Scènes du jeune âge/La Lanterne magique

La bibliothèque libre.
Dumont, libraire-éditeur (volume 1p. 161-228).


LA LANTERNE MAGIQUE.




Vouloir tromper le ciel c’est folie à la terre.

Le dédale des cœurs en ses détours n’enserre
Rien qui ne soit d’abord éclairé par les dieux.
Tout ce que l’homme lait, il le fait à leurs yeux,

Même les actions que dans l’ombre il croit faire.

Lafontaine. L’Oracle et l’Impie.

(Fable)




LA LANTERNE MAGIQUE.


DÉDIÉ


À CAMILLE DE CANCLAUX.




— Quoi ! tu n’oses pas entrer dans le cabinet de ton père, disait Agénor à Thérésine ?

— Non vraiment, répondait-elle. Il dit que je suis encore trop petite pour m’amuser des jolies choses qu’il y a, et que, si j’avais le malheur de lui casser un de ses magots de la Chine, ou bien ce vilain portrait qu’il a sur un beau vase de porcelaine de Saxe, il ne me le pardonnerait jamais.

— Eh bien, on peut bien voir tout cela sans le casser.

— Sans doute, puisque je suis entrée avec maman l’autre jour dans ce cabinet où papa travaillait, et que je n’ai touché à rien. Mais c’est égal, papa m’a renvoyée tout de suite, en grondant maman pour m’avoir amenée.

— Mais qu’y-a-t-il donc de si extraordinaire dans cette chambre-là, dit Agénor, pour que mon oncle empêche tout le monde d’y entrer ?

— Il y a d’abord des images superbes, de petites statues qui ont l’air de jolies petites poupées blanches, puis des petites pierres de toutes sortes de couleurs, des petits morceaux de bois qui ont chacun un nom, des papillons, des oiseaux qui ne remuent pas ; des singes en porcelaine bleue, qui font des grimaces à faire peur ; des grands serpents qui sont attachés au plafond, des coquilles qui chantent ; des armures, des casques comme à l’Ambigu, et puis un gros paquet de flèches qu’on ne peut pas toucher sans mourir. C’est surtout à cause de ces flèches-là que papa a défendu de nous laisser entrer dans son grand cabinet.

— Belle raison ! reprit Agénor, comme si à huit ans on n’était pas assez raisonnable pour savoir qu’il ne faut pas toucher aux flèches empoisonnées : cette défense est bonne pour toi, qui n’as que six ans, et qui n’as pas encore lu de voyages. Quand tu seras plus grande, tu verras, dans le Petit voyageur, qu’il y a des îles désertes remplies de sauvages qui tuent avec des flèches empoisonnées, tous ceux qui viennent les voir.

— Ah ! ah ! des îles désertes où il y a des habitants ! dit en riant aux éclats Thérésine. Si papa t’entendait dire cette bêtise-là, comme il se moquerait de toi ! Je ne suis pas bien savante ; mais, quand papa raconte ses voyages, et qu’il parle d’île déserte, je sais bien qu’il n’y rencontre jamais personne.

— Tout cela ne prouve pas qu’il ait raison de m’empêcher d’entrer dans ce cabinet, moi, son neveu, et de me traiter comme si j’étais un brise-tout.

— C’est que tu ne vas pas mal quand tu t’y mets, dit Thérésine. Tu te souviens bien du lustre du petit salon que tu as accroché avec ton fouet, l’autre jour ; tu en as fait tomber une bonne partie ; et puis les globes des lampes quand tu joues avec les queues du billard, Dieu sait combien tu en casses, sans compter les carreaux de la chambre et les…

— As-tu bientôt fini ? interrompit Agénor ? Vraiment, si je me mettais à raconter aussi toutes les sottises que tu fais, j’en aurais pour une heure. Mais il ne s’agit pas de cela… Allons, ne va pas pleurer comme une bête. Je ne veux pas te faire de la peine. Bien au contraire, il faut que nous soyons bons amis, et que nous tâchions de trouver un moyen de me faire voir toutes ces curiosités que renferme le cabinet de ton père, et cela sans qu’il en sache rien.

— C’est, impossible Agénor : tu sais que François a seul la clé de ce cabinet, que personne que lui ne le nettoie, et qu’il ne désobéira point à mon papa pour te faire plaisir.

— Je me garderai bien de la lui demander, vraiment ; mais ne t’inquiète pas, je m’y prendrai autrement. Les petites filles, cela n’a point d’invention, Tu as bien entendu ce que disait hier mon oncle : Avec une forte volonté on vient à bout de tout. C’est comme cela que Napoléon est parvenu à l’empire ; eh bien, moi aussi, j’aurai une forte volonté !

— Avec ta belle volonté tu te feras mettre comme l’autre semaine en pénitence trois jours.

— Bah ! tu as toujours peur, toi. Il est ma foi bien heureux que les petites filles ne fassent pas la guerre. Tu t’enfuirais comme un lapin au premier coup de canon.

— Cela pourrait bien être : car rien que le bruit d’un coup de pistolet me rend toute tremblante.

— Tu vois bien, d’après cela, que tu ne peux juger de ce que nous autres hommes nous pouvons tenter. Ainsi, laisse-moi faire, et contente-toi de ne rien répéter de ce que je te dis : car je sais comment on punit les rapporteuses.

C’est ainsi qu’Agénor se donnait des airs d’autorité avec sa cousine et dans la maison de son oncle sans penser que c’était à la générosité de cet oncle qu’il devait le bonheur de demeurer chez lui, et d’être élevé comme s’il eût été son fils : car le père d’Agénor était mort sans laisser de fortune à son enfant, et M. de Berville s’était chargé du sort d’Agénor, quand le chagrin eut terminé la vie de sa mère, bien jeune encore.

Mais le tort le plus commun aux enfants est de croire que tout ce qu’on fait pour eux leur est dû, et qu’ils sont, par cela même, dispensés de toute reconnaissance. Agénor avait dans la tête de pénétrer furtivement dans le cabinet de curiosités et d’histoire naturelle dont l’entrée lui était raisonnablement interdite ; et il ne pensa plus qu’à chercher un moyen de prouver à Thérésine la puissance d’une forte volonté.

L’occasion s’en présenta bientôt. Un jour que M. et Mad. de Berville dînaient dehors, François avait donné rendez-vous dans l’antichambre à un de ses camarades pour faire une partie de piquet. Le bon François, qui était un modèle de fidélité et de tempérance, aimait le jeu à la passion. Quand il voyait quatre as dans ses cartes, ses yeux rayonnaient de plaisir : il n’entendait plus rien de ce qui se passait autour de lui, et le bruit de la sonnette avait seul la puissance de le sortir de son extase. Agénor avait remarqué cette faiblesse ; il se promit d’en tirer parti pour l’accomplissement de son grand projet.

— Eh bien ! monsieur Agénor, dit François, en commençant son piquet, vous n’allez donc pas jouer ce soir dans le jardin avec votre cousine ; il fait pourtant bien beau.

— J’irai la rejoindre dans un instant, dit Agénor, en se plaçant tout près de François, comme pour mieux voir son jeu. C’est que, vois-tu, rien ne m’amuse plus que de te voir jouer aux cartes. Il me semble qu’en te regardant j’apprendrai bientôt le piquet.

— Ah ! c’est un beau jeu, monsieur, mais il faut avoir les as, et ne pas écarter ses bonnes cartes.

Pendant que François était tourmenté d’un écart difficile, Agénor glissait tout doucement sa petite main dans la poche de l’habit de François où se trouvait la clé du cabinet de M. de Berville. Cette clé, qui ne quittait jamais François, et qu’Agénor lui voyait serrer chaque matin dans la même poche, après avoir nettoyé le cabinet, il parvint à la soustraire facilement, car François était assis sur une banquette, et les deux pans de son habit retombaient de manière à laisser l’ouverture de la poche très visible, Quand la clé fut dans la main d’Agénor, il la couvrit de son mouchoir, et courut tout triomphant chercher Thérésine.

— Suis-moi, dit-il ; laisse là ton arrosoir et tes pots de fleurs. Suis-moi, te dis-je !

— Où cela, dis pour que j’avertisse ma bonne ?

— À quoi bon ? Ta bonne travaille dans le cabinet de toilette avec la femme de chambre ; il ne faut pas la déranger.

— Mais elle verra bien, de la fenêtre, que je ne suis plus dans le jardin.

— Bah ! elle bavarde tant, qu’elle ne pensera pas à toi.

En disant ces mots, Agénor prend Thérésine par la main, et l’entraîne vers le cabinet de son père.

— Comment ! dit-elle avec surprise, papa t’a donc confié sa clé ?

— Que t’importe, reprit Agénor en ouvrant la porte du cabinet. Je t’avais dit que je trouverais bien moyen d’entrer ici, et nous y voilà.

Thérésine, déjà captivée par ce qu’elle voit, se contente de cette réponse ; et les voilà tous deux examinant, admirant, et touchant tout ce qui leur paraît curieux.

— Si on te permettait de choisir dans tout cela, dit Agénor, une seule chose pour toi, laquelle prendrais tu ?

— Ce n’est pas ce vilain serpent, dit Thérésine ; ni ce gros rat empaillé ; ni même ce beau vase, avec cet invalide qui est peint dessus. Je prendrais ce grand livre qui est tout là-haut dans la bibliothèque, au-dessus de la table de marbre où est le vase, parce que mon papa m’a montré ce livre quand j’avais la rougeole, et qu’il est rempli d’images magnifiques, comme tu n’en as jamais vu.

— Eh bien, qu’est-ce qui m’empêche de le voir ?

— Ah ! tu n’es pas assez grand pour atteindre jusque là.

— Oui, mais en grimpant sur la table…

— Ah mon Dieu ! tu vas casser quelque chose, s’écrie Thérésine en voyant Agénor approcher une chaise pour monter sur la table, puis s’accrocher aux rayons de la bibliothèque, afin de parvenir au livre qu’elle lui montrait.

Son bras est tendu de toute sa grandeur, mais il n’atteint qu’au signet du livre. Agénor croit qu’en le tirant par là, il aura bien assez d’adresse pour le retenir à la volée ; mais le livre lui échappe des mains, et vient tomber sur le vase de porcelaine, qu’il renverse sur le marbre. Au bruit qu’il fait en se brisant, Thérésine jette un cri de frayeur. Agénor manque de tomber aussi, tant son émotion est grande. Mais dans le danger, sa présence d’esprit ne l’abandonne pas.

— Tais-toi, pour Dieu ! dit-il, ou nous sommes perdus.

— Que dira mon père, s’écrie-t-elle en larmes, quand il apprendra que nous sommes entrés dans son cabinet, et que tu as cassé ce beau vase qu’il aimait tant !

— Il ne faut pas qu’il le sache, répondit Agénor, pâle de crainte.

— Eh comment faire ! Mon Dieu ! mon Dieu ! comme nous allons être grondés !

— Il est certain que, si tu vas pleurnicher comme cela devant tous les gens de la maison, on devinera bientôt l’affaire. Mais si tu veux m’écouter, et faire exactement ce que je te dirai, je te réponds, moi, qu’il ne nous arrivera rien. D’abord, essuie tes yeux, et sortons bien vite de ce cabinet. Il faut que François retrouve la clé dans sa poche avant la fin de son piquet.

— Comment ! tu avais donc volé la clé à François ? demande Thérésine en levant les yeux au ciel.

— Cela ne fait rien à la chose. Tais-toi, ne pleure plus, et sortons sans faire de bruit. Va arroser tes pots de fleurs comme si de rien n’était ; j’irai te retrouver dans deux minutes.

Et Thérésine regagna tristement l’escalier du jardin ; elle regarda du côté de la fenêtre où sa bonne travaillait. Celle-ci l’aperçut, lui recommanda de ne pas jeter de l’eau sur sa robe en arrosant, puis elle se remit à coudre, sans se douter du tourment qui agitait la pauvre Thérésine.

— Sois tranquille, dit Agénor en venant la rejoindre : la clé est remise à sa place, et le malheur passera sur le compte du chat ou des souris, que sais-je ! L’essentiel est qu’on ne nous en accuse pas.

— Ah ! mon Dieu ! tu crois donc qu’on ne devinera pas que c’est nous ?

— Certainement ; on ne pensera même pas à nous ; et quand même l’idée en viendrait, ta bonne n’est-elle pas là pour affirmer que nous n’avons pas quitté le jardin de toute la journée ? Attends : pour être plus sûr d’elle, je vais bien la forcer à s’occuper de nous.

En disant cela, Agénor prit l’arrosoir, et répandit tout ce qu’il contenait sur les jambes de Thérésine. Elle fit de grands cris qui attirèrent l’attention de mademoiselle Adélaïde.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. C’est ce démon d’Agénor qui lui aura fait mal, je parie. Allons, allons, ne vous battez pas.

Et mademoiselle Adélaïde accourut pour mettre le holà, et pour savoir la cause des cris de Thérésine.

— Eh bien ! vous voilà joliment arrangée, dit-elle à Thérésine en voyant son pantalon collé à ses jambes, et ses petits brodequins gris couverts de terre mouillée. Croyez-vous, mademoiselle, qu’on n’ait pas autre chose à faire qu’à vous changer de robe, de bas, et de pantalon.

— Mais…, ma bonne…, ce n’est pas moi…, disait Thérésine en pleurant : c’est… l’arrosoir qui…

— Pardi ! je sais bien que c’est toujours ainsi quand vous jouez avec votre cousin. Ce petit étourdi-là ne prend garde à rien ; et puis quand on le gronde, il se met à rire. Voyez comme il a l’air de se moquer de moi ! Mais je vais dire à François de l’enfermer là-haut dans sa chambre : il s’amusera à faire du latin pour sa leçon de demain ; cela vaudra mieux que de noyer les jambes de sa cousine. Et vous, mademoiselle, vous gagnerez à cela de vous coucher une heure plus tôt, car je n’ai pas envie de vous rhabiller des pieds à la tête pour si peu de temps. Cela vous apprendra à me désobéir : je vous recommande assez souvent de ne pas vous salir.

Et Thérésine marcha silencieusement devant sa bonne, et se laissa mettre au lit sans murmurer, sans prier mademoiselle Adélaïde, comme elle le faisait ordinairement, de lui accorder un moment de plus pour attendre le retour de sa mère, et cela dans l’espoir d’en être embrassée avant de s’endormir.

Pendant ce temps, Agénor, conduit dans sa petite chambre par François, recevait les conseils les plus affectueux de ce bon serviteur, qui l’avait vu naître et l’aimait tendrement.

— Vous êtes trop vif, trop volontaire, monsieur Agénor, lui disait-il du ton le plus doux ; vous jouez avec cette petite fille, qui a presque trois ans de moins que vous, comme vous joueriez avec un camarade de collége. Cela ne convient pas : elle n’est pas de force à courir, à monter aux arbres comme vous le faites. Et puis vous la taquinez toujours. On lui donne dernièrement des joujoux superbes : une cuisine complète, une poupée avec deux enfants qui étaient gentils comme des amours, voilà que vous mettez les deux enfants à la broche, et que vous allez nicher la mère tout en haut du grand platane qui est dans le jardin. C’était de quoi désespérer la pauvre petite, et si madame avait su ce beau tour-là, vous auriez été grondé. Mais mademoiselle Thérésine n’a pas un mauvais cœur : elle fait comme moi, elle cache bien souvent les espiègleries qui vous feraient mettre en pénitence.

— Je sais que tu es un bon garçon, et je t’en remercie, mon cher François, dit Agénor, fort content de pouvoir constater qu’il était resté toute la soirée près de François, sous les yeux d’Adélaïde, ou renfermé dans sa chambre.

— C’est que, voyez-vous, je connais les maîtres, disait encore François : ils sont bons pour vous, parce qu’ils pensent que vous serez un bon sujet, que vous serez reconnaissant de l’éducation qu’ils vous donnent ; mais dans le fond vous n’êtes que leur neveu, et leur enfant passe avant tout. Si vous ne travaillez pas, si vous donnez l’exemple de la paresse à votre cousine ; si par-dessus tout cela vous la faites pleurer toute la journée, ils vous renverront de chez eux. Vous ne manquerez de rien sans doute ; mais vous verrez la différence qu’il y a à être élevé dans une bonne maison comme le fils de la famille, ou bien à se voir dans une pension, presque oublié de tout le monde.

— Tu as raison, mon bon François ; je sais bien tout ce que je dois à mon oncle, et que je serais très malheureux si mon oncle m’abandonnait : aussi je te promets d’être dorénavant raisonnable.

En faisant cette promesse, Agénor était de bonne foi : car déjà le repentir de sa dernière faute le tourmentait cruellement.

Il passa une nuit fort agitée ; et le matin, dès les premiers rayons du jour, il avait l’oreille tendue pour écouter par la cheminée s’il n’entendait pas du bruit dans le cabinet de M. de Berville, qui était justement au-dessous de la chambre d’Agénor.

Tout à coup le son de plusieurs voix fait battre son cœur. On dirait que les unes accusent, que les autres se justifient. Ce sont celles de M. et de madame de Berville, de François.

— Avouez-moi plutôt, dit M. de Berville à François, que vous avez cassé ce vase en faisant mon cabinet : je n’en serai pas moins désespéré de cette perte irréparable, mais je n’aurai pas l’idée que vous mentez, ce qui m’est plus pénible que tout le reste.

— Mais quand je jure à monsieur, sur tout ce qu’il y a de sacré, que la clé de son cabinet est restée dans ma poche, que je ne suis entré dans le cabinet que ce matin, et que je suis resté saisi en apercevant tout ce dégât. Dire comment tout cela s’est fait, je ne le comprends pas, à moins que ce ne soit le diable lui-même qui soit venu casser tout cela.

— Le diable ne vient point ici, reprit M. de Berville avec humeur, et je ne me paie pas de semblables raisons. Un portrait qui a été donné à mon grand-père par Frédéric II lui-même ; le plus beau vase qui ait jamais été fait en Saxe ; un morceau si précieux que je refusais l’entrée de ce cabinet à tout le monde, pour éviter ce qui arrive aujourd’hui : et tous ces soins perdus par la maladresse d’un domestique !

— C’est trop fort, reprit François hors de lui ; et si monsieur s’entête à ne me pas croire, je sens que j’en deviendrai fou.

Et le pauvre François, dans son indignation de se voir accusé injustement, gâte sa cause par des réflexions impertinentes.

M. de Berville s’en irrite ; il veut convaincre François de mensonge. Celui-ci entre dans une colère qu’augmente celle de son maître, et le pauvre domestique est chassé.

Cependant la crainte d’être coupable d’une injustice engage M. de Berville à questionner mademoiselle Adélaïde ; il la fait appeler ; lui demande si, par hasard, ses enfants n’auraient pas trouvé la clé de son cabinet, et ne s’y seraient pas introduits furtivement. À cela mademoiselle Adélaïde répond qu’elle n’a point quitté les enfants de la journée, qu’ils ont joué toute la soirée dans le jardin ; et elle raconte même qu’elle les a mis tous deux en pénitence pour s’être couverts d’eau et de terre en arrangeant leurs pots de fleurs.

Ce témoignage paraissait irrécusable, et M. de Berville s’affermit dans la croyance que François était un menteur, et que lui seul avait cassé le portrait du roi de Prusse.

Le congé de François fit événement dans la maison ; il était aimé de ses camarades, et chacun d’eux discourait sur son malheur.

— Pauvre François disaient-ils où trouvera-t-il jamais une si bonne place, qui lui donnait de quoi nourrir sa femme et ses enfants ? Il va rester long-temps sur le pavé : car, dans cette saison, tout le monde est en voyage, ou à la campagne ; et il va, en attendant, manger tout ce qu’il a gagné.

— Ce n’est encore rien que l’argent, disait le cocher qui faisait d’ordinaire le piquet de François. Mais je le connais, moi ; je sais comme il est attaché aux maîtres et qu’il se serait mis au feu pour faire le moindre plaisir à Monsieur. Le pauvre diable en fera une maladie, j’en suis bien sûr, et le médecin aura plus de son argent que le cabaret. Avec ça qu’il est fier, et que le procédé d’avoir été mis à la porte comme un vaurien est capable de le faire mourir de chagrin.

Agénor entendit ces discours du petit cabinet de travail qui donnait dans l’antichambre, et, dans sa pitié pour le malheur si peu mérité du pauvre François, il se sentit plus d’une fois prêt à aller se dénoncer lui-même ; mais la crainte d’être grondé, celle d’être mis en pension, surtout, l’arrêtaient, et il dévora ses remords.

Thérésine, à qui sa bonne a raconté la colère de M. de Berville et le renvoi de François, arrive tout éplorée dans le cabinet où Agénor prend chaque matin ses leçons, et dit :

— Il faut tout avouer, Agénor, si non François va mourir de faim avec toute sa famille. Ils disent tous qu’il ne survivra pas au chagrin d’être renvoyé, et j’aime mieux être grondée pendant huit jours de suite, j’aime mieux ne pas aller ce soir à l’Opéra avec maman, comme elle me l’a promis, que de causer tant de peine à un si brave homme.

— C’est cela, répond Agénor avec amertume ; va me dénoncer, et fais-moi chasser pour lui, puisque tu aimes mieux me voir dehors de la maison qu’un domestique.

— Mais on ne te chassera pas, toi, puisque tu es mon cousin.

— Belle raison, ma foi ! Est-ce que je ne suis pas un pauvre orphelin, qu’on élève par charité ? est-ce que les gens de la maison ne me l’ont pas dit cent fois ? Ils ne cessent de me répéter qu’à ma première sottise on me mettra à la porte. Eh bien ! en voilà une qui doit suffire. Va dire à ton père que c’est moi qui ai cassé le vieux visage de ce chien de Prussien, et tu verras si je couche ici.

— Ah ! mon Dieu ! comment faire, reprit Thérésine, car ce bon François est si malheureux.

— Tiens, va dire à ta bonne de lui donner ces vingt francs. C’est tout ce que je possède ; mais cela lui prouvera toujours que nous le regrettons.

— Je lui donnerai bien aussi le louis d’or que j’ai reçu de papa le jour de ma naissance ; mais cela ne le consolera pas. Si tu savais comme il était pâle en quittant la maison ?

— Que veux-tu, c’est un malheur qui m’afflige plus que lui peut-être ; mais c’est un brave homme qui sert bien ses maîtres, il trouvera une bonne maison avant peu, et moi, où irais-je ?

Thérésine devait nécessairement préférer les intérêts de son petit cousin à ceux d’un vieux serviteur : elle se résigna à se taire. Peu de jours après cet événement François était oublié de toute la maison, excepté des deux enfants qui l’avaient fait chasser.

Mais la légèreté de leur âge, cette facilité de se livrer au plaisir les yeux encore rouges des larmes qu’une contrariété ou une vive réprimande ont fait verser, rien de ce qui est ordinairement un bénéfice de l’enfance ne pouvait les distraire du tort qu’ils se reprochaient. Ah ! c’est que le poids d’une mauvaise action rend tous les plaisirs impossibles.

Agénor et Thérésine ne pouvaient jouer ensemble un quart d’heure sans que le souvenir de François ne vînt troubler leurs jeux. Thérésine n’avait plus cette gaîté qui la rendait si amusante ; on ne citait plus dans la famille ses reparties qui faisaient rire tous ceux qui l’entouraient ; sa mère avait remarqué qu’elle et Agénor n’avaient plus d’appétit. Alors on fit appeler le médecin : il trouva qu’en effet les enfants étaient en mauvais état de santé, et qu’il fallait par précaution leur leur faire prendre deux bonnes médecines. À cette ordonnance Agénor se révolta et soutint qu’il se portait à merveille.

Ne le croyez point, madame, dit mademoiselle Adélaïde : Firmin, qui couche maintenant près de M. Agénor, assure qu’il se réveille souvent la nuit, et qu’il a un sommeil fort agité. Pas plus tard que cette nuit, il l’a entendu parler en dormant ; il criait de toutes ses forces : Pardon, François, pardon ; ne me regarde pas comme cela ! Ah ! mon Dieu es-tu mort ? et cent folies pareilles qui prouvent bien qu’il avait la fièvre.

En écoutant ce récit, Agénor rougit et pâlit, son cœur battait avec violence ; et le médecin, qui tâtait son poulx dit, en penchant la tête : Certainement, nous avons un petit mouvement de fièvre, et une légère décoction de quinquina est indispensable.

Agénor, accablé par l’idée que sa pensée continuelle le trahissait, même pendant son sommeil, n’opposa aucune résistance aux arrêts du docteur, et promit d’avaler tout ce qu’on voudrait lui faire prendre.

Quand il se trouva seul avec sa cousine :

— Eh bien ! nous voilà malades à présent, dit-elle, le coeur gros de soupirs ; le médecin va nous ordonner tous les matins quelques vilaines drogues. Toi, qui es grand, cela t’est bien égal ; mais moi, j’aime autant mourir que de boire ces horreurs-là !

— Bah ! ce n’est pas cela qui m’inquiète, répond Agénor ; mais j’ai bien une autre crainte.

— Est-ce que tu as encore cassé quelque chose ? demande Thérésine avec anxiété.

— Non, c’est bien assez comme cela ; mais tu as entendu ce qu’Adélaïde a raconté : eh bien, j’ai peur d’être somnambule ?

— Ah ! bon Dieu ! s’écrie Thérésine en reculant d’effroi. Somnambule ! qu’est-ce que c’est qu’un somnambule ?

— C’est quelqu’un qui marche, qui parle en dormant, et qui dit ainsi tous ses secrets. Il paraît que j’ai parlé de François la nuit dernière ; que je lui ai demandé pardon d’avoir volé la clé du cabinet dans sa poche, et d’avoir laissé croire que le vase avait été cassé par lui, quand c’est nous…

— Ah ! tu peux bien dire que c’est toi tout seul, car je t’ai assez dit de ne pas monter sur la console pour avoir ce maudit livre d’images ; c’est toi qui t’es obstiné à le prendre ; c’est toi qui l’as laissé tomber sur le vase.

— Eh bien, je ne le nie point, dit Agénor avec humeur ; et si tu avais été plus grande, tu en aurais fait autant. Ainsi ne te vante pas trop.

En ce moment, Agénor et Thérésine crurent entendre remuer dans la salle de bain, qui n’était séparée du cabinet d’étude que par une porte vitrée. Ils tremblèrent d’avoir été entendus par quelque personne de la maison, et ils s’enfuirent dans l’antichambre, comme s’ils avaient été poursuivis par des voix menaçantes. Hélas ! ils l’étaient par celle de leur conscience, la plus implacable de toutes.

L’heure du dîner étant venue, il leur sembla que M. de Berville avait un air soucieux. Cependant il leur souriait comme à l’ordinaire ; mais ce sourire avait quelque chose d’ironique qui troubla plus d’une fois Agénor. Toutes ces craintes s’évanouirent lorsque madame de Berville, ayant parlé de la Saint-François, jour de la fête de son mari, elle dit à ses enfants de choisir le plaisir qui serait le plus de leur goût pour célébrer ce beau jour.

— Je me charge de répondre aux petites surprises qu’ils me ménagent dit M. de Berville, je ferai venir ici une lanterne magique, la plus belle que l’on pourra trouver. Elle nous donnera d’abord le spectacle, puis le bal, et votre mère se chargera des rafraîchissements.

— Oh ! que ce sera joli, s’écrièrent à la fois Agénor et Thérésine, bien moins joyeux du plaisir qu’on leur promettait, que de la sécurité qu’ils retrouvaient en voyant M. de Berville s’occuper de les récompenser, quand on aurait pu penser à les punir.

— Il faudra inviter toutes nos bonnes amies, dit Thérésine ;

— Et mes camarades, ajouta, Agénor.

— Certainement, faites vos invitations demain, dit M. de Berville, car il nous faut un public nombreux et bien choisi.

Agénor, tout occupé du projet de fête, va, dès qu’on est sorti de table, écrire ses billets d’invitation ; il court les remettre ensuite à Firmin, en lui recommandant de les porter le plus tôt possible. Mais Firmin, captivé par ce que raconte le cocher de la maison de l’état de François que la fièvre tierce n’a pas quitté depuis qu’il est sans place, et par le tableau de la misère où cette maladie réduit la famille de celui qu’il a remplacé, ne prend pas garde à la commission que lui donne Agénor ; il fait des exclamations de pitié sur François, et Agénor est obligé d’écouter tout ce qu’un vif intérêt inspire à ces bonnes gens sur le sort de sa victime, avant de pouvoir se faire entendre.

Enfin les lettres partent ; et huit jours après, le salon de madame de Berville est rempli d’enfants qui attendent avec impatience le moment où l’orgue jouera le galop de Gustave III, en manière d’ouverture, pour avertir les spectateurs que la représentation va commencer.

Un grand drap blanc est étendu sur le plus large panneau de la salle à manger. Les lampes donnent juste assez de lumière pour voir où l’on doit s’asseoir ; et dès que chacun est placé, on éteint tout pour laisser mieux briller la lanterne magique.

D’abord le soleil et la lune classiques font leur apparition ; puis les deux ivrognes que leurs femmes viennent chercher au cabaret pour les gronder de ce qu’ils se grisent ; ensuite la scène du diable et de la vieille qui le tire par la queue, et tombe par terre lorsque cette queue lui reste dans la main : les rires et les applaudissements suivent toujours ce tableau. Viennent après la Giraffe, l’Éléphant ; puis le dîner de la famille régnante ; puis la colonne de la place Vendôme ; le grand Napoléon dans son île ; le portrait de Washington ; et enfin, dit celui qui est à la fois le démonstrateur, le décorateur, le chanteur et l’acteur : « Nous allons vous montrer le portrait du grand Frédéric, de ce fameux guerrier qui était comme le Bonaparte de son temps. Ceci est du nouveau. »

Déjà, au seul nom du grand Frédéric, Agénor et Thérésine avaient éprouvé une émotion pénible ; mais combien elle s’augmenta en voyant se dessiner sur la toile les rayons d’une bibliothèque, des casiers d’histoire naturelle puis une grande console portant un beau vase de porcelaine sur lequel on voyait en traits grossiers la caricature plutôt que le portrait du grand Frédéric.

À cet aspect les deux enfants croient rêver ; leur curiosité l’emporte un moment sur leur crainte immobile, les yeux attachés sur ce que représente la toile, Agénor cherche à se persuader que le cabinet de son oncle étant fort connu des amateurs et des artistes, on a pu en faire un dessin dont l’homme à la lanterne magique s’est servi pour sa décoration ; quant à Thérésine, elle pense que tous les cabinets de curiosités se ressemblent.

Mais, après avoir expliqué dans son langage emphatique le mérite de ce portrait sur porcelaine, après avoir raconté comment il avait été donné par le roi lui-même à un savant distingué, l’homme à la lanterne prit une voix enfantine, et commença un dialogue entre un petit garçon et une petite fille, qui parurent tout à coup auprès de la console.

— Comment donc as-tu fait, dit la petite, pour avoir la clé de ce cabinet ?

— Pardi, je l’ai prise dans la poche de François pendant qu’il jouait aux cartes, répond le petit garçon.

— S’il allait s’apercevoir…

— Oh ! que non, j’aurai remis la clé dans sa poche avant qu’il ait fini sa partie. Tu dis donc que le beau livre d’images est là-haut sur cette planche.

— Oui, je l’ai vu remettre là.

— Attends, je vais bientôt l’avoir, dit le jeune garçon en s’élançant sur la table.

Puis on entend un grand bruit de vaisselle cassée. Le vase disparaît et les enfants aussi. Un Monsieur les remplace et gronde un grand domestique, qui proteste en vain de son innocence. Son maître le chasse. Le pauvre serviteur s’en va en disant que cette injustice le fera mourir de chagrin.

En ce moment, des sanglots frappent les oreilles des spectateurs. M. de Berville sent ses mains inondées de larmes ; un enfant est à ses genoux, il demande grâce, il s’accuse, il se donne les noms les plus odieux. Il supplie M. de Berville de rendre à François toute sa confiance, et dit que lui seul mérite d’être chassé. Enfin, le désespoir, le repentir d’Agénor attendrissent les assistants à tel point qu’ils se jettent tous en masse aux pieds de M. de Berville et le supplient de pardonner.

Pendant ce temps Thérésine implore sa maman en suffoquant de larmes ; mais elle ne cherche point à se justifier en disant qu’elle a été entraînée par la volonté de son cousin : elle prie pour lui autant que pour elle ; la colère de son père peut être si funeste au coupable Agénor !

— Levez-vous, dit M. de Berville ; je ne puis vous pardonner, car ce n’est pas à moi que vous avez fait le plus de mal. Vous m’avez privé d’une chose d’un grand prix, que je regrette de ne pouvoir vous laisser un jour comme un souvenir honorable pour notre famille ; voilà tout. Mais ce brave François, que vous avez laissé injustement accuser, que vous avez laissé chasser de la maison, que vous avez réduit à ne pouvoir gagner sa vie, en le livrant au chagrin et à tous les maux qui en sont la suite : voilà celui à qui vous devez demander grâce ; voilà celui qui a le droit de vous maudire et d’appeler sur vous la punition du ciel.

À ces mots Agénor se lève éperdu, il court vers l’antichambre : il n’a plus qu’une idée, celle de se faire conduire chez François, de s’humilier devant lui, de le ramener chez son oncle, et de fuir pour jamais la maison témoin de sa faute. Les résolutions les plus désespérées passent par sa tête ; il se sent indigne des bienfaits de son oncle, il veut y renoncer ; déjà son cœur se gonfle à la seule pensée qu’il quitte sa famille pour jamais, qu’il va braver la fatigue, la misère… Mais, au moment de franchir la porte du vestibule, quelqu’un l’arrête :

— Où courez-vous donc ainsi ? lui dit-on.

— Je vais chercher François, s’écrie Agénor : il faut qu’il me pardonne ou que je meure.

— Ah mon Dieu ! le pauvre enfant a perdu l’esprit. Monsieur Agénor, monsieur Agénor ! mais regardez-moi donc.

— C’est toi ! dit Agénor en se jetant à genoux ; pardon, pardon, François ! C’est moi qui t’ai fait renvoyer ; c’est moi…

— Paix, dit François en relevant Agénor, votre oncle m’a tout conté : il vous écoutait l’autre soir lorsque vous parliez de moi à votre cousine ; c’est lui qui a imaginé de nous mettre tous dans la lanterne magique ; mais, consolez-vous. Vous avez fait une espièglerie qui a pensé me tuer, c’est vrai, car j’aime tant ces bons maîtres et leurs enfants ! mais vous ne saviez pas le mal que vous me faisiez ; et je vous le pardonne de bien bon cœur, aujourd’hui que je rentre dans la maison, et que je retrouve la confiance de Monsieur. Mais il ne sera pas dit qu’un si beau jour vous verra pleurer. Non, morbleu : quand je suis content il faut que tout le monde le soit.

En disant ces mots, François entraîne Agénor dans la salle où tout le monde était encore réuni.

— Monsieur, dit-il à M. de Berville, pardon de la liberté que je prends ; mais j’ai été bien malheureux, et vous m’avez promis de m’en récompenser. Eh bien, je ne peux pas être heureux, moi, quand ces enfants-là pleurent ; pardonnez-leur une petite farce qu’ils ne recommenceront jamais, j’en réponds bien ; car j’ai failli en crever de chagrin ; et ils ont trop bon coeur pour vouloir faire tant de mal à personne.

— Non, disait M. de Berville en s’efforçant de surmonter son émotion, un pareil trait demande un châtiment.

— Et croyez-vous donc, Monsieur, qu’ils ne sont pas assez punis par tout ce qu’ils souffrent, depuis qu’ils ont vu leur histoire dans cette comédie sur toile ; moi qui étais là à regarder par les carreaux du petit office, j’en pleurais comme une bête.

— Ah ! mon oncle, ah ! mon père, s’écrièrent les deux enfants… et les larmes leur coupèrent la parole, croyez… que jamais…

— J’en suis certain, dit M. de Berville, en les embrassant ; car vous savez aujourd’hui qu’il n’est point de plaisir possible quand on peut se reprocher une méchante action.


FIN DU PREMIER VOLUME.