Scènes du jeune âge/Le Panier de pommes

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Dumont, libraire-éditeur (volume 2p. 43-70).


LE PANIER DE POMMES.


DÉDIÉ


À CHARLES DE RESSÉGUIER.




C’est le cœur qui fait tout. Que la terre et que l’onde
Apprêtent un repas pour les maîtres du monde,
Ils lui préfèreront les seuls présents du cœur.

Lafontaine. Philémon et Baucis.

(Fable)





LE PANIER DE POMMES.




Il y a bien peu d’années que, dans le plus beau château de tous ceux qui bordent la Seine, s’élevait une petite fille, jolie, spirituelle adorée de son père, de sa mère, et fort doucement gâtée par ses grands parents ; elle pouvait à peine parler, que déjà de grandes dames et de vieux messieurs, toujours parés, s’empressaient de lui obéir, de satisfaire ses caprices. Le génie des fabricants de joujoux s’exerçait chaque jour pour lui en inventer de nouveaux. C’étaient des soins, des caresses, des présents, des plaisirs, enfin un enchantement perpétuel.

Cependant, cette petite fille, que la destinée avait fait naître au sein de la richesse et du pouvoir, connut de bonne heure la peine et les regrets. Un matin qu’elle dormait encore, on vient la prendre dans son berceau, et, sans même donner à sa gouvernante le temps de lui passer une robe, on l’enveloppe dans un manteau, on la porte en voiture ; puis, quelques minutes après elle se trouve près d’un lit ensanglanté. Une main pâle se lève sur sa jeune tête, pour la bénir ; un mourant la presse sur son sein, d’où le sang coule à grands flots ; ses traits sont tellement altérés par l’agonie, qu’elle a peine à reconnaître son père, et pourtant c’était lui. Elle pleure, car elle le voit souffrir ; mais bientôt il ne souffre plus, et la pauvre enfant sourit ; puis, se penchant sur le visage glacé, elle le baise et dit : « Chut, il dort, nous reviendrons quand il sera réveillé. »

Mais il ne se réveilla point ! Et le lendemain de ce triste jour on mit une robe noire à la petite Caroline ; on recouvrit d’étoffe de deuil les lambris dorés du palais de sa mère ; et tout prit autour d’elle un aspect douloureux. Pourtant une joie inattendue était réservée à sa noble famille, la naissance d’un frère. Et les plaisirs, les fêtes qu’amena cet heureux événement, effacèrent bientôt un lugubre souvenir dans l’esprit enfantin de Caroline.

Tout annonçait en elle les plus heureuses dispositions ; elle était vive, espiègle, un peu volontaire, mais bonne et généreuse ; on en pourra juger par le trait suivant :

On la menait tous, les étés à la campagne dans une belle habitation : là, elle jouait dans le même petit jardin qui avait été planté pour le fils du plus grand homme du siècle, pour cet enfant né roi de la plus glorieuse ville du monde, enfin pour le Roi de Rome. Si Caroline avait eu quelques années de plus, elle aurait sans doute fait de graves réflexions sur ces jeux du sort qui font marcher les princes du trône à l’exil, et de l’exil au trône. Mais, sans avoir la raison qui médite, elle avait dans le cœur cette pitié touchante qui fait deviner le malheur et inspire le besoin de le secourir.

Un jour qu’on venait de lui permettre de descendre de calèche pour aller cueillir de jolies fleurs bleues, dans le bois de Ville-d’Avray, une petite fille nu-pieds, couverte de haillons, vint lui demander l’aumône. Elle avait suivi la calèche depuis l’avenue de St-Cloud, et la pauvre enfant tomba, épuisée de faim et de fatigue avant d’avoir pu recevoir la pièce d’argent que Caroline s’apprêtait à lui donner. Au cri qu’elle fit en voyant la petite pauvresse se trouver mal, des paysans qui travaillaient près de là accoururent : on secourut Mariette ; quelques gouttes de vin la ranimèrent, et les paysans, qui la connaissaient pour être de leur village, apprirent à Caroline, et aux dames qui l’accompagnaient, comment le père de cette petite fille, autrefois jardinier de l’empereur, était mort de chagrin à la chute de l’empire, et avait laissé dans la misère sa femme et ses trois enfants. Deux étaient déjà morts de faim.

Touchée de ce récit, Caroline fit inscrire le nom de Mariette au nombre des orphelines dont l’hospice était sous son patronage ; et, lui donnant un louis de sa bourse particulière, elle l’envoya porter ce secours à sa mère.

Ce fut une grande joie pour celle-ci d’apprendre la protection que le ciel envoyait à son enfant : car, étant devenue malade à force de travail et de douleur, elle ne savait plus comment la nourrir. Mais cette joie fut cruellement troublée, lorsque le jour de se rendre à l’hospice arriva. Mariette n’avait pas prévu ce qu’il lui en coûterait pour se séparer de sa mère. Ne pouvant se faire à l’idée de la laisser seule et souffrante, elle déclara à la personne qui venait la chercher qu’elle préférait demander encore la charité pour sa pauvre mère, que de la quitter. Tant d’amour pour sa mère la rendit encore plus intéressante ; et Caroline ayant raconté ce beau trait à sa mère, elle obtint la permission d’assurer à Mariette une pension suffisante pour subvenir aux besoins de sa famille et aux frais de son éducation.

Le bonheur rendit bientôt la santé à la mère de Mariette. Elle était belle encore ; son courage dans le malheur, ses qualités de bonne ménagère, inspirèrent à un riche serrurier des environs l’envie de l’épouser ; et Mariette se vit un beau jour installée dans une gentille maisonnette, avec un joli jardin, dont on mit un petit coin à sa disposition. Un pommier de pommes d’apis était le principal ornement et le plus grand revenu de cette portion de terre. Mariette mit tous ses soins à le cultiver dans l’intention d’en recueillir les fruits pour les offrir à l’époque de la Saint-Charles à sa jeune bienfaitrice.

Dans l’attente de cette grande fête, elle achète un joli petit panier à la foire de Saint-Cloud ; le jour arrivé, elle choisit les pommes les plus colorées, les sépare avec de la mousse, et charmée de l’effet que produit à l’œil sa pyramide rouge et verte, elle se rend à la porte du parc de Bagatelle, à l’heure où Caroline vient s’y promener. Le temps est assez beau pour la saison ; les piqueurs arrivent ; la calèche paraît. Mariette présente de loin sa corbeille : Caroline fait signe d’arrêter.

— C’est justement le fruit que j’aime le mieux, dit-elle, en mordant tout de suite dans la plus belle pomme ; puis elle remercie sa protégée de la meilleure grâce, et détachant la croix de petites perles qu’elle porte à son cou : Tiens, ajoute-t-elle, prends cela pour te souvenir de moi.

L’an d’après, à la Saint-Charles, Mariette revint avec une semblable corbeille et le tribut de sa reconnaissance fut reçu avec la même bonté affectueuse.

Mais l’année qui suivit, Mariette versa des pleurs amères en voyant arriver la fête de sa bienfaitrice : car elle était loin, bien loin de ce beau château où elle l’avait vue si heureuse et si brillante ; et Mariette désespérait de jamais la revoir. Le mois d’octobre était arrivé les pommes étaient cueillies, et Mariette les considérait d’un œil triste, quand on vint lui dire de mettre sa robe des dimanches, parce que le capitaine Braineau, le cousin de son beau-père le serrurier, devait venir dîner à la maison.

— Eh bien ! tu vas donc t’embarquer ces jours-ci ? dit le cousin.

— Oui ; j’ai à conduire à Edimbourg un petit bâtiment chargé de vins de France.

— À Edimbourg ? s’écria Mariette. Ah ! monsieur le capitaine, si vous vouliez m’emmener avec vous ?

— En voilà une fameuse, dit le marin ; quoi, ma petite, tu voudrais voir la mer, et t’embarquer avec des vieux fumeurs comme nous ?

— Ah ! mon Dieu non ; je voudrais seulement aller à Edimbourg.

— Mais, mon enfant, je n’y dois passer qu’une semaine ; tu n’auras pas le temps de t’y amuser.

— C’est égal, mon cousin, emmenez-moi ; ma mère le voudra bien, j’en suis sûre.

Et la mère, qui devinait la pensée de son enfant, n’osait la contrarier. Cependant elle lui fit beaucoup d’observations sur ce qu’elle était encore trop jeune pour faire presque seule un semblable voyage.

Mais le vieux marin leva toute difficulté eh disant que sa femme était de la traversée, et qu’elle aurait soin de Mariette : car les travaux du ménage ne permettaient pas à sa mère de l’accompagner. Enfin Mariette. pria tant, que dès le surlendemain elle partit avec le vieux capitaine. Soir léger bagage consistait dans un peu de linge, sa robe des dimanches, et une petite caisse où ses pommes d’apis et une jolie corbeille étaient emballées avec un soin particulier.

Elle n’avait aucune idée de la mer. Quand elle vit ce spectacle imposant, et le frêle bateau marchand qui allait se lancer sur cette étendue d’eau sans fin, elle se rappela les naufrages qu’elle avait entendu raconter, et la peur la prit ; mais la crainte qu’on ne se moque d’elle, et plus encore le motif de son voyage, lui font surmonter sa frayeur : elle s’embarque. Le vent est bon, à ce que dit le capitaine : c’est-à-dire qu’il souffle bien fort, et qu’il imprime un tel mouvement au bateau marchand, que tous les passagers éprouvent le mal de mer. Mariette est malade comme les autres, et sa mère n’est pas là pour l’aider à souffrir ; personne n’est occupé d’elle, car chacun l’est de soi ; et le vent, qui tourne à l’orage, ne permet pas aux matelots de soigner les malades.

Alors elle comprend tout le prix du sacrifice qu’elle a fait ; mais elle a confiance en Dieu, qui punit les ingrats et protége les cœurs reconnaissants.

Après une pénible traversée, ils arrivent enfin sur la rive d’Écosse : c’était le 2 novembre. Le 4, Mariette se leva avant le jour, et supplia la fille de son hôtesse de la conduire au château d’Holy-Rood. Un beau ruban de Paris, que sa mère lui avait donné, fut offert à la jeune Écossaise, en retour de sa complaisance. Le temps était brumeux et froid ; il était probable que les habitants du château ne sortiraient pas pour se promener ; et Mariette se tourmentait l’esprit pour savoir comment elle parviendrait jusqu’à sa bienfaitrice ; elle ignorait que les exilés sont toujours faciles à aborder. Pensant qu’une cour nombreuse devait encore entourer la petite princesse, elle ne tenta pas même de pénétrer dans l’intérieur du château ; mais, ayant obtenu du concierge la permission d’entrer dans la cour, elle alla se placer sous les fenêtres de l’appartement de sa bienfaitrice. Là, découvrant la corbeille, qu’elle avait enveloppée de son tablier, elle se prosterna devant cet asyle du malheur ; puis, élevant à deux mains la corbeille au-dessus de sa tête, en signe d’offrande ; elle pria Dieu pour être aperçue de celle qu’elle venait fêter si de loin.

Bientôt le bruit d’une fenêtre qu’on ouvrait la fit tressaillir.

— C’est elle…, c’est Mariette ! cria une jeune voix aussitôt reconnue. On lui fit signe d’aller vers l’escalier de la tour ; une femme s’y trouvait déjà pour la conduire vers la princesse.

Elle venait de France ! avec quelle joie Mariette fut reçue !… Combien ce pèlerinage à la reconnaissance faisait oublier d’ingratitudes ! Que de questions Caroline lui adressa sur les pauvres enfants du village dont elle prenait soin autrefois, sur sa maison des orphelines.

— Oh ! le ciel m’est témoin, dit-elle en soupirant, que, si je regrette tout l’argent qu’on me donnait, c’est en pensant à elles.

Puis elle fait raconter à Mariette son voyage.

On fait cercle pour l’écouter. Caroline s’informe du temps que Mariette doit rester à Edimbourg.

— Notre cousin le marin doit se rembarquer demain, répond-elle.

Demain ! répète Caroline. Ah ! mon Dieu, j’aurai bien peu de temps ; mais n’importe, ne pars pas sans me dire adieu, je te donnerai une commission pour mes petites amies.

Dès que Caroline est seule avec sa gouvernante, elle prie celle-ci de l’aider dans son projet. Une jolie toile d’Écosse a été achetée la veille pour lui faire une robe dont la simplicité répond à sa situation ; car, seulement accompagnée de serviteurs fidèles, elle parcourt souvent à pied les rues d’Edimbourg. Cette toile est bientôt taillée sur le patron d’une robe de la jeune princesse, et la voilà qui se met à coudre la jupe, le corsage, avec toute l’application de la meilleure couturière. Ce travail était long, car elle ne voulait point que personne l’aidât. L’heure de se coucher arrive ; Caroline se met au lit comme à l’ordinaire ; puis, quand elle est sûre que sa gouvernante est profondément endormie, elle se lève sans bruit, et va travailler de nouveau à la lueur de la lampe qui éclaire faiblement sa chambre. Le jour la surprend au moment où elle finit le dernier ourlet ; elle se recouche aussitôt pour n’être pas grondée ; mais la robe n’a pu s’achever toute seule, et sa ruse ne trompe personne, Mariette arrive ; elle lui remet son ouvrage.

— Tu porteras cette petite robe, dit-elle, chez la comtesse de R… ; tu lui diras que je l’ai faite moi-même pour être mise en loterie. Je connais madame de R… : quand elle saura que le produit de cette loterie est destiné à mes orphelines, elle mettra bien du zèle à placer une grande quantité de billets. Je n’ai plus d’autres moyens de les secourir, ajouta-t-elle en essuyant ses yeux ; mais grâce à toi il réussira, j’en suis sûre. Puis elle embrassa Mariette comme elle eût embrassé sa sœur, car en ce moment la bonne action de l’une et celle de l’autre les plaçaient au même rang devant Dieu.

La robe a été fidèlement remise ; les orphelines ont reçu les secours de la jeune exilée comme elles recevaient autrefois ceux de la riche princesse ; et l’on dit que Mariette vient de mettre en gage sa jolie croix de perles pour acheter encore un petit panier de pommes.