Scènes du Désert/01

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SCÈNES DU DÉSERT.
(Fragmens de l’Alméh, roman.)

I.


UNE TENTE ARABE.
Ze djoubish mergh wé mahy aramideb
Tlhawaditz pay derdamen xechidèh.
Tous les êtres créés jouissaient d’un sommeil paisible, et le malheur lui-même était endormi.
Djamy, poète persan, Amours de Zuleïka.


Cette histoire commence au milieu des nuits paisibles, claires et froides du Saïd, nom arabe de la Haute-Égypte, dans l’année de l’hégire 1212, que les chrétiens appellent l’an 1797, et que les Français nommaient alors l’an vi de la république, et dans le désert qui s’étend sur la rive gauche du Nil, à quelques lieues des grandes ruines de Thèbes. La lumière de nuit était pure comme elle l’est toujours sous ce beau climat ; mais comme l’horizon y est continuellement voilé par de légères vapeurs, ce n’était qu’au zénith seulement que l’on pouvait voir les larges étoiles de la zone torride, et les constellations inconnues à l’œil de l’Européen. Une terre inégale et blanchâtre, sans l’éclat de la neige, mais ondulée comme elle, s’étendait jusqu’à l’horizon comme une nappe immense dont rien ne rompait la triste uniformité. Cette sorte de mer immobile avait une lueur blafarde et mate, et partout s’étendaient des sables sans ombre. Seuls au milieu de la terre vide et stérile, s’élevaient deux colosses comme deux rochers dans l’océan ; ces figures énormes et d’inégale grandeur reposaient assises à côté l’une de l’autre sur des trônes de granit noir, larges comme deux collines[1] ; à la lueur des étoiles, on pouvait distinguer leurs bras immenses s’appuyant sur leurs genoux réunis ; et dans l’air, à une grande hauteur, reluisaient leurs têtes mutilées, qui s’élevaient sur leurs épaules comme deux grandes tours ruinées sur deux montagnes voisines. Ces antiques statues semblaient régner sur le désert, et lui imposer son silence : tout, jusqu’à l’air lui-même, était sans mouvement, quelquefois seulement une brise soudaine et rapide, venue de la mer Rouge, faisait voler devant elle un peu du sable fin de la plaine ; et puis, comme si cette terre morte eût fait un vain effort pour s’agiter et revivre, tout retombait dans un éternel repos.

Cependant un bruit inusité s’éleva tout à coup dans cette nuit silencieuse, ce fut un tintement léger de sonnettes et de grelots, secoués par un mouvement fréquent et régulier : une masse blanchâtre qui courait rapidement, s’approcha des deux colosses, et tourna deux fois à l’entour.

C’était un petit éléphant blanc, de la moindre taille, qui passait avec un trot rapide et alongé : un homme paraissait assis sur son dos, au milieu de plusieurs fardeaux élevés ; douze autres hommes couraient à ses côtés, un enfant était couché sur sa tête. Après avoir fait le tour des statues, l’éléphant fut arrêté par son guide entre ces deux colosses, et vers le socle du plus grand, qui a soixante pieds de haut, et dont sa trompe n’atteignait pas le pied. Une petite lumière rougeâtre brillait sur le sable ; elle éclairait l’intérieur d’une tente arabe plantée sur quatre piquets, et couverte de peaux de chèvres. Ce toit nomade s’appuyait contre la base immortelle et pesante de la statue de Memnon, et s’élevait à peine à la moitié de son piédestal ; les deux pieds réunis du colosse paraissaient comme un double dôme sur la tente qu’ils ombrageaient. À quelques pas, une longue lance était plantée dans le sable ; un large anneau de fer passé dans le bois de cette pique ployante, et balancée comme un jeune arbre, retenait la jambe d’un beau cheval, qui se mit à hennir en secouant sa crinière et frappant la terre de son pied libre. L’odeur et l’aspect de l’éléphant l’avaient effrayé, et l’influence qu’exerce l’approche de ce puissant animal sur tous les autres fut communiquée à deux chameaux, qui, se levant par saccades, passèrent leurs longs cols par-dessus la petite tente, et firent de vains efforts pour briser les licols qui les attachaient à des débris de monumens. Cet effroi ne jeta aucun trouble sous le toit des hommes ; personne ne parut hors de la tente, et le nouveau venu, après s’être laissé glisser sur le flanc de l’éléphant agenouillé, et l’avoir fait conduire à quelque distance par les hommes de sa suite, entra seul dans la tente. Il souleva le tissu de peau de chèvres qui la formait, et demeura debout sur le seuil sans entrer. Il vit alors ceux qu’il semblait être venu chercher, un homme et une jeune femme, placés en face l’un de l’autre, et dans la même attitude. Un vieillard grave était, non pas assis, mais ployé, les jambes croisées, sur le tapis qui régnait dans toute la tente, et fumait une longue pipe dont le tuyau formait autant de cercles et d’anneaux que le corps d’un serpent avant d’arriver au réceptacle du tabac, posé au milieu du cercle comme un vase ou un encensoir ; son aspect était vénérable par la noblesse de ses traits alongés et amaigris, l’expression de ses yeux noirs et bien fendus était fort douce ; mais le sourire de ses lèvres épaisses, trait particulier aux Arabes, était une sorte de convulsion sauvage qui, à la manière du tigre, découvre des dents luisantes que l’on croirait prêtes à mordre ; une barbe blanche et droite tombait en touffes inégales et désordonnées sur la poitrine nue de cet homme ; un schall était négligemment noué sur sa tête chauve, et un vaste manteau blanc, drapé autour de son corps avec un art connu des Orientaux seuls, cachait des membres nerveux et bruns, et des bras nus qu’il découvrait en parlant, et dont il montrait complaisamment la force.

Devant lui, une jeune fille, d’environ quatorze ans, était si mollement couchée, qu’on l’aurait crue endormie. Deux coussins d’une étoffe brune déchirée en plusieurs endroits, soutenaient son bras et sa tête. Un grand voile de toile blanche tombait derrière ses cheveux tressés en longues nattes, au bout desquelles pendaient de petites sonnettes d’argent, et des sequins d’or percés et attachés de distance en distance à chaque nœud des tresses. Tout son costume avait une forme voluptueuse et négligée, par on ne sait quel mélange de luxe oriental et de misère sauvage : une sorte de pantalon, d’une étoffe transparente, usée et ternie, laissait nue sa ceinture et son sein, et la couvrait jusqu’à ses pieds, très-petits et posés à nu sur des souliers de bois ; à son cou pendaient des colliers ornés de mille petites figures et soutenant deux petites boîtes, dont l’une contenait, selon l’usage, un verset du Koran, l’autre des essences. La beauté régulière de ses traits était admirable, sa bouche était petite et sérieuse, ses yeux grands et doux étaient abaissés avec leurs longues paupières sur une sorte de mandoline arabe à long manche et à trois cordes, appelée tan-bour, qu’elle effleurait presque sans bruit du bout des doigts. Deux choses de la nature et de l’art s’unissaient cependant pour donner à cette jeune fille un aspect moins doux au premier abord ; son teint était absolument jaune, ses sourcils arqués étaient peints d’une couleur étrangère et noire, appelée surméh, et l’extrémité de ses doigts était rougie de ce hennéh[2], qui rassemble les nuances de la pourpre et du safran. Près d’elle étaient posées, sur le tapis, trois tasses d’un café fumant, et une petite pyramide de riz. L’intérieur de cette petite demeure était éclairé par un œuf d’autruche suspendu au sommet de la tente, et rempli à demi d’une huile odoriférante.

À peine la jeune Arabe eut-elle aperçu un homme à l’entrée de la tente, qu’elle se leva comme une gazelle blessée, et jeta sur son visage un second voile de toile bleue, percé devant les yeux seulement, et assez grand pour la couvrir de la tête aux pieds, et cette élégante femme prit tout à coup la triste et sombre tournure de ces pénitens noirs, qui, en Europe, accompagnent les enterremens. Le vieil Arabe lui lança un regard courroucé, qui semblait chercher les yeux de sa fille jusque sous l’abri sombre du borkô, pour lui reprocher d’avoir trop tardé à s’en couvrir ; puis il se hâta de reporter les yeux sur l’étranger, comme pour voir s’il avait eu le temps de contempler son enfant ; mais il fut rassuré pleinement par l’attitude froide et cérémonieuse de l’Indien. Celui-ci avait la tête inclinée sur sa poitrine, les bras croisés, et les yeux fermés comme plongés dans la plus profonde méditation. Son costume excita la surprise de ses hôtes ; son front, d’un noir rougeâtre, était couvert d’un turban de mousseline, à ses oreilles pendaient de longues perles, et de longs colliers à son col, ses jambes noires et ornées de cercles d’or étaient à demi couvertes par un caleçon de mousseline blanche, et, chose plus étrange, il avait revêtu l’habit uniforme bleu des Européens ; sur ce costume des Indes et auprès du cangiar de son pays pendait une épée française.

Le vieux chef de tribu attendit quelque temps sans se déranger, ni faire le moindre mouvement, continuant de fumer paisiblement sa longue pipe. Cependant, s’apercevant que l’Indou demeurait obstinément dans la même attitude, et luttait avec lui d’immobilité, il en conclut, avec justesse, que l’étranger attendait que le premier mot vînt du cheik ; il se décida donc à le prononcer, et ôtant avec lenteur de ses lèvres le bout d’ambre de sa pipe, il articula gravement le salam alicum des Orientaux, ou la paix soit avec toi.

L’Indien, comme mis en mouvement par ces deux mots, leva la tête et s’avança d’un air doux et paisible jusqu’au milieu de la tente, et pour y arriver, il lui suffit de faire trois petits pas ; là, il s’inclina profondément, toucha la terre de ses deux mains et les porta sur son front pour accomplir le salam, ensuite prit la parole, et prononça de la gorge et d’un ton nonchalant et presque dédaigneux un long discours en langue de l’Indoustan, où le mot seul de Brahma fut intelligible pour le cheik. Mais celui-ci ne sourcilla pas, le laissa continuer jusqu’à la fin, sans témoigner par un seul regard ou par le moindre geste l’impatience de ne pas comprendre, et lorsque le nouveau venu eut fini sa harangue, il lui fit un geste gracieux pour l’inviter à s’asseoir, et lui montra une petite tasse pleine de café, en disant seulement cahoué, nom qui signifie force, et qui en donne aux habitans pour supporter les chaleurs de leur climat. L’Indien s’accroupit sur les talons sans répondre, tournant dans ses doigts d’un air d’orgueil inexplicable une sorte de petite ficelle blanche qui pendait de son épaule gauche à la hanche droite, et passait sur son habit militaire bleu. Il repoussa doucement le café qui lui était offert, comme si un scrupule religieux l’empêchait d’y goûter, et prit seulement avec les doigts quelques grains de riz et de sel qu’il porta sur ses lèvres, puis il accepta une longue pipe que lui présenta l’Arabe, et tandis que la jeune fille enveloppée de son manteau bleu et accroupie près de son père semblait craindre de faire un mouvement, des nuages de fumée embaumée s’élevèrent à la fois des deux bouches et des deux tuyaux, de manière à former sur les têtes un nuage qui offusquait la timide lueur de la lampe. Le bruit des lèvres qui aspiraient cette vapeur fut long-temps le seul que l’on entendît, enfin le grave cheik parut se rappeler que pour savoir ce que voulait son hôte, il pouvait être bon de le comprendre ; et avec ce calme des Orientaux pour qui l’on dirait qu’il n’y a pas d’heures, à voir comme ils songent peu à les employer, il dit tout haut ce seul mot : Frank. Aussitôt sa fille se leva, et sortant de la tente, parla avec un ton de commandement ; une voix d’enfant répondit, on entendit un cheval partir, et elle rentra bientôt sous la tente de peaux de chèvre, s’assit sans parler, et ne cessa de tourner de son père sur l’Indou ses grands yeux noirs qu’on voyait briller sous l’épaisse toile de son masque, tandis que les deux graves personnages, recommençant à fumer de nouvelles pipes sans prononcer une syllabe, presque sans remuer les yeux, passèrent ainsi toute la nuit, soit qu’ils fussent aussi indifférens et dénués d’idées que des pagodes de porcelaines, soit qu’ils demeurassent plongés dans des méditations aussi profondes que celles d’un fakir ou d’un ulemah, cherchant à comprendre les soixante-dix mille incarnations de Vichnou, ou bien la mission de Mahomet, envoyé comme prophète, au rouge et au noir, selon l’expression du sage Abu’l Feda.

II.
UN PALAIS DÉSERT.
Au nom de Dieu, clément et miséricordieux. Ô infidèles idolâtres ! je n’adore pas ce que vous adorez, et vous n’adorez pas ce que j’adore.
Al-Koran, chap. des Infidèles écrit à la Mecque.


C’était, comme on l’a pu entendre, un jeune enfant arabe qui avait reçu les ordres laconiques du cheik par la voix de sa fille. Ce bel enfant, entièrement nu, et dont la tête seule était couverte d’une calotte rouge, sauta promptement sur la jument, toute sellée, qui était attachée derrière la tente, et qui se mit à bondir sitôt qu’elle sentit son pied dégagé de l’anneau de fer qui la retenait ; elle s’enleva et sauta trois fois avec des mouvemens onduleux et gracieux, comme pour délasser ses membres vigoureux de leur longue contrainte ; et puis, après que son jeune cavalier eut pris sa lance de seize pieds, et jeté un regard sur les étoiles, pour se diriger dans le désert comme un pilote sur la mer, la belle cavale partit au galop, et passa si légèrement sur le sable, que l’on aurait pu croire ses pieds garnis d’une enveloppe de velours ; on les entendait à peine retomber sur le sol, et elle semblait se guider elle-même dans l’ombre, car la haute selle qu’elle portait enveloppait entre les arçons et son siége et cachait presque entièrement le petit Bédouin. Ce jeune et hardi cavalier, quittant les colosses de la plaine, que les Arabes nomment Tâma et Châma, tourna vers le sud-ouest pour trouver le chemin qui borde le désert ; et, remontant contre le cours du Nil, il traversa d’abord un petit bois d’acacias épineux, si clair semés, qu’on aurait pu les prendre dans la nuit pour des piques plantées à de grands intervalles ; une petite vallée poudreuse s’ouvrit au-delà, il la passa rapidement, ensuite il franchit sans hésiter une vaste enceinte de briques remplie de débris de colosses : embarrassée par des têtes et des membres de marbre et de basalte, qui semblaient dans l’ombre un champ de bataille de géans ; à la lueur des étoiles, il voyait à l’occident la chaîne libyque, qui s’étendait comme une muraille blanche, et lorsqu’il se trouva élevé sur un promontoire de poussière et de débris, il reconnut dans l’air une masse noire et carrée, soutenue sur deux sombres pyramides, et formant une porte démesurée ; c’était le premier pylône[3] du palais antique de Medinet-Abou, l’un des neuf villages de masures qui sont jetés d’espace en espace sur l’emplacement de l’antique Thèbes aux cent portes. Ces villages donnent leurs noms barbares à ces majestueux débris, aux pieds desquels ils rampent obscurément, et qu’ils souillent comme des ronces souillent le pied d’une forêt de chênes brisés. Pour arriver au vieux temple, l’enfant mit son cheval au pas, et commença à circuler lentement dans les routes tortueuses, étroites et obscures que le hasard a laissées dans ces entassemens de ruines, et que la nuit ne pouvait permettre de reconnaître qu’à l’œil exercé d’un enfant bédouin, et au pied intelligent d’un cheval arabe.

Tandis qu’il marche ainsi avec précaution, il nous est nécessaire de le devancer, et de nous occuper des habitans de ce reste de palais, habitans auxquels ceux de la tente avaient souvent recours, et qu’ils venaient trouver dans toutes les circonstances pressantes qui nécessitaient les secours de la médecine ou des autres sciences européennes. Nous remonterons un peu dans le passé, et nous y apprendrons à connaître les nouveaux personnages que nous devons rencontrer.

Deux des pères jésuites qui avaient succédé à la mission du père Brévedent en Éthiopie furent contraints à quitter ce pays, par les inquiétudes sans nombre que leur causèrent le patriarche et les prêtres cophtes, dont la religion est celle de ce royaume ; ils furent heureux de se retirer sains et saufs, à travers leurs ennemis chrétiens et mahométans, et descendant à grand’peine le cours du Nil, vinrent se cacher dans les décombres de Thèbes : remplis de persévérance, de courage et de finesse, ils parvinrent à gagner, à force de temps et de services rendus, la confiance des fellahs des neuf villages des deux rives, et même d’une tribu d’Arabes pasteurs nommée Abab-deh’s, et à établir une sorte de petite mission sur la rive gauche du Nil. Il est bien vrai qu’ils furent obligés d’atténuer étrangement la rigueur des maximes du catholicisme, qu’ils voulaient établir au centre d’un pays mahométan ou schismatique ; ils avaient affaire à de rudes et superstitieux néophytes, qui les placèrent souvent dans l’alternative de faire céder leurs principes, ou d’être livrés aux Mamelouks, qui gouvernaient despotiquement l’Égypte, et dont les pauvres pères se cachaient soigneusement. On peut donc dire qu’il y eut conversion de part et d’autre, en ce sens que les Arabes arrachèrent de leurs pieux missionnaires des concessions secrètes et des permissions occultes dont les bons pères demandaient sans doute pardon à Dieu dans leur cœur, tandis qu’en échange ils accordèrent aux deux frères de Jésus les priviléges, successivement octroyés, d’enseigner les enfans et de dire secrètement la messe, pourvu qu’ils n’eussent pas de cloches, et ne s’avisassent jamais de parler aux femmes, sous peine d’être tués sur-le-champ par leurs maris ou maîtres, ce qui pensa arriver deux ou trois fois aux bons missionnaires, que leur âge avancé ne put soustraire qu’avec bien des difficultés à l’inflexible jalousie orientale. Il était résulté de ces arrangemens et de ces mutuels sacrifices une sorte de petit culte mixte, tout particulier, qui s’exerçait dans l’ombre ; une croyance vague et complaisante, qui n’était ni la religion romaine, ni la grecque, ni la cophte, ni l’arménienne, ni le schisme Jacobite, ni le Surien, ni l’Eutichéen, ni le Nestorien, ni le Sévérien, ni celui des Monophysites, cultes qui règnent dans l’Orient, débris épars du christianisme qui survivent à sa chute comme les débris des temples au pied des mosquées ; mais c’était comme une sorte de moyenne proportionnelle trouvée entre la religion catholique et celle de Mahomet, demi-teinte entre les deux couleurs, demi-ton entre deux sons, point d’intersection, vacillant et indéterminé, montant ou descendant selon la circonstance, et selon que la fortune de la mission haussait ou baissait dans l’opinion. On verra par la suite en quoi consistaient les accommodemens d’amis dont nous parlons, et cette sorte de sainte contrebande ; elle faisait, par exemple, que les bons pères n’hésitaient pas à bénir les talismans musulmans et le Koran quand un Bédouin les leur apportait, de crainte qu’en désespoir de cause il ne les portât au Santon du voisinage. Quoi qu’il en soit, d’abord médecins, puis religieux ouvertement, les deux pères, qui avaient nom Félix et Servus Dei, avaient établi leur chapelle et leurs personnes à Medinet-Abou, d’une manière aussi solide que quelque chose ou quelqu’un pouvait l’être en Égypte, sous l’empire aristocratique et militaire des Mamelouks, lorsque dans l’année 1793, le premier, qui était le plus jeune, fut emporté par la peste, dont il avait espéré guérir une pauvre famille de Cosséir, petit port voisin de Thèbes, sur la mer Rouge ; et à l’époque de cette histoire, il ne restait plus que le P. Servus Dei, comme timide pasteur du plus farouche et du plus perfide de tous les troupeaux.

L’excellent homme, qui avait jugé à propos de prendre ce nom latin, qu’il rendit célèbre et digne de figurer dans les Lettres édifiantes, en avait sans doute un autre dans le monde ; mais on n’en a jamais rien su, et il parut toujours l’avoir complètement oublié, n’ayant de sa vie laissé échapper un seul mot qui pût marquer un souvenir d’un genre de vie différent de celui qu’il menait. Il s’était logé dans un de ces vastes et magnifiques souterrains de Thèbes dont les murs sont chargés de dessins bizarres et d’hiéroglyphes qui sont encore très-mystérieux pour nous ; ce souterrain avait son entrée dans l’immense cour du palais de Medinet-Abou, qui avoisine un vieux temple et un pavillon, ancienne demeure des prêtres égyptiens. Le temps l’avait rendu possesseur des ruines extérieures et intérieures de ce gigantesque édifice, avec d’autant moins de résistance, que les misérables cahutes du village voisin étaient totalement abandonnées. Le pauvre moine se trouvait donc maître absolu de l’une des demeures des Pharaons, et officiait dans le sanctuaire de la déesse Isis, se voyant ainsi souverain spirituel et temporel d’un palais auprès duquel tous ceux de Rome et de l’Europe entière ne paraîtraient que des chaumines enfumées, ou des colifichets d’enfans. Cependant, quelque juste que soit l’enthousiasme qui nous porte à signaler ainsi la gloire de notre ami, nous devons dire qu’il n’était pas le premier religieux conquérant de ces magnifiques demeures ; elles portaient et portent encore les traces de tous les cultes qui furent en honneur dans l’Égypte : les chrétiens de la première Église de la Thébaïde avaient élevé une chapelle dans la cour du grand temple ; les Musulmans en firent depuis une mosquée, après l’avoir purifiée avec de l’eau rose ; mais le temps renversa bientôt ce faible édifice avec ses croix et ses croissans au pied des ruines impérissables qui l’entouraient comme des fortifications ; il n’en resta que quelques belles colonnes de granit rouge, d’un seul morceau, qui semblent placées là comme point de comparaison et de proportion entre le goût étroit, mesquin et joli de l’architecture moderne, et la simplicité grandiose, et la sublime beauté de l’architecture et de la statuaire antiques.

La nuit dans laquelle se passèrent les événemens très-simples que nous avons à raconter, était déjà très-avancée, lorsque le P. Servus Dei sortit de son souterrain, portant une lanterne sourde dans une main, et dans l’autre un pot d’argile très-pesant ; il monta dans les décombres, et, seul dans l’immense péristyle du palais découvert, il se dirigea d’un pas assuré vers le milieu du mur le plus grand, le mieux conservé, et le plus surchargé de dessins de batailles et d’offrandes religieuses. Là, il s’arrêta, et posant, non sans quelque peine, plusieurs pierres les unes sur les autres, il en fit une sorte d’échelle, au moyen de laquelle il s’éleva à la hauteur d’une grande figure d’Osiris, assis sur son char de victoire, et tenant d’une main les rênes de ses chevaux, et de l’autre faisant un signe pacifique à une quantité de petits hommes dont la tête n’atteignait pas son genou, et qui répandaient en offrande, sous les roues de son char, une pluie de mains et d’oreilles coupées à ses ennemis. Le bon père, ayant posé sa lanterne à côté de lui, se mit à considérer le profil d’Osiris, dont l’œil était vu de face, comme un peintre regarderait un mauvais tableau qu’il serait chargé de réparer ; il examina quelque temps en silence la figure d’épervier qui formait la coiffure du divin personnage, et poussant un léger soupir, il demeura un moment les bras croisés à le considérer attentivement. Enfin, prenant tout à coup son parti, il trempa et retourna long-temps un gros pinceau dans le pot qu’il avait apporté, et, le retirant tout gonflé d’une belle couleur d’ocre jaune, l’appliqua sur la muraille, et dessina un demi-cercle autour de la tête d’Osiris ; puis, mettant tous ses soins à bien détacher le profil, et à cacher la tête d’épervier, il remplit la circonférence avec sa couleur pâteuse, de manière à former une sorte de lune derrière la tête et les épaules de l’ancien dieu de l’Égypte. Très-satisfait de son ouvrage, il descendit de ses degrés de pierre pour l’examiner de loin, pencha à droite et à gauche sa tête chauve, et caressa son menton à barbe grise d’un air d’artiste consommé ; ensuite, remontant sur son échafaud, et saisissant de nouveau son gros pinceau, il se préparait à corriger la main étendue du dieu, lorsqu’une voix forte fit retentir dans l’écho des péristyles un éclat de rire long et ironique, qui fit tressaillir le bon missionnaire ; il retourna la tête avec un peu d’embarras, et vit en bas de son piédestal un homme dont la présence ne lui causa aucun étonnement, mais un léger mouvement d’humeur.

— Mon cher ami, dit-il cependant en français avec douceur, à ce jeune homme, j’ai eu bien des croix à porter à la suite de notre Seigneur, depuis que je mène la vie évangélique dans la domination des infidèles ; ces croix me sont venues de la part des Mahométans et des schismatiques surtout. Je n’ai pas eu moins à souffrir de la part des libertins auxquels je tentais d’enlever leurs victimes ; mais la croix la plus lourde pour moi serait de voir un catholique romain se rire d’un acte de foi que j’accomplis dans toute la simplicité de mon cœur.

— Allons, allons, bon père, ne nous fâchons pas, répondit le nocturne visiteur ; vous y perdriez peut-être un peu, car le moment approche où bien des gens ici auront besoin de moi, et vous tout le premier. Jusque là, permettez-moi de m’étonner de vous voir devenu tout d’un coup peintre en bâtimens, et de vous demander si je puis vous seconder dans votre ouvrage mystérieux.

— Quant à me seconder, dit le père Servus Dei, je ne doute pas que vous n’en soyez très-capable, car celui qui sait toutes les langues peut bien savoir aussi tous les métiers ; et en vérité, mon ami, quand vous me diriez que vous allez rebâtir le temple de Medinet-Abou, et le remettre en l’état où il était sous Sésostris, qui certainement est le Pharaon de l’Écriture, cela ne m’étonnerait point de votre part après ce que je vous ai vu faire. Mais je n’ai pas besoin d’aide en ceci ; ce que je vous demande, c’est de ne pas me faire entendre un second éclat de rire comme celui-ci, qui m’a semblé tout-à-fait infernal, vraiment infernal ; soit dit sans vous offenser, mon ami. — Sans vous offenser, reprit-il en descendant de ses pierres et en serrant la main de cet homme, car vous savez que je vous aime déjà comme un fils, quoique vous me soyez tout-à-fait inconnu.

La main nerveuse et sèche du nouveau, venu serra les petits doigts jaunes et maigres du père, et il s’écria avec un accent ferme, mais douloureux, qui pénétra jusqu’au cœur du missionnaire :

— Dieu veuille, mon père, que je sois inconnu à tout le monde ; moi et mes pareils ne devons désirer que cette destinée-là. Mais le temps va venir où je courrais bien des dangers, s’il y avait des dangers pour un homme qui, au fond, ne se soucie guère de ce qu’il deviendra.

— Eh bon Dieu ! mon fils, dit le père alarmé, que pouvez-vous craindre dans cette retraite, où nous menons tout-à-fait la vie des anciens solitaires de la Thébaïde ? Les Mamelouks n’ont pas paru depuis qu’ils ont levé le myry de l’an dernier ; les habitans du Saïd sont très-doux, et accoutumés à vous. À présent, de quels dangers parlez-vous ?

— Oh ! n’importe ; ne faites pas attention à ce que je vous ai dit. Moi, voyez-vous, je suis toujours en voyage ; ce temps de repos n’était qu’une halte. Mais vous, père, préparez-vous aussi, car je me trompe fort, ou ceux qui viendront n’auront pas grande sympathie avec vous.

— Qui doit donc venir ici, mon Dieu ?

— Des gens que je suis venu attendre, et que j’ai besoin de voir de près ; je ne puis vous les nommer, mais ils se feront bien voir et entendre ; et je vous le dis sur mon honneur, dès qu’ils seront venus, il n’y aura pas un seul cheveu de ma tête en sûreté.

— En ce cas, mon fils, dit le père en souriant, il faut compter sur la Providence.

— Nous sommes dans le pays de la fatalité, reprit l’étranger, qui en ce moment parlait français sans le plus léger accent, et nous verrons ce que l’un et l’autre amèneront. Qu’est-ce que cela me fait à moi ?

— Heureux ceux qui ont confiance au Seigneur, et dont la conscience est en repos, dit le missionnaire avec résignation, mais cependant baissant la tête avec un air de préoccupation visible.

— Voilà ! voilà les soupçons que j’inspirerai toujours, et vous ne pouvez vous en défendre, ajouta son interlocuteur avec un rire forcé ; mais cela m’est égal. Oui, de pardieu ! cela m’est égal, ajouta-t-il en élevant les mains, l’opinion des hommes m’est indifférente. Qu’est-ce que cela me fait ? ajouta-t-il après un repos. C’était sa phrase favorite.

Le père Servus Dei fut effrayé de ces exclamations, et voulut éviter d’y répondre. Il y avait dans ce jeune homme quelque chose qui le déconcertait et l’intimidait sans qu’il se l’avouât lui-même ; il remonta paisiblement, en apparence, sur son échafaud de pierre, et prenant son pinceau, il se mit à barbouiller une croix dans la main d’Osiris avec la même couleur jaune, car il n’en avait qu’une. L’autre le laissa faire et se promena de long en large, les mains derrière le dos, dans la vaste cour pleine de débris où ils se trouvaient, marchant avec une vitesse qui suffisait pour faire reconnaître un Européen. Pendant environ un quart d’heure, on n’entendit que le bruit de ses pas, qui retentissait dans l’écho des mille piliers carrés qui formaient le grand péristyle ; enfin, vers la vingtième fois qu’il repassa devant la petite lanterne du missionnaire, celui-ci se retournant un peu, le pinceau à la main, lui dit :

— Croyez-vous, mon fils, que ce soit une imprudence, d’après vos tristes prévisions, que de transformer cette figure païenne en un saint Jean, selon l’usage de nos pieux frères de la primitive Église, qui n’ont eu qu’à ajouter une robe à ces images profanes d’Isis, que vous voyez ici près, pour en faire une représentation assez passable de la sainte Mère de Dieu ?

— Eh mon Dieu ! mon bon père, reprit un peu brusquement l’interprète, car il n’était connu dans le pays que sous le nom de ses fonctions, usage assez général dans l’Orient, où l’on fait plus de cas du surnom que du nom, et cet usage favorise singulièrement l’incognito ; mon Dieu ! vous pouvez bien faire tous les petits barbouillages qui vous plairont sur la muraille, cela n’aura guère plus de conséquence aux yeux des Européens que les soldats que les enfans dessinent au charbon dans les rues de leurs villes. »

Quoique visiblement choqué de la comparaison, le père ne perdit pas de vue la circonstance où il se trouvait, et le mot échappé à l’interprète.

— Vous dites donc que ce sont des Européens qui doivent venir ? dit-il en regardant un peu en dessous la physionomie de l’étranger, que sa lampe et la clarté croissante du ciel éclairaient assez. Celui-ci, sans chercher à se cacher, s’approcha davantage.

— Oui, dit-il d’un ton sérieux et solennel ; oui, ce sont des Européens, des Européens sans pitié, sans foi, sans loi, sans mœurs, sans gouvernement régulier, plus barbares que les Bédouins et les Mamelouks. Voilà ce que j’ai à vous dire ; tenez-vous pour averti, et réfléchissez. J’ajoute à cela, une fois pour toutes, que si vous voulez quitter le pays, il y a à Cosséir un brick qui vous portera où vous voudrez.

— Quitter le pays ! dit le missionnaire avec chaleur. Ah ! mon fils, ce n’est pas à soixante-deux ans, quand on en a passé quarante à étudier la langue, le caractère et les usages d’un peuple que l’on songe à changer de pays, parce que ce pays change de maîtres. Et ne l’ai-je pas vu déjà en changer cinq fois ? N’ai-je pas vu Ibrahim, le premier qui renversa les pachas en 1746 ? N’ai-je pas vu le Cheik-el-Beled, le fameux Aly-Bey, qui se déclara sultan d’Égypte, prit la Mecque et battit toutes les troupes du grand-seigneur ? Cette main a touché celle de Dâher, son ami fidèle, en 1772 ; et j’ai été réduit à me cacher dans les tombes que vous voyez ici à Qournah, lorsque le brigand Mohammed lui succéda ; à présent je respire sous la protection de Mourâd et d’Ibrahim, les Mamelouks. Eh bien ! pourquoi notre Sauveur, qui m’a tiré de la dent des tigres, m’abandonnerait-il sous celle des loups ? J’accomplis son œuvre, je suis son soldat, son serviteur, et il ne délaissera pas celui dont les services remontent jusqu’au temps du révérend, et j’oserais même presque dire du bienheureux père Sicard.

— Vous avez raison, mon bon père, vous avez raison, restez ici. Moi, qui suis plus exposé, j’y veux rester aussi ; mais souvenez-vous que je vous ai averti.

— Et d’ailleurs, poursuivit avec la même vivacité le bon missionnaire, il se passera bien du temps sans doute avant que vos craintes se réalisent, et d’ici là la mission aura gagné et aura pris une attitude plus respectable ; nous aurons jeté des racines plus profondes par la protection de Mourad-bey, que je regarderai toujours comme moins éloigné du royaume de Dieu que les autres beys des Mamelouks. Mourad-bey, je vous l’ai dit, m’a promis solennellement et avec serment qu’il me permettrait d’avoir une cloche.

Et voyant un léger sourire sur les lèvres habituellement sérieuses de l’interprète :

— Vous riez, mais vous ne savez pas de quelle importance est une cloche dans une mission ; ce fut toujours le désir le plus ardent qu’il y eut dans le cœur du P. Félix et dans le mien. Si nous avons une fois la cloche, nous pourrons appeler de loin notre petit troupeau, et je pourrai, sans mentir, nommer église ce qui ne serait qu’un débris de temple jusque là ; une fois cette cloche suspendue, et il me sera facile de le faire, pourvu que Mourad tienne sa promesse, une fois que la cloche aura retenti depuis El-Acâlteh jusqu’à Med-Amoud[4], qui doutera que la Sublime-Porte ne permette et ne protége ouvertement notre culte, comme en Syrie celui des Maronites, qui n’est autre chose que le culte catholique romain ? Cette opinion établie, les tièdes seront réchauffés dans leur foi ; vous verrez les ouailles accourir de tous les côtés, et la tribu des Beni-Ouassel pourra peut-être se joindre à celle des Ababdéhs ; dès que mon troupeau se sera accru à ce point, on n’osera pas refuser aux cheiks de ces tribus la permission de construire ici, où je suis, un petit autel, et vous qui savez tout et qui êtes, je crois, catholique romain, vous m’aiderez à orner le temple du Seigneur. Il ne serait pas impossible qu’il nous vînt des vases sacrés de Cosséir ou par la caravane de Damas, et les Cophtes qui se sont égarés, et qu’on pourra faire rentrer dans le sentier de la vraie foi, sont déjà habitués aux rites du vrai culte ; ils ont des chapelains, des desservans, des…

— Tenez, bon père, voilà un enfant de chœur qui vous vient, interrompit l’interprète avec un rire caustique, en voyant s’avancer sous le premier pylône un beau cheval guidé par le petit Bédouin que nous venons de voir partir de la tente.

— C’est bien extraordinaire à cette heure, dit le père étonné, et descendant de son échafaudage, en jetant son pinceau, il marcha précipitamment au-devant de l’enfant, qui en un seul bond fut à terre. Le jeune Arabe ne salua qu’en posant sa main droite sur son cœur, et faisant des gestes aussi composés, aussi graves et aussi lents que ceux d’un patriarche auraient pu l’être ; il annonça dans sa langue que Yâqoub, cheik des Ababdéhs, avait reçu sous sa tente un Indou accompagné de ses esclaves, mais qu’on ne savait pas le sujet de sa mission, ni comment il était venu, parce qu’il ne parlait ni l’arabe, ni la langue des Francs ; que le cheik désirait la présence et les services de l’interprète, et qu’il viendrait à la naissance du jour le consulter, si c’était son plaisir et son moment, car le caractère grave et la multitude des connaissances de l’Européen lui avaient acquis, dès son arrivée, une vénération presque superstitieuse de la part des cheiks et de tout le pays, qu’il n’était venu habiter que depuis six mois. Lorsque le missionnaire lui demanda quelle était là-dessus sa volonté, il réfléchit long-temps sur cette circonstance, et le débarquement d’un Indien sembla l’étonner ; il interrogea l’enfant en arabe vulgaire, lui demanda depuis quand et comment l’Indou était débarqué, mais ses questions furent inutiles. Enfin il s’écria :

— C’est le commencement, ce doit être le commencement ; qu’il vienne : puis, reprenant le style et la langue arabe avec la facilité d’un Bédouin et la prononciation fortement gutturale : — Dis au cheick Yâqoub, père de Souleyman : Youçouf èl Terjmân vous attend demain à l’heure où les Croyans doivent lire le chapitre de l’Aurore.

Le père Servus Dei parlait moins bien l’arabe, qu’il avait appris pendant quarante ans ; cependant il s’en servait toujours dans ses relations avec les Bédouins, et se faisait passablement entendre d’eux ; il emmena celui-ci à quelque pas, et lui dit en faisant de nombreuses parenthèses : — Nous avons d’autres affaires à régler, mon enfant ; tu diras au cheik Yâqoub que rien ne m’échappe, et qu’il y a ici un génie qui me dit tout. Je sais que son neveu Souleyman vient d’épouser sa fille Zahra ; j’espère qu’ils se conduiront bien et en bons chrétiens, et ne manqueront pas de se présenter devant moi pour recevoir le sacrement du mariage et la bénédiction que j’ai seul le droit de donner ; entends-tu bien, mon enfant ? Moi seul, moi seul, il ne s’agit pas de consulter les fakyrs ni les santons, qui sont des menteurs. — (Je t’ai déjà dit de t’habiller plus décemment que cela, Taleb ; tu es ici tout nu dans une église, mon enfant ; ce serait tout au plus bon en plein champ.) — Oui, tu diras au cheik que si les deux époux ne se présentent pas ici, leur mariage sera nul devant Allah, entends-tu ? — comprends-tu bien ?

L’enfant immobile jusque-là fit un signe d’intelligence.

— Et que Monkir et Eblis les attendent ; s’ils ne viennent pas se présenter devant le prêtre de Issa[5].

Taleb répondit gravement par une citation du Koran : — C’est Issa qui a changé une pierre en oiseau?

— Oui, mon enfant, c’est cela même, poursuivit le père, et se tournant vers l’interprète, comme pour s’excuser : Ces pauvres gens n’en savent pas plus, dit-il en français, il faut bien parler un peu leur langage et hurler avec les loups, pour en faire un jour des brebis du bercail.

Puis reprenant sa harangue : — Pour toi, Taleb ; toi, je t’ai promis de te baptiser et de te faire enfant de chœur, mais tu es trop entêté, tu ne veux pas t’habiller ; à dix ans ! (tu auras dix ans au mois de Ssafâr[6], et tu ne portes pour vêtement qu’une calotte rouge sur la tête.) C’est honteux, Taleb ; va vite, et n’oublie rien ; surtout qu’ils n’aillent pas chez le santon. — Monte vite à cheval ; prends ta grande lance. Allons, saute. — Ce santon est un menteur, entends-tu ? il ne passera pas le pont Al Sirât au jour du jugement, dis cela au cheik, entends-tu ? — Ah ! le voilà parti ! ouf, ils me donnent assez de peine ! ils ont la tête si dure, qu’il faut parler de notre sainte religion avec les noms du Koran de leur faux prophète, pour se faire entendre.

Et l’enfant parti, le bon père, en s’essuyant le front, revint, prit le bras de l’interprète, et se promena de long en large avec lui, comme pour se remettre de la grande fatigue qu’il venait d’éprouver ; il avait encore quelque scrupule dont il paraissait embarrassé, et dit en marchant :

— Ne soyez point scandalisé, mon ami, de ce que vous venez d’entendre : malgré leur amour fanatique de la fausse croyance, les Orientaux ont naturellement un besoin, j’oserais presque dire un instinct de religion qui ferait honte aux chrétiens, et j’ai pensé que, pour ne pas les heurter et pour les ramener, je ferais bien, par degrés, de leur parler leur langage ; car, à tout prendre, leur faux prophète (que Dieu confonde !) a cependant montré quelque respect pour la personne divine de notre Seigneur Jésus-Christ : il dit dans le Kòran, au chapitre de la Table, qui fut écrit à Médine, et qui contient cent vingt versets : « Allah dira à Jésus, fils de Marie : Souviens-toi de la grâce que je t’ai faite et à ta mère. Je t’ai fortifié par le Saint-Esprit ; tu as parlé dans le berceau comme un homme de quarante à cinquante ans ; je t’ai enseigné l’Écriture et la science, l’Ancien Testament et l’Évangile ; tu as guéri les aveugles-nés, tu as ressuscité les morts, tu as fait des miracles que les impies disaient être magie. » — C’est peut-être ce qui fait que ses sectateurs montrent tant de vénération pour la mère de Dieu ; ils l’appellent la mère du grand prophète Issa, et la révèrent jusqu’à faire empaler les Juifs qui osent blasphémer contre elle, tandis que des hommes élevés au sein du christianisme hésitent à lui rendre les honneurs et l’adoration qu’on lui doit ! — Le saint sépulcre est un des termes de leurs pélerinages de dévotion : j’ai vu dans la cité sainte des pélerins turcs allant sur leurs genoux et se traînant à terre depuis la porte jusqu’au saint tombeau, et avant d’y entrer, ils ôtaient la laisse de leur turban ; ensuite ils se prosternaient et faisaient de profondes inclinations en frappant le pavé de leur tête. Et considérant aussi que le grand-seigneur, parmi tous ses titres pompeux et magnifiques, se fait gloire du nom de protecteur et conservateur de la cité sainte, j’ai pensé que nous pouvions répondre, pour ainsi dire, à ces procédés que l’on pourrait regarder, en quelque sorte, comme des avances pour rentrer dans le giron de notre sainte mère l’Église. Le père Félix n’était pas toujours de mon avis sur ce point, et ce fut souvent le sujet de quelques douces contestations ; mais personne ne pouvait décider entre nous, car notre correspondance avec le père procureur des missions du Levant avait été totalement dérangée par les événemens inouis de la révolution de France, que je n’ai sus que par vous depuis six mois, et auxquels j’ai peine à croire encore.

— Ils vous seront confirmés bientôt, mon bon père, dit l’interprète en lui serrant la main ; oui, sévèrement confirmés. Vous m’aviez pris en amitié parce que depuis long-temps vous n’aviez plus personne à qui parler français ; eh bien ! vous aurez bientôt des Français pour soutenir la conversation avec vous, et…..

L’interprète fut interrompu par un gémissement sourd qui se fit entendre derrière le péristyle ; tous deux y coururent à grands pas, et distinguèrent un homme à cheval qui s’avançait lentement vers le grand temple qu’ils habitaient. Le missionnaire alla chercher sa fidèle lanterne, et, s’approchant timidement, reconnut un Mamelouk à l’élégance de son costume et à la richesse de ses armes ; mais il fut effrayé du délabrement et de l’accablement total du maître et du cheval : l’animal, fatigué, harassé, traînait avec peine ses membres couverts de sueur et de sang, où s’attachait la poussière comme une cendre délayée ; il tirait une langue haletante et écumeuse, et alongeait sa tête jusqu’à terre : le Mamelouk laissait pendre un damas attaché par un cordon d’or à son bras droit, dont la main semblait à demi séparée par un coup de sabre ; ses pistolets d’argent et sa carabine évasée tombaient aussi sur ses cuisses, à l’extrémité des longs cordons de soie qui les attachaient, comme des instrumens inutiles qu’il ne pouvait plus manier. Il s’arrêta ; et malgré sa blessure, portant sa main gauche au poignard de sa ceinture, il s’écria :

— Chiens de chrétiens ! donnez-moi de l’eau.

L’interprète saisit d’une main son bras, et de l’autre la bride de son cheval, et lui répondit en arabe :

— Dis-nous d’où tu viens, et tu auras de l’eau.

Le reste d’orgueil du Mamelouk s’éteignait avec ses forces, et sa menace en avait été la dernière lueur. — Les beys sont vaincus, dit-il d’une voix étouffée, les maudits qui viennent ont les bras attachés les uns aux autres par des anneaux de fer. Laisse-moi gagner le désert, et donne-moi de l’eau.

— Déjà ! dit l’interprète, Mourad-Bey déjà vaincu !

— Voilà une étrange nuit, il faut en convenir, dit le père en présentant au Mamelouk l’extrémité d’une petite outre de peau de bouc. Tiens, mon ami, bois, nous secourons le pharisien et le gentil.

Le malheureux but avec une avidité effroyable l’eau que renfermait l’outre, sans reprendre haleine une fois, et ouvrant fixement des yeux ardens ; puis il la jeta brusquement, et regardant encore en arrière, comme s’il eût cru voir l’ennemi sur ses pas, il donna quelques coups de talon à son cheval épuisé, et du tranchant de ses étriers blessa et coupa les flancs du pauvre animal, qui partit plus vite qu’on ne l’eût attendu, et ne tarda pas à se perdre dans l’ombre du côté des déserts, au-delà du vaste emplacement d’un hippodrome antique.

Les deux amis revinrent assez pensifs dans la grande enceinte du palais, et demeurèrent quelques instans sans parler, se regardant fixement l’un l’autre, mais ne voulant pas s’exprimer leurs sentimens. L’interprète se taisait, parce qu’il ne semblait pas croire que ses paroles pussent être d’une grande utilité à un homme qui hésitait à suivre ses avis, et auquel, de son côté, il ne voulait pas se confier ; le missionnaire gardait le silence par un reste de respect humain qui l’empêchait de témoigner trop de frayeur en présence d’un inconnu. Ce fut dans cette idée qu’il affecta de revenir une troisième fois à son ouvrage favori ; et reprenant son pinceau, il se mit à passer des teintes jaunes sur l’auréole de l’Osiris devenu saint Jean ; cependant il était visible que cette fois ce pinceau ne donnait plus les touches hardies et larges d’un grand maître, mais au contraire se promenait mollement sur des couleurs déjà empâtées, selon le terme des peintres, et ne faisait qu’accroître l’épaisseur de la couche d’ocre qui remplissait l’orbe de l’auréole. Le bon Père Servus Dei poussa son air d’assurance jusqu’à fredonner un Magnificat, et commencer en tremblotant un Salve Regina, puis il parla de choses toutes différentes de celles qui l’occupaient, et demanda d’un air distrait et sans se retourner, si l’interprète n’avait point passé quelque temps aux Indes orientales.

— À Séringapatam dans le royaume de Mysore, répondit l’autre avec son indolence accoutumée, et sans la moindre affectation ; j’y ai fait connaissance avec le sultan Tippo-Saeb, et il me fit un accueil bizarre. Il était au moment de partir pour la chasse, cent éléphans étaient rangés sur la place de Séringapatam, sa capitale ; lorsqu’il parut les souquedars crièrent : Sa Présence, vos éléphans vous saluent, et les animaux fléchirent le genou trois fois ; le sultan était suivi de ses tigres de chasse très-apprivoisés, et que l’on menait comme une meute ; ils étaient couverts d’un manteau traînant à raies d’or, et portaient chacun sur la tête un bonnet de drap. Tippo avec sa figure presque noire, et vêtu de gaze blanche, s’avança tout seul, nous regarda tous fixement, et sans rien dire, nous tourna le dos, monta à cheval, et partit pour la chasse.

— Et qui, nous ? dit le père impatienté en se retournant, qui étiez-vous ? qui êtes-vous ?

— C’est ce que vous ne saurez pas, à moins que d’autres que moi ne vous le disent, reprit l’interprète avec le même flegme, en se promenant encore de long en large.

— Comme il vous plaira, dit le père Servus Dei.

— Comme il me plaira, en effet, dit l’autre.

— Vous faites peut-être mal, reprit le premier.

— Mais peut-être fais-je bien, repartit le second.

— Je puis être plus utile qu’on ne pense, dit le missionnaire, tout en donnant force coups de pinceaux.

— Je puis être plus dangereux qu’on ne croit, répéta l’interprète, en marchant toujours du même pas, et s’amusant à parodier les paroles de son interlocuteur.

— Vous êtes un plaisant, dit celui-ci en se retournant d’un air conciliant, car il ne demandait qu’à faire la paix.

— Je ne suis pourtant pas gai, je vous jure, répondit l’autre, et un nouveau silence commença.

Sans s’inquiéter le moins du monde de cette interruption, l’interprète tira de sa poitrine une petite montre d’or à double fond, et s’approchant de la lanterne, en prit la clef, et se mit à la monter gravement. Les mouvemens reprirent leur battement régulier, et les aiguilles leur marche lente ; il les regarda avec une grande attention, et porta plusieurs fois la montre à son oreille.

— Allons, allons, dit-il, en s’adressant à la montre, puisque les événemens recommencent pour nous, recommençons donc à compter les heures et les minutes des jours. À quelle heure sera célébré ce mariage demain, bon père ? Je vous conseillerais de vous presser, si vous me demandiez mon avis.

— Hélas ! dit le père, qui commençait à s’affecter sérieusement, la jeunesse rit et plaisante de toutes choses, parce qu’un sang brûlant coule dans ses veines, et qu’elle se sent assez de force pour recevoir le choc des événemens ; mais lorsque l’inquiétude entre une fois dans l’âme d’un vieillard, rien ne peut la combattre, si ce n’est une grande confiance dans la Providence, car ses forces diminuent tous les jours.

En disant cela, il remit son pinceau dans le pot de couleur, et s’asseyant sur les pierres qui lui servaient d’échafaudage, il baissa la tête, et soupira profondément.

L’interprète changea de ton subitement, et lui serrant la main dans les siennes, lui dit avec une voix émue et attendrie :

— Ah ! croyez, mon bon père, que je ne me plais point à vous tourmenter par de vaines prévisions, et que si je garde encore le secret de mon nom et de mon pays, c’est moins pour moi que pour vous-même, car aux yeux des gens dont j’attends la venue, vous seriez aussi compromis que moi-même. Aussi criminel, ajouta-t-il avec un rire de mépris, aussi criminel de lèse-nation. Ah ! ah ! vous apprendrez bientôt ce que c’est que ce crime-là. Je vous en dis assez, mon père, pour que par la suite vous puissiez deviner ce que je suis, quand vous serez plus au fait des derniers événemens de l’Europe ; mais je ne vous fais aucune confidence qui puisse vous compromettre et vous engager, je ne vous demande aucun serment, ne taisez rien de ce que j’ai dit, parlez de vos soupçons à qui vous plaira, je n’ai aucun droit à rien exiger de vous. Vous êtes libre, nous verrons ce que vous ferez.

On put voir à la lueur de la lanterne la rougeur dont se couvrirent les joues du missionnaire. Il salua légèrement et ploya les épaules comme pour se résigner à une nouvelle humiliation, et dit avec douceur : — Mon frère, je n’ai fait que bien peu de bonnes œuvres, mais je puis dire que je n’en ai jamais fait une mauvaise avec l’intention de nuire.

— Il faut pardonner, reprit l’interprète, en appuyant son doigt sur la manche de bure du père Servus Dei, il faut pardonner aux malheureux leurs craintes continuelles ; je vous affirme ici, mon cher père, que depuis long-temps je n’ai parlé à aucun homme avec autant de confiance que je le fais avec vous. À présent je vous demande, soit que nous demeurions encore quelque temps ensemble, soit que nous nous séparions, je vous demande de ne plus me parler de moi ; au premier mot que vous m’en diriez, je vous quitterais pour toujours, et ce serait avec la plus grande peine, car je ne désespère pas de vous être utile bientôt. Adieu, je vais dans ma cahute voir si je suis prêt en tout point à lutter contre l’orage, et préparer l’équipage d’un voyageur aussi perpétuellement en marche que le Juif errant. À demain matin, c’est-à-dire dans une heure ou deux tout au plus, car la nuit va finir.

En disant ces dernières paroles, il serra la main du missionnaire, et le quitta. Il traversa à grands pas l’enceinte du palais ruiné, et à quelque distance en dehors du second pylône, gravissant un petit monticule sablonneux qui s’étend en avant de la chaîne libyque, il entra seul dans une des cahutes de terre, du village de Medinet-Abou, entièrement abandonné depuis plus d’une année.


Alfred de Vigny.


  1. Le piédestal et le colosse (du sud) réunis pèsent 1,305,992 kilog. (2,611,985 livres).
  2. Le hennéh est un arbrisseau qui croît dans l’Inde, et est cultivé en Égypte, surtout aux environs du Caire. On broie ses feuilles séchées ; on en fait ensuite une pâte qui sert de teinture.
  3. Pylône, nom grec qui a été depuis long-temps adopté pour représenter à la pensée ces sortes d’arcs de triomphe dont le sommet est une terrasse et les deux piliers de larges obélisques.
  4. Villages aux deux extrémités de l’emplacement de Thèbes.
  5. Nom arabe de Jésus.
  6. Le mois de l’hégire correspond au mois de juin (vieux style) et de messidor, style républicain.