Scènes de la vie mexicaine/06

La bibliothèque libre.
Scènes de la vie mexicaine
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 410-439).
◄  05
07  ►

LES JAROCHOS.




SCENE DE LA VIE MEXICAINE.




Si nulle part au Mexique le soleil n’éclaire une végétation plus riche que dans la vallée de Jalapa, nulle part aussi l’influence d’une atmosphère pluvieuse ne se fait plus constamment sentir. Un dais de vapeurs grisâtres s’étend presque toujours depuis le sommet du Cofre de Perote jusqu’à l’extrémité opposée de l’horizon. Une pluie fine tombe de cette coupole humide, des flocons de brume roulent sur les toits des maisons, les rues sont désertes, et Jalapa expie cruellement, pendant la plus grande partie de l’année, les magnificences de son éternelle verdure ; mais quand le soleil a déchiré ce voile de nuages, quand le ciel marie de nouveau son limpide azur à la verdure des collines, Jalapa redevient la ville enchantée qu’un horizon lointain promet au voyageur. Ses rues escarpées, qui ont repris leur physionomie riante, présentent à chaque pas une décoration toujours nouvelle : l’œil s’arrête tantôt sur les maisons blanches et rouges qui surgissent parmi les massifs de goyaviers, de liquidambars et de palmiers, tantôt sur les montagnes qui abritent la ville, sur les rochers qui disparaissent sous une draperie de convolvulus, sur les mille cascades qui s’échappent de leurs flancs et sur les sentiers qui se perdent entre une double haie de daturas, de chèvrefeuilles et de jasmins.

Le soir venu, l’ombre couvre le paysage, mais d’un voile transparent qui adoucit les contours sans les effacer. La nuit même à Jalapa n’a rien à envier au jour. C’est alors seulement que la ville commence à vivre. Dans les maisons basses des pays chauds, le rez-de-chaussée est, à l’approche de la nuit, un lieu de rendez-vous pour la famille. C’est le soir, à Jalapa comme dans plusieurs autres villes du Mexique, que le passant peut surprendre dans tout son charme l’existence domestique des habitans. Chaque fenêtre ouverte répand dans la rue silencieuse et obscure une joyeuse traînée de bruit et de lumière. Par les nuits tièdes de ce beau climat, l’étranger peut prendre ainsi sa part des fêtes de chaque soir ; il peut voir les Jalapenas déployant sans affectation leur désinvolture proverbiale[1], depuis le moment où ces fêtes commencent jusqu’à celui où les fleurs des coiffures se fanent, où la harpe cesse de se faire entendre et où les fenêtres se referment derrière les grillages des balcons.

Soit que l’on quitte Jalapa pour se diriger vers Mexico à travers les brouillards glacés de la zone froide, ou que l’on gagne Vera-Cruz sous le poids d’une chaleur de plus en plus étouffante, c’est toujours à regret que l’on abandonne cette tiède vallée. J’avais remis mon départ de jour en jour, et près de deux semaines s’étaient écoulées comme un songe depuis le soir où, me laissant devancer par le convoi d’argent après la mort subite du capitaine don Blas[2], j’étais entré seul à Jalapa. Mes ressources pécuniaires étaient à bout, il fallait partir. Je me mis en route, emmenant avec moi mon valet Cecilio et un autre compagnon de voyage que je n’ai pas encore mentionné, une chienne épagneule répondant au nom anglais de Love, que Cecilio avait transformé en un nom espagnol d’une signification toute différente, Lova[3]. Cette chienne me suivait dans toutes mes promenades, et mon cheval Storm, qui l’avait prise en affection, ne galopait jamais si gaiement que lorsqu’il la sentait bondir entre ses jambes ou mordre son poitrail fumant.

Nous eûmes bientôt laissé derrière nous les collines fertiles de Jalapa, ses champs d’orangers, de bananiers et de goyaviers, et nous ne tardâmes point à dépasser Lencero. C’est le nom qu’a laissé un soldat de Cortez à un petit endroit où il avait établi une venta et où s’élèvent encore quelques-unes de ces cabanes à claire-voie appelées jacales[4]. Un souvenir plus récent recommande encore Lencero à la curiosité du voyageur. Près de ce hameau, sur le sommet d’une colline d’où l’œil embrasse les dentelures lointaines de la Cordilière et, par les jours sereins, une échappée de la mer, s’élève une petite maison peinte en rouge, ornée d’un péristyle modeste et surmontée d’un mirador (belvédère) en vitres. Cette agréable retraite est la maison de campagne du général Santa-Anna. À quelque distance de Lencero, nous traversâmes les gorges de Cerro-Gordo, et une rumeur sourde comme celle de la mer qui brise sur des rochers nous annonça la proximité de la rivière de l’Antigua. Sept arches audacieusement jetées d’un flanc à l’autre du précipice dont la rivière forme le fond, des montagnes tranchées, des abîmes comblés, révèlent encore aujourd’hui, en ce lieu nommé Puente-Nacional, la grandeur des anciens maîtres du Mexique.

Vera-Cruz n’est qu’à quarante-huit kilomètres de Puente-National, et depuis notre départ de Jalapa la chaleur s’était graduellement augmentée. Storm aspirait avec délices le vent brûlant qui rasait les herbes, et lui rappelait la brise enflammée des déserts. C’était la première fois, depuis cinq ans, qu’il se baignait dans les rayons d’un soleil semblable à celui de sa querencia lointaine, et sa joie se traduisait par de sauvages hennissemens. Love, au contraire, la langue pendante, les flancs haletans, cherchait vainement quelques gouttes de rosée au milieu d’une végétation flétrie.

Fatigué d’une marche qui s’était prolongée bien au-delà de mes prévisions, j’avais fait halte un instant, Je comptais reprendre bientôt ma route et arriver le soir même à Vera-Cruz, quitte à laisser Cecilio me rejoindre le lendemain, si son cheval ne pouvait suivre le mien ; mais le sort en avait décidé autrement. Cecilio, resté en arrière, me rejoignit au moment où je me remettais en route. La sueur découlait de ses joues empourprées ; une inquiétude inusitée se lisait sur son visage, d’ordinaire si placide. Il mit son cheval au niveau du mien. Je fus doublement surpris : c’était la première fois que Cecilio se permettait à mon égard un pareil manque de respect, et l’effort que venait de faire sa monture était pour moi sans précédens.

— Seigneur maître, me dit Cecilio, si les renseignemens que j’ai pris sur la route ne sont pas trompeurs, nous entrons ici dans le domaine de la fièvre jaune ; je crains fort, je l’avoue, pour une existence à laquelle j’ai la faiblesse de tenir ; avec le bon plaisir de votre seigneurie, je n’irai donc pas plus loin.

— En effet, lui dis-je, la fièvre jaune commence dans ces parages ; elle affectionne en outre les gens joufflus de ton espèce ; qu’à cela ne tienne, tu connais le chemin d’ici à Mexico ; puisse le cheval que je te donne en récompense de tes bons services t’y faire arriver à bon port !

Malheureusement il y avait entre le maître et le valet une question de gages arriérés que le don d’un cheval fourbu, hors de service, ne tranchait pas précisément en faveur de Cecilio. Ce dernier me le donna délicatement à entendre, et voulut être payé séance tenante. Je dus alors recourir à un argument que je croyais sans réplique.

— Tu sais pourquoi j’ai quitté Jalapa ; or, comme je ne puis trouver dans ces solitudes quelque maison de commerce qui veuille accepter une traite de moi sur Vera-Cruz, je t’engage à prendre encore ton mal en patience jusque-là.

Cecilio ne répondit pas, mais son attitude me prouva qu’il ne se tenait pas pour battu. En effet, au bout d’une demi-heure environ de marche silencieuse, il revint à la charge.

— Si votre seigneurie voulait m’emmener en Europe, reprit-il, le vif désir que j’ai de visiter des pays si curieux me ferait au moins supporter la perspective de la fièvre jaune. Qui ne risque rien ne passe pas la mer, comme dit le proverbe.

J’objectai à Cecilio qu’un pareil voyage était chose fort coûteuse, que, parmi les étrangers qui s’expatriaient pour venir au Mexique, on comptait fort peu de millionnaires, et que la plupart s’en retournaient les mains nettes comme ils étaient venus. -Tel, ajoutai-je sans autre allusion, qui fait au Mexique une certaine figure n’est pas, hélas ! prophète dans son pays.

Cecilio comprit à demi-mot et se résigna de nouveau. Nous reprîmes notre route, mais cette fois il marchait obstinément sur mes talons. Tout d’un coup il poussa une exclamation joyeuse.

— Qu’est-ce ? demandai-je.

— J’ai trouvé un accommodement merveilleux.

— Ah ! voyons cet accommodement.

— Je propose à votre seigneurie, reprit-il gravement, de jouer son bon cheval Storm contre les gages qui me sont dus. Dans l’impossibilité de me les solder ici même et vu la ferme résolution où je suis de ne pas aller plus loin, votre seigneurie ne peut refuser une proposition si conciliante. Si votre seigneurie gagne, je la tiens quitte de tout, et il me restera l’honneur de l’avoir servie gratis ; si votre seigneurie perd, il lui restera le cheval orange et la grace de Dieu.

Je fus d’abord sur le point de rejeter hautement une proposition si extraordinaire ; mais bientôt l’idée me parut si extravagante, que j’acceptai d’emblée. Nous mîmes pied à terre. Selon un usage assez répandu au Mexique, Cecilio ne voyageait jamais sans être muni d’un jeu de cartes ; le maître et le valet s’assirent face à face sur le revers du chemin et à l’ombre d’un bouquet d’arbres. Love s’étendit haletant sur le sable, tandis que Storm, impatient du repos, creusait la terre de son sabot ferré. A la vue du noble animal qui peut-être allait cesser de m’appartenir, je regrettai un instant ma témérité, mais il n’était plus temps. Cecilio me passa les cartes.

— Votre seigneurie me fera l’honneur de tailler, dit-il en redoublant de gravité cérémonieuse.

Je frémis en pensant à ma veine habituelle, et je pris le paquet de cartes d’une main mal assurée. Pour ne pas prolonger une position aussi bizarre, je fixai la partie à trois alburs[5]. Cinq minutes allaient donc trancher la question. J’amenai deux cartes. Cecilio en choisit une, je pris l’autre ; puis, après en avoir successivement retourné une demi-douzaine, je gagnai le premier albur. Cecilio ne sourcilla pas ; quant à moi, j’espérai un instant que le hasard allait se tromper une fois dans ma vie en ma faveur, mais je perdis le second coup. Restait le troisième albur, la partie décisive.

Absorbés comme nous l’étions, nous n’avions pas fait attention à deux cavaliers qui s’avançaient de notre côté. Je ne les aperçus, pour ma part, qu’au moment où ils étaient presque sur nous. Alors le bruit de leurs voix me fit lever la tête, et un coup d’œil suffit pour me montrer dans l’un des survenans le type parfait du Jarocho[6]. Il portait dans toute sa pureté le costume particulier à cette classe d’hommes un chapeau de paille aux ailes larges et retroussées par derrière, un mouchoir à carreaux rouges et jaunes qui sortait du chapeau comme une résille et de ses plis flottans protégeait le col et les épaules contre les ardeurs du soleil, une chemise de toile fine à jabot de batiste sans veste par-dessus, un caleçon de velours de coton bleu ouvert sur le genou et pendant en pointe jusqu’à mi-jambe. Sous une ceinture de crêpe de Chine écarlate qui serrait les hanches était suspendu un machete (sabre droit) à poignée de corne, sans garde et sans coquille, dont la lame nue et tranchante étincelait au soleil. Les pieds, sans chaussures, n’appuyaient que le bout de l’orteil sur l’étrier de bois. Le Jarocho, la tête indolemment penchée sur une épaule, gardait à cheval l’attitude particulière à ceux de sa caste, dont il avait la tournure dégagée et le maintien chevaleresque. Sa peau était d’une couleur foncée qui tenait le milieu entre le teint du nègre et celle de l’Indien. Enfin sa barbe touffue décelait l’origine orientale de sa race. Il était plus difficile de préciser la condition de l’autre cavalier, vêtu d’une veste d’indienne, d’un pantalon blanc, de brodequins de cuir de Cordoue, et qu’un riche chapeau de paille de Jipijapa[7] garantissait des rayons du soleil. Sa figure, passablement rébarbative, pouvait convenir aussi bien à un négociant ou à un maquignon qu’à un voleur de grand chemin, et le cheval de luxe qu’il montait pouvait confirmer cette triple supposition.

Deux joueurs, en quelque endroit qu’ils se trouvent, sont toujours un agréable spectacle pour les Mexicains de toutes les classes, et, à mon grand déplaisir, les deux cavaliers firent mine de s’arrêter devant nous. Je restai immobile mes cartes à la main, et assez confus d’être surpris dans une occupation si étrangère à mes habitudes. Cependant, comme il n’y avait pas d’enjeu visible, je me flattais de garder les apparences du passe-temps le plus innocent ; mais j’avais affaire à des juges experts en matière de faiblesse humaine.

— Joueriez-vous par hasard ce beau cheval bai-brun ? me demanda, en me saluant, le cavalier à la veste d’indienne, et en accompagnant son salut d’un regard perçant.

— Précisément, répondis-je.

— En ce cas, vous jouez gros jeu, mon maître, reprit le cavalier, et si, comme je le crois, ce cheval est le vôtre, je vous souhaite une chance favorable ; mais serait-il indiscret d’assister à votre partie ?

— Je préférerais la finir comme je l’ai commencée ; j’ai toujours remarqué que je joue avec plus de bonheur quand je n’ai pas de témoins.

Le cavalier trouva mes scrupules de joueur trop respectables pour ne pas se conformer à mes désirs, et, se tournant vers son compagnon :

— Aussi bien, dit-il à celui-ci, le temps nous presse ; c’est ici que nous devons nous séparer ; comptez que, si j’en ai le loisir, j’irai demain vous rejoindre au fandango[8] de Manantial, quoiqu’à dire vrai, si certains indices ne m’abusent, le vent du nord ne doive pas tarder à souffler.

— A demain donc, si c’est possible, répondit le Jarocho, et les deux cavaliers se séparèrent, le premier suivant le chemin direct, et le cavalier à la veste d’indienne prenant un sentier sur la gauche.

— Que diable le vent du nord peut-il avoir à faire avec le fandango d’un petit village ? demandai-je machinalement à Cecilio.

— Le cavalier à la jaquette d’indienne craint peut-être de s’enrhumer, reprit Cecilio d’un air de fatuité satisfaite.

Après cette ingénieuse explication, nous reprîmes notre partie, un instant interrompue. Je retournai de nouveau deux cartes. L’une d’elles était la sota de bastos[9] : ce fut celle que choisit Cecilio. Cette fois, d’une main tremblante, je fis successivement glisser les cartes l’une sur l’autre ; mon cœur battait, peut-être allais-je perdre un compagnon de cinq ans ! Cecilio essuyait la sueur qui inondait son front. Tout à coup il poussa une exclamation qui retentit jusqu’au fond de mon ame : je venais de découvrir le valet de cœur.

— Vous avez perdu, monsieur, s’écria-t-il.

À ces mots, prononcés en bon français, je regardai Cecilio avec une muette surprise. Quant à lui, s’approchant fièrement de Storm, il se disposa à l’enfourcher.

— Halte-là ! drôle, je n’ai pas joué la selle, m’écriai-je en l’arrêtant, et je lui ordonnai d’ôter la selle de Storm pour la mettre sur le dos du cheval orange. Cecilio exécuta l’ordre qui devait être le dernier qu’il recevait de son ancien maître, et je le regardai faire dans un douloureux silence. La double opération terminée, Cecilio monta sur le cheval qui n’était plus le mien. Je maudis alors ma folie, mais trop tard. Par fierté, cependant, je ne laissai rien percer du remords cuisant que j’éprouvais, et je demandai à Cecilio, pour dissimuler mon chagrin, comment il se faisait qu’il parlât français sans que je l’eusse su jusqu’alors.

— Je n’ai pas été cinq ans, reprit-il, derrière la chaise de votre seigneurie, lorsqu’elle dînait avec ses compatriotes, sans apprendre sa langue ; mais, quant à le laisser paraître, je m’en serais bien gardé votre seigneurie, dès-lors, aurait eu pour moi une foule de secrets.

Évidemment Cecilio était de la famille de ces valets rusés qui jouent un si grand rôle dans les romans picaresques de l’Espagne. Plus d’une fois il m’avait rappelé le personnage d’Ambrosio de Lamela dans Gil Blas. Sa physionomie ne m’avait pas trompé. Cependant, malgré l’impudence qu’il dévoilait pour la première fois, il semblait, au moment de me quitter, sous le coup d’une préoccupation pénible. Il était naturel, en effet, qu’il éprouvât quelque regret de se séparer ainsi d’un maître qui n’avait eu que des bontés pour lui. Ému par cette pensée, je retrouvai au fond du cœur une étincelle de l’affection que je lui avais vouée.

— Cecilio, mon ami, lui dis-je, ce cheval que tu m’as gagné, je te l’aurais sans doute donné dans quelques jours ; est-ce de m’en dépouiller qui cause ton affliction ?

Cecilio poussa un profond soupir.

— En effet, dit-il, je regrette de voir votre belle selle sur un si vilain cheval, et j’ai honte de ne pouvoir harnacher convenablement celui que je vous ai gagné. À ce propos, puisque votre seigneurie est en veine, lui agréerait-il de jouer aussi la selle ?

C’en était trop. Outré de cette dernière ingratitude : — Prends garde, lui dis-je, en faisant mine d’armer mon pistolet, que je ne reprenne de force un cheval qu’un drôle comme toi n’est pas digne de monter.

Cecilio ne répondit à cette menace qu’en piquant des deux et en sifflant la chienne épagneule, qui jusque-là avait regardé avec un air d’inquiétude cette brusque séparation du maître et du cheval. Je la sifflai de mon côté. Ainsi mise en demeure d’établir pour la première fois une ligne de démarcation entre les deux affections dominantes de sa vie, la pauvre bête hésita. Elle rejoignit Storm d’une course rapide et revint bientôt vers moi les yeux humides et supplians. Les mouvemens convulsifs de son corps trahissaient son angoisse, et décelaient le combat qui se livrait en elle. Ses membres tremblèrent un instant, puis, poussant trois hurlemens douloureux, elle disparut loin de moi, dans la poussière que soulevait le galop de son compagnon bien-aimé : je restai seul. Le cœur partagé entre la rage et la douleur, je fus tenté un moment de me venger de ma déconvenue sur le malheureux cheval que le sort me laissait, mais ce ne fut qu’un court instant de faiblesse. J’avais appris, dans les traverses multipliées d’une vie d’aventures, la difficile vertu de la résignation : les phases diverses de cet épisode sentimental s’étaient accomplies en outre sous l’empire de circonstances si bouffonnes, que je finis par me jeter sur l’herbe en poussant un fol éclat de rire.


II

Ma déconvenue avait changé mon itinéraire ; il ne m’était plus possible de gagner ce jour-là Vera-Cruz, monté comme je l’étais ; je résolus de passer la nuit à Manantial, petit village que je supposais à une lieue de là tout au plus. J’avais dès-lors du temps devant moi, et je ne pouvais mieux l’employer qu’à faire la sieste, à l’ombre des arbres, dans la verte solitude où je me trouvais. C’était une des parties les plus pittoresques des forêts qui s’étendent depuis Puente-Nacional jusqu’à Vergara. Au milieu de ces fourrés épais, d’étroits sentiers tracés par la hache courent dans diverses directions sous une voûte impénétrable ; à côté de ces sentiers, une végétation luxuriante entrave partout les pas de l’homme, et livre à peine un passage aux bêtes fauves. De longues lianes se tordent, s’entrelacent et s’étreignent entre les troncs rapprochés des arbres. Au milieu des lataniers qui inclinent jusqu’à terre leurs palmes gigantesques et luisantes, le cocotier balance, sur son tronc élevé, ses larges éventails, et livre au souffle de la brise son collier de fruits verts ; l’arbre à soie laisse échapper les flocons blancs de ses gousses entr’ouvertes. Sous l’ombre opaque que versent tous ces feuillages pressés, les arums étalent leurs coupes vernissées, et au-dessus comme au-dessous de ce dôme épais les gobéas suspendent les guirlandes multicolores de leurs campanules. Tel est l’aspect de ces bois, aspect que varient toutefois les diverses phases du jour. A l’heure de midi, cette végétation puissante se courbe sous les feux du soleil depuis les cimes les plus orgueilleuses du palmier jusqu’à l’humble mousse qui en tapisse les racines. Une brise brûlante pénètre sous les fourrés et semble y arrêter le cours de la vie : les bêtes fauves, les oiseaux, les insectes, les plantes, tout se tait, tout dort sous ce souffle enflammé : mais quand le soleil ne dore plus que la pointe des arbres, quand les vapeurs se dégagent lentement de la terre pour retomber plus tard en rosée, ces forêts silencieuses ont un moment de vie prodigieux. Les perroquets, confondus dans le feuillage, font entendre un ramage assourdissant, les oiseaux retrouvent leur voix. Des myriades d’insectes bruissent sous les herbes, de sourds craquemens s’échappent des profondeurs jusqu’alors muettes, les plantes semblent secouer leur léthargique sommeil, et les palmiers darder leurs pointes plus aiguës. Une dernière transformation de la forêt commence avec la nuit : tous les ramages cessent l’un après l’autre, les tons de la verdure se confondent, une teinte transparente s’étend sur tous les objets. Le silence qui succède peu à peu aux bruits assourdissans de la soirée n’est plus celui des heures ardentes du jour. La nuit a ses mystérieuses harmonies, comme le crépuscule ses voix sonores. Le vent du soir frémit à travers les lianes tendues comme sur les cordes d’une harpe éolienne ; les feuilles sèches frissonnent sous les anneaux d’un reptile ; le cenzontle, le roi des oiseaux chanteurs d’Amérique, répète l’un après l’autre tous les bruits de la solitude, et le cuitlacoche[10], qui se balance sur une liane au-dessus des cascades, semble, en sifflant, s’enivrer du murmure des eaux.

J’avais subi, sans pouvoir y échapper, l’influence énervante de la chaleur, et je m’étais endormi sans nul souci de mon cheval. C’était une proie que le moindre voleur eût dédaignée, et je dois du reste reconnaître que, dans les parages où je me trouvais, la probité des habitans n’a jamais souffert d’atteinte. Il faisait encore grand jour quand je me réveillai ; pourtant la brise commençait à tempérer déjà les feux de l’atmosphère. Déjà aussi, au-dessus des arbres qui m’avaient abrité, des essaims de perroquets avaient commencé leur tapage, et cette musique infernale était de nature à ébranler douloureusement les nerfs les moins délicats. L’impatience me prit, et, enfourchant avec une sourde rage la triste monture qui remplaçait mon excellent Storm, je m’élançai dans le sentier tracé qui devait me conduire à Manantial.

Au bout d’une demi-heure d’une marche lente et pénible, toujours poursuivi par la musique irritante des perroquets, j’aperçus un cavalier qui cheminait devant moi. Ce cavalier, vêtu comme l’un de ceux qui avaient un instant interrompu notre partie, semblait aussi agacé que je l’étais moi-même. Penché sur un côté de sa selle à la façon des Jarochos, il avançait lentement sous les détours ombreux de la route, gesticulant, levant le poing vers la voûte du ciel avec tous les symptômes d’une colère concentrée. Enchanté que le hasard m’envoyât un compagnon d’infortune, je crus devoir lui apporter le tribut de mes consolations : j’y réussis au-delà de mon espoir. A peine, à force de coups d’éperons, eus-je pu mettre mon cheval au niveau du sien, qu’une hilarité subite remplaça l’irritation à laquelle le Jarocho semblait en proie.

— Est-ce de moi, par hasard, que vous riez ainsi ? lui demandai-je assez brusquement, car, mal disposé comme je l’étais, j’avais trouvé cette démonstration de gaieté plus qu’inconvenante.

— De vous, non, seigneur cavalier, répondit le Jarocho ; mais vous m’excuserez si, à l’aspect de votre cheval, je fais trêve à mes habitudes ordinaires de courtoisie.

— Pourtant mon cheval n’est guère plus laid que l’andante[11] que vous montez, ce me semble, repris-je fort choqué de cette réponse.

— C’est possible, mais enfin il est plus laid : c’est une satisfaction que je n’aurais jamais espéré trouver, et dont je profite, ne vous déplaise.

Le cavalier se remit à rire de plus belle, et avec tant d’abandon que, la contagion me gagnant, je mêlai mes éclats de rire aux siens. Effrayés de ce bruit insolite, les perroquets criards se turent un instant au plus haut des arbres. Cependant, ce premier accès passé, nous continuâmes de front notre route, sans échanger d’autres paroles. Les perroquets avaient recommencé leur vacarme, et mes oreilles déchirées ainsi que mon amour-propre froissé me faisaient désirer la reprise de notre entretien, dût-il même dégénérer en querelle, comme une diversion nécessaire. Je pris le parti de me venger d’abord sur les oiseaux maudits que leur plumage confondait avec la verdure des arbres, et je tirai au hasard l’un de mes pistolets sur les branches entrelacées au-dessus de nos têtes. J’eus la satisfaction fort inespérée de voir un des perroquets tomber en se débattant à nos pieds. Le Jarocho me regarda d’un air d’étonnement inquiet.

— L’aviez-vous visé, par hasard ? me demanda-t-il.

— Sans doute, lui répondis-je brusquement, et ceci doit vous prouver qu’il y a quelquefois du danger à railler les gens avant de les connaître.

À ces mots, le Jarocho arrêta son cheval, et, se campant assez fièrement le poing sur la hanche, tandis que de l’autre main il enfonçait son chapeau de paille sur sa tête, il s’écria :

Oigajte, ñor deconocio[12], je suis d’une caste et d’un pays où la parole est courte et la main prompte. Je n’ai pas eu l’intention de vous offenser ; mais, si c’est une querelle que vous me cherchez, vous avez trouvé votre homme : malgré la disparité de nos armes, j’essaierai de faire de mon mieux.

Et fidèle à l’habitude de ses pareils, qui ne manquent jamais d’appeler la poésie au secours de leur valeur, il se mit à chanter d’une voix plus éclatante qu’harmonieuse le couplet suivant :

A ese mi competidor
Dile que llevo cortante
Que si tiene jierro y valor
Que se me pare delante[13].

Puis il dégagea sa lame affilée de l’anneau de cuir qui lui tenait lieu de fourreau et mit flamberge au vent.

Une rencontre au milieu des solitudes américaines, avec les oiseaux des bois pour uniques témoins, avait certes son côté chevaleresque ; mais les chevaux que nous montions l’un et l’autre juraient si fort, par leur encolure décharnée et leur allure pacifique, avec nos dispositions belliqueuses, qu’au moment même de croiser le fer, nous ne pûmes, en nous toisant, garder notre sérieux. Le fou rire qui s’était déjà une fois emparé de nous nous reprit de plus belle. Je fus le premier cependant à retrouver mon sang-froid, et je me hâtai de dire au Jarocho qu’après sa protestation contre toute pensée d’offense à mon égard un duel entre nous n’avait plus de motif sérieux et ne pouvait s’expliquer que par des prétentions guerrières fort peu compatibles avec notre chétif équipement. Le Jarocho me tendit la main.

— Je suis fort aise de vous voir satisfait, reprit-il, car aussi bien j’ai une autre querelle à vider, et j’eusse manqué à un grave devoir en me battant avec vous avant d’avoir terminé l’affaire que je laisse en suspens.

Nous reprîmes notre marche après avoir échangé ces explications. Alors, pour donner une autre direction à l’entretien, me rappelant les dernières paroles des deux cavaliers qui s’étaient séparés à l’embranchement des deux chemins :

— Vous avez, à ce que j’ai ouï dire, un fandango demain à Manantial ? demandai-je à mon compagnon.

— Oui, et au diable soit-il ! J’avais promis à ña[14] Sacramenta un nœud de rubans rouges, et je reviens sans en avoir pu trouver le plus petit bout dans les environs. Tout à l’heure, quand vous m’avez rejoint, je maudissais ma mauvaise étoile. Peut-être venez-vous aussi à Manantial pour assister au fandango ?

— Oui, lui dis-je, mais c’est le hasard seul qui m’amène de ce côté, car je comptais, sans un contre-temps imprévu, coucher ce soir à Vera-Cruz.

— Vous ne vous repentirez pas, je l’espère, de ce contre-temps ; il y aura une foule pressée comme de la fumée, des alburs par monceaux[15]. Mais où descendrez-vous à Manantial ? il n’y a pas d’auberge.

— Chez vous, parbleu ! repris-je, puisque vous paraissez désirer que j’assiste à votre fandango.

Le Jarocho s’inclina en signe d’assentiment et se mit à me faire aussitôt une brillante énumération des plaisirs qui m’attendaient le lendemain. Mon hôte parlait encore quand déjà nous approchions de Manantial. La nuit était venue. Sous un ciel étincelant d’étoiles, au milieu d’épais massifs de verdure, quelques feux épars annonçaient de loin le village. Nous atteignîmes bientôt une petite clairière sur laquelle étaient disséminées quelques cabanes en bambous avec leurs toits de feuilles de palmiers : c’était Manantial. Aux sons monotones d’une mandoline, des femmes vêtues de robes blanches, des hommes au costume pittoresque préludaient en dansant aux divertissemens du lendemain, et de jeunes mères endormaient au bruit des chansons leurs enfans suspendus dans des hamacs de fil d’aloès. Nous entrâmes dans le cercle formé autour des danseurs. Des acclamations de bienvenue m’apprirent bientôt le nom de mon nouvel hôte.

— Ah ! voilà Calro[16], s’écrièrent plusieurs voix comme à l’aspect d’une personne depuis long-temps attendue. Quelques hommes qui ne prenaient point part à la danse s’avancèrent amicalement vers mon compagnon ; mais le Jarocho ne sembla répondre qu’indifféremment à ce bon accueil. Le froncement de ses sourcils indiquait une émotion péniblement contenue. Ses yeux étaient fixés sur le groupe des danseuses, et la direction de ses regards ne tarda pas à me désigner l’objet d’une si vive préoccupation. C’était une jeune et gracieuse fille qui semblait plutôt glisser que marcher sur le gazon. Un diadème de cucuyos[17] scintillait sur la tresse noire de ses cheveux. Mêlées aux fleurs odorantes du suchil[18], qui paraient sa noire chevelure, ces lueurs bleuâtres couronnaient son front d’une mystérieuse et charmante auréole. Aux rayons de la lune, dont les pâles clartés argentaient le visage, les épaules nues et la robe blanche de Sacramenta, on l’eût prise pour une de ces fées nocturnes qui dansent au milieu des clairières, quand tout dort dans les forêts.

Le regard indifférent et presque dédaigneux que la jeune fille laissa tomber de côté sur le Jarocho, l’expression de colère jalouse qui se lisait clairement sur les traits de ce dernier, m’eurent bientôt révélé un de ces drames douloureux, une de ces luttes de la coquetterie et de l’amour qu’on retrouve partout sous le ciel. Calros ne paraissait pas cependant un de ces hommes accoutumés à voir dédaigner leurs hommages. Un air de distinction marquée faisait valoir la mâle beauté de sa physionomie. Le Jarocho attendit patiemment que la danse fût finie, et, fendant les groupes formés devant nous, il s’avança vers la jeune fille sans plus s’occuper de moi que si je n’avais eu, en fait d’hospitalité, que l’embarras du choix. Arrivé près d’elle, il mit pied à terre. J’étais trop éloigné pour saisir ses paroles ; néanmoins, grace aux clartés qui, s’échappant d’une cabane voisine, tombaient à flots sur Calros et Sacramenta, je pus observer une pantomime suffisamment significative. Je ne doutai pas que Calros ne s’excusât au sujet du ruban rouge qu’il n’avait pu se procurer ; mais il était clair pour moi qu’il plaidait sa cause avec un succès des plus médiocres. Un sourire moqueur se dessinait sur la figure de la jeune fille ; ses grands yeux noirs semblaient exprimer une ironie si impitoyable, que le pauvre garçon parut complètement découragé. Le Jarocho l’écouta en caressant la poignée de corne de son machete, tandis qu’un nuage plus sombre encore couvrait de nouveau sa figure ; puis, rappelant sans doute son orgueil, un instant dompté, il fit deux pas en arrière, et mit le pied à l’étrier pour s’éloigner. Cependant, avant de se remettre en selle, il jeta sur la jeune fille un dernier regard, mais un regard irrité. Sacramenta y répondit en secouant la tête par un mouvement tout empreint d’une grace provoquante ; une des fleurs de suchil qui ornaient sa chevelure se détacha et vint rouler sur l’herbe près d’elle. Le Jarocho regarda avec indécision cette petite fleur qui s’était flétrie sur le front de celle qu’il aimait. La jeune fille parut d’abord ne pas prendre garde à l’hésitation de Calros ; puis, tandis que ses deux mains assujétissaient de nouveau sa coiffure odorante, par un geste d’une coquetterie qu’eût enviée une femme de nos salons, elle montra du bout de son petit pied chaussé de satin bleu la fleur qui gisait sur l’herbe. Une joie ineffable vint rayonner sur la figure du Jarocho, qui se baissa vivement, ramassa tout heureux ce frêle gage d’espérance, et, s’élançant sur sa selle, se perdit bientôt dans l’ombre.

Il était évident que, dans l’excès de son bonheur, Calros ne pensait plus à moi. C’était naturel ; mais il était naturel aussi que je ne voulusse point passer la nuit à la belle étoile. Je me mis donc à la poursuite de l’hôte qui m’échappait.

— Hé ! seigneur don Calros, lui criai-je de loin, vous oubliez, ce me semble, l’hospitalité que vous m’aviez si gracieusement offerte.

— Pardon, seigneur cavalier, me dit-il en s’arrêtant, mais vous ne croiriez peut-être pas qu’il m’arrive parfois d’être distrait ?

— J’en suis convaincu, lui dis-je, et ne vous en veux nullement d’avoir oublié un étranger rencontré par hasard, et dont une impérieuse nécessité peut seule excuser l’indiscrétion.

— Dans notre pays, l’étranger est partout chez lui ; mais l’hospitalité que je vous donnerai ne sera pas gratuite, car vous pourrez me la payer par un service ou par un conseil dont j’ai besoin.

— Volontiers, répondis-je, si c’est en mon pouvoir.

Nous nous acheminâmes vers la cabane du Jarocho, située à l’extrémité du village. C’était un jacal, comme la plus grande partie des maisons de Manantial. Un petit enclos, dans lequel erraient quelques chèvres, était attenant à l’habitation. Des bananiers chargés de leurs régimes savoureux étendaient sur le modeste jardin leurs larges feuilles balancées au souffle de la brise. La cabane même se divisait en trois pièces séparées par des nattes de jonc. Dans l’une de ces pièces, une vieille femme préparait le repas du soir devant un brasier dont les lueurs rougeâtres éclairaient seules la demeure du Jarocho. Cette femme était la mère de Calros. Pendant que nous dessellions nos chevaux, mon compagnon lui avait expliqué en quelques mots les circonstances de notre rencontre, et j’étais à peine introduit en qualité d’hôte, que le souper se trouva servi ; il était frugalement composé de riz au lait, de bananes frites et de ces haricots rouges de Tierra-Caliente, qui jouissent dans tout le Mexique d’une réputation proverbiale. Le repas achevé, la vieille mère du Jarocho se retira en me souhaitant un paisible sommeil. Cairns et moi, nous restâmes nonchalamment étendus sur nos couvertures près de la porte, restée ouverte, et nous laissâmes errer nos regards sur les savanes ombragées qui s’étendaient à perte de vue autour de l’habitation.

On veille tard dans les pays chauds : l’atmosphère embrasée que la brise de nuit ne tempère pas toujours, les piqûres des moustiques qui bourdonnent incessamment, écartent long-temps le sommeil. Près de nous, le vent du soir agitait seul les herbes de la savane, dont le frémissement se mêlait aux murmures d’un ruisseau voisin ; mais plus loin les sons aigus des vihuelas[19], mêlés à des éclats de rires féminins, annonçaient que la veillée se prolongeait aussi. Le Jarocho gardait le silence, et, de mon côté, je me laissais aller à cette indolente contemplation qui est la vie de la zone tropicale. La voix du Jarocho me fit enfin souvenir que le moment était venu de payer l’hospitalité dont j’étais l’objet.

— Voyez-vous, me dit-il, cette brume blanche qui amortit le feu des étoiles ? Ces vapeurs sont celles qui, à la fin des jours les plus chauds, s’élèvent des lacs, des ruisseaux et des chutes d’eau. Croyez-vous qu’il soit possible qu’à la voix de certaines créatures mortelles comme nous, cette brume uniforme, impalpable, étendue comme un voile transparent, se condense, se réunisse et nous offre l’image des amis qu’on a perdus ou des ennemis qu’on a tués ?

— J’en doute, lui répondis-je étonné de ce préambule, et je croyais que ces superstitions appartenaient seulement à nos tristes pays septentrionaux, où les ames cependant ne devraient guère être tentées de revenir après la mort.

— Ici, reprit Calros d’un ton solennel, les esprits ne redoutent pas le séjour des vivans, ils aiment à hanter les bois et à se balancer sur les lianes fleuries ; mais je vous vois sourire. Parlons d’autre chose. Avez-vous vu ce soir ña Sacramenta ?

— Cette belle jeune fille au diadème de cucuyos et à la couronne de suchil ?

— Elle-même ; elle est bien belle, n’est-ce pas ? Il y a six mois environ, dans un fandango auquel, par hasard, je n’assistais pas, une querelle s’engagea à son sujet. Il s’ensuivit mort d’homme ; le meurtrier joua des éperons et se sauva. L’homme tué était mon parent : je fus désigné, selon l’usage, pour venger sa mort. Je ne puis pas dire que j’en fus fort affligé, car il aimait ña Sacramenta, et ceux qui l’aiment sont mes ennemis ; j’acceptai néanmoins le devoir que m’imposait le point d’honneur. S’il n’eût fallu simplement que demander, l’épée à la main, compte du sang versé, je me serais hâté de m’acquitter de ce devoir, mais il fallait découvrir la trace soigneusement cachée du meurtrier et visiter pour cela tous les villages du littoral. Je compris alors que j’aimais Sacramenta plus que la vie, plus que l’honneur peut-être, et j’éloignais de jour en jour l’instant de me mettre en campagne. On peut connaître à des indices certains l’ouragan qui va souffler, on peut suivre pas à pas la piste invisible du jaguar, la trace d’un homme qui se cache ; mais nul ne peut lire dans le cœur d’une femme. Vingt fois j’ai cru être aimé de Sacramenta, et vingt fois ses dédains ont fait entrer le doute dans mon ame ; je n’osais donc pas m’éloigner sans savoir si elle se réjouirait de mon absence, ou si elle ferait des vœux pour mon retour. Aujourd’hui même encore l’incertitude me torture, et cependant un je ne sais quoi me dit d’espérer. Ce matin j’aurais pu partir, certain de, voir mes vœux dédaignés ; ce soir, j’oserais presque me flatter d’un fol espoir.

— Une simple fleur de suchil qu’on porte sur le cœur opère donc souvent bien des miracles ? interrompis-je.

— Quoi ! s’écria le Jarocho, auriez-vous le don de voir ce que nul n’a vu ?

— Je n’ai vu que ce que chacun a pu voir comme moi ; mais quand une femme donne à celui dont elle est aimée une fleur qu’elle a portée, elle sait que cette fleur doit dire à son amant d’espérer.

— Plaise à Dieu ! s’écria vivement le Jarocho ; pourtant, ajouta-t-il en soupirant, ce n’est pas le premier gage que j’aie ainsi reçu, et qui me dit que le lendemain ne viendra pas cette fois encore dissiper les illusions de la veille ? Depuis le jour où ña Sacramenta est venue s’établir à Manantial, il y a de cela un an, ma vie s’est écoulée ainsi dans des alternatives de joie et de tristesse ; cependant le mort n’est pas encore vengé. J’ai tâché de l’oublier ; malheureusement d’autres y pensaient pour moi. Le défunt avait une vieille mère qui chaque jour me rappelait de quelle besogne j’étais chargé. Il y a huit jours, je la rencontrai. Je voulus l’éviter, car elle passe pour un peu sorcière, mais elle vint à moi et me dit : Les morts ont plus de mémoire que les vivans ! Je lui demandai ce qu’elle voulait dire, quoique je le susse bien.- Vous le saurez ce soir, me répondit-elle. Le soir, en effet, continua Calros d’une voix altérée, j’étais comme aujourd’hui, seigneur cavalier, sur le seuil de cette porte, rêvant à des projets insensés, écoutant la voix des arbres et du vent ; une brume blanche voilait le ciel comme à présent ; tout à coup un nuage s’interposa entre mes yeux et les étoiles, ce nuage prit une forme humaine, c’était celle du défunt ! Je le vis distinctement, debout devant moi ; je fermai les yeux ; quand je les rouvris, le nuage avait disparu. Vous comprenez maintenant pourquoi, seigneur cavalier, je vous ai demandé, à vous qui en votre qualité d’Européen devez être un savant, si les créatures humaines pouvaient évoquer les morts.

Les idées superstitieuses n’ont guère cours au Mexique ; toutefois la race des Jarochos semble en avoir gardé le monopole. Les sorciers, les revenans, les talismans, les maléfices, jouent un grand rôle dans leurs traditions locales. Il me fut impossible de persuader à mon hôte que, dans la solitude, les imaginations ardentes se forgent mille chimères, et n’échappent pas toujours à de véritables hallucinations. Calros secouait la tête d’un air incrédule. Mes doutes sur la puissance évocatrice des sorciers ne réussirent qu’à modifier légèrement ses croyances.

— Je veux bien, me dit-il, que l’ombre de mon parent n’ait point été évoquée par un pouvoir humain ; mais alors c’est Dieu même qui me l’a envoyée. Aussi mon parti est-il pris : je ne resterai pas à Manantial un jour au-delà de celui qui nous éclairera demain. Cependant c’est un rude effort que je fais en m’éloignant, car, à présent plus que jamais, j’aurais voulu rester dans ce village, qui m’est moins cher parce que j’y suis né qu’à cause de celle qui l’habite.

— N’y aurait-il pas quelque moyen de concilier votre devoir avec votre amour ?

— Il y en aurait bien un, qui consisterait à trouver un ami dévoué à qui je déléguerais mes pouvoirs ; un hôte fait partie de la famille, et, en cette qualité, seigneur cavalier, vous pourriez me remplacer, vous mettre en quête du meurtrier que je poursuis, et qui ne saurait vous refuser la revanche que vous lui demanderiez les armes à la main.

— Ce serait, en effet, une mission bien glorieuse, mais je craindrais beaucoup de me trouver au-dessous d’une pareille tâche, répondis-je modestement ; tout ce que je pourrais vous promettre serait de vous accompagner dans vos recherches et de vous aider au besoin.

— C’est une offre que je ne refuse pas, répondit Calros ; nous partirons donc après-demain matin.

Ce point délicat une fois réglé à notre mutuelle satisfaction, et surtout à la mienne, nous songeâmes à passer la nuit le plus commodément possible. Nous nous étendîmes sous le hangar qui servait de péristyle à la cabane. Une brise fraîche commençait à dissiper la chaleur du jour, les cigales se taisaient sous l’herbe, et, dans les savanes, les troupeaux aspiraient, en mugissant, la fraîcheur de la nuit. Bercé par le murmure des feuilles, je prêtai quelque temps l’oreille aux bruits nocturnes des bois, et je ne tardai pas à m’endormir. Bientôt des songes confus représentèrent à ma mémoire tous les événemens de la journée, et je finis par rêver que je rapportais à doña Sacramenta la tête du meurtrier que j’avais vaillamment tué en combat singulier.


III

De toutes les castes de la famille mexicaine, il n’en est point peut-être de plus curieuse à étudier que celle des Jarochos. J’ai dit qu’on désignait sous ce nom les paysans du littoral de Vera-Cruz. Leur costume ne ressemble en rien à celui des autres habitans des campagnes, et présente quelque analogie avec le costume andalou. L’opinion générale est qu’ils descendent directement des gitanos d’Andalousie, et leurs goûts d’indépendance, leur prédilection marquée pour les bois et les lieux déserts, leurs idées superstitieuses, leurs penchans cruels, confirment de tous points cette supposition. Comme leur costume, leur dialecte n’appartient qu’à eux : étrange assemblage des termes les plus choisis du plus pur castillan et des locutions populaires les plus triviales défigurés par une prononciation vicieuse, ce dialecte ne peut être compris, même de ceux qui savent l’espagnol, sans des études toutes particulières. Bien que portés par leur esprit querelleur vers les hasards de la mer et des combats, les Jarochos sont trop jaloux de leur indépendance pour se soumettre volontiers à la discipline d’un camp ou d’un vaisseau. C’est encore ce besoin effréné d’indépendance qui leur fait mépriser l’existence modeste et sédentaire du laboureur. La vie errante du pâtre ou du maquignon est celle qu’ils préfèrent, et le machete joue un rôle essentiel dans tous leurs délassemens. Le Jarocho se priverait du plus indispensable vêtement plutôt que du sabre droit, affilé, luisant, qu’il porte à sa ceinture, toujours sans fourreau, et dont il prend plus de soin que de sa propre personne. Ce sabre est plus souvent d’ailleurs dans la main du Jarocho que sur sa hanche. Un point d’honneur futile, le pari le plus insignifiant, tout est prétexte pour ces gitanos du Mexique à des jeux sanglans qui entraînent parfois une longue suite de combats implacables, quand, au lieu de se contenter du premier sang, un des deux antagonistes a donné à son adversaire un coup mortel. Quelques qualités rachètent pourtant les défauts de ces hommes indomptables. Le Jarocho est sobre, franc, loyal et hospitalier envers les blancs (il appelle ainsi les gens d’une classe plus élevée) ; il a le vol en horreur ; il aime le sol où il est né ; étranger à tout instinct cupide, il vit content de peu au milieu d’un pays fertile, où trois moissons couvrent chaque année les champs qu’il ensemence sans les cultiver. Le jeu, la musique, la danse, la poésie, car tout Jarocho est quelque peu improvisateur, se partagent avec l’amour presque tous les instans de cette existence heureuse et facile. L’extérieur du Jarocho porte d’ailleurs un cachet de distinction qui convient à de pareils goûts. L’habitant des campagnes de Vera-Cruz est en général robuste et bien fait. Il a la maigreur nerveuse des races d’élite, et la nature a jeté sur toute sa personne un prestige d’élégance en harmonie avec ce culte chevaleresque voué par le Jarocho à trois objets : son cheval, son épée et sa maîtresse.

Sept ans avant l’époque de mon passage à Manantial et quelque temps après mon arrivée au Mexique, je m’étais déjà trouvé en contact momentané avec cette classe d’hommes ; mais, peu familiarisé avec la langue espagnole, je n’avais pu absolument rien comprendre au bizarre dialecte des Jarochos. Ma dernière mésaventure avait cela de bon, qu’elle me jetait de nouveau au milieu de cette caste exceptionnelle, après un séjour au Mexique qui m’avait suffisamment préparé à l’étudier.

Le lendemain matin, quand je m’éveillai, au moment où le soleil commençait à verser une insupportable chaleur, mon hôte était déjà debout ; la mise élégante et presque recherchée qui avait remplacé son costume de voyageur me rappela que le jour qui se levait était un jour de fête pour Manantial. Une torsade de perles de Venise, rehaussée de distance en distance de petits miroirs, entourait la forme de son chapeau ; sa chemise de fine batiste était ornée de riches broderies ; les boutons de sa calzonera de velours se composaient, à la ceinture, de piastres fortes, et, le long des jambes, de réaux et demi-réaux ; ses pieds étaient chaussés de brodequins de cordouan, dont les tiges s’arrondissaient au-dessus de la cheville en éventails brodés. Enfin, son cortante[20], fourbi avec plus de soin encore, étincelait suspendu à sa ceinture de soie écarlate, et des houppes de soie de la même couleur en ornaient la poignée de corne. Dans cet équipage aussi galant que fièrement porté, le Jarocho avait un air de raffiné dont j’augurai très bien, pour ses affaires de cœur.

Cependant, malgré le contentement intérieur qui rayonnait sur son visage, Calros relevait parfois d’un air soucieux les crocs de sa moustache. Une arrière-pensée pénible semblait mêler quelque amertume à sa joie. Je lui demandai la cause de sa préoccupation.

— Ah ! si vous vouliez, me répondit-il en soupirant, prendre sur vous la vengeance dont je suis chargé, je serais délivré d’un souci qui va m’obséder plus péniblement encore au milieu des plaisirs de ce jour..

— Quoi ! votre serment vous empêchera-t-il de boire, de chanter ou de jouer ?

— Non ; il m’empêchera de me battre, et qu’est-ce qu’un fandango sans quelque bonne petite querelle qui en relève la saveur ? Mais bah ! on ne peut avoir tous les plaisirs à la fois. Je chanterai plus fort, je jouerai davantage, et je boirai d’autant pour me calmer.

Je doutais fort de la vertu calmante des cartes et de l’eau-de-vie de Catalogne, mais j’affectai de croire pleinement à l’efficacité du remède, d’abord pour être agréable à mon hôte, ensuite pour le détourner de faire encore une fois ; dans l’intérêt de sa vengeance, appel à ma bravoure.

Comme le Jarocho, Manantial avait aussi pris un costume de fête. Un mouvement inusité régnait dans tout le village. Sur le seuil des cabanes apparaissaient de temps à autre des femmes qui étalaient coquettement, aux feux du soleil, parmi des flots de mousseline et de dentelles, l’or et le corail, si chers aux beautés basanées des pays méridionaux. Sur la clairière, on disposait une espèce d’estrade destinée aux danseuses ; on, improvisait des boutiques d’eau fraîche, de tepache et d’eau-de-vie catalane ; on dressait des tables de jeu ; quelques heures encore, et les Jarochos des villages voisins allaient arriver de tous côtés. Le soleil versait à flots une éblouissante ardeur. L’ombre des palmiers, déjà moins perpendiculaire, marquait deux heures après midi. Des cavaliers arrivaient en foule, mettaient pied à terre et attachaient aux troncs des arbres, aux pilastres de bois des maisons, leurs montures aux flancs fumans. Ce fut bientôt un pêle-mêle confus d’hommes et de chevaux ; les hennissemens, les cris, les éclats de rire et les préludes des guitares résonnaient de tous côtés. Des cercles se formaient suivant les goûts de chacun autour des tables de jeu, des ventorrillos[21] ou de l’estrade réservée aux danseuses. Ce fut près de ce dernier groupe que je m’établis en observateur. C’était le centre où les passions les plus fougueuses allaient se développer dans toute leur effervescence.

L’estrade, élevée à quelques pouces du sol, n’attendait plus que les danseuses, qui devaient seules y figurer, car par suite d’un usage bizarre, commun à tous les villages de la côte de Vera-Cruz, les hommes restent spectateurs des danses que les femmes exécutent entre elles. Un Jarocho s’assit par terre près de l’estrade, croisa les jambes et commença de râcler d’une main vigoureuse les cordes de sa mandoline. Huit ou dix danseuses s’empressèrent de répondre à cet appel, firent un tour sur le parquet et commencèrent à danser. Assez monotone d’abord, la danse s’anima peu à peu, à mesure que les femmes répondaient aux couplets que chantait le musicien par d’autres couplets. J’admirai l’agilité et la grace avec lesquelles plusieurs de ces femmes portaient, en dansant, un verre plein d’eau sur la tête sans en répandre une goutte, ou détachaient, sans faire usage de leurs mains, les nœuds compliqués formés autour de leurs pieds par une ceinture de soie[22]. Toutefois, bien que ces prouesses chorégraphiques soulevassent de légitimes applaudissemens, les passions des assistans semblaient encore sommeiller. Les rires, les reparties piquantes et les jurons avaient accompagné seuls jusqu’alors les libations d’eau-de-vie relevée d’écorces d’orange qui se faisaient à la ronde. La première danse, assez froidement accueillie, une fois terminée, la guitare préluda à un nouveau son[23] : c’était la danse appelée petenera.

Cette fois encore, l’estrade fut bientôt remplie, et, parmi les femmes qui s’avançaient, je reconnus, à sa gracieuse tournure, à sa provoquante beauté, doña Sacramenta, celle que mon hôte appelait, dans son langage fleuri, son ange humain bien-aimé[24]. Un jupon de mousseline transparente ceignait ses hanches. Ses bras arrondis et dorés plutôt que hâlés par le soleil sortaient des broderies et des dentelles de sa chemise de batiste. Une gorgerette semblable à celle des Arlésiennes couvrait, sans presque les cacher, les contours de ses épaules ; ses pieds étaient chaussés de bas de soie à jour et de souliers de satin, la tresse de ses cheveux entourait de noirs replis un peigne d’écaille rehaussé d’or massif. Ses paupières, baissées sous les regards de feu qui de toutes parts se dirigeaient sur la bien-aimée de Calros, dessinaient sur ses joues d’un blanc mat l’ombre de ses longs cils. Ce n’était plus la chaste et calme beauté que j’avais admirée la veille aux rayons de la lune ; c’était, aux feux du soleil, la femme de la zone torride dans tout son enivrant éclat.

Dès ce moment, à l’excitation produite par des libations multipliées, et qui grandissait à chaque moment sous l’ardeur dévorante du ciel, vint se joindre parmi les spectateurs une excitation d’une nature toute différente, et plus terrible encore.

— Ah ! disait à côté de moi un Jarocho dont les cheveux commençaient à grisonner, au dernier fandango de Malibran[25], Quilimaco a perdu une de ses oreilles, et Juan de Dios le bout du nez pour une belle qui ne valait pas une seule boucle des cheveux de celle-ci.

— Patience, tio[26], répondit un autre, la belle Sacramenta doit avoir plus d’un attentif dans ce village, et je vous prédis qu’avant ce soir, elle aura fait danser le machete et la chamarra[27] de deux au moins d’entre nous.

J’écoutais ce dialogue sans trop le comprendre ; les événemens devaient me l’expliquer. Deux partis, deux groupes s’étaient spontanément formés autour de l’estrade des danseuses. Dans le premier, un Jarocho, aussi somptueusement vêtu que Calros, semblait, à en juger par son attitude arrogante, exercer un ascendant marqué. Au milieu du camp opposé, mon hôte paraissait aussi être entouré de ses adhérens. Il était facile de pressentir qu’à la fin de ce jour les assistans ne se sépareraient pas mécontens, comme il arrive après une fête qu’aucune querelle sanglante n’est venue troubler. Animés par l’espoir de quelque collision, les musiciens râclaient leur guitare avec un redoublement d’ardeur ; un souffle de discorde planait dans l’air. Au moment où, après le tour d’usage, les danseuses commencèrent à se mettre en mouvement, les chanteurs entonnèrent d’une voix nasillarde un couplet dont les paroles n’avaient aucun rapport avec les circonstances présentes : c’étaient quelques proverbes vulgaires mis en vers, dépourvus presque de sens, mais remarquables par une obscénité que pouvait seule faire pardonner la naïveté de cette poésie sauvage. Je vins alors me placer près de mon hôte, dont l’œil suivait avec une attention jalouse tous les mouvemens de Sacramenta, et je remarquai que la danseuse ne lui accordait pas m même un regard en retour de ses œillades passionnées.

— Vous le voyez, me dit-il à voix basse ; espérer hier, désespérer aujourd’hui, tel est mon sort ; aussi nous partirons demain.

Ces derniers mots trahissaient une douleur si poignante, que je maudis de bon cœur l’impitoyable coquetterie de celle qui se jouait ainsi de l’amour de Calros.

— Ah ! reprit-il, elle ne m’a pas pardonné ce maudit nœud de rubans rouges que je n’ai pu me procurer.

En ce moment, son antagoniste s’avança vers l’estrade, et, se découvrant, il passa son chapeau à Sacramenta avec une courtoisie pleine d’aisance. Celle-ci le reçut le sourire aux lèvres et le mit sur sa tête, sans interrompre en rien les évolutions commandées par la danse. La figure de Calros resta impassible ; il se contenta de faire à l’un de ses partisans un geste presque imperceptible. Celui-ci, s’avançant à son tour, présenta également son chapeau à la danseuse. La courtoisie exigeait qu’en pareil cas la femme ne montrât de préférence pour aucun des deux hommes ; elle continua donc de danser en tenant les deux chapeaux à la main. L’avantage de voir son chapeau rester sur la tête de la danseuse devait appartenir au troisième galant qui saisirait l’occasion ; comme je m’y attendais, ce fut Calros qui en profita. Les deux antagonistes échangèrent aussitôt un regard de défi ; puis, le premier en date, détachant sa ceinture de crêpe de Chine, vint la suspendre en écharpe aux épaules nues de Sacramenta, et la disposa de façon à former à son côté une large rosette écarlate.

Les guitares, râclées avec plus d’ardeur, semblaient résonner comme des clairons ; les voix des chanteurs s’élevaient aussi. Tandis que les hommes échangeaient des regards de satisfaction évidente, les femmes chuchotaient entre elles, et semblaient envier les hommages rendus à Sacramenta. La jeune fille dansait toujours ; son teint s’était coloré d’une vive rougeur qui prêtait plus d’éclat encore à ses yeux noirs. Cependant une vague appréhension soulevait son sein. Heureuse et tremblante à la fois, elle n’osait tourner ses regards vers celui pour qui son cœur ressentait une secrète inquiétude. Aussi, en dépit du masque impassible que le décorum infligeait au visage de Calros, le tressaillement soudain de ses muscles trahissait-il toutes les tortures de la jalousie.

— Courage ! lui dis-je tout bas, n’avez-vous plus sur votre cœur la fleur du suchil ?

Calros releva la tête, comme si ce souvenir lui rendait de la confiance ; il détacha son machete, et alla le suspendre, près de l’écharpe écarlate, sur les épaules de Sacramenta. Ainsi s’accomplissait la prédiction dont j’avais en vain cherché d’abord à deviner le sens : Sacramenta dansait avec le machete et la chamarra de deux de ses prétendans. C’était un bizarre coup d’œil que cette lame étincelant au soleil sur la mousseline de la robe près des épaules nues et au-dessus du sein palpitant de la jeune fille, dont les tresses se déroulèrent bientôt sous le poids de sa singulière coiffure. La foule se taisait ; il y avait parmi elle une anxiété semblable à celle qui règne dans un cirque de taureaux quand le sang a mouillé l’arène. Tout à coup une voix mâle, imposante, s’écria près de l’orchestre : Bomba[28] ! Les chants cessèrent aussitôt, les cordes seules des instrumens vibrèrent aigrement ; cette voix était celle du rival de Calros, qui chanta les vers suivans :

De tu voluntad confio,
Pero fiel te he de advertir
Que si erej la vida mia,
No me dej en que sentir,
Si me quierej alma mia[29].

Les adhérens du Jarocho répétèrent en chœur le dernier vers. Frappant alors avec force sur le bois de la guitare de l’un des musiciens, Calros s’écria d’une voix retentissante : Letra, et il reprit le dernier vers répété par le chœur comme début d’un nouveau couplet :

Si me quierej, alma mia,
No quieraj otro conmigo.
Que si compartej tu amor,
No quiero amor compartido.
Hay en compaña un traidor[30].

Ce fut au tour des amis de Calros de répéter en chœur :

Hay en campaña un traidor.

A mesure que le moment approchait où les passions contenues des deux rivaux allaient faire explosion, les figures, par une affectation de courtoisie chevaleresque, se couvraient d’un masque de tranquillité trompeuse.

Rentré dans le groupe qui lui était dévoué, pendant le dernier couplet qu’avait chanté Calros, son rival s’avança de nouveau au-delà du cercle et reprit :

Le diraj a ese tu amante,
A ese mi competidor,

Que si trae jierro y valor
Que se me pare delante[31].

Calros reprit avec un calme sourire en donnant la réplique :

Que se me pare delante,
Este traidor, falso amigo.
Dile, mi vida, al tunante
Que et valor anda conmigo[32].

Soit qu’elle cédât à la fatigue d’une danse prolongée pendant toute la durée de cette pastorale héroïque, soit que l’émotion générale qui se manifesta au dernier couplet chanté par son adorateur l’accablât, Sacramenta cessa de danser et revint à sa place ; les autres danseuses l’imitèrent. Instruits par l’expérience à ne pas attendre le commencement de la mêlée, dont leurs instrumens sont souvent les premières victimes, les musiciens se retirèrent précipitamment à l’écart. Quelques prescriptions du cérémonial habituel restaient encore à remplir ; les prétendans avaient à racheter les gages dont ils avaient paré la danseuse. L’usage fixe ce rachat à un demi-réal. Les deux rivaux s’avancèrent l’un après l’autre, et remplirent de pièces de monnaie d’argent les deux mains de Sacramenta. Tandis qu’elle recevait, au milieu du murmure flatteur excité par la prodigalité des deux Jarochos, une offrande à laquelle elle ne pouvait, sans grossièreté, se soustraire, ses deux petites mains étendues tremblaient involontairement, et ses lèvres pâlies essayaient, mais en vain, de sourire. Calros cherchait aussi, vainement dans ses yeux un regard d’encouragement. Pâle et muette, embellie par une émotion qu’elle ne pouvait dissimuler, la jeune fille cachait toujours avec le même soin, sous ses longues paupières baissées vers la terre, la préférence qu’elle ressentait sans doute en secret pour l’un des deux rivaux. Le machete allait décider la question, et les plaisirs de la fête allaient être complets pour mon hôte en dépit de ses sages résolutions, quand une femme, fendant la foule, vint lui rappeler le serment qu’il allait violer. C’était la mère de celui dont il devait venger la mort.

— C’est une honte, ñor don Calros, s’écria la vieille femme, d’accepter ainsi au préjudice de votre parole une querelle sans motif, tandis qu’un de vos parens traîtreusement tué n’a pas encore été vengé.

Le Jarocho avait accueilli avec un air d’évidente contrariété cette intervention intempestive : aussi fit-il tous ses efforts pour conjurer l’interdiction qui allait clouer son machete à son côté ; mais la vieille, se bornant à rappeler l’engagement sacré pris par le Jarocho, opposait à toutes ses raisons une réponse invariable.

— Eh ! mon Dieu ! ña Josefita, dit enfin Calros d’un air de bonhomie, vous faites là beaucoup de bruit pour rien, et vous méconnaissez mes bonnes intentions, car c’est dans l’intérêt du défunt que j’agis ainsi ; pour porter des coups plus sûrs à son meurtrier, n’est-il pas indispensable que je m’exerce la main ? Et c’est vous qui vous y opposez !

— Et si un revers fait tomber cette main sur le sol, reprit la vieille avec un air de triomphe, qui vengera mon fils ?

— Ah ! ceci est sans réplique, répondit Calros mis hors de garde par cet argument ; mais c’est égal, les femmes embrouillent toujours les affaires. Alors, qu’on me remplace, continua-t-il d’un air de mauvaise humeur, si mon adversaire y consent toutefois.

L’adversaire s’inclina, et, le chapeau sur l’oreille, le poing sur le manche de son machete, la jambe droite en avant, il s’écria avec une majestueuse condescendance :

— Qu’est-ce que je veux, moi, dans tout ceci ? ne pas laisser dire que ceux de Manantial ont ouvert un fandango sans le fermer convenablement, sans en faire à nos visiteurs les honneurs, comme cela se doit. Or, continua-t-il en clignant l’œil avec un redoublement de fatuité, si je ne puis me battre pour les doux yeux de ña Sacramenta, j’accepterai quiconque voudra jouer, au premier sang, une bouteille d’eau-de-vie de Catalogne.

Des applaudissemens interrompirent l’orateur, qui, se balançant sur les hanches avec une superbe assurance, reprit tout aussitôt :

— Je dois dire seulement qu’ayant, il n’y a pas une heure, laissé mon dernier réal sur l’as de cœur, je suis dans l’impossibilité de payer et dans l’obligation de vaincre. Qu’on me désigne ma victime.

Cette péroraison fanfaronne, tout-à-fait digne d’un vrai Jarocho, porta l’enthousiasme à son comble parmi les assistans. Quant à l’orateur, laissant tomber sur Calros qui se rongeait les poings un regard de suprême impertinence, il se berçait doucement dans son triomphe.

— Allons, don Calros, vous ne manquez pas sans doute d’amis qui voudront vous remplacer ? reprit-il.

Au premier mouvement d’enthousiasme avait succédé un profond silence. La perspective de payer de sa personne et surtout de sa bourse ne paraissait bien vivement sourire à aucun des assistans, et je n’étais pas sans une certaine appréhension moi-même que mon hôte n’en revînt à son idée fixe de me prendre pour suppléant. Heureusement un incident inattendu vint sauver l’honneur de la population de Manantial.

Par la route que j’avais suivie la veille, un étranger s’avançait vers les assistans au pas le plus rapide d’un cheval qui avait, comme tous ceux de Tierra-Caliente, le cou allongé et une allure des plus pacifiques. Tous les yeux se fixèrent sur le nouveau venu, qui paraissait étranger au village, et dans lequel je reconnus seul le Jarocho qui avait interrompu ma partie avec Cecilio. Satisfait d’avoir arraché quelques courbettes à sa paisible monture, l’étranger mit pied à terre et l’attacha, sans proférer une parole, à l’un des pilastres de bois d’une maison voisine ; puis, toujours silencieux, il revint près de l’estrade, tira son machete, à la poignée duquel flottait un nœud de rubans rouges, s’en servit pour tracer un rond sur le sable, et le cloua par la pointe dans le centre de cette circonférence.

Un silence profond accueillit cette étrange visite. Quant à moi, il me semblait assister, au milieu de ces mœurs chevaleresques, à quelque épisode d’un chant de l’Arioste. Cette épée enfoncée en terre était l’arrogant défi d’un seul homme à une population tout entière. L’antagoniste réclamé par le rival de Calros se présentait aussi à propos qu’il pouvait le désirer. Tous les yeux cherchèrent le rodomont mis en demeure cette fois de justifier sa fanfaronnade ; mais celui-ci, trouvant sans doute son nouvel adversaire trop redoutable, s’était éclipsé au moment où l’attention de tous les spectateurs était absorbée par cet incident imprévu. L’étranger, qui paraissait un de ces paladins dont un vœu enchaînait la langue, s’avança, aussi fièrement qu’il était arrivé, vers l’un des ventorrillos, et, frappant rudement avec une piastre forte sur les planches qui tremblèrent sous la commotion, se fit servir par geste un large verre d’eau-de-vie, donna la piastre en échange, puis porta le verre à sa bouche ; mais, en homme qui dédaigne d’exciter son courage à l’aide de spiritueux, il ne fit que tremper ses lèvres dans la liqueur et jeta le contenu du verre par-dessus son épaule. Dans les idées reçues parmi les Jarochos, on ne pouvait faire plus magnifiquement les choses. Certain alors d’avoir fait son entrée dans les règles, le nouveau venu promena sur tous les assistans un regard fier et tranquille. Il attendait.

Tous les habitans de Manantial regardaient l’étranger avec admiration, mais aucun ne semblait plus impatient que mon ami Calros de se mesurer avec ce brillant champion. C’était, on s’en souvient, faute d’un nœud écarlate qu’il avait encouru, la veille, la disgrace de Sacramenta.

Or, à la poignée du machete de l’inconnu flottaient des rubans du plus beau pourpre. Le combat qui se livra à cette vue dans l’ame de Calros ne fut pas de longue durée. Après quelques secondes de réflexion, il se pencha vers moi.

— Vive Dieu ! me dit-il à voix basse, au diable soit la vieille ! Sacramenta aura ces rubans écarlates.

Puis, se levant vivement, il alla planter son machete à côté de celui de l’inconnu. Le défi était accepté. L’étranger porta courtoisement la main à son chapeau, et, après avoir un instant considéré l’adversaire qui répondait à son défi, il jeta un regard rapide sur le groupe des femmes, comme s’il cherchait celle à laquelle il voulait offrir l’hommage de sa valeur. Il eut bientôt distingué la belle Sacramenta, et, s’avançant vers elle avec une remarquable aisance

— Les fandangos de Medellin, dit-il, ont perdu tout leur attrait, depuis que na Sacramenta n’est plus là pour les embellir. Puis-je me flatter qu’elle ne les a pas oubliés, non plus qu’un de ses apasionados les plus fervens ?

Au moment où la jeune fille ouvrait la bouche pour répondre, Calros, dont la jalousie inquiète était en éveil, s’approcha à son tour de l’étranger, et prenant la parole

— Pardon, seigneur cavalier, dit-il : mais j’ai un goût particulier pour les rubans rouges : vous agréerait-il de faire de ceux qui ornent votre machete le prix du premier sang ?

— Volontiers, répondit l’étranger ; j’allais oser en offrir l’hommage à doña Sacramenta comme quelque chose de bien indigne, mais qui doit acquérir désormais un certain prix, puisque ce sera celui du sang versé pour elle.

Après cette réponse accompagnée d’un gracieux sourire, il ôta son chapeau qu’il tint à la main, et, la tête découverte, il alla reprendre son machete à l’endroit où il l’avait planté. Calros se découvrit également et prit le sien. Un combat de courtoisie s’engagea préalablement entre les deux champions dont aucun ne voulait se couvrir le premier après bien des façons, les deux Jarochos terminèrent le débat en remettant le chapeau sur leur tête l’un et l’autre en même temps. Alors le plus âgé des assistans se chargea de choisir le terrain et de partager le soleil. Cela fait, les deux combattans se mirent en face l’un de l’autre ; les hommes les entourèrent, et tous deux n’attendirent plus que le signal. Certes, si l’étranger était aussi adroit qu’il paraissait brave et bien appris, ce devait être un ennemi redoutable ; j’étais inquiet pour Calros du résultat de cette rencontre, dont l’issue pouvait être fatale à sa réputation comme à ses affaires de cœur. Le signal fut donné au milieu d’un silence si profond, qu’on entendait, malgré la foule, le faible souffle du vent bruire dans le feuillage.

Les deux adversaires commencèrent par se porter mutuellement des coups furieux qui faisaient craindre plutôt un combat à mort qu’une lutte au premier sang ; mais chaque fois un bond soudain prévenait, aux applaudissemens de tous, le dénouement qu’on redoutait[33]. Tantôt les fers coupaient l’air avec un sifflement lugubre, tantôt ils retentissaient frappés l’un contre l’autre avec un cliquetis aigu. Cependant il était évident que l’étranger en voulait plus à l’honneur de son antagoniste qu’à sa vie ; or, dans ces combats de gladiateurs, le point d’honneur consiste à sauvegarder la main ; une main blessée est une tache ineffaçable pour la réputation du ferrailleur le plus renommé. La perte de la vie n’est rien auprès d’un pareil affront. Malheureusement pour Calros, les rubans rouges flottant à la poignée du machete de son adversaire garantissaient celui-ci plus sûrement que n’aurait fait une garde d’acier. C’était pour orner de ces rubans les noirs cheveux de Sacramenta que Calros exposait sa vie, c’était pour les garder sans souillure que le Jarocho se défendait. Les combattans avaient, en rompant alternativement, parcouru un espace de terrain considérable. La foule tumultueuse des spectateurs ondulait en tous sens suivant que les deux adversaires se déplaçaient eux-mêmes. Aucun d’eux n’était encore atteint, quand le fer de l’étranger, relevant celui de Calros, glissa en sifflant le long de la lame. Une seconde de plus, et les doigts tranchés de mon hôte allaient laisser échapper le machete ; mais une rude parade fit dévier à temps la dague menaçante, et le bras seul de Calros, atteint au-dessus du poignet, laissa jaillir un filet de sang. Au même instant, une tache rouge empourpra sur l’épaule la chemise de l’inconnu. Les deux fers s’abaissèrent à la fois ; le combat était terminé sans qu’il me fût possible de décider qui des deux champions avait été le premier blessé ; mais le coup d’œil rapide et exercé des témoins de ce duel avait déjà tranché la question. L’étranger n’essaya pas d’en appeler de leur jugement, et, détachant les nœuds de soie qui jusqu’alors avaient orné son machete, il les présenta sur la pointe de son arme à son adversaire ; c’était s’avouer vaincu. Ce dernier acte de courtoisie acheva de lui gagner tous les cœurs, et, malgré sa défaite, il partagea avec son rival tous les honneurs de la victoire. Un seul lui manqua, celui peut-être qu’il enviait le plus. Une pâleur mortelle avait couvert, pendant toute la durée du combat, les joues de Sacramenta, mais cette pâleur fit bientôt place à une vive rougeur, quand Calros s’avança vers elle. Tandis qu’elle recevait de lui les précieux rubans qu’il avait si vaillamment gagnés, les mouvemens tumultueux de son sein, un doux et radieux sourire, des regards qui ne se baissaient plus vers la terre, disaient assez éloquemment à l’heureux Jarocho que sa bien-aimée attachait autant de prix à ce nœud écarlate qu’il en attachait lui-même à la fleur de suchil tombée la veille de sa chevelure.

Ce dernier épisode avait passé à peu près inaperçu de tous. Les hommes entouraient l’étranger, qui, cette fois, les avait conviés à passer au ventorrillo ; Calros ne tarda pas à les rejoindre, et les deux rivaux luttèrent encore de prodigalité au grand contentement des invités, qui savouraient l’eau-de-vie à longs traits et se félicitaient d’avoir pendant huit jours un si brillant fandango à commenter. Pour moi, après avoir laissé pendant quelques instans l’étranger répondre aux questions des buveurs, j’allais à mon tour m’approcher de lui et me faire reconnaître quand l’attention générale fut brusquement détournée par un cavalier qui arrivait à toute bride. Ce cavalier n’était autre que l’homme à qui l’étranger avait la veille donné devant moi rendez-vous à Manantial. A la vue du sang qui tachait la chemise du rival de Calros, le survenant s’écria : — Il y a eu de l’agrément ici, à ce qu’il paraît, ami Julian ?

— On passe son temps du mieux qu’on peut, ami Ventura, répondit l’étranger.

— Eh bien ! ne vous l’avais-je pas dit ? reprit le cavalier en montrant le ciel, qui, depuis quelque temps chargé de nuages, présageait une tempête. Nous allons avoir de l’occupation sur la plage. Êtes-vous d’humeur à m’accompagner ?

— Volontiers, répliqua l’étranger assez tristement, car je crains de n’avoir plus rien à espérer ici.

Et remontant à cheval après avoir échangé avec tout le monde des serremens de main, les deux amis s’éloignèrent au galop. Ce fut le signal du départ pour tous les assistans. La brillante joute de Calros et de Julian avait dignement terminé la fête.

Qu’étaient-ce que ce Julian et ce Ventura ? Personne parmi les Jarochos qui m’entouraient ne semblait les connaître ; mais je me réservais d’interroger Calros à cet égard. La nuit venue, couché près de mon hôte sous le péristyle de sa cabane, j’étais, en effet, au moment de le questionner sur les deux inconnus, quand un bruit de pas sous lesquels les herbes sèches criaient à peine vint nous interrompre. C’était encore la vieille Josefa. Soigneusement drapée, malgré la chaleur, dans son rebozo, qui ne laissait entrevoir que deux yeux étincelans sous un double bandeau de cheveux gris, Josefa m’offrait un type assez complet de ces sorcières qu’on retrouve encore au Mexique parmi tant d’autres débris du moyen-âge.

— Je suis chargée d’un message pour vous, dit-elle à : Calros ; venez avec moi, et une bouche qui vous est bien chère vous dira que vous pouvez partir quand vous voudrez, et que vous serez le bienvenu au retour, si votre mort ne laisse pas un cœur inconsolable.

Le Jarocho se leva vivement et suivit la vieille femme. Une heure après, il était de retour. Il savait que les vœux les plus fervens allaient l’accompagner dans sa périlleuse entreprise, et son front était rayonnant.

— Il est néanmoins bien dur de quitter Sacramenta, ajouta-t-il ; mais je n’ai plus de prétexte pour différer mon départ, et nous nous mettrons en route demain matin.

— Soit ; mais quelle route comptez-vous prendre ? Savez-vous où s’est réfugié celui que nous allons poursuivre ?

— Nous suivrons la grève ; la vieille Josefa m’assure que le pilote Ventura pourra me mettre sur la bonne voie : c’est à Boca-del-Rio, sur la plage, que nous le rencontrerons.

Le nom de Ventura, prononcé par Calros, me fournissait un prétexte que ma curiosité saisit aussitôt : je demandai à mon hôte s’il connaissait ce Ventura et surtout ce Julian, dont la conduite chevaleresque m’avait singulièrement intéressé ; mais je n’obtins que des réponses vagues qui m’affermirent dans mon dessein d’accompagner Calros à Boca-del-Rio, où j’espérais retrouver les deux amis.

Le lendemain matin, nous sellions nos chevaux avant le jour, et aux premières lueurs de l’aube nous quittions le village encore enseveli sous la brume matinale.


GABRIEL FERRY.

  1. Les femmes de Jalapa passent à juste titre pour les plus belles et les plus gracieuses de la république ; on cite leur goût prédominant pour les plaisirs, les fleurs et la musique.
  2. Voyez la livraison du 1er mars 1848.
  3. Love, en anglais amour ; lova, en espagnol louve.
  4. Ces cabanes sont construites en bambous espacés de manière à laisser circuler partout l’air et la lumière. -Voyez sur la venta de Lencero l’Histoire de la Conquête du Mexique, par Bernal Dias del Castillo, l’un des compagnons de Cortez, témoin oculaire de tous les événemens de la conquête.
  5. On nomme ainsi chaque partie du jeu appelé monte.
  6. On appelle Jarochos les paysans du littoral et de la campagne de Vera-Cruz.
  7. Ces chapeaux, qui prennent leur nom du lieu où ils se font, valent souvent de trois à quatre onces d’or, ou 240 et 320 francs.
  8. Nom d’une danse qui par extension désigne les fêtes des villages de la côte de Vera-cruz.
  9. Valet de trèfle.
  10. Le cenzontle et le cuitlacoche sont les deux types principaux de la classe des oiseaux moqueurs. Le cenzontle sait imiter tour à tour le sifflement du merle, le miaulement du chat sauvage, le cri de l’aigle et du faucon, le hurlement du coyote, le gémissement de la chouette et du hibou.
  11. Synonyme local de cheval.
  12. En bon espagnol, Oiga usted, señor desconocido (écoutez, seigneur inconnu). Ce peu de mots suffira pour donner une idée des altérations que subit la langue espagnole dans la bouche des Jarochos.>
  13. « Si je trouve un compétiteur, — je sais manier mon épée ; — s’il a du fer ou du cœur, — il verra qu’elle est bien trempée. » Ces assonances peuvent traduire fidèlement l’espagnol.
  14. Na, abréviation de doña, usitée dans cette partie du Mexique.
  15. Ces hyperboles, toutes locales, reviennent fréquemment dans la conversation des Jarochos.
  16. Calro ou plutôt Calros, pour Carlos.
  17. Vers luisans. C’est une coiffure étrange que les femmes de Mexico n’ont pas dédaigné parfois d’emprunter aux Jarochas.
  18. Arbre sauvage commun dans les parties chaudes du Mexique, et dont les fleurs sont recherchées pour leur parfum.
  19. Espèce de petites guitares appelées aussi javanas.
  20. Cortante (coupant) est le synonyme local de machete, comme andante (allant) est le synonyme de cheval.
  21. On appelle ventorrillo, sur la côte de Vera-Cruz, une cantine où se débitent l’eau-de-vie, le tepache (liqueur fermentée de l’ananas) et d’autres boissons fortes.
  22. On appelle cette danse bamba.
  23. Terme local qui s’applique à toute espèce d’air de danse.
  24. Querido angel humanal, expression consacrée et familière parmi les Jarochos.
  25. Petit village à trois lieues de Vera-Cruz.
  26. Le mot tio (oncle) désigne en style familier, comme le mot père en français, un homme âgé.
  27. Ceinture.
  28. Exclamation usitée pour réclamer le silence au moment d’un toast. On y répond par une autre exclamation, letra.
  29. « J’ai confiance en ta tendresse, — mais je dois te le dire : — si tu es ma vie, — ne me donne pas de chagrin ; — ne m’en donne pas si tu m’aimes, ô mon ame ! »
  30. « Si tu m’aimes, ô mon ame, — n’aime personne avec moi. — Que si tu partages ton amour, — je dédaigne un amour partagé ! — Il y a un traître en campagne. »
  31. « Tu lui diras, à ton amant, — à ce rival, — que, s’il a du fer et du cœur, — il se mette face à face avec moi. »
  32. « Qu’il se mette face à face avec moi, — ce traître, ce faux ami. — Dis-lui, ô ma vie, à ce vagabond - que la valeur marche avec moi. » On remarquera que j’ai conservé dans le texte de ces couplets l’orthographe particulière aux Jarochos.
  33. Les Jarochos ne connaissent guère que les plus simples élémens de l’art de l’escrime, et s’en rapportent, pour parer et porter les coups, beaucoup plus à l’agilité du corps qu’à la science de l’attaque et de la défense.