curiosité publique était excitée. Après avoir pris le café, je me dirigeai tout doucement vers la baraque de bois. Au sommet de l’édifice, j’aperçus de loin cette inscription : Compania comica del signor Tampicelli. Plus loin, on voyait sur la grande affiche un lion et un singe qui paraissaient causer ensemble, et en m’approchant je lus enfin ce fameux titre de la pièce, auquel je ne m’attendais guère : Naufragio di La Perugia, ossia l’Isola dei Cannibali, colla scimia riconoscente ed il leone terribile, c’est-à-dire : « le Naufrage de La Peyrouse, ou l’Ile des Cannibales, avec le singe reconnaissant et le lion terrible. » Telle était cette surprise que le seigneur directeur m’avait ménagée avec tant de discrétion ! tel était le sommaire de cet ouvrage qui devait réunir avec tant d’art le pathétique à la gaieté, qui devait effacer les comédies de Goldoni, les charmantes farces napolitaines, et dont l’inspiration avait été puisée dans l’étude approfondie du théâtre de Sedaine !

Malgré l’envie de rire, à laquelle je ne résistai point, la voix de ma conscience me rappela qu’il ne fallait pas juger un ouvrage sur le titre. Sous cette annonce trop explicative, l’auteur pouvait avoir déguisé quelque pensée ingénieuse, quelque vérité philosophique, comme Charles Gozzi dans ses féeries de l’Oiseau vert et des Trois Oranges. Résolu à pousser l’expérience jusqu’au bout, je revins prendre un billet aussitôt que le bureau fut ouvert, et je m’installai sur la première banquette. En moins d’un quart d’heure, la salle se trouva pleine. On entendit le coup de sonnette du régisseur ; le petit orchestre racla l’ouverture, et le rideau se leva. Dans un vestibule nu et enfumé comme ceux de nos tragédies classiques, une espèce de marquis râpé, entouré de gens plus mal vêtus que lui, examinait une grande carte déployée sur une table. L’exposition m’apprit que c’était le roi Louis XVI donnant à sa cour une leçon de géographie, dans le château de Versailles. On introduisit le célèbre navigateur La Peyrouse. Par une antique loi des petits théâtres italiens, ce héros de la pièce était habillé à l’espagnole, en manteau court, coiffé d’une toque à plumes, ceint d’une épée plate qui finissait par un trèfle, et chaussé d’un tricot trop large si souvent porté que les genoux ressemblaient à des poches. Ce costume idéal a l’avantage de désigner à première vue le personnage dont les malheurs et les vertus doivent exciter l’intérêt du spectateur.

C’était avec des gestes d’énergumène et des cris de damné que le monarque français et l’habile navigateur réglaient ensemble l’itinéraire d’un voyage autour du monde. Louis XVI, connaissatit les dangers d’une si longue entreprise, embrassait le savant marin la larme à l’œil et rentrait dans ses appartemens. Aussitôt après, le signor Pantalon, qui se trouvait par hasard à Versailles, brûlant du désir de voir la Chine et le Japon, suppliait avec mille lazzis divertissans l’illustre La Peyrouse de l’emmener sur son vaisseau. Le commandant, bon prince, cédait aux prières du bourgeois vénitien, et Pantalon courait faire ses préparatifs pour s’embarquer sur la Boussole avec sa fille Sméraldine, qui n’avait pu voir sans émotion le beau visage, le grand air et la toque de La Peyrouse.

Au second acte, le décor représentait une île inconnue de l’Océan Indien. Un singe blessé d’une flèche exprimait ses souffrances par des cris aigus. Un lion saisi de pitié répondait aux plaintes du singe par des mugissemens terribles. Le tonnerre et les éclairs complétaient cette scène d’une belle horreur, et dans le fond du tableau les regards découvraient, au milieu des vagues, une planche taillée en forme de navire, qui s’abîmait peu à peu dans le sein de la mer. Bientôt cette planche disparaissait entièrement, et trois personnes abordaient à la nage dans l’île : c’étaient La Peyrouse, Pantalon et Sméraldine, qui seuls avaient survécu au naufrage de la Boussole. Sans prendre le temps de faire sécher ses habits, le généreux La Peyrouse, versé dans la botanique, pansait la blessure du singe au moyen de plantes médicinales dont Sméraldine exprimait le suc précieux. L’animal guéri montait sur un arbre, après avoir témoigné sa reconnaissance par une pantomime touchante. Tout à coup des hurlemens annonçaient l’arrivée des sauvages. Sméraldine, faiblement rassurée par la contenance intrépide du La Peyrouse-Almaviva, fondait en larmes, et Pantalon, tremblant de tout son corps, regrettait amèrement Venise et la boutique d’orfèvrerie qu’il avait tenue dans cette ville bienheureuse. Inutiles regrets ! une horde de cannibales entourait les naufragés et se mettait en mesure de les faire cuire à petit feu.

Cependant, du haut de son observatoire, le singe surveillait ces apprêts barbares. Il se glissait dans la coulisse sans être remarqué. Déjà les victimes renonçaient à défendre leur vie, quand le lion terrible, guidé par le singe reconnaissant, s’élançait au milieu des sauvages et se préparait à les dévorer, ce qu’il aurait exécuté, si La Peyrouse, d’un geste imposant, ne l’eût prié d’attendre encore une minute. Avec autant d’éloquence que de bonté, le grand navigateur reprochait aux cannibales la férocité de leurs mœurs. Au nom d’un Dieu clément qu’il promettait de leur faire connaître, il les engageait à ne plus manger de chair humaine. L’approbation du lion terrible ayant achevé de les persuader, les sauvages tombaient aux pieds de l’orateur et lui proposaient de régner sur leur tribu. En attendant l’arrivée de quelque vaisseau dans ces parages, La Peyrouse daignait accepter ce petit gouvernement, et Sméraldine, en devenant son épouse, partageait avec lui la couronne. Ce dénoûment peu vraisemblable me fit craindre pour le succès de l’ouvrage. Pendant la longue tirade qui ramenait les sauvages à des sentimens chrétiens, je regardai à la dérobée les visages des spectateurs. La plupart trahissaient une émotion réelle, et derrière moi j’aperçus la jeune Tyrolienne, les yeux inondés de larmes, qui sanglottait dans son mouchoir. Après la chute du rideau, on rappela les artistes, et une triple salve d’applaudissemens frénétiques couronna cette œuvre naïve, en sorte que je me retirai tout honteux de mon insensibilité.

Au café de la rue Maestra, il n’y avait qu’une voix sur le mérite de la compagnie comique. La troupe chantante, qui venait de représenter l’Ernani de Verdi au grand théâtre, n’avait pas eu le même bonheur, et je remarquai, aux critiques qu’on en faisait, combien le goût de ce public était plus délicat en musique qu’en littérature. Une fioriture manquée de doña Sol avait blessé tout l’auditoire de l’opéra ; on discutait avec acharnement sur la cavatine, lorsque l’apparition de la Tyrolienne aux doux yeux vint changer le sujet de la conversation. Tous les regards se portèrent sur cette figure aimable, et de toutes les bouches sortirent ces flatteries que les Italiens décochent aux jolis visages en manière de soupirs et de déclarations d’amour : Graciosa, bellina, carina ! etc. Le costume de Maria, qui n’était pas exempt de recherche, servait d’enseigne à sa boutique portative, en attirant l’attention sur la marchande : il se composait d’un corsage de velours, sous lequel on voyait un foulard coquettement plissé en forme de gorgerette, d’une jupe courte en soie grise, et d’une ceinture attachée par une boucle de cuivre doré. Le chapeau tyrolien, orné d’une plume d’épervier, donnait à cette fille des montagnes un certain air indépendant que la douceur de la physionomie tempérait agréablement. Maria vint poser sa boîte de parfumerie sur la table où je prenais une glace, et me demanda ce que je pensais du Naufrage de La Peyrouse.

— Si vous étiez, répondis-je, dans les conditions d’un spectateur ordinaire, je respecterais l’émotion profonde que vous a causée cet ouvrage vraiment forain ; mais, puisqu’il s’agit pour vous d’embrasser une carrière pleine de déboires et de périls, je vous parlerai sans ménagement. J’ai trouvé la pièce insipide, l’épisode des animaux ridicule, et tous les artistes au-dessous du médiocre, sauf le Pantalon, qui ne manque pas de gaieté. Il faut être dans un pays en fête et sevré de spectacles pour écouter cela jusqu’au bout. Réfléchissez encore avant de vous associer à cette compagnie comique, dont le directeur, avec ses belles paroles, n’a fait que prouver par un nouvel exemple cette vérité bien connue : qu’on peut raisonner le mieux du monde sur un art qu’on pratique fort mal.

Maria me regarda d’un air mécontent, comme si j’eusse voulu lui ravir sa foi et son enthousiasme. — Non, dit-elle en levant les yeux au ciel, on ne se trompe pas lorsqu’on pleure et qu’on palpite de plaisir et de crainte. Parce que la générosité du singe reconnaissant ne vous a point ému, en est-elle moins sublime ? Votre seigneurie a le cœur dur, voilà tout ce que j’en conclus ; mais, quand même elle seule aurait jugé sainement cet ouvrage en restant insensible au milieu de cette foule attendrie, nous ne sommes pas ici en France. Mon dessein n’est pas d’aller jouer la comédie au-delà des monts ; c’est au public de Venise, de Sinigaglia, d’Ancône, que je désire plaire.

— Vous me consultez, répondis-je, à la condition que je vous conseillerai ce dont vous avez envie.

— Peut-être aussi que votre seigneurie me donne des avis que je ne lui demande pas. La question est celle-ci : suis-je capable, oui ou non, de jouer le rôle de la Sméraldine ?

— Beaucoup mieux que la jeune première de la troupe, je n’en doute pas.

— Que faut-il donc de plus ? Puisqu’on fait des évêques avec des hommes, ne peut-on d’une fille de mon âge faire une comédienne ?

— Soyez comédienne, Maria, je ne vous en détourne plus. Jouez votre rôle dans les pièces effroyables de maître Tampicelli, et tâchez de sauver votre vertu des griffes de vos confrères les cannibales. Est-ce que vous n’avez pas laissé à Bolzano quelque amoureux dont le souvenir puisse vous préserver des chutes ?

— On a toujours des amoureux, répondit la jeune fille ; mais mon cœur est libre et fier.

— Ne faites pas sonner trop haut votre fierté, Maria. Défiez-vous de votre engouement pour le théâtre : défiez-vous du jeune premier de la troupe, de ses phrases boursouflées, de ses métaphores ; tout cela est du clinquant, comme sa toque et son manteau galonné. Craignez surtout cette familiarité de la vie errante qui engendre souvent un dérèglement lamentable.

— La fille la mieux gardée, répondit Maria, est celle qui se garde elle-même. Il ne me faudra ni singe reconnaissant ni lion terrible pour me défendre contre les cannibales des coulisses.

— Et que dira votre tante Susanna, qui est une sainte femme, lorsqu’elle apprendra que sa nièce court les foires avec des baladins ?

— Elle ne le saura pas, à moins que vous n’alliez exprès dans son village pour me dénoncer. L’essentiel est de ne rien faire de mal, et je vous répète que je suis de force à me défendre. À côté de l’eau de Cologne, il y a des petits couteaux dans ma boîte ; mais je n’aurai pas besoin de m’en servir.

Une peinture de la vie italienne serait incomplète, si on en écartait absolument la silhouette de l’agent officieux qui prélève un misérable courtage sur la galanterie. Ce personnage obséquieux, inévitable, fabricateur inépuisable de mensonges et de fourberies, est un type éminemment méridional. Puisque nous le rencontrons ici, accordons-lui le passage ; tâchons, en l’ébauchant, d’oublier ce qu’il a de repoussant pour l’envisager de son côté comique, afin que le lecteur nous pardonne de l’avoir mené en si mauvaise compagnie.

Dans l’instant où Maria exprimait sa ferme résolution de vivre sagement, une conspiration contre sa vertu se tramait à deux pas d’elle. Un homme en redingote jaune offrait ses services à un jeune Américain, capitaine d’un navire marchand, et dont les yeux étaient constamment fixés sur la belle Tyrolienne. L’homme au sourire mielleux promettait monts et merveilles de son entremise, tout en appuyant sur les difficultés de la négociation. Il lui fallait du temps, disait-il, et l’argent nécessaire pour se faire écouter de la petite marchande, en lui achetant quelques objets de parfumerie. Un écu suffirait à cette entrée de jeu ; pour peu que son excellence consentît à ce léger sacrifice, le premier compliment serait porté séance tenante avec les précautions et l’habileté que réclamait une affaire si délicate, car on voyait bien que cette jeunesse en était à son primo passo. L’Américain donna dans le piége et tira de sa poche un écu romain. Aussitôt l’ambassadeur vint accoster la jeune fille. Avec ce flair subtil qui distingue les gens de son métier, il reconnut tout de suite l’innocence sauvage d’une enfant des montagnes ; c’est pourquoi il ne se hasarda point à l’effaroucher inutilement. Il prit un air mystérieux pour chuchoter de choses insignifiantes, et, quand il eut acheté un briquet de cinq baïocs, il retourna rendre compte au seigneur étranger de ces heureux préliminaires. Le marin, qui était un homme ponctuel, demanda combien de temps il lui faudrait attendre, et l’homme répondit sans hésiter qu’à moins de mort subite l’affaire serait certainement conclue le quatrième jour, à midi moins un quart.

Le personnage à la redingote jaune avait remarqué que je l’écoutais d’une oreille. Il vint s’asseoir près de moi. — Ces Anglais sont tous les mêmes, me dit-il en haussant les épaules. Ils s’imaginent que tout doit plier à leur caprice, et si on avait la sottise de s’exposer à quelque désagrément pour les contenter, ils ne vous remercieraient pas. Quand ils vous ont donné d’avance un pauvre écu, et qu’on réclame ensuite la récompense de ses peines, ils vous répondent : Tutto è pagato. C’est un mot qu’ils apprennent dans leur pays avant de s’embarquer pour l’Italie. J’ai ouï dire qu’autrefois ils étaient généreux : à présent il n’y a que leur défiance qui soit égale à leur avarice.

— Cette défiance, répondis-je, est impardonnable en effet, lorsqu’elle tombe sur un honnête homme comme vous ; mais vous vous trompez : cet étranger est un Américain, et non un Anglais. Que comptez-vous faire d’ici au quatrième jour, à midi moins un quart ?

— Ne m’occuper de cet Américain non plus que du prêtre Jean des Indes.

— Mais il vous interrogera sur vos démarches.

— Eh bien ! je lui répondrai en mettant la chose à si haut prix, que son avarice me débarrassera de sa défiance.

— Et s’il est plus prodigue que vous ne le supposez ? s’il consent à payer la somme fabuleuse que vous imaginerez ?

— Nous aurons le chapitre des contre-temps imprévus.

— Fort bien ; mais s’il s’explique lui-même avec Maria, et s’il découvre que vous n’avez pas même parlé de lui à la jeune fille, le chapitre des coups de bâton pourrait faire suite à celui des contre-temps.

— Un mauvais quart d’heure est bientôt passé.

— Vous avez réponse à tout.

— C’est que je suis philosophe. Un accident futur n’existe pas ; chaque heure suffit à sa tâche ; occupons-nous du présent. Au lieu de courir après le gibier du Tyrol, plaise à votre seigneurie d’observer que dans cette partie de l’Italie sont les plus belles femmes du monde, et que, pendant ces quinze jours de fête, l’envie de s’amuser, de se parer, leur tourne la tête ! Je prie votre excellence de daigner regarder ma carte.

Sur un bout de papier à sucre, je lus ces mots, grossièrement imprimés : Il vero Giuseppe, combinatore di piaceri. — D’où vient, lui dis-je, cette précaution de vous intituler le véritable Joseph ?

— Excellence, le talent a toujours des plagiaires. Je m’appelle bien Joseph, et comme j’ai réussi à me faire une clientèle considérable à Rome, à Ancône et ailleurs, des intrigans sans esprit et sans éducation n’ont pas manqué d’usurper ce nom, que seul j’ai su rendre fameux. Ils prétendent tous s’appeler Joseph, et ils poussent le plagiat jusqu’à se vêtir de la même couleur que moi, et puis, au premier mot qu’ils disent, l’étranger, stupéfait de voir des ignorans et des bélîtres, s’écrie : « Voilà donc ce Joseph dont on vante la politesse et les belles manières ! » Ces méprises sont désolantes, et de là vient que je cherche à dérouter les contrefacteurs. Si votre excellence veut m’employer, je lui montrerai que je suis le véritable Joseph. Aussi utile aux seigneurs cavaliers qu’aux gentilles dames, j’épargne aux uns les poursuites, les recherches, le temps perdu, les factions à la belle étoile, et par conséquent les rhumes et les fluxions, aux autres les œillades compromettantes, les ports de lettres et les écritures, si dangereuses au double point de vue de la preuve incontestable et de la faute d’orthographe. Quand on pense que pour une faible rétribution tant de périls et d’ennuis sont évités !…

— Joseph, interrompis-je, c’est grand dommage que vous fassiez de votre intelligence un si méchant emploi.

— Que voulez-vous, excellence ? bien peu de gens sont à leur place dans ce monde. Qu’on me donne seulement un prieuré…

— Il serait en bonnes mains !

— Parlons d’affaires, excellence. Une dame romaine, veuve, jeune et belle, arrivée ici depuis un mois pour prendre des bains de mer, attend d’un jour à l’autre des lettres de son secrétaire qui doivent contenir des valeurs. Un retard qu’elle ne s’explique pas dans cet envoi de fonds est la cause d’un embarras momentané dans ses finances…

— N’allez pas plus loin, Joseph, je connais cette histoire ; on me l’a racontée à Venise la semaine dernière et dans les mêmes termes.

— Les brigands ! murmura Joseph, ils m’ont volé jusqu’à mes histoires. Nous avons encore à Sinigaglia la fille d’un apothicaire dont le père, assez riche, est membre correspondant de la société de la Lésine.

— Joseph, cette histoire-là n’est pas de vous. On me l’a faite à Florence, l’an passé, sur la place de Sainte-Marie-Nouvelle.

— Mille tempêtes ! s’écria le combinateur en se mordant les lèvres, votre seigneurie aurait dû m’avertir qu’elle avait fréquenté les Florentins, je ne lui aurais point servi ces fables ordinaires par lesquelles nous commençons toujours. Cette fois, je lui dirai la vérité pure et simple. Une jeune femme, récemment mariée à un homme d’un âge mûr et par conséquent jaloux…..

— Arrêtez, Joseph ! je vais achever l’histoire : la signora doit de l’argent à l’orfèvre, à la couturière, au parfumeur, et elle tremble que son jaloux ne vienne à découvrir qu’elle ne paie point ses fournisseurs. Le créancier qui l’incommode le plus est son coiffeur, pauvre diable chargé de famille, qui n’a pas le temps d’attendre et qui importune la dame pour une somme chétive.

— Bravo ! s’écria le véritable Joseph en éclatant de rire. Votre seigneurie en sait aussi long que moi ; mais qu’importe la vérité de l’histoire, pourvu que la signora soit belle ?

— Il importe fort peu en effet ; sachez seulement que je ne suis pas dupe de ce vernis romanesque dont vous prétendez embellir votre commerce.

— Eh bien ! je me piquerai d’honneur. Que je perde mon titre de véritable Joseph, si je n’apporte demain à votre seigneurie une histoire entièrement neuve et accompagnée de preuves ! En attendant, excellence, encouragez ma franchise par un petit régal.

— Voici trois paoli que je vous donne à la condition que vous me tiendrez au courant de votre affaire avec le capitaine américain.

Maître Joseph s’engagea par les sermens les plus sacrés à ne me cacher aucun détail, et après avoir empoché son régal, il me salua jusqu’à terre en me disant : — Donc nous combinerons quelque chose pour demain.

Pendant les trois jours suivans, l’Américain, avec une discrétion et une patience admirables, regarda vingt fois sans sourciller la jeune Tyrolienne passer et repasser devant lui. Quand elle lui présentait sa boîte ouverte, il y prenait au hasard un objet quelconque et le payait sans dire une parole ; mais on voyait bien, à son air opiniâtre, qu’il n’entendrait pas raillerie, s’il venait à découvrir les mensonges du combinateur, et j’étais curieux de savoir comment Joseph s’y prendrait pour lui faire supporter un retard. Le quatrième jour, à midi moins vingt minutes, l’étranger arriva au café. Il regarda sa montre et demanda une glace. Maria n’avait point paru de la matinée. Cette circonstance commençait à m’inquiéter, lorsque je vis accourir de loin l’illustre Joseph, qui se parlait à lui-même et faisait une mine effarée comme un homme frappé d’un malheur imprévu. — Excellence, dit-il en s’essuyant le front, tout va mal, tout est perdu ! Un fâcheux contre-temps… Jamais rien de semblable ne m’est arrivé ; mais qui pouvait deviner une pareille chose ?…

— Quelle chose ? demanda le marin.

— Figurez-vous cela, excellence : cette jeune fille, où l’ambition va-t-elle se nicher ?… cette marchande d’épingles s’est mis dans l’esprit de se faire comédienne ! Le vieux Tampicelli l’a enrôlée dans sa troupe. Ce matin, elle a jeté aux orties son savon et ses fioles, et, à cette heure même où je vous parle, elle étudie avec le capo comico le rôle d’Angela dans la pièce du Roi Ours, qu’on va représenter à la fin de la semaine. Que votre seigneurie s’imagine, si elle peut, mon saisissement, ma colère, mon dépit, lorsqu’en venant lui rappeler sa promesse, je trouve la vendeuse d’eau de Cologne transformée en jeune première. « Bonhomme, m’a-t-elle dit d’une voix aigre et hautaine, je suis occupée. Je répète mon rôle. Ne me rompez pas la tête. » Et moi, démonté, stupéfait, interdit comme un sot par tant d’audace, j’ai battu en retraite, sans même lui répondre qu’elle était une impertinente.

Le capitaine regardait son messager d’un air froid et scrutateur ; mais il avait affaire à un maître fourbe. Il ne trouva dans l’accent ni dans le geste aucun indice de tromperie. Le soupçon se dissipa, et cet homme si volontaire n’osa pas même témoigner sa mauvaise humeur. — Joseph, dit-il, vous avez bien fait de ne pas appeler la jeune fille impertinente.

— Non, par le ciel ! j’ai mal fait au contraire, reprit le combinateur. Se jouer ainsi d’un seigneur de qualité, d’un cœur généreux ! Oh ! s’il ne s’agissait que de moi, je rirais des prétentions de cette Sméraldine de carrefour ; mais j’avais des engagemens avec votre seigneurie, et je me vois forcé de lui manquer de parole. Mille diables ! que le tocco de l’apoplexie me tombe sur la tête, si je ne me venge de cette mijaurée !

— Joseph, dit le capitaine, une comédienne n’est pas plus inabordable qu’une marchande de savon.

— En général, cela est vrai ; mais cette carognette se croit déjà un premier sujet. Elle vous rançonnera, Dieu me pardonne ! Dans la disposition où je l’ai trouvée, je gage qu’elle ne m’aurait pas écouté, à moins que je n’eusse parlé de quelque somme énorme, inouie, comme par exemple dix ou quinze napoléons d’or. Mieux vaut songer à autre chose, excellence.

— Je ne veux pas songer à autre chose, dit l’Américain. Quand j’ai commencé de songer à une chose, il ne me convient pas de songer à une autre, entendez-vous ? Je donnerai les dix napoléons d’or.

— Quoi ! comment ? votre excellence…

La bouche ouverte, les yeux hors de la tête, maître Joseph avait besoin, pour en croire ses oreilles, d’entendre une seconde fois cette promesse, qui lui donnait des éblouissemens. — Corps de Bacchus ! s’écria-t-il quand le marin eut répété sa proposition, votre seigneurie se connaît en magnificence ; elle m’en dira tant que je briserai tous les obstacles comme du verre. Et pour ma peine, que daignera-t-elle me donner ? Son grand cœur n’oubliera pas dans sa libéralité les dangers de ma profession.

— Cinq autres napoléons pour vous, Joseph.

— Qu’elle m’avance un petit à-compte.

— Vous avez reçu une piastre, c’est assez ; pas un baïoc, pas un centime de plus ; allez !

Lorsque Joseph passa devant moi, je lui fis signe d’approcher. — C’est vous, lui dis-je, que le signor Tampicelli devrait enrôler dans sa troupe ; vous avez joué votre personnage admirablement. Cette mine effarée, cette bouche de travers, ces yeux roulant dans leurs orbites, tout cela était d’un naturel parfait. Et ce dialogue avec la jeune fille, j’espère, pour votre gloire, que c’est une invention.

— Il n’y a d’exact, répondit Joseph, que les débuts prochains de la petite. Les meilleurs mensonges sont ceux qui se mêlent avec un peu de vérité ; mais je suis pris dans mon piège. Cinq napoléons d’or, sans compter ce que je pourrais recevoir de l’autre main ! Ne pas même tenter de les gagner, quelle lâcheté ! Joseph, tu le tenteras !

— Gare aux coups de bâton, Joseph ! gare à la prison !

— Cinq napoléons d’or, excellence ! J’en ferai une fièvre quarte, si je ne réussis pas.

Vainement je voulus détourner ce coquin de son projet, vainement je lui représentai que le pilori pouvait se trouver au bout de l’aventure : il ne m’écoutait plus et revenait à ses cinq napoléons d’or comme Harpagon à son argument de sans dot. Sa cervelle en ébullition enfanta quelque machination diabolique. Un sourire cupide remua toutes les rides de son visage. Tout à coup il se frotta les mains en s’écriant : — Tengo una comhinazione !

Et le combinateur partit avec tant de vélocité, que les pans de sa redingote jaune s’ouvrirent comme les ailes d’un scarabée.

III.

Le grand jour de la foire de Sinigaglia est le 22 juillet. Dès la veille au soir, il y eut un redoublement de vacarme. On dansa des tarentelles sous ma fenêtre jusqu’à minuit, et les passans s’invitaient eux-mêmes à ce bal improvisé. L’orchestre, composé de pifferari venus de Rome, tirait de ses instrumens des sons à déchirer le tympan. Après le départ des fifres, les guitares sonnèrent l’accompagnement d’une improvisation où Brennus, les Gaulois, Jules César et sainte Madeleine se rencontraient dans une longue suite de rimes en octaves. La danse avait cédé le pas à la poésie. Vers trois heures, cette épopée se trouvant finie, j’espérais clore l’œil, quand un vieillard et une petite fille vinrent chanter, sur un mode sépulcral, un duo religieux dans lequel le bon Dieu assurait sur l’honneur qu’il était tout-puissant et éternel. Bientôt l’angélus annonça le lever du soleil, et, les pétards s’unissant aux cloches, il fallut saluer avec tout le monde le jour consacré à sainte Madeleine, patronne de la ville. Un mouvement extraordinaire régnait déjà dans les rues. Quelques personnes, dont la brise du matin éveillait l’appétit, mangeaient en plein air et se faisaient des niches d’écoliers, comme en carnaval. Par une petite lucarne, un bon bourgeois d’une figure grave descendit un panier attaché au bout d’une ficelle, et se mit à débattre avec plusieurs fruitières à la fois le prix d’une livre de cerises. Après bien des cris et des signes télégraphiques, lorsqu’enfin on tomba d’accord et que la livre de cerises fut pesée, le bourgeois fit remonter son panier vide et referma la lucarne, enchanté de sa mystification. C’était une façon de payer son tribut à la joie générale.

L’affiche illustrée du théâtre de Tampicelli annonçait les débuts d’une jeune première de grande espérance, sous le nom de la Marietta, dans la pièce du Re orso, comédie féerique du célèbre poète Carlo Gozzi. Je compris que ce devait être le Roi cerf de Gozzi, dont on avait fait un ours, probablement parce que la troupe ne savait comment représenter un cerf et qu’elle avait une peau d’ours dans son magasin. À l’ouverture du bureau, j’aperçus maître Joseph distribuant des billets à quatre ou cinq vauriens de son espèce au milieu de la place publique. Dans l’intérieur de la salle, je reconnus encore sa redingote jaune sur le dernier gradin des secondes places, d’où il faisait des signes de connivence à d’autres spectateurs de mine patibulaire.

Le Roi cerf est une des meilleures pièces féeriques de Carlo Gozzi. Dérame, roi de Serendippe, le plus aimable et le plus beau prince de l’Orient, cherche une femme sans pouvoir la trouver, car il veut être sûr, avant de se marier, que sa fiancée l’aime véritablement. À cet effet, un magicien de ses amis lui a donné une pagode en bois doré, qui sourit et fait des grimaces lorsqu’une belle, alléchée par la couronne de Serendippe, feint un amour qu’elle ne ressent point. Grâce à ce présent funeste, Dérame, tout charmant qu’il est, court le risque de vivre et de mourir dans le célibat. Quatre cents jeunes filles, qui toutes prétendaient adorer leur monarque, ont déjà subi l’épreuve, et toujours la pagode, placée dans le cabinet du prince, a dénoncé par son rire sardonique l’ambition cachée au fond du cœur et le mensonge des tendres paroles. Une seule personne aime réellement le roi, et précisément parce qu’elle l’aime, elle redoute cet examen que tant d’autres ont recherché. C’est la Vénitienne Angela, fille chérie de Pantalon, ministre des finances. Son tour étant venu de subir l’épreuve, il faut qu’on la traîne de force dans le cabinet du roi. Au lieu des protestations d’amour auxquelles il est accoutumé, Dérame s’étonne de voir cette belle enfant trembler de tout son corps et pleurer à chaudes larmes. La pudeur offensée d’Angela éclate en doux reproches : « Ô mon prince, dit la jeune Vénitienne, quel besoin aviez-vous de m’infliger cette humiliation ? S’il fallait donner ma vie pour vous, j’en ferais le sacrifice ; mais ne pouviez-vous me laisser l’estime de ce monde injuste et cruel qui va m’accabler quand vous aurez publié votre dédain pour moi. Faites au moins que cette épreuve soit la dernière, et que d’autres filles innocentes, d’autres cœurs honnêtes ne soient plus exposés à pareil affront. Permettez ensuite que je retourne dans mon pays pour y cacher ma honte et mon chagrin : c’est la seule grâce que je vous demande. » Dérame regarde la pagode, et, voyant qu’elle ne rit pas, il prend les mains de la jeune fille et lui pose la couronne sur la tête en s’écriant : — Oui, cette épreuve sera la dernière, car il y a désormais une reine à Serendippe !

À peine le mariage est-il célébré, que Dérame se sent possédé d’une fantaisie bien plus singulière et plus funeste que la première. « Est-ce pour ses vertus, pour ses qualités que sa femme l’aime, ou seulement pour sa figure ? Si son ame habitait un corps moins jeune et moins beau, Angela l’aurait-elle préféré ? » Le magicien Durandarto lui-même ne sait que répondre à cette question saugrenue ; mais, pour contenter cet esprit si ingénieux à se tourmenter, il donne au prince une formule cabalistique au moyen de laquelle son ame pourra s’introduire dans tous les cadavres qu’il lui plaira de ressusciter. Là-dessus, Dérame part pour la chasse, déterminé à revenir au palais sous la figure de quelque homme du peuple.

Cependant Tartaglia, bègue et stupide, quoique premier ministre, a deux raisons également bonnes de haïr son maître : il aurait voulu faire épouser à Dérame sa fille, que la pagode a rejetée ; en outre le vieux drôle se permet d’être amoureux de la reine. La vengeance et la jalousie le poussant, Tartaglia guette l’occasion d’assassiner son maître. Les bois et la chasse lui paraissent favorables à son coupable projet. Il suit le prince pas à pas. Dérame et le ministre arrivent seuls dans un site pittoresque où un cerf atteint d’un coup de feu vient tomber mort. Pour essayer la puissance de sa formule cabalistique, le roi conçoit l’idée de passer, pour un instant, dans le corps de cet animal. Tartaglia, qu’il a l’imprudence de consulter, l’engage fort à faire cette expérience. Le roi prononce les paroles magiques à l’oreille du cerf, qui se ranime peu à peu, et le corps de Dérame tombe sur la terre privé de mouvement. Aussitôt le traître Tartaglia, qui a retenu la formule, s’empare de la dépouille royale ; il passe dans le corps de son maître, si décidé à n’en plus sortir qu’il fait célébrer ses propres funérailles, et, pour se débarrasser à jamais de Dérame, il ordonne un massacre général de tous les cerfs dans les forêts du royaume.

Quelle est la surprise de la belle Angela en voyant son cher époux revenir de cette fatale partie de chasse bègue et stupide ! Tartaglia, sous la figure du prince, a conservé non-seulement son odieux caractère, mais encore son vice de prononciation. La reine, qui ne reconnaît plus ni l’esprit ni les nobles sentimens de son époux, se querelle avec lui et le chasse de son appartement. Pendant ce temps-là, Dérame échappe au carnage des cerfs en se glissant dans le corps d’un pauvre bûcheron qu’il a trouvé mort de froid dans la forêt, ce qui prouve qu’il y a des malheureux jusque dans le royaume fortuné de Serendippe. Sous la peau de ce bûcheron. Dérame vient demander l’aumône à la porte du palais, et la reine, guidée par un secret pressentiment, se prend de passion pour ce mendiant, au grand scandale de Tartaglia, qui commence à murmurer des caprices de sa femme.

Sur ces entrefaites, une petite chienne, que la reine aimait beaucoup, vient à mourir en mal d’enfant. La belle Angela s’amuse à exagérer son chagrin ; elle pleure, elle trépigne, elle fait enrager ses femmes et traite son époux comme un valet. Tartaglia en perd la tête. Pour apaiser un moment cette douleur frénétique, il imagine de ressusciter l’animal si regretté, en lui prêtant son ame. Sous la forme de la chienne favorite, il espère aussi obtenir de cette Vénitienne fantasque les caresses qu’elle lui refuse ; mais à peine Tartaglia est-il sorti de son enveloppe royale, que Dérame aux aguets rentre en possession de son corps. Il étrangle la chienne, et raconte à Angela tous les événemens mystérieux qu’elle n’avait pu comprendre, et dont l’enchanteur Durandarto vient confirmer l’explication. Dérame, corrigé de son inquiétude d’esprit, laisse Angela l’aimer à sa guise, et, pour remercier le magicien, il met à la disposition de ce savant personnage sa fortune et son royaume de Serendippe, à quoi répond Durandarto : — « Gouverner n’est pas mon métier. C’est assez de changer les hommes en bêtes et les bêtes en hommes pour divertir l’honorable assistance. Avec la pièce finit mon pouvoir surnaturel ; et vous, messieurs et mesdames, si nos métamorphoses ont eu l’art de vous plaire, accordez par un signe de vos mains à l’enchanteur et au poète la récompense de leurs sortilèges. »

Sauf quelques variantes et le changement du cerf en ours commandé par les difficultés de la mise en scène et l’état du vestiaire, la troupe de Tampicelli représenta exactement ce conte de nourrice écrit en vers blancs. Lorsque Angela, guidée par Pantalon, fit son entrée avec son costume neuf à l’ancienne mode de Venise, sa beauté, sa jeunesse et sa fraîcheur éblouissante produisirent une sensation profonde. Un frémissement de plaisir, plus flatteur que les applaudissemens, parcourut tous les rangs de l’auditoire. Le trouble et l’émotion inséparables d’un début tournèrent au profit de l’actrice, quand la jeune première fut amenée tremblante devant le roi Derame ; mais, au premier vers qu’elle récita, j’entendis cette espèce de chant monotone et cadencé dont on ne sort plus une fois qu’on s’y est engagé. Cette fille, si simple hors de la scène, en prenant le diapason du théâtre, n’avait plus ombre de naturel. Toutes les inflexions se ressemblaient ; le hasard ou la coupe du vers décidait du sens des phrases, dont l’oreille déroutée perdait souvent le fil. Cependant le public, peu difficile, écoutait patiemment, et il n’aurait peut-être pas remarqué l’ennui et le ridicule de ce récitatif, si des gens malveillans ne l’eussent averti. Un bâillement affecté, parti du fond de la salle, excita des rires étouffés. Bientôt une voix de fausset imita les intonations de la jeune première ; des amis imprudens voulurent applaudir : ce fut le signal des sifflets. Maître Joseph, debout sur sa banquette et armé d’une clé, dirigeait la cabale. Maria joua son rôle jusqu’au bout avec un véritable courage, et, dans la scène où Angela devient capricieuse et fantasque, je crus remarquer à travers la tempête quelques intentions heureuses, quelques éclairs d’intelligence et de comique ; mais il n’était plus temps, le public n’écoutait plus et cherchait dans le bruit et les huées un dédommagement au spectacle manqué.

Lorsque la salle fut évacuée, je montai sur le théâtre. J’y trouvai la Marietta dans le plus affreux désespoir ; elle cachait son visage dans ses mains, et de grosses larmes coulaient entre ses doigts. Le directeur, assis près d’elle sur un banc de bois, tâchait de la consoler. — Ne pleure point, ma belle, disait-il. Une cabale était organisée d’avance contre tes débuts par quelque envieux des succès de notre compagnie. Il est fâcheux que tu aies vu, dès le premier jour, le revers de la médaille ; mais tu connaîtras aussi le bon côté. Il n’y a pas un de nous à qui pareille disgrâce ne soit arrivée. Voici aotre ami le seigneur français qui te dira comme moi que tu n’as point du tout mal joué ton rôle. Le capo comico me faisait signe de venir à son aide ; je gardai le silence. Un dernier brouhaha mêlé de sifflets parvint encore aux oreilles de Maria. — Les entendez-vous ? dit-elle en frappant du pied ; ils me sifflent jusque dans la rue. Hélas ! mon bon Tampicelli, c’est vous qui m’avez attiré cet affront, en me poussant sur ce maudit théâtre où je n’osais pas monter. Cette épreuve cruelle sera la dernière ; je n’aurai pas le courage de m’ex poser une seconde fois aux insultes de vos ennemis.

— Maria, dis-je, pourquoi ne parliez-vous pas ainsi tout à l’heure, quand vous teniez à peu près le même langage au roi Derame ? Votre accent est simple et touchant à cette heure ; d’où vient que sur la scène vous n’aviez plus ces inflexions justes et naturelles ?

— Vous trouvez donc que j’ai mal joué ? s’écria la jeune fille avec vivacité. Vous trouvez donc que j’ai mérité les sifflets et les huées ?

— Je ne dis pas cela ; mais je doute que vous puissiez devenir une bonne comédienne.

— Ohl alors, reprit-elle, tout est dit. Je renonce au métier ; je retourne à ma boîle de parfumerie et à mon commerce ; je repars pour Venise, Vérone et Milan. Je me suis trompée, voilà tout. Cette leçon me servira ; je vous remercie de votre sincérité. À présent que mon parti est pris, je me sens plus calme, et je vais dormir.

— C’est cela, dit le capo comico, va dormir, ma fille. Nous en reparlerons demain.

Et lorsque la Marietta se fut retirée, Tampicelli ajouta : — Elle resterait au théâtre, si on l’eût applaudie ; elle testera parce qu’on l’a sifflée, pour prendre une revanche, et nous ferons en sorte quelle triomphe de la cabale. Le théâtre est comme le cabaret : qui a joué jouera.

Le lendemain de grand matin, dans une méchante auberge où la jeune première occupait, au fond d’un corridor sombre, une chambrette dont elle avait corrigé l’aspect misérable à force d’ordre et de propreté, quelqu’un frappa doucement à la porte disloquée. Pensant que ce devait être la servante, Maria ouvrit le verrou. Une tête chauve et ridée parut, et l’homme à la redingote jaune entra en souriant d’un air cauteleux.

— Que me voulez-vous ? demanda la jeune fille un peu effrayée.

— Ne craignez rien, ma chère enfant, répondit Joseph en s’asseyant dans un coin. Je l’aime, la petite marchande ; je m’intéresse à la gentille comédienne ; je lui veux du bien, beaucoup de bien ; voilà ce qui m’amène.

— À qui en avez-vous ? reprit la Marietta ; est-ce à la marchande ou à la comédienne ?

— Le titre n’y fait rien, ma mignonne ; marchande ou comédienne, votre gracieuse petite personne est toujours la même. Donc vous n’avez point réussi au théâtre Tampicelli : c’est un malheur dont la beauté, la jeunesse et d’autres succès effaceront le souvenir ; mais je me suis dit ce matin : La pauvrette doit avoir du chagrin ; elle pleure de ses beaux yeux, allons la consoler.

— Il n’est pas en votre pouvoir de me consoler.

— Peut-être. Qui le sait ? La consolation ! elle ne voyage pas, comme un prince, avec un courrier devant son carrosse ; elle ne se fait pas annoncer au son du cor ; elle souffle, comme le vent, du côté où on ne l’attendait point, et, zeste ! elle entre à l’improviste.

— Eh bien ! dépêchez-vous donc de me consoler, au lieu de faire tant de bavardages.

— Sang de la madone ! il n’y a pas une de mes paroles qui ne pèse un grain d’or, et vous appelez cela des bavardages ! Écoutez-moi bien, ma toute belle : la fiera va finir dans huit jours. Les étrangers réunis à Sinigaglia vont s’éparpiller comme des oiseaux. Aujourd’hui on les voit ; ils mettent la main à la poche ; ils en tirent de bons écus, qu’ils distribuent pour leur plaisir, et puis demain on ne les connaît plus ; on ne sait où ils sont. L’occasion s’est envolée, et les écus avec elle. Parmi ces étrangers, il se trouve de jeunes cavaliers riches, discrets et généreux. Quatre napoléons d’or qu’on te prêterait à condition de ne jamais les rendre, serait-ce donc une si mauvaise affaire ?

Le combinateur fit une pose en attendant l’effet de cette insinuation ; mais, comme la jeune fille se taisait, il ajouta : — Quand je dis quatre napoléons, c’est le moins qu’on puisse espérer. Avec ma longue pratique, je saurais extirper, si tu me secondais, le double de cette somme… Quoi ! tu restes muette ! eh bien ! tranchons le mot : le seigneur cavalier irait jusqu’à dix pièces d’or. Compte sur tes doigts, si tu peux, combien il faudrait vendre de cent d’épingles pour réaliser un tel capital !

— Toute ma pacotille, dit l’ingénue, ne vaut pas cinquante livres de France. Avec le capital dont vous parlez, je pourrais acheter la charge de première Kellnerinn dans une auberge ou dans une bierrerie à Trente ou à Bolzano ; mais quelle apparence qu’un étranger, même riche et généreux, me prête une si forte somme sur ma bonne mine et sans condition ?

— Il y a une petite condition, ma elle coûte si peu !

— Et laquelle ?

— Peste soit de l’innocence ! murmura le combinateur. Puisque tu ne devines point, je vais donc parler clairement. Il ne s’agit que d’être pendant un jour ou deux la sposina du seigneur cavalier.

Les joues de la Tyrolienne prirent subitement la couleur de deux grosses pêches. — Je comprends, dit-elle, ce que vous entendez par ce mot de petite épouse. Voilà donc les consolations que vous m’apportez ! Allez dire à celui qui vous envoie qu’avant de descendre si bas, je me plongerai dix fois ce couteau dans le cœur. Et maintenant que je sais qui vous êtes, sortez d’ici à l’instant. Votre présence n’est pas un danger pour mon honneur, mais elle pourrait nuire à ma réputation.

— Ne vous échauffez pas, répondit Joseph en ricanant. Je m’en vais, belle Angela ; poursuivez le cours de vos succès de théâtre ; après les sifflets, les pommes cuites et les oranges !

— Tu m’as donc sifflée, misérable ? s’écria la Marietta. En effet, il me semble que je t’ai vu parmi les cabaleurs avec ta lévite jaune. Puisque je te tiens, il faut que je me venge. Tu ne sortiras pas d’ici sans emporter un souvenir de ma colère.

Avec l’agilité d’une chatte, la jeune première sauta au visage de rhomme à la redingote jaune et lui enfonça ses ongles dans le faciès. Maître Joseph leva le poing pour se défendre ; mais tout à coup la montagnarde se trouva d’un bond à l’autre bout de la chambre. Sur une table où étaient son livre de comptes et ses papiers, la Marietta saisit un encrier de liège qu’elle lança de toutes ses forces à la tête du combinateur. Le projectile atteignit maître Joseph sur le nez, et l’illustre redingote jaune fut tachée d’encre en vingt endroits. Devant un ennemi si redoutable, il fallut lâcher pied : le Mercure ouvrit la porte et la referma derrière lui ; mais on connut qu’il n’avait point d’ailes aux talons, car le bruit de ses galoches résonna lourdement, accompagné d’une kyrielle d’imprécations, dans les ténèbres du corridor.

Il est à remarquer, pour l’honneur des mœurs italiennes, que les combinateurs ne font point fortune. Les gens du pays ne veulent pas de leurs services. S’ils ne trouvaient à duper quelques étrangers assez novices pour croire à leurs histoires, ils ne gagneraient pas l’eau qu’ils boivent. Maître Joseph, n’ayant pas une garde-robe aussi variée que celle du marquis de Moncade, eut recours au savon pour réparer le dégât de sa lévite ; mais il ne réussit qu’à étendre davantage l’encre en la délayant et à fondre agréablement les contours des taches. Quand il eut hoché la tête en maudissant la vertu farouche de la Marietta, il remit tranquillement sa redingote avariée pour retourner à ses affaires. Une grêle de quolibets l’assaillit au café de la rue Maestra ; il ne s’en émut pas le moins du monde, et il fit bien, car, au bout d’un quart d’heure, on ne s’occupait déjà plus de lui. Cependant le seigneur américain fut choqué de cette tenue malséante. — Joseph, dit-il avec sévérité, pourquoi êtes-vous ainsi marqué de noir des pieds à la tête ?

— Excellence, répondit le combinateur, c’est un moyen de me faire reconnaître de loin. Les plagiaires qui me volent tous mes expédiens n’auraient point inventé celui-là.

— Oh ! reprit l’étranger, cette idée est détestable ; allez changer d’habit tout de suite.

— À quoi bon, excellence ?

— Je ne veux pas que mon messager ressemble à une panthère, entendez-vous ?

— Excellence, je n’ai pas d’autre habit. À moins que votre seigneurie ne m’avance une pièce d’or sur notre grand contrat, le véritable Joseph court le risque d’être à jamais moucheté.

— Voici une pièce d’or ; allez changer d’habit.

— Pour vous obéir, excellence ; mais auparavant votre seigneurie daignera m’écouter, si je lui communique d’heureuses nouvelles. Je savais bien que la Marietta rabattrait de sa fierté quand nous l’aurions sifflée pour nos douze sous ; elle en a rabattu.

— Je ne vous avais pas commandé de la siffler, Joseph.

— Il est vrai, excellence, j’ai pris cela sur moi. Le résultat a dépassé mes espérances ; la petite s’est adoucie, apprivoisée comme un agneau. Tout a été convenu pour le dernier jour de la fiera, à une heure avant midi. C’est un peu matin, mais nous sommes comédienne, quoique sifflée ; le soir appartient à l’art dramatique. Donc, jusqu’au moment fixé, ne vous occupez de rien, ne vous inquiétez plus, ne bougez, ne dites mot. Vous gâteriez tout, excellence. Attendez en paix, attendez ce qui ne peut manquer d’arriver.

— J’attendrai, Joseph, et je vous commande à présent d’applaudir la Marietta.

— Comme il vous plaira, excellence. Voulez-vous qu’elle soit rappelée vingt-quatre fois sur la scène au milieu d’une pluie de fleurs ?

— Je veux bien.

— Quinze billets de douze baiocs pris d’avance au bureau suffisent pour organiser un triomphe complet. C’est l’affaire d’une piastre et demie, sans compter le prix des bouquets.

— Je donne deux piastres.

— La Frezzolini et la Ristauri sont éclipsées, dit le combinateur en empochant l’argent. Surtout ne vous montrez point, excellence ; pas un mot, pas un signe ! Nous tenons beaucoup à la discrétion.

— Je ne dirai pas un mot. Allez changer d’habit…

Comme l’avait prévu le capo comico, la Marietta consentit à paraître une seconde fois dans la pièce du Roi ours. Les cabaleurs se retrouvèrent à la porte ; mais le mot d’ordre était différent. Sans se concerter avec les amis de la direction, ils portèrent aux nues ce qu’ils avaient insulté la veille. Une triple salve accueillit la jeune première à son entrée ; toutes ses tirades furent applaudies. On la redemanda entre chaque acte, et, à la fin du spectacle, elle fut rappelée vingt-quatre fois sur la scène, ni plus ni moins, selon la promesse de maître Joseph. La pluie de fleurs fut un peu maigre ; mais on se rattrapa sur les cris, les trépignemens et les fuora ! qui ne coûtaient rien. C’était un bruit à faire crouler la salle, et, quand le rideau tomba pour ne plus se relever, la Marietta, palpitante et ivre de joie, se jeta dans les bras de son directeur. Le moment eût été mal choisi pour répéter mes avertissemens sur les périls et les déboires de la vie d’artiste ; mes félicitations auraient été noyées avec tant d’autres, que je les crus inutiles. Ce fut la Marietta qui m’envoya demander le lendemain, par une fille d’auberge, pourquoi on ne me voyait pas. Je me rendis à l’invitation. La Sméraldine était descendue d’un étage. Dans une vaste chambre, assise auprès du directeur sur un canapé mangé des vers, devant un guéridon taché de graisse, l’idole du public achevait sa collation. Elle me tendit la main et me dit avec une gaieté charmante :

— Quel dommage que vous arriviez si tard ! Vous auriez entendu tout à l’heure le seigneur Tampicelli me dire des douceurs à mourir de rire. Vous ne savez pas ? je suis un soleil, une perle et un jasmin ! La fortune de la compagnie et la mienne dépendent de moi. Il faut que j’aie soin de ma personne, comme si j’étais devenue tout à coup une petite comtesse de Vienne sujette aux attaques de nerfs, ou une princesse de Milan bien pâle et bien blasée, mettant à l’épreuve la patience d’un sigisbé, d’un patito et de trois ou quatre secrétaires intimes ! Bientôt je vais vous donner des commissions, des lettres à porter, des emplettes à faire. Mais priez donc notre directeur de recommencer ses belles phrases !

Tampicelli riait du bout des lèvres, et l’ingénue ne songeait pas qu’elle s’égayait peut-être sur les préludes d’une déclaration d’amour.

— J’ai quelque envie, reprit-elle, de faire la signora et l’enfant gâté, d’avoir des petits chiens, une chaise à porteurs, une habilleuse, un balcon sur la rue avec un sofa et des pots de fleurs, de changer trois fois de toilette par jour et de manger à la française. J’inviterai mes amis à venir prendre le chocolat.

— Ayez tous les soirs l’ovation d’hier, dit Tampicelli, et l’on vous passera vos fantaisies.

La troisième représentation du Re orso, sans être aussi brillante que la seconde, fut encore assez belle et assez lucrative pour satisfaire le directeur. La Marietta crut tout de bon sa fortune faite. Tampicelli lui démontra qu’une personne de son mérite ne devait plus se prodiguer en public hors du théâtre, en sorte qu’elle resta enfermée. Pendant ce temps-là, maître Joseph dormait sur l’une et l’autre oreille, et laissait le seigneur américain compter les heures en attendant le dernier jour de la fiera. Les combinateurs eux-mêmes ne pensent pas à tout. Notre homme jugea que sa lévite mouchetée de noir lui pourrait servir quelques années encore, et, au lieu de porter inutilement au fripier la pièce d’or destinée à l’acquisition d’un habit, il la serra précieusement dans son gilet. Ce mépris des convenances était une faute grave. Lorsque le seigneur capitaine vit son messager reparaître toujours semblable à une panthère, il en fut scandalisé d’abord, et puis ses soupçons s’éveillèrent. Je l’entendis murmurer entre ses dents :

— Je crois que cet homme est un coquin et un fourbe.

— N’en doutez pas, dis-je tout bas, comme en me parlant à moi-même.

Aussitôt l’Américain me regarda en face et ôta son chapeau : — Est-ce aussi votre opinion, monsieur ? me demanda-t-il d’un ton presque poli.

— Oui, monsieur, répondis-je. Votre situation me rappelle une scène de Shakspeare où l’on voit Iago promettre à Roderigo de faire agréer ses hommages à la belle Desdemona…

L’étranger jura dans sa barbe en style de marin, et, frappant sur la table avec sa canne de jonc, il commanda au garçon de lui amener l’homme tacheté de noir qui causait devant la porte avec des jeunes gens. Maître Joseph s’approcha en saluant comme un maître de danse.

— Où est votre habit noir ? lui dit l’Américain.

— Excellence, je l’ai trouvé si beau, que je le garde pour les dimanches.

— Allez le mettre sur-le-champ. Si vous revenez encore aec cette peau de bête, je saurai par là que vous vous êtes joué de moi, et je vous casserai ma canne sur les épaules.

Le combinateur ne se troubla point. L’expression de l’honnêteté injustement accusée répandit sur ses traits je ne sais quoi de sévère et de noble. — Si je m’étais joué de votre seigneurie, dit-il en élevant la voix, ce ne serait pas ce jonc léger qu’il faudrait me briser sur les épaules, ce serait le marbre de cette table. Ah ! votre excellence doute de ma parole, de ma bonne foi, de mon zèle peut-être ! Eb bien ! je lui ferai savoir quel homme est le véritable Joseph. Je vais le mettre, cet habit noir que je réservais pour un jour plus solennel. Avec cette toilette neuve, que je dois à la générosité de votre seigneurie, je me rendrai immédiatement chez une personne que je n’ai pas besoin de nommer, et dans une heure, — c’est bien entendu, — dans une heure je reviens chercher votre excellence pour la conduire où elle n’espérait aller que le dernier jour de la fiera. Après cela, qu’elle doute de moi s’il lui plaît ; je ne lui demanderai rien pour ma peine.

Joseph sortit d’un pas tragique, comme le fils de Thésée après avoir pris le jour à témoin de la pureté de son cœur. L’Américain demeura interdit, et moi-même je n’aurais trop su que penser, si le dernier mot, par lequel le combinateur déclarait renoncer à son salaire, n’eût ouvertement blessé la vraisemblance. L’heure s’écoula, le quart d’heure de grâce à la suite, et Joseph ne revint pas. Au bout de deux heures, l’Américain comprit qu’il était joué. Les promesses, les récits accompagnés de circonstances minutieuses, eurent enfin leur véritable caractère, celui de l’imposture. Maître Joseph, embrouillé dans ses propres filets, avait tranché la difficulté en partant pour Rome.

Le dernier jour de la fiera, la moitié des étrangers avaient déjà fait comme le prudent combinateur. Tampicelli, remarquant une baisse dans les recettes, plia bagage avec sa troupe. Un rassemblement se forma autour des artistes, qu’on regarda monter comme à l’assaut dans un grand voiturin traîné par trois chevaux, dont un en arbalète, tous trois maigres et osseux, mais parés de grelots, de plumes de paon et de papier doré avec un luxe qui semblait une raillerie barbare de leurs écorchures et de leurs infirmités. La Marietta, vive, joyeuse et pimpante, me tendit la main avant de monter dans ce carrosse ; elle ouvrit sa boîte de marchande ambulante et prit au hasard divers objets. — Je n’ai plus que faire de cela, me dit-elle, acceptez un petit souvenir de notre rencontre. Voici un miroir, un peigne de poche et une brosse à ongles.

— C’est assez, c’est trop, Maria, lui dis-je.

Mais elle me pria d’accepter avec tant de grâce et de pétulance, que je ne résistai plus. Au moment de s’embarquer, elle me glissa encore dans la poche deux pains de savon et une douzaine de passe-lacets, et puis elle sauta sur le marche-pied du coche, qui roula lourdement sur les cailloux en produisant un bruit de ferraille semblable à celui d’un caisson d’artillerie. Le seigneur américain, immobile et droit comme un peuplier, fumait son cigare et regardait les préparatifs et le départ de la compagnie comique. — Il est clair, me dit-il quand le convoi eut disparu, que l’homme tacheté de noir s’est moqué de moi. La Marietta n’a pas eul’air de me connaître.

— Les combinateurs n’en font pas d’autres, répondis-je. Vous serez en droit de briser votre jonc sur les épaules de celui-ci la première fois que vous le rencontrerez.

— Je n’aurai jamais cette satisfaction. Demain je pars pour Corfou sur mon brick. Bonjour, monsieur !

— Et moi, pour Venise, sur le pyroscaphe. Serviteur, monsieur !

IV.

Tandis que le brick américain prenait la direction de Corfou et le bateau à vapeur celle de Venise, le voiturin cheminait lentement sur le bord de la mer par trente degrés de chaleur au thermomètre de Réaumur. La Marietta portait dans sa jeune imagination toute une volière d’illusions dorées. Le bon accord de ses camarades, les cajoleries du directeur, les succès de la troupe, dont elle se croyait avec raison le plus bel ornement, lui promettaient une vie douce et heureuse. Cependant, à la première étape du voiturin, la cage aux illusions s’ouvrit, et un des gais oiseaux prit sa volée. Les femmes commencèrent à se quereller ; les hommes se dirent mille injures, comme des crocheteurs. Cette bonne harmonie, que le capo comico avait tant vantée pendant la traversée de Venise à Sinigaglia, n’existait pas même en paroles. Tampicelli voulut mettre le holà ! on ne l’écouta point. La Marietta, pensant qu’on aurait plus d’égards pour elle, essaya d’intervenir ; la fureur des mégères se tourna aussitôt contre la Tyrolienne, et on lui adjugea part entière dans les insultes et les gros mots. Quand la querelle fut apaisée, la compagnie comique causa tranquillement de son séjour à Sinigaglia. La Marietta découvrit alors que la plupart de ses associés étaient des escrocs et des sujets détestables. L’un se vantait d’avoir emporté quelques pièces du mobilier de son hôtel garni ; l’autre avait laissé des dettes chez des marchands assez fous pour lui faire crédit. Toute la troupe riait de ces équipées, et l’on voyait bien que, si ce n’eût été la crainte des tribunaux, ces artistes auraient volontiers travaillé de nuit sur les grands chemins.

En arrivant à Ancône, après deux journées pénibles, la jeune première demanda timidement au directeur s’il ne songeait pas à lui donner un peu d’argent sur les recettes de la fiera. Tampicelli répondit que ses comptes seraient achevés le lendemain. Sur une feuille de papier couverte de chiffres, ces fameux comptes furent enfin balancés par doit et avoir, et les calculs du capo comico se trouvèrent si parfaits, que la part entière de tous les chefs d’emploi se réduisait à zéro. Cette nouvelle n’étonna aucun des artistes, excepté la jeune première. Ce fut alors que la volière s’ouvrit entièrement, et que l’illusion la plus brillante s’élança dans l’espace. Tampicelli s’aperçut de l’impression fâcheuse que ce désappointement produisait dans l’esprit de sa meilleure actrice. — Ma fille, lui dit-il, ne nous laissons pas abattre pour si peu. Ancône est une grande ville ; un public trois fois plus nombreux que celui de Sinigaglia, plus riche, plus éclairé, nous attend avec impatience, car nous sommes annoncés. Fais courage, ma chère, et prends confiance en moi.

Dans la pièce qu’on répétait pour l’ouverture du théâtre d’Ancône, il y avait plusieurs rôles de femmes. Le jour de la représentation, Maria reconnut, dès l’exposition, que ses compagnes s’entendaient pour la gêner et la troubler. On l’insultait à voix basse tandis qu’elle répétait son rôle ; on lui faisait manquer ses sorties, et, dans un moment où l’ancienne Sméraldine devait lui toucher le bras, elle se sentit pincer jusqu’au sang. Lorsqu’elle voulut se plaindre, après le spectacle, on lui ferma la bouche par un torrent d’invectives si grossières, qu’elle prit la fuite pour aller pleurer dans sa chambre. — Que je suis malheureuse ! dit-elle en se jetant sur son lit. Que vais-je devenir au milieu d’ennemis acharnés après moi, qui me déchirent avec leurs ongles et qui ne craignent pas de compromettre la représentation pour satisfaire la rage que leur inspirent mes succès ? Et personne au monde pour prendre ma défense !

En ce moment, la porte s’ouvrit, et le jeune premier de la troupe se présenta, paré de sa toque et de son manteau court. — Belle Marietta, dit-il, essuie tes larmes. Non, tu n’es pas abandonnée du monde entier. Je veux être ton défenseur, ton chevalier. J’assommerai à grands coups de poing toutes ces harpies ; j’écraserai sous mes pieds les envieuses de ton admirable talent.

Et le jeune premier faisait trembler le plancher sous ses bottes de couleur café au lait.

— Ah ! j’ai donc un ami ! s’écria la jeune fille. Vous qui avez si bien joué la scène de La Peyrouse et du singe reconnaissant, vous ne me laisserez pas dévorer par ces cannibales !

— Je les traiterai comme des bêtes féroces, reprit le jeune premier d’une voix terrible ; mais, divine Marietta, quand j’aurai pour jamais écarté de ton chemin ces misérables reptiles, permets au plus tendre des amans de poser un genou en terre pour recevoir de la dame de ses pensées la récompense que la beauté doit au courage, au dévouement et à la générosité.

— Ne vous imaginez pas cela, répondit impétueusement la Marietta en sautant à bas de son lit. Si vous mettez à ce prix votre dévouement, je n’en veux point. Je m’en passerai bien. Allez porter ailleurs vos consolations hypocrites, et ne restez pas ainsi à genoux devant moi, car vous perdez votre peine et vos paroles, je vous en avertis.

— Non, dit le jeune homme à la toque de velours, je ne puis quitter cette posture qui exprime si exactement l’état de mon cœur.

— Je vous la ferai bien quitter, répondit la jeune première ; je vous forcerai bien de sortir d’ici, en vous jetant à la tête cette écritoire, qui m’a déjà débarrassée d’un importun et d’un faux consolateur.

La Marietta s’était armée de l’encrier fatal au combinateur de Sinigaglia, — mais lorsqu’elle se tourna, le bras en l’air, du côté de l’amoureux La Peyrouse, il avait disparu. Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit encore, et le vieux Truffaldin se glissa dans la chambre en faisant son sourire vaniteux et narquois.

— Qa’ai-je appris, dit-il, ma pauvre enfant ! On t’a maltraitée ; on t’a pincée, injuriée jusque sur la scène ! Je te vais donner le moyen de mettre à la raison toutes ces créatures. Tu sais qu’elles me craignent comme le feu, que je les fais rentrer sous terre quand elles s’avisent de me chercher querelle. Les lazzis, les railleries et les vociférations, c’est ma spécialité, c’est mon emploi ; par état, il faut que j’aie la langue venimeuse. Sous la protection de l’improvisateur de la troupe, tu seras respectée, redoutée, à l’abri des attaques, comme le mouton dans la bergerie. Je suis vert encore, d’une santé de fer, et tu n’ignores pas que je suis obligé de me grimer pour représenter les pères ridicules. Je t’aimerai, je te protégerai beaucoup mieux qu’un jeune homme…

En parlant ainsi, le Truffaldin baisait les mains de la jeune première, mais un regard foudroyant l’interrompit. — Félicitez-vous, lui dit Maria, de n’être en effet qu’un vieillard et de ne pas m’inspirer de crainte avec vos baisers de comédie, car si je vous croyais dangereux, vous laisseriez ici vos deux yeux ou la peau de votre vilain masque. Je vous pardonne en faveur de votre âge et de votre esprit. Allez, et ne me faites plus souvenir d’un moment de sottise que je vous promets d’oublier.

Tampicelli vint aussi exhiber sa protection.

— Ma mignonne, dit-il avec bonté, je ne souffrirai pas que des femmes jalouses te dégoûtent de notre compagnie. Ces discordes sont l’élément de dissolution des troupes comiques. On te doit une réparation, tu l’auras.

— Hélas ! répondit la jeune fille, préservez-moi plutôt des poursuites des hommes que de la méchanceté des femmes !

Le directeur fit le tour de la chambre à grands pas.

— Écoute, dit-il ensuite. Ma vieille expérience me suggère un moyen excellent de mettre fin à tes ennuis. C’est une mesure de bonne administration et l’inspiration d’un cœur qui t’aime. La favorite, la compagne, l’associée du capo comico ne sera plus en butte ni aux malices des femmes ni aux déclarations d’amour des acteurs.

— Quoi ! mon bon Tampicelli, vous me faites sérieusement une proposition de mariage ! s’écria la jeune fille.

— Je te l’aurais faite depuis long-temps, si je n’avais laissé à Bologne une femme malheureusement trop légitime et trois enfans en bas âge.

La Marietta ne répondit rien, mais elle tira de l’armoire son petit trousseau de linge et le rangea dans sa boîte, dont elle passa la bretelle autour de son cou. Elle allait partir, quand le directeur épouvanté la pria humblement, à mains jointes, de ne point abandonner sa pauvre troupe comique, de ne point le ruiner de fond en comble. Comme il la vit indécise, il redoubla d’éloquence ; le son de sa voix s’altéra ; des larmes roulèrent dans ses yeux, et la naïve jeune première sentit sa colère s’évanouir. Elle consentit à rester encore. Trois jours après cette soirée si remplie d’émotions, l’affiche illustrée annonçait la représentation des Tre Gelosi, au bénéfice de la signora Marietta.

Il y avait dans la troupe un garçon nommé Francesco, de mœurs plus douces que les autres, plus poli et un peu moins voleur, qui remplissait les fonctions de régisseur et doublait parfois les rôles de Léandre. C’était le seul homme de qui Maria n’eût point à se plaindre. Dans le trajet de Sinigaglia à Ancône, Francesco avait laissé tomber du sac aux accessoires un méchant pistolet de bois qui ne valait pas vingt baïocs. Tampicelli l’accusa d’avoir vendu cette arme de luxe, et le soupçon d’une si grave infidélité engendra des discussions, des reproches pleins d’aigreur. Une heure avant la représentation des Tre Gelosi, le régisseur vint rappeler au capo comico qu’il y avait un souper à la dernière scène, et qu’un plat de macaroni devait être servi : cet accessoire ne se trouvait point dans son sac. Le directeur ne daigna pas répondre. On commença le spectacle ; la salle était bien garnie, et le premier acte eut du succès. Francesco, voyant que le dénoûment serait manqué si le souper ne paraissait pas, sortit un moment du théâtre et se promena dans la rue en proie au sombre chagrin de l’artiste privé des objets nécessaires à l’exercice de sa profession. Par une fenêtre du rez-de-chaussée, il aperçut chez un voisin les apprêts d’un souper. La servante déposait sur la table un plat de macaroni. Le régisseur s’élance dans la chambre, saisit l’accessoire important que le hasard lui offrait, et l’apporte en triomphe sur la scène. Ce trait de courage et de génie fut mal récompensé. Le lendemain, le bourgeois volé porta plainte. Au lieu de remercier et de soutenir son régisseur, Tampicelli l’abandonna sans pitié au tribunal de simple police, qui l’envoya en prison pendant vingt-quatre heures. Lorsqu’il en sortit, le cœur ulcéré, Francesco rencontra la jeune première triste et pensive ; elle venait de recevoir le produit de la représentation à son bénéfice, qui se montait, selon les comptes du directeur, tous frais déduits, à vingt-cinq paoli (douze francs cinquante centimes). — Ma pauvre Marietta, dit-il, vous êtes indignement trompée. La recette s’élevait à plus de cinquante écus romains. Je quitte ce directeur ingrat et rapace, et je retourne dans mon pays. Partez avec moi ; je vous accompagnerai jusqu’à Vérone, et de là vous irez facilement à Bolzano.

— C’est peut-être ce que j’aurais de mieux à faire, dit la jeune fille en regardant d’un air piteux ses vingt-cinq paoli. La misère nous envahit ; nous ne déjeunons pas tous les jours et nous ne dînons pas sept fois par semaine. Je suis lasse de ce régime. Vous êtes un honnête garçon, Francesco, emmenez-moi.

Sans avertir personne et sans faire d’inutiles adieux, Francesco et la Marietta prirent ensemble le chemin de la Lombardie, tous deux légers de bagage et d’argent, mais gais, bien portans et enchantés de leur escapade : ils avaient déjà parcouru six lieues à pied, quand le seigneur Tampicelli découvrit qu’il n’avait plus ni jeune première ni régisseur.

V.

À la fin d’octobre, trois mois après la foire de Sinigaglia, à laquelle je ne pensais plus, la Gazette de Venise publia des détails curieux sur les débordemens périodiques de l’Adige. Un peintre français me proposa de faire une excursion dans le Tyrol italien. Du haut du campanile de Saint-Marc, nous regardâmes les montagnes de Bellune, coiffées d’un immense turban de nuages noirs. Le ciel pur de Venise avait pris un peu de pâleur, et, afin que la reine des lagunes pût jouir dans son bain des douceurs de l’automne, la nature se déchaînait sur la terre ferme. J’acceptai la proposition du peintre français. Nous prîmes le chemin de fer de Padoue, et le velocifero nous mena en douze heures à Trieste. De là nous entrâmes dans les montagnes, en évitant le cours de l’Adige, qui avait rompu la route postale. Notre excursion dura plus long-temps que nous ne l’avions prévu. Nous visitâmes le Brenner, Inspruck, la montagne de l'Aigle, des glaciers, des châteaux construits sur des pointes de rochers. Au bout de quinze jours, nous étions revenus à Brixen, et, comme l’Adige était rentré dans son lit, mon compagnon de voyage alla retenir deux places au bureau de l’omnibus de Bolzano, tandis que j’entrais dans une bierrerie. C’était le matin. Il n’y avait personne dans la grand’salle. Un garçon, dont la figure ne m’était pas inconnue, nettoyait les vitres des fenêtres. Pour ne pas le distraire de son occupation, la Kellnerinn, parée de son tablier blanc et du porte-feuille à serrure, insignes de son emploi de confiance, daigna me servir elle-même. En déposant un pot de bière devant moi, elle poussa un cri de surprise. Je reconnus la Marietta, un peu maigrie, mais toujours fraîche et jolie.

— Eh ! je vous croyais en Italie, lui dis-je, courant les fiere avec Tampicelli et mariée tous les soirs au roi Dérame.

— Chut ! me répondit-elle. Parlez plus bas. On ignore ici que j’ai régné à Serendippe. Gardez-m’en le secret. L’omnibus ne part que dans une heure ; j’aurai le temps de vous raconter mon histoire. Ah ! Jésus ! quelles aventures, quelles tribulations ! Vous aviez bien raison de jeter de l’eau sur le feu de mon enthousiasme pour le théâtre. La faim, la fatigue, la chaleur, le dénuement, les mauvais traitemens !… Que sais-je ? J’étais un souffre-douleur pour les femmes, un pauvre gibier, toujours pourchassé par les hommes. Mais, à propos, Tampicelli était un menteur, un traître, un pervers…

— Calmez-vous, Maria, dis-je en riant, et parlez moins vite. Si vous courez ainsi la poste, votre histoire sera difficile à comprendre.

La Kellnerinn prit une chaise, posa ses coudes sur la table, et, après avoir mis un peu d’ordre dans ses idées, elle me fit le récit qu’on vient de lire au chapitre précédent.

— Et qu’est devenu, dis-je à Maria, cet honnête Francesco, qui vous a sauvée des griffes du Tampicelli ?

— Le voici là-bas, reprit-elle. En voyageant, nous avons pris de l’amitié l’un pour l’autre. Arrivés à Vérone, il nous en coûtait de nous séparer. Je l’ai engagé à venir dans le Tyrol, et quand le patron de cette bierrerie m’a offert la place de Kellnerinn, je lui ai proposé un garçon sage et rangé dont il a accepté les services. Francesco est un bon sujet. Je l’aime un peu, et, quand je l’aimerai tout-à-fait, nous serons bien près de nous marier, puisqu’on doit publier les bans la semaine prochaine. Vous voyez donc que je suis une heureuse fille, et qu’il n’y a personne sur la terre dont je puisse envier le sort.

— Cette conclusion me paraît d’une justesse incontestable.

La voiture attelée interrompit notre conversation. Je m’embarquai pour Bolzano, Trente et Venise. Depuis lors, six ans se sont écoulés. Je ne sais ce que sont devenus ni la gentille Tyrolienne, ni le signor Tampicelli, ni le capitaine américain. Quant au vero Giuseppe, un de mes amis, qui revenait d’Italie le mois passé, l’a rencontré à Sienne dans le courant de l’été, toujours murmurant contre les plagiaires et récitant aux étrangers les mêmes mensonges, toujours vêtu de sa lévite jaune mouchetée de noir, toujours s’intitulant le seul véritable Joseph, mais n’avouant pas que sa ressemblance avec une panthère est le stigmate infligé en sa personne aux combinateurs par la vertu d’une petite comédienne ambulante.

Paul de Musset.