Scènes du siège de Sébastopol/3

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SÉBASTOPOL EN AOÛT 1855


I


À la fin du mois d’août, sur la grande route rocheuse de Sébastopol, entre Douvanka[1] et Baktchisaraï, avançait au pas, au milieu d’une épaisse et chaude poussière, une télègue d’officier de forme particulière, inconnue ailleurs, qui tenait le milieu entre un panier, une britchka juive et une charrette russe.

Dans cette voiture, ramassé sur ses talons, un brosseur en habit de toile, coiffé d’une casquette d’officier molle et déformée, tenait les rênes. Derrière lui était assis, sur des paquets et des sacs recouverts d’une capote de soldat, un officier en manteau d’été, de petite taille, autant que l’on pouvait en juger par sa posture, et qui frappait moins par sa carrure massive d’épaule à épaule que par l’épaisseur de sa personne entre la poitrine et le dos ; sa nuque, son cou gros et fort étaient également très développés en largeur, et les muscles en étaient fortement tendus. Ce qu’on est convenu d’appeler la taille n’existait pas, le ventre non plus, car avec cela il était loin d’être obèse, et sa figure, sur laquelle s’étendait une couche de hâle jaunâtre et maladif, se faisait remarquer par sa maigreur ; elle aurait pu passer pour jolie sans une certaine bouffissure des chairs et une peau plissée marquée de rides profondes qui, en se confondant, en effaçaient les traits, lui enlevaient toute fraîcheur et lui donnaient une expression grossière ; celle de ses yeux, petits, bruns, extraordinairement vifs, frisait l’impudence ; sa moustache très épaisse, qu’il avait l’habitude de mordiller, ne s’étendait guère en largeur ; ses pommettes et son menton, qu’il n’avait pas rasés depuis deux jours, étaient couverts d’un poil noir et fourni. Blessé le 10 mai d’un éclat d’obus à la tête, qu’entourait encore un bandeau, il se sentait néanmoins complètement remis et sortait de l’hôpital de Symphéropol pour rejoindre son régiment, posté quelque part par là dans la direction où s’entendaient les coups de feu ; mais il n’avait encore pu découvrir s’il était à Sébastopol même, à la Sévernaïa ou à Inkerman. La canonnade s’entendait distinctement et semblait très rapprochée quand les montagnes n’en interceptaient pas le bruit apporté par le vent ; tantôt une formidable explosion ébranlait l’air et vous faisait tressaillir malgré vous, tantôt des sons moins violents, pareils à la batterie d’un tambour, se suivaient à courtes distances, traversés par un grondement assourdissant, ou bien tout se confondait dans un fracas à roulements prolongés, semblables à des coups de tonnerre au plus fort de l’orage quand la pluie commence à tomber. Chacun disait, et on l’entendait bien, que la violence du bombardement était épouvantable. L’officier pressait son brosseur pour arriver plus vite : à leur rencontre venait une file de chariots conduits par des paysans russes qui avaient apporté des vivres à Sébastopol et qui s’en retournaient en emmenant de là des malades et des blessés, soldats en capotes grises, matelots en paletots noirs, volontaires en fez rouges et miliciens barbus ; la voiture de l’officier fut obligée de s’arrêter, et lui-même, tout en grimaçant et en clignotant dans ce nuage de poussière impénétrable et immobile soulevé par les chariots et qui s’introduisait partout dans ses yeux, dans ses oreilles, examinait les figures qui défilaient.

« Voilà un soldat malade de notre compagnie », dit le domestique, qui se tourna vers son maître et indiqua de la main un blessé.

Sur le devant, assis de côté, un paysan russe portant toute sa barbe, un bonnet de feutre sur la tête, faisait un nœud à un énorme fouet qu’il retenait par le manche en le maintenant avec le coude. Il tournait le dos à quatre ou cinq soldats secoués et cahotés dans la charrette : l’un d’eux, le bras bandé, sa capote jetée sur sa chemise, assis droit et ferme, quoique pâle et maigre, occupait le milieu ; en apercevant l’officier, il porta instinctivement la main à son bonnet, mais, se souvenant de sa blessure, il fit semblant de vouloir se gratter ; un autre était couché à côté de lui dans le fond de la télègue : on ne voyait de lui que ses deux mains cramponnées aux barres de bois et ses deux genoux relevés, ballant sans résistance comme deux torchons de tille ; un troisième, la figure enflée, la tête entourée d’un linge sur lequel était posé son bonnet de soldat, assis de côté, les jambes pendantes en dehors et frôlant la roue, sommeillait, ses mains appuyées sur ses genoux.

« Doljikoff ! lui cria le voyageur.

— Présent ! » répondit celui-ci, ouvrant les yeux et ôtant son bonnet ; sa voix de basse était si pleine, si formidable, qu’elle semblait sortir de la poitrine de vingt soldats réunis.

« Depuis quand es-tu blessé ?

Salut à Votre Noblesse[2] ! cria-t-il de sa forte voix, ses yeux vitreux et gonflés s’animant à la vue de son supérieur.

— Où est le régiment ?

— À Sébastopol, Votre Noblesse ; on pensait s’en aller de là mercredi !

— Pour aller où ?

— On ne savait pas,… à la Sévernaïa, bien sûr, Votre Noblesse… À présent, poursuivit-il en traînant la voix, il tire à travers tout ! avec des bombes surtout, jusque dans la baie,… il en tire que c’est affreux !… » Et il ajouta des mots qui restèrent incompréhensibles ; mais, à sa figure et à sa pose, on devinait qu’avec le ressentiment de l’homme qui souffre il disait des choses peu consolantes.

Le sous-lieutenant Koseltzoff, qui venait de le questionner, n’était ni un officier à la douzaine, ni du nombre de ceux qui vivent et agissent d’une certaine façon, parce que les autres vivent et agissent ainsi. Sa nature avait été richement douée de qualités inférieures : il chantait et pinçait agréablement de la guitare, parlait et écrivait avec facilité, la correspondance officielle surtout, à laquelle il s’était fait la main pendant son service d’aide de camp du bataillon. Son énergie était remarquable, mais cette énergie ne recevait son impulsion que de l’amour-propre, et, bien que greffée sur cette capacité de second ordre, elle formait à elle seule un trait saillant et caractéristique de sa nature. Ce genre d’amour-propre qui se développe le plus communément parmi les hommes, les militaires surtout, s’était si bien infiltré dans son existence, qu’il ne concevait de choix possible qu’entre « primer ou s’annihiler » ; l’amour-propre était donc le moteur de ses élans les plus intimes ; même seul en face de lui-même, il aimait à se donner de l’avantage sur ceux auxquels il se comparait.

« Allons ! ce n’est pas moi qui écouterai le bavardage de « Moscou »[3] ! » murmura le sous-lieutenant, dans les pensées duquel la rencontre du convoi de blessés avait jeté du trouble, et les paroles du soldat, dont l’importance était accrue et confirmée à chaque pas par le bruit de la canonnade, pesaient lourdement sur son cœur. « Ils sont drôles, ces « Moscou ». — Voyons, Nicolaïeff, en avant ! tu dors, je crois ? » cria-t-il, de mauvaise humeur, à son domestique en ramenant les pans de son manteau.

Nicolaïeff secoua les rênes ; ses lèvres émirent un petit son d’encouragement, et la charrette partit au trot.

« Nous ne nous arrêterons que pour leur donner à manger, lui dit l’officier, et puis en route, en avant ! »


II


Au moment d’entrer dans la rue de Douvanka, où tout n’était que ruines, le sous-lieutenant Koseltzoff fut arrêté par un transport de boulets et de bombes dirigé sur Sebastopol, et qui stationnait au milieu du chemin.

Deux fantassins, assis dans la poussière sur les pierres d’un mur effondré, mangeaient une pastèque avec du pain.

« Allez-vous loin, pays ? » dit l’un d’eux en mâchant sa bouchée ; il s’adressait à un soldat debout à côté d’eux, un petit sac sur les épaules.

« Nous rejoignons notre compagnie, nous venons de la province, répondit le soldat, détournant les yeux de la pastèque et arrangeant son sac. Voilà trois semaines que nous étions à garder le foin de la compagnie ; mais maintenant on nous a appelés tous, et nous ne savons pas où se trouve aujourd’hui notre régiment. On dit que depuis la semaine dernière les nôtres sont à la Korabelnaïa. N’en savez-vous rien, messieurs ?

— Il est à la ville, frère, à la ville, répondit un vieux soldat du charroi, occupé à tailler avec un couteau de poche la chair blanche d’une pastèque non mûre. Nous en venons justement. Quelle épouvantable chose, frère !

— Quoi donc, messieurs ?

— N’entends-tu donc pas comme il tire, à présent ? Pas d’abri nulle part ! Ce qu’il en a tué, de nous autres, c’est effrayant ! » ajouta l’interlocuteur en faisant un geste et en redressant son bonnet.

Le soldat de passage secoua pensivement la tête, fit claquer sa langue, tira son brûle-gueule de sa botte, remua avec son doigt le tabac à moitié consumé, alluma un morceau d’amadou à la pipe d’un camarade qui fumait, et, soulevant son bonnet :

« Il n’y a personne que Dieu, messieurs, dit-il ; nous vous faisons nos adieux », et, remettant son sac en place, il continua son chemin.

« Eh ! attends plutôt, cela vaudra mieux, dit le mangeur de pastèque d’un ton convaincu.

— C’est tout un ! » murmura le soldat, accommodant son sac sur son dos et se faufilant entre les roues des charrettes arrêtées.


III


Arrivé au relais, Koseltzoff y trouva une foule de gens, et la première figure qu’il y aperçut fut celle du maître de poste en personne, très jeune et très maigre, en train de se quereller avec deux officiers.

« Ce n’est pas vingt-quatre heures, mais dix fois vingt-quatre heures que vous attendrez ; les généraux attendent bien ! leur disait-il avec le désir évident de les piquer au vif, et ce n’est pas moi, vous comprenez, qui m’attellerai !…

— Si c’est ainsi, s’il n’y a pas de chevaux, on n’en donne à personne… Pourquoi alors en donnez-vous à un domestique qui transporte des bagages ? » criait l’un des deux militaires, qui tenait un verre de thé à la main.

Bien qu’il évitât soigneusement l’emploi des pronoms, on pouvait aisément deviner qu’il aurait volontiers tutoyé son interlocuteur.

« Comprenez bien, monsieur le maître de poste, dit avec hésitation l’autre officier, que nous ne voyageons pas pour notre plaisir ; si l’on nous a fait demander, c’est que nous sommes nécessaires ! Vous pouvez être sûr que je le dirai au général,… car vraiment… il semblerait que vous n’avez aucun respect pour le rang d’officier.

— Vous me gâtez chaque fois la besogne et vous me gênez, repartit son camarade avec humeur ; que lui parlez-vous de respect ? Il faut lui parler autrement… Des chevaux ! cria-t-il soudain, des chevaux à l’instant !…

— Je n’aurais pas mieux demandé que de vous en donner, mais où les prendre ?… Je le comprends très bien, batiouchka, reprit le maître de poste après un moment de silence et s’échauffant par degrés en gesticulant,… mais que voulez-vous que j’y fasse ? Laissez-moi seulement — la figure des officiers exprima aussitôt l’espoir — vivoter jusqu’à la fin du mois, et puis on ne me verra plus… J’aime mieux aller au Malakoff que de rester ici, vrai Dieu ! Faites ce qu’il vous plaira,… mais je n’ai pas une seule britchka en bon état, et depuis trois jours les chevaux n’ont pas vu une poignée de foin !… »

Sur ces mots, il s’éclipsa. Koseltzoff et les deux officiers entrèrent dans la maison.

« Eh bien ! dit l’ancien au plus jeune, d’un ton calme qui contrastait vivement avec sa colère de tout à l’heure. Voilà trois mois que nous sommes en route ; attendons, ce n’est pas un malheur, rien ne presse ! »

Koseltzoff trouva avec peine dans la chambre de la maison de poste, enfumée, malpropre, remplie d’officiers et de malles, un coin libre près de la fenêtre. Il s’y assit et se prit, tout en roulant une cigarette, à examiner les visages et à écouter les conversations. Le groupe principal se tenait à droite de la porte d’entrée, autour d’une table boiteuse et graisseuse sur laquelle bouillaient deux samovars en cuivre, plaqués çà et là de petites taches de vert-de-gris ; du sucre en morceaux y était étalé dans plusieurs enveloppes de papier. Un jeune officier sans moustache, en arkhalouk[4] neuf, versait de l’eau dans une théière ; quatre autres, de son âge à peu près, étaient dispersés dans les différents coins de la chambre ; l’un d’eux, la tête posée sur une pelisse qui lui servait d’oreiller, dormait sur un divan ; un autre, debout auprès d’une table, découpait en petites bouchées du mouton rôti pour un camarade auquel il manquait un bras. Deux officiers, l’un en capote d’aide de camp, l’autre en capote d’infanterie en drap fin et porteur d’une sacoche, étaient assis à côté du poêle, et l’on devinait facilement, à la façon dont ils regardaient les autres, à celle dont fumait l’homme à la sacoche, qu’ils n’étaient pas des officiers de la ligne, et qu’ils en étaient fort contents. Leur manière d’être ne trahissait point le mépris, mais un certain contentement d’eux-mêmes, fondé en partie sur leurs relations avec des généraux et sur un sentiment de supériorité, développé au point qu’ils tenaient à le cacher à autrui. Il y avait là aussi un médecin aux lèvres charnues et un artilleur à la physionomie allemande, presque assis sur les pieds du dormeur, occupés à compter de l’argent ; puis quatre brosseurs, les uns sommeillant, les autres fouillant dans les malles et les paquets entassés près de la porte, complétaient le nombre des personnes présentes, parmi lesquelles Koseltzoff ne découvrit aucune figure de connaissance. Les jeunes officiers lui plurent ; il devina tout de suite à leur apparence qu’ils venaient de sortir de l’école, ce qui lui rappela que son jeune frère allait également arriver tout droit de là pour se rendre à une des batteries de Sébastopol. En revanche, l’officier à la sacoche, qu’il croyait avoir rencontré quelque part, lui déplut tout à fait ; il lui trouva une physionomie si antipathique et si insolente, qu’il alla s’asseoir sur la large saillie du poêle avec l’intention de le remettre à sa place s’il se permettait de dire quelque chose de désobligeant. En sa qualité d’officier du front, brave et honorable, il n’aimait point les officiers d’état-major, et il avait pris ceux-là pour tels à première vue.


IV


« C’est du guignon, disait un des jeunes gens : être si près du but et ne pouvoir y arriver. Il y aura peut-être aujourd’hui même une affaire, et nous n’en serons pas. »

Au timbre un peu aigu de la voix, à l’incarnat juvénile qui s’étendait par plaques sur son frais visage, on devinait la sympathique timidité d’un jeune homme qui craint de dire quelque chose de déplacé.

L’officier manchot le regardait en souriant.

« Vous aurez le temps, croyez-moi », lui dit-il.

Le jeune officier porta avec respect ses yeux sur la figure amaigrie de ce dernier, subitement illuminée par ce sourire, et continua en silence à verser le thé. Et vraiment la figure, la pose du blessé, et surtout la manche flottante de son uniforme lui donnaient une apparence de calme indifférent qui semblait répondre à tout ce qu’on disait ou faisait autour de lui : « Tout cela est fort bien, mais je sais tout ça, et je pourrais l’accomplir si je le voulais. »

« Que décidons-nous ? demanda le jeune officier à son camarade en arkhalouk ; passerons-nous la nuit ici, ou pousserons-nous plus loin avec notre unique cheval ?

— Figurez-vous, capitaine, poursuivit-il lorsque son compagnon eut décliné sa proposition (il s’adressait au manchot en ramassant un couteau que celui-ci avait laissé tomber), comme on nous avait dit que les chevaux étaient hors de prix à Sébastopol, nous en avons acheté un à Symphéropol, à frais communs.

— Vous a-t-on bien écorchés ?

— Je n’en sais rien, capitaine ! Nous avons payé le tout, cheval et charrette, 90 roubles. Est-ce très cher ?… ajouta-t-il en s’adressant à tous, Koseltzoff y compris, qui le regardait.

— Ce n’est pas trop cher, si le cheval est jeune, lui dit ce dernier.

— N’est-ce pas ? et pourtant on nous assurait que c’était cher. Il boite un peu, c’est vrai, mais cela passera ! On nous a dit qu’il était vigoureux.

— De quel établissement sortez-vous ? lui demanda Koseltzoff, désireux d’avoir des nouvelles de son frère.

— Nous faisons partie du régiment de la Noblesse, nous sommes six qui allons de notre propre chef à Sébastopol, répondit le loquace petit officier, mais nous ne savons pas au juste où est notre batterie ; les uns la disent à Sébastopol, et voilà monsieur qui dit qu’elle est à Odessa.

— N’auriez-vous pas pu vous renseigner à Symphéropol ? demanda Koseltzoff.

— On n’en sait rien là-bas !… Figurez-vous qu’on a injurié un de nos camarades qui est allé aux informations à la chancellerie,… c’était très désagréable !… Ne désirez-vous pas cette cigarette toute roulée ? » continua-t-il en l’offrant à l’officier sans bras, qui cherchait son porte-cigares.

L’enthousiasme du jeune homme perçait dans les petits soins qu’il lui prodiguait.

« Vous venez également de Sébastopol ? reprit-il. Mon Dieu, mon Dieu, comme c’est étonnant ! À Pétersbourg, nous ne faisions que penser à vous tous, à vous autres héros, ajouta-t-il en se tournant avec bonhomie et respect vers Koseltzoff.

— Et si vous êtes obligés de retourner ? lui demanda ce dernier.

— C’est justement ce que nous craignons ; car, après avoir acheté le cheval et ce qui nous était indispensable, cette cafetière, par exemple, et quelques autres bagatelles, nous sommes restés sans le sou, dit-il d’un ton plus bas, en jetant sur son compagnon un regard à la dérobée, de sorte que je ne vois pas comment nous nous en tirerons.

— Vous n’avez donc pas reçu l’argent de route ? lui demanda Koseltzoff.

— Non, murmura le jeune homme, mais on a promis de nous le donner ici.

— Avez-vous le certificat ?

— Je sais bien que le certificat est la chose principale ; un oncle à moi, sénateur à Moscou, aurait pu me le donner, mais il m’a assuré que je le recevrais ici sans faute. On me le délivrera, n’est-ce pas ?

— Sans aucun doute !

— Je le crois aussi », répliqua le jeune officier d’un ton qui prouvait que, à force d’avoir répété cette même question à trente endroits différents et avoir reçu les réponses les plus diverses, il ne croyait plus personne.


V


« Qui a demandé du borchtch[5] ? » cria en ce moment la maîtresse du logis, une grosse dondon de quarante ans environ, assez malproprement vêtue ; elle portait une grande terrine.

Il se fit un silence, et tous les yeux se tournèrent vers la femme ; un des officiers cligna même de l’œil en échangeant avec son camarade un regard qui avait la matrone pour objectif.

« Mais c’est Koseltzoff qui en a demandé, reprit le jeune officier ; il faut le réveiller ! — Voyons, viens manger », ajouta-t-il en s’approchant du dormeur et le secouant par l’épaule.

Un jouvenceau de dix-sept ans, avec des yeux noirs, vifs, brillants, des joues toutes rouges, se leva d’un bond, et, ayant involontairement poussé le docteur :

« Mille excuses », lui dit-il en se frottant les yeux et en restant planté au milieu de la chambre.

Le sous-lieutenant Koseltzoff reconnut aussitôt son cadet et s’approcha de lui.

« Me reconnais-tu ? lui dit-il.

— Ah ! ah ! voilà qui est renversant ! » s’écria le cadet en embrassant son frère.

Deux baisers résonnèrent, mais au moment de s’embrasser pour la troisième fois, comme le veut l’usage, ils hésitèrent une seconde ; on aurait dit que tous deux se demandaient pourquoi il fallait justement s’embrasser trois fois.

« Comme je suis content de te voir ! dit l’aîné en entraînant son frère dehors ; causons un peu !

— Allons, allons, je ne veux plus de borchtch. Mange-le, Féderson, dit le jeune garçon à son camarade.

— Mais tu avais faim…

— Non, je n’en veux plus… »

Une fois dehors sur le petit perron, après les premières effusions de joie du cadet, qui ne cessait de questionner son aîné sans lui parler de ce qui le concernait lui-même, ce dernier, profitant d’un moment de silence, lui demanda enfin pourquoi il n’était pas entré dans la garde, comme on s’y attendait.

« Parce que je tenais à aller à Sébastopol : si tout se termine heureusement, j’y gagnerai plus que si j’étais resté dans la garde ; là-bas il faut bien compter dix ans jusqu’au grade de colonel, tandis qu’ici Todtleben, de lieutenant-colonel, est devenu général en deux ans. Et si je suis tué, eh bien alors, que faire ?

— Comme tu raisonnes, dit le frère aîné en souriant.

— Et puis, ce que je viens de te dire n’a pas d’importance ; la raison principale, — et il s’arrêta hésitant, souriant à son tour et rougissant comme s’il allait dire quelque chose de très honteux, — la raison principale, c’est que ma conscience me tracassait ; j’éprouvais des scrupules de vivre à Pétersbourg pendant qu’ici on mourait pour la patrie. Je tenais aussi à me retrouver avec toi, ajouta-t-il encore plus timidement.

— Tu es un drôle de corps ! lui dit son frère, sans le regarder, en cherchant son étui à cigares. Et je regrette que nous ne puissions rester ensemble.

— Voyons, je t’en prie, dis-moi la vérité : les bastions, c’est terriblement effrayant ?…

— Oui, au commencement, puis on s’y fait, tu verras !

— Dis-moi aussi, je t’en prie,… crois-tu que Sébastopol soit pris ?… Il me semble que jamais pareille chose n’arrivera…

— Dieu seul le sait !

— Oh ! si tu savais comme je suis ennuyé… Figure-toi mon malheur : en route, on m’a volé différentes choses, entre autres mon casque, et je me trouve dans une position épouvantable ; comment ferai-je pour la présentation au chef. »

Vladimir Koseltzoff, le cadet, ressemblait beaucoup à son frère Michel, autant du moins qu’une églantine qui s’entr’ouvre peut ressembler à une églantine défleurie. Il avait aussi également les cheveux blonds, mais épais et bouclant sur les tempes, tandis que sur sa nuque blanche et délicate s’égarait une longue mèche, signe de bonheur, au dire des vieilles bonnes. Un sang généreux et jeune colorait subitement à chaque impression de son âme son teint, habituellement mat. Sur ses yeux, semblables à ceux de son frère, mais plus ouverts et plus limpides, s’étendait souvent un voile humide. Un fin duvet blond commençait à se dessiner sur ses joues et au-dessus de ses lèvres, d’un rouge pourpre, qui se plissaient souvent en un timide sourire, laissant apercevoir des dents d’une éclatante blancheur. Tel qu’il était là dans sa capote déboutonnée, sous laquelle passait une chemise rouge à col russe, élancé, large d’épaules, une cigarette entre les doigts, appuyé contre la balustrade du perron, la figure illuminée par une joie naïve, les yeux fixés sur son frère, c’était bien le plus charmant et le plus sympathique adolescent qu’il fût possible de voir ; le regard se détachait de lui avec regret. Franchement heureux de retrouver son frère, qu’il considérait avec respect et fierté comme un héros, il avait pourtant un peu honte de lui à cause de son éducation plus cultivée, de sa connaissance du français, de la fréquentation de personnes haut placées ; et, se trouvant supérieur à lui, il espérait parvenir à le civiliser. Ses impressions, ses jugements s’étaient formés à Pétersbourg sous l’influence d’une dame qui, ayant un faible pour les jolis visages, lui faisait passer les jours de fête dans sa maison ; Moscou y avait aussi contribué pour sa part, car il y avait dansé à un grand bal chez son oncle le sénateur.


VI


Après avoir causé à satiété, jusqu’à constater, ce qui arrive souvent, qu’ils avaient, tout en s’aimant beaucoup, fort peu d’intérêts en commun, les deux frères se turent pendant quelques instants.

« Eh bien ! prends tes effets, et partons », lui dit l’aîné.

Le cadet rougit et se troubla.

« Pour Sébastopol, tout droit ? demanda-t-il enfin.

— Bien entendu ! Tu n’as pas, je pense, grand’chose avec toi ; ça trouvera sa place !

— Bien, partons », répliqua le cadet, qui rentra dans la maison en poussant un soupir.

Au moment d’ouvrir la porte de la salle, il s’arrêta, inclina la tête.

« Aller droit à Sébastopol, se dit-il, s’exposer aux bombes, c’est terrible ! Du reste, n’est-ce pas indifférent, que ce soit aujourd’hui ou plus tard ?… Au moins avec mon frère… »

À dire vrai, à la pensée que la télègue l’emporterait d’une traite jusqu’à Sébastopol, qu’aucun incident nouveau ne le retiendrait plus en route, il venait seulement de se rendre compte du danger qu’il était venu chercher et dont la proximité l’émut profondément. Parvenu enfin à se calmer, il rejoignit ses camarades et resta si longtemps avec eux, que son frère, impatienté, ouvrit la porte pour l’appeler et l’aperçut planté devant l’officier, qui le réprimandait comme un écolier. À la vue de son frère, il perdit toute contenance.

« J’arrive tout de suite, lui cria-t-il en faisant un geste de la main ; attends-moi, j’arrive !… »

Une seconde plus tard, il alla le retrouver.

« Figure-toi, lui dit-il en soupirant profondément, que je ne puis pas partir avec toi.

— Quelles balivernes ! Pourquoi ?

— Je vais te dire la vérité, Micha ; nous n’avons pas un sou vaillant ; nous devons, au contraire, de l’argent à ce capitaine là-bas ; c’est horriblement honteux ! »

Le frère aîné fronça les sourcils et garda le silence.

« Dois-tu beaucoup ? lui demanda-t-il enfin sans le regarder.

— Non, pas beaucoup, mais cela me gêne terriblement. Il a payé pour moi à trois relais ; je profite de son sucre, et puis nous avons joué à la préférence et je reste lui devoir une bagatelle…

— C’est mal, Volodia ! Qu’aurais-tu fait si tu ne m’avais pas rencontré ? lui dit l’aîné d’un ton sévère, toujours sans le regarder.

— Mais tu sais bien que je compte recevoir mes frais de route à Sébastopol ? et alors je le payerai,… cela se peut encore ; aussi je préfère y arriver avec lui demain ! »

Le frère aîné sortit en ce moment de sa poche une bourse dont ses doigts tremblants tirèrent deux assignats de 10 roubles chacun et un de trois…

« Voici tout ce que j’ai, dit-il. Combien te faut-il ? »

Il exagérait un peu en disant que c’était là toute sa fortune, car il possédait encore quatre pièces d’or cousues dans les parements de son uniforme, mais celles-là, il s’était bien promis de n’y pas toucher.

Il se trouva, tout compte fait, que Koseltzoff ne devait que 8 roubles, la perte au jeu et le sucre compris. Le frère aîné les lui remit, en lui faisant seulement remarquer qu’on ne devait jamais jouer quand on n’avait pas de quoi payer. Le cadet ne souffla mot, la remarque de son frère semblait jeter un doute sur son honnêteté. Irrité, honteux d’avoir commis un acte qui pouvait prêter à des soupçons ou à des réflexions blessantes pour lui de la part de son aîné qu’il affectionnait, sa nature impressionnable en fut si violemment bouleversée, que, sentant l’impossibilité de retenir les sanglots qui lui serraient le gosier, il prit l’assignat sans répliquer et le porta à son camarade.


VII


Nikolaïeff, après s’être restauré à Douvanka de deux verres d’eau-de-vie achetés à un soldat qui en vendait sur le pont, secouait ses rênes, et la télègue cahotait sur le chemin pierreux, espacé d’ombre à de rares intervalles, qui menait le long du Belbek à Sébastopol, tandis que les frères, assis côte à côte, leurs jambes se heurtant, observaient un silence obstiné tout en pensant l’un à l’autre.

« Pourquoi m’a-t-il offensé ? se disait le cadet ; me prend-il vraiment pour un voleur ? Il a l’air encore fâché ! Nous voilà donc brouillés pour toujours, et pourtant à nous deux, à Sébastopol, comme nous aurions été heureux ! Deux frères liés entre eux et tous deux se battant contre l’ennemi,… l’aîné, manquant un peu de culture, mais un brave militaire, et le cadet… aussi brave que lui, car au bout d’une semaine j’aurais prouvé à tous que je ne suis pas déjà si jeune ; je ne rougirai plus, ma figure sera virile, et la moustache aura le temps de pousser jusque-là, pensait-il en pinçant entre ses doigts le duvet qui se montrait aux coins de ses lèvres. Peut-être arriverons-nous aujourd’hui même et prendrons-nous part à une affaire ! Mon frère doit être très entêté et très brave ! Il est de ceux qui parlent peu et qui font mieux que les autres ; est-ce exprès qu’il me pousse toujours vers le bord de la télègue ? Il voit bien que cela me gêne, et il fait semblant de ne pas le remarquer. Nous arriverons bien certainement aujourd’hui, poursuivit-il mentalement en se serrant contre le bord de la voiture, par crainte, s’il bougeait, de montrer à son frère qu’il était mal assis. Nous allons droit au bastion, moi avec les canons, mon frère avec sa compagnie. Soudain les Français se jettent sur nous, je tire sans désemparer, j’en tue une masse, mais ils courent quand même droit sur moi,… tirer est impossible ! il n’y a plus de salut pour moi : voilà que mon frère s’élance le sabre à la main, je saisis mon fusil et nous courons ensemble, les soldats nous suivent. Les Français se précipitent sur mon frère,… je cours, j’en tue d’abord un, puis un second et je sauve Micha ! Je suis blessé au bras, je reprends mon fusil de l’autre main et je cours toujours,… mon frère est tué d’une balle à côté de moi, je m’arrête une seconde, je le regarde avec tristesse, je me relève et je crie : « Avec moi, en avant ! vengeons-le ! » J’ajouterai : « J’aimais mon frère par-dessus tout, je l’ai perdu. Vengeons-nous, tuons nos ennemis ou mourons tous ensemble ! » Tous me suivent en criant. Mais voilà l’armée française tout entière, Pélissier en tête : nous les tuons tous, mais je suis blessé une fois, deux fois, et, à la troisième, mortellement ; on m’entoure. Gortschakoff vient et me demande ce que je désire. Je lui réponds que je ne désire rien, je ne désire qu’une chose : être placé à côté de mon frère et mourir avec lui ! On me transporte, on me couche à côté de son cadavre ensanglanté, je me soulève et je leur dis : « Oui, vous n’avez pas su apprécier deux hommes qui aimaient sincèrement leur patrie, les voilà tués,… que Dieu vous pardonne ! » et là-dessus je meurs. »

Qui aurait pu dire à quel point ces rêves étaient destinés à être réalisés ?

« As-tu jamais été dans une mêlée ? demanda-t-il tout à coup à son frère, oubliant complètement qu’il ne voulait plus lui parler.

— Non, jamais ; nous avons perdu deux mille hommes dans notre régiment, mais toujours pendant les travaux ; c’est là aussi que j’ai été blessé. La guerre ne se fait pas comme tu te le figures, Volodia. »

Ce petit nom attendrit le cadet ; il eut envie de s’expliquer avec son frère, qui ne s’imaginait pas l’avoir offensé.

« Es-tu fâché contre moi, Micha ? lui demanda-t-il au bout de quelques instants.

— Pourquoi ?

— C’est que…, rien,… je croyais qu’il y avait eu entre nous…

— Mais pas du tout, reprit l’aîné en se tournant vers lui et en lui donnant une tape amicale sur le genou.

— Pardon, Micha, si je t’ai offensé, dit le cadet en se retournant pour cacher les larmes qui emplissaient ses yeux.


VIII


« Est-ce vraiment Sébastopol ? » demanda Volodia lorsqu’ils atteignirent le haut de la montagne.

Devant eux apparut la baie avec sa forêt de mâts, la mer avec la flotte ennemie dans le lointain, les blanches batteries du rivage, les casernes, les aqueducs, les docks, les constructions de la ville. Des nuages d’une fumée blanche et lilas clair s’élevaient sans cesse au-dessus des montagnes jaunes qui entouraient la ville et se découpaient sur le ciel bleu éclairé par les rayons rosés du soleil réfléchis avec éclat par les flots, pendant que le soleil descendait à l’horizon dans la mer sombre.

Ce fut sans le moindre frémissement d’horreur que Volodia aperçut cet endroit si terrible auquel il avait tant pensé ; il éprouvait, au contraire, une jouissance esthétique, un sentiment de satisfaction héroïque en songeant que dans une demi-heure il serait lui-même là-bas, et ce fut avec une profonde attention qu’il regarda sans interruption ce tableau d’un charme original, jusqu’au moment où ils arrivèrent à la Sévernaïa ; là étaient les bagages du régiment de son frère, et là aussi il devait se renseigner sur l’endroit où se trouvaient son régiment à lui et sa batterie.

L’officier du train demeurait près de ce qu’on appelait la nouvelle petite ville, composée de baraques construites en planches par les familles des marins. Dans une tente attenante à un hangar d’assez grande dimension fait de branches de chêne feuillues qui n’avaient pas encore eu le temps de se faner, les frères trouvèrent l’officier assis, en chemise d’un jaune sale, devant une table assez malpropre, sur laquelle refroidissait un verre de thé à côté d’un plateau et d’un carafon d’eau-de-vie : quelques miettes de pain et de caviar étaient tombées çà et là ; il comptait avec attention un paquet d’assignats. Mais, avant de le mettre en scène, il nous est indispensable d’examiner de près l’intérieur de son campement, ses occupations et sa manière de vivre : la nouvelle baraque était grande, solidement et commodément construite, pourvue de tables et de bancs gazonnés comme on ne les construit que pour les généraux, et, afin d’empêcher le feuillage de tomber, trois tapis de mauvais goût, quoique neufs, mais probablement fort chers, étaient tendus sur les côtés et au-dessus de la bâtisse. Sur un lit de fer placé sous le tapis principal, représentant l’éternelle amazone, on voyait une couverture rouge d’une étoffe pelucheuse, un oreiller souillé, déchiré, une pelisse de genette ; sur une table, pêle-mêle un miroir dans un cadre d’argent, un bougeoir, une brosse du même métal d’une malpropreté effrayante, un peigne en corne cassé, plein de cheveux graisseux, une bouteille de liqueur ornée d’une énorme étiquette rouge et or, une montre de poche en or avec le portrait de Pierre Ier, des plumes dorées, des boîtes contenant des capsules, une croûte de pain, de vieilles cartes jetées en désordre, et enfin, sous le lit, des bouteilles, les unes vides, les autres pleines. Cet officier était chargé de veiller au train et à la nourriture des chevaux. Un ami à lui, s’occupant d’opérations financières, partageait sa demeure et dormait en ce moment dans la tente, pendant qu’il réglait les comptes du mois avec l’argent de la couronne ; son extérieur était agréable et martial : une grande taille, une grande moustache et une corpulence de bon aloi le distinguaient ; mais il y avait en lui deux choses déplaisantes qui sautaient tout de suite aux yeux : d’abord une perpétuelle transpiration de la figure, jointe à une bouffissure qui cachait à peu près ses petits yeux gris et lui donnait l’apparence d’une outre pleine de porter, et ensuite une malpropreté extrême, qui s’étendait de ses cheveux rares et gris jusqu’à ses grands pieds nus chaussés de pantoufles fourrées d’hermine.

« Que d’argent, que d’argent, mon Dieu ! dit Koseltzoff Ier, qui, en entrant, jeta un regard avide sur les assignats. Si vous m’en prêtiez la moitié, Vassili Mikhaïlovitch ! »

L’officier du train fit la grimace à la vue des visiteurs, et, ramassant l’argent, les salua sans se lever.

« Oh ! si c’était à moi, mais c’est l’argent de la couronne, batiouchka ! mais qu’avez-vous là ? »

Il regardait Volodia, pendant qu’il tassait les papiers et les remettait dans une cassette ouverte à côté de lui.

« C’est mon frère, il sort de l’école. Nous venons vous demander où se trouve le régiment.

— Asseyez-vous, messieurs, leur dit-il en se levant pour passer dans la tente ; peut-on vous offrir un peu de porter ?

— Va pour le porter, Vassili Mikhaïlovitch. »

Volodia, sur qui les grands airs de l’officier du train produisaient une profonde impression, de même que son laisser-aller et le respect que lui témoignait son frère, se disait en s’asseyant timidement sur le bord du divan : « Cet officier que tout le monde respecte est sans doute bon enfant, hospitalier, et probablement très brave ».

« Où est donc notre régiment ? demanda le frère aîné à l’officier qui avait disparu sous la tente.

— Que dites-vous ? » lui cria ce dernier.

L’autre répéta sa question.

« J’ai vu Seifer aujourd’hui » répondit-il ; il m’a raconté qu’il se trouvait au cinquième bastion.

— Est-ce sûr ?

— Si je le dis, c’est sûr ; du reste, que le diable l’emporte ! il ne prend pas cher pour mentir ! Dites donc, ajouta-t-il, voulez-vous du porter ?

— J’en boirais volontiers » répondit Koseltzoff.

— Et vous, Ossip Ignatiévitch, reprit la même voix sous la tente en s’adressant au commissionnaire qui dormait, voulez-vous boire ? Assez dormi, il est près de cinq heures !

— Finissez donc cette scie ! vous voyez bien que je ne dors pas, répondit une voix grêle et paresseuse.

— Alors levez-vous, car je m’ennuie » ; et l’officier du train rejoignit ses hôtes. « Donne-nous du porter de Symphéropol », cria-t-il à son domestique.

Celui-ci, poussant Volodia, retira de dessous le banc avec fierté, à ce qu’il sembla au jeune homme, une bouteille du porter demandé.

La bouteille était vide depuis quelque temps, mais la conversation allait son train, lorsque la toile de la tente s’écarta pour laisser passer un homme de petite taille, en robe de chambre bleue avec cordelières et glands, en casquette à passepoil rouge, ornée d’une cocarde. Les yeux baissés et tortillant sa moustache noire, il ne répondit au salut des officiers que par un imperceptible mouvement d’épaules.

« Donne-moi un verre, dit-il en s’asseyant près de la table. — Vous venez assurément de Pétersbourg, jeune homme ? reprit-il d’un air aimable en s’adressant à Volodia.

— Oui, et je vais à Sébastopol.

— De votre propre chef ?

— Oui.

— Et pourquoi diable y allez-vous ? — Messieurs, vrai, je ne comprends pas cela, poursuivit le commissionnaire. Il me semble que, si je le pouvais, je m’en retournerais à pied à Pétersbourg ! J’en ai par-dessus la tête, de cette existence maudite !

— Mais de quoi vous plaignez-vous ? lui demanda l’aîné des Koseltzoff ; vous menez ici une vie fort enviable ! »

Le commissionnaire, surpris, lui jeta un regard, se détourna, et, s’adressant à Volodia :

« Ce danger constant, ces privations (car on ne peut rien se procurer), tout cela est terrible ! Je ne vous comprends vraiment pas, messieurs ! Si encore vous en retiriez quelques avantages ! mais est-ce agréable, je vous le demande, de devenir à votre âge impotent pour le reste de vos jours ?

— Les uns cherchent à se faire des revenus, les autres servent pour l’honneur, reprit avec humeur Koseltzoff aîné.

— Qu’est-ce que l’honneur, quand on n’a rien à se mettre sous la dent ? reprit le commissionnaire avec un rire de dédain en se tournant vers l’officier du train, qui suivit son exemple. Monte la musique, dit-il en indiquant du doigt une boîte, nous écouterons Lucie, que j’aime. »

« Est-ce un brave homme, ce Vassili Mikhaïlovitch ? demanda Volodia à son frère lorsque, le crépuscule tombé, ils roulèrent de nouveau sur la route de Sébastopol.

— Ni bon ni mauvais, mais d’une avarice terrible ! Quant au commissionnaire, je ne puis pas le voir en peinture ! Je l’assommerai un jour ou l’autre. »


IX


Lorsqu’ils arrivèrent, à la nuit tombante, au grand pont sur la baie, Volodia n’était pas précisément de mauvaise humeur, mais un poids terrible pesait sur son cœur : tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il entendait s’accordait si peu avec les dernières impressions que lui avaient laissées la grande salle claire et parquetée des examens, les voix de ses camarades et la gaieté de leurs sympathiques éclats de rire, son nouvel uniforme, son tsar bien-aimé, qu’il s’était habitué à voir pendant sept ans et qui, en prenant congé d’eux, les larmes aux yeux, les avait appelés « ses enfants ». Oui, tout ce qu’il voyait s’accordait peu avec ses généreuses et brillantes rêveries aux mille facettes.

« Nous voilà arrivés, lui dit son frère en descendant de voiture devant la batterie de M… Si l’on nous laisse traverser le pont, nous irons tout droit aux casernes Nicolas, tu y resteras jusqu’à demain matin ; quant à moi, je retournerai au régiment, pour savoir où est la batterie, et demain j’irai te chercher.

— Pourquoi cela ? Allons plutôt ensemble, dit Volodia ; j’irai avec toi au bastion ; cela ne revient-il pas au même ? Il faut bien s’y habituer ! Si toi tu y vas, pourquoi n’irais-je pas ?

— Tu feras mieux de n’y pas aller.

— Laisse-moi y aller, je t’en prie ; je verrai du moins ce que c’est…

— Je te conseille de ne pas y aller, mais après tout… »

Le ciel sans nuages était sombre, les étoiles et les feux des décharges et des bombes qui volaient dans l’espace brillaient dans l’obscurité : la tête de pont et la grande construction blanche de la batterie se détachaient dans la nuit noire ; toutes les secondes, quelques coups de feu, quelques explosions ébranlaient l’air, ensemble ou isolément, toujours plus fort, plus distinctement ; le murmure lugubre des flots accompagnait ce roulement incessant ; une bise fraîche imprégnée d’humidité soufflait de la mer. Les frères s’approchèrent du pont : un milicien porta gauchement l’arme au bras et s’écria :

« Qui vive ?

— Soldat !

— On ne passe pas.

— Impossible ! il faut que nous passions.

— Demandez à l’officier. »

L’officier sommeillait, assis sur une ancre ; il se leva et donna l’ordre de laisser passer.

« On peut y aller, on ne peut pas revenir. — Attention ! Où vous fourrez-vous, tous à la fois ? » cria-t-il aux voitures arrêtées à l’entrée du pont et dans lesquelles s’entassaient des gabions.

Sur le premier ponton ils rencontrèrent des soldats causant à haute voix.

« Il a reçu l’équipement, il a tout reçu.

— Eh ! mes amis, dit une autre voix, quand on parvient à la Sévernaïa, on renaît ! L’air y est tout autre, vrai Dieu !

— Qu’est-ce que tu chantes là ? dit le premier. L’autre jour, une bombe maudite a emporté les jambes à deux matelots, oh ! oh ! »

L’eau envahissait par endroits le second ponton, où les deux frères s’arrêtèrent pour attendre leur voiture ; le vent, qui avait semblé faible sur terre, soufflait ici avec violence et par rafales : le pont se balançait, et les vagues, heurtant les poutres avec rage, s’abattaient sur les ancres, les cordages et inondaient le plancher ; la mer mugissait sourdement, formant une ligne noire, unie, sans fin, qui la détachait de l’horizon constellé, éclairé de lueurs argentées. Dans le lointain brillaient les feux de la flotte ennemie ; à gauche se dressait la sombre masse d’un navire contre les flancs duquel l’eau battait avec violence ; à droite, un vapeur venant de la Sévernaïa s’avançait rapidement avec bruit. Une bombe éclata et éclaira pendant une seconde l’entassement des gabions : sur le pont du navire, deux hommes debout, un troisième en chemise, assis les pieds ballants, occupé à une réparation au bord même du pont ; l’écume blanche et le jaillissement des vagues à reflets verdâtres que fend le bateau à vapeur en marche.

Les mêmes feux continuaient à sillonner le ciel au-dessus de Sébastopol, et les sons qui inspiraient l’épouvante se rapprochaient ; une vague chassée de la mer déferla sur le côté droit du pont et mouilla les pieds de Volodia ; deux soldats, traînant leurs jambes avec bruit dans l’eau, passèrent à côté. Tout à coup quelque chose éclata avec fracas et illumina devant eux la partie du pont sur laquelle roulait une voiture suivie d’un militaire à cheval. Les éclats tombaient en sifflant dans l’eau, qui jaillissait en gerbes.

« Ah ! Mikhaïl Sémenovitch, dit le cavalier en s’arrêtant devant Koseltzoff aîné, vous voilà donc tout à fait guéri ?

— Oui, comme vous voyez. Où le bon Dieu vous mène-t-il ?

— À la Sévernaïa, pour des cartouches ; on m’envoie à la place de l’aide de camp du régiment… On s’attend d’heure en heure à un assaut.

— Et Martzeff, où est-il ?

— Il a perdu une jambe hier en ville, dans sa chambre,… il dormait. Vous le connaissez peut-être ?

— Le régiment est au cinquième, n’est-ce pas ?

— Oui, il a remplacé les M… Passez à l’ambulance, vous y trouverez des nôtres, on vous conduira.

— Et mon logement dans la Morskaïa, a-t-il été préservé ?

— Eh ! batiouchka, il y a longtemps que les bombes l’ont rasé ! Vous ne reconnaîtrez plus Sébastopol ; il n’y a plus une âme ! ni femmes, ni musique, ni traiteur, le dernier est parti hier ; c’est maintenant d’un triste… Adieu ! » et l’officier partit au trot.

Une peur effroyable s’empara tout à coup de Volodia ; il lui sembla qu’une bombe allait tomber sur lui et qu’un éclat le frapperait immanquablement à la tête. Ces ténèbres humides, ces sons sinistres, le bruit constant des vagues courroucées, tout semblait l’engager à ne pas faire un pas de plus et lui dire que rien de bon ne l’attendait là-bas, que son pied ne toucherait plus jamais la terre ferme de l’autre côté de la baie, qu’il ferait bien de retourner en arrière, de s’enfuir au plus vite loin de ces lieux terribles où régnait la mort. « Qui sait ? il est peut-être trop tard ; mon sort est décidé ! » Voilà ce qu’il se disait, en frissonnant à cette pensée et aussi à cause de l’eau qui s’infiltrait dans ses bottes ; il poussa un profond soupir et s’écarta un peu de son frère.

« Mon Dieu ! est-ce que je serai vraiment tué, justement moi ? mon Dieu ! ayez pitié de moi ! » murmura-t-il en se signant.

« Eh bien, Volodia, avançons ! lui dit son frère lorsque leur charrette les eut rejoints. As-tu vu la bombe ? »

Plus loin ils rencontrèrent encore des voitures, qui transportaient des blessés, des gabions ; l’une d’elles, remplie de meubles, était conduite par une femme. De l’autre côté, personne ne les arrêta au passage.

Se serrant instinctivement contre la muraille de la batterie Nicolas, les deux frères la longèrent en silence, l’oreille tendue, au bruit des bombes qui éclataient au-dessus de leurs têtes, au rugissement des éclats précipités d’en haut, et atteignirent enfin l’endroit de la batterie où se trouvait placée l’image sainte. Là ils apprirent que la cinquième légère, que Volodia devait rejoindre, se trouvait à la Korabelnaïa ; ils se décidèrent en conséquence, malgré le danger, à aller coucher au cinquième bastion et à se rendre de là le lendemain à la batterie. S’engageant dans l’étroit couloir, enjambant les soldats qui dormaient le long de la muraille, ils parvinrent enfin à l’ambulance.


X


En entrant dans la première chambre, garnie de lits sur lesquels étaient couchés des blessés, ils y furent saisis par l’odeur lourde et nauséabonde qui est particulière aux hôpitaux ; deux sœurs de charité vinrent à leur rencontre : l’une d’elles, âgée de cinquante ans environ, avait un visage sévère ; elle tenait dans ses mains un paquet de bandages et de charpie et donnait des ordres à un très jeune aide-chirurgien qui la suivait ; l’autre, une jolie fille de vingt ans, avait une figure de blonde, pâle et délicate ; celle-là, sous son petit bonnet blanc, paraissait particulièrement gentille et timide ; elle suivait sa compagne les mains dans les poches de son tablier, et l’on voyait qu’elle avait peur de rester en arrière.

Koseltzoff les pria de lui indiquer Martzeff, qui, la veille, avait perdu une jambe.

« Du régiment de P… ? demanda la plus âgée des deux sœurs. Êtes-vous son parent ?

— Non, un camarade !

— Conduisez-les », dit-elle en français à la jeune sœur, et elle les quitta, accompagnée de l’aide-chirurgien, pour s’approcher d’un blessé.

« Voyons, allons, qu’as-tu à regarder ainsi ? » dit Koseltzoff à Volodia arrêté, ses sourcils relevés, et dont les yeux, pleins d’une sympathie douloureuse, ne pouvaient se détacher des malades, qu’il ne cessait d’examiner en suivant son frère et en répétant malgré lui : « Ô mon Dieu ! mon Dieu ! »

« Il vient d’arriver, n’est-ce pas ? demanda la jeune sœur à Koseltzoff en indiquant Volodia.

— Oui, il vient d’arriver. »

Elle le regarda de nouveau et fondit en larmes, en répétant avec désespoir : « Mon Dieu ! mon Dieu ! quand cela finira-t-il ? »

Ils entrèrent dans la salle des officiers. Martzeff y était couché sur le dos, ses bras musculeux découverts jusqu’au coude, passés sous la tête. L’expression de son visage jaunâtre était celle d’un homme qui serre les dents pour ne pas crier de douleur. Sa jambe bien portante, chaussée d’un bas, sortait de dessous la couverture, et les orteils s’agitaient convulsivement.

« Eh bien, comment vous sentez-vous ? demanda la jeune sœur en soulevant la tête un peu chaude du blessé et lui arrangeant l’oreiller de ses doigts fluets, sur l’un desquels Volodia aperçut une bague en or. Voilà vos camarades qui viennent vous voir.

— Je souffre, bien entendu, reprit-il avec irritation ; ne me touchez pas, c’est bien comme ça », et les orteils dans le bas s’agitèrent d’un mouvement nerveux. « Bonjour ! comment vous appelle-t-on ? Ah ! pardon, — lorsque Koseltzoff se fut nommé, — on oublie tout ici, et pourtant nous avons demeuré ensemble », ajouta-t-il sans exprimer la moindre joie, et il regardait Volodia d’un air interrogateur.

« C’est mon frère ; il arrive de Pétersbourg.

— Ah ! et moi j’en ai fini, je crois ! Dieu que je souffre ! Si cela pouvait cesser plus vite. »

D’un mouvement convulsif il retira sa jambe. Les orteils remuèrent avec un redoublement d’agitation ; il se couvrit la figure de ses deux mains.

« Il faut le laisser tranquille, il est très mal », leur dit la sœur à l’oreille ; elle avait les yeux pleins de larmes.

Les frères, qui s’étaient décidés à aller au cinquième bastion, changèrent pourtant d’avis en sortant de l’ambulance et convinrent, sans se communiquer la vraie raison, de se séparer pour ne point s’exposer à un danger inutile.

« Trouveras-tu ton chemin, Volodia ? lui demanda son aîné ; du reste, Nikolaïeff te conduira à la Korabelnaïa ; pour le moment je vais y aller seul, et demain je serai chez toi. »

Ils ne se dirent rien de plus à cette dernière entrevue.


XI


Les canons grondaient avec la même violence, mais la rue Ekathérinenskaïa, que suivait Volodia accompagné du silencieux Nikolaïeff, était vide et calme. Il n’apercevait dans l’obscurité que des murs blancs, debout au milieu de grandes maisons effondrées, et les pierres du trottoir qu’il longeait ; il se croisait parfois avec des soldats et des officiers, et, en passant du côté gauche, près de l’Amirauté, il aperçut, à la vive clarté d’un feu qui flambait derrière une clôture, une rangée d’acacias au triste feuillage couvert de poussière, plantés depuis peu le long du trottoir et soutenus par leurs tuteurs peints en vert. Ses pas et ceux de Nikolaïeff, qui respirait bruyamment, résonnaient seuls dans le silence. Ses pensées étaient vagues : la jolie sœur de charité, la jambe de Martzeff avec ses doigts agités d’un mouvement convulsif dans le bas, l’obscurité, les bombes, les différentes images de la mort repassaient confusément dans ses souvenirs ; son âme, jeune et impressionnable, était crispée et navrée de son isolement, de la complète indifférence de chacun à son sort, bien qu’il fût exposé au danger. « Je souffrirai, je serai tué, et personne ne me pleurera », se disait-il. Où était-elle donc, la vie du héros toute pleine d’ardeur énergique et de sympathies à laquelle il avait si souvent rêvé ? Les bombes sifflaient et éclataient en se rapprochant toujours, et Nikolaïeff soupirait plus souvent sans rompre le silence. En traversant le pont qui menait à la Korabelnaïa, il vit quelque chose à deux pas de lui plonger en sifflant dans le golfe, en éclairer pour une seconde d’une lueur pourpre les vagues aux teintes violacées et rebondir lançant en l’air une pluie d’eau.

« Sacré…, la coquine vit encore, murmura Nikolaïeff.

— Oui », répliqua Volodia malgré lui et surpris du son de sa propre voix, grêle et criarde.

À leur rencontre venaient des blessés portés sur des brancards, des charrettes remplies de gabions, un régiment, des hommes à cheval : l’un d’eux, un officier suivi d’un Cosaque, s’arrêta à la vue de Volodia, examina sa figure, puis, se détournant, donna un coup de fouet à sa monture et poursuivit son chemin. « Seul, seul, que je sois en vie ou non, ça leur est bien égal à tous ! » se dit l’adolescent, prêt à fondre en larmes. Ayant dépassé une grande muraille blanche, il entra dans une rue bordée de petites maisons complètement détruites qu’éclairaient sans cesse les feux des bombes ; une femme ivre, en haillons, accompagnée d’un matelot, sortait d’une petite porte et butta contre lui. « Pardon, Votre Noblesse », murmura-t-elle. Le cœur du pauvre garçon se serrait de plus en plus, tandis que sur l’horizon noir les éclairs s’allumaient toujours et les obus sifflaient et éclataient autour de lui. Tout à coup Nikolaïeff soupira et parla d’une voix qui parut à Volodia exprimer une terreur contenue.

« Ça valait bien la peine de se dépêcher de venir ici de chez nous ; on allait, on allait, et pourquoi se dépêchait-on ?

— Mais, Dieu merci, mon frère est guéri, dit Volodia, pour chasser par la causerie l’horrible sensation qui s’emparait de lui.

— Joliment guéri ! quand il est tout malade ! Les bien portants se trouveraient aussi beaucoup mieux à l’hôpital dans un temps pareil ! En avons-nous, par hasard, beaucoup de joie d’être ici ? C’est tantôt un bras, tantôt une jambe qu’on perd, et voilà,… et encore ici, en ville, c’est mieux que sur le bastion, Dieu de Dieu ! Chemin faisant, on dit toutes ses prières ! — Eh ! canaille ! elle vient de bourdonner à mes oreilles, ajouta-t-il, attentif au bruit d’un éclat qui avait passé à côté de lui. — Eh bien, maintenant, continua Nikolaïeff, on m’avait dit de conduire Votre Noblesse, et je sais bien qu’il faut faire ce qui est ordonné, mais notre charrette est restée confiée à un camarade, et nos paquets sont défaits ; on m’a dit de venir et je suis venu ! Mais, s’il se perd quelque chose de ce que nous avons apporté, c’est moi, Nikolaïelf, qui en réponds. » Quelques pas plus loin, ils débouchèrent sur un espace libre.

« Voilà votre artillerie, Votre Noblesse, dit-il soudain ; demandez à la sentinelle, on vous indiquera ! » Volodia avança seul. N’entendant plus derrière lui les soupirs de Nikolaïeff, il se sentit définitivement abandonné ; le sentiment de cet abandon devant le danger, devant la mort, comme il le croyait, pesa sur son cœur avec le froid glacial de la pierre ; arrêté au milieu de la place, il regarda tout autour de lui pour voir si l’on observait, et, se prenant la tête à deux mains, il murmura d’une voix entrecoupée par la terreur : « Mon Dieu, suis-je vraiment un poltron méprisable, un lâche ? moi qui rêvais il n’y a pas longtemps de mourir pour la patrie, pour le tsar, et cela avec bonheur ! Oui, je suis un être malheureux et méprisable ! » s’écria-t-il profondément désespéré et désillusionné sur son propre compte ; s’étant enfin rendu maître de son émotion, il demanda à la sentinelle de lui indiquer la maison du commandant de la batterie.


XII


Le commandant de la batterie demeurait dans une petite maison à deux étages ; on y entrait par la cour. À travers l’une des fenêtres, où manquait un carreau, remplacé par une feuille de papier, brillait la faible lueur d’une chandelle ; le brosseur, assis à l’entrée, fumait sa pipe. Ayant annoncé Volodia à son maître, il l’introduisit dans sa chambre. Là, entre deux croisées, à côté d’une glace brisée, se voyait une table chargée de paperasses officielles, quelques chaises, un lit en fer garni de linge propre, avec une carpette devant.

Auprès de la porte se tenait le sergent-major, bel homme avec une belle paire de moustaches, l’épée au ceinturon : sur sa capote brillaient une croix et la médaille de la campagne de Hongrie. L’officier d’état-major, de petite taille, la joue enflée et bandée, marchait de long en large, vêtu d’une redingote de drap fin qui accusait un long usage ; d’une corpulence assez prononcée, il paraissait âgé de quarante ans ; sa calvitie se dessinait nettement sur le sommet de la tête ; son épaisse moustache descendant tout droit cachait sa bouche ; ses yeux bruns avaient une expression agréable ; ses mains étaient belles, blanches, un peu replètes ; ses pieds, très en dehors, se posaient avec une certaine assurance et une certaine coquetterie qui prouvaient que la timidité n’était pas le côté faible du commandant.

« J’ai l’honneur de me présenter, je suis attaché à la cinquième batterie légère : Koseltzoff II, enseigne », dit Volodia, qui, en entrant dans la chambre, récita tout d’un trait cette leçon apprise par cœur.

Le commandant de la batterie lui répondit par un salut assez sec et l’engagea à s’asseoir, sans lui tendre la main. Volodia s’assit donc timidement près de la table à écrire, et, s’emparant dans sa distraction d’une paire de ciseaux, il se mit à jouer avec eux machinalement. Les mains derrière le dos, la tête baissée, le commandant de la batterie reprit sa promenade en silence, jetant de temps à autre les yeux sur les doigts qui continuaient à jongler avec les ciseaux.

« Oui, dit-il en s’arrêtant enfin devant le sergent-major, à partir de demain il faudra donner un garnetz[6] de plus aux chevaux des caissons ; ils sont maigres. Qu’en penses-tu ?

— Pourquoi pas ? ça se peut, Votre Haute Noblesse, l’avoine est maintenant à meilleur marché », répondit le sergent-major, les bras pendants collés le long de son corps et remuant les doigts, mouvement habituel dont il accompagnait volontiers sa conversation. Et puis il y a le fourrageur Frantzouc qui m’a écrit hier un mot, Votre Haute Noblesse : il dit qu’il nous faut absolument acheter des essieux ; ils sont à bon marché ; alors qu’ordonnez-vous ?

— Eh bien, il faut en acheter, il a de l’argent, répondit le commandant en se remettant à marcher. — Où sont vos effets ? » dit-il tout à coup en s’arrêtant devant Volodia.

Le pauvre Volodia, poursuivi par la pensée qu’il était un lâche, voyait percer dans chaque regard, dans chaque parole, le mépris qu’il devait inspirer, et il lui sembla que son chef avait déjà pénétré son triste secret et qu’il le raillait ; aussi répondit-il troublé que ses effets étaient à la Grafskaïa et que son frère les lui enverrait le lendemain.

« Où logerons-nous l’enseigne ? demanda le lieutenant-colonel au sergent-major, sans écouter la réponse du jeune homme.

— L’enseigne ? » répéta le sergent-major. Un rapide regard jeté sur Volodia et qui semblait dire : Qu’est-ce encore que cet enseigne-là ? acheva de déconcerter ce dernier. « Mais là, en bas, Votre Haute Noblesse, chez le capitaine en second ; puisque le capitaine est au bastion, son lit est vide !…

— Ça vous va-t-il en attendant ? demanda le commandant de la batterie ; vous devez être fatigué, je pense ? demain on pourra vous arranger plus commodément. »

Volodia se leva et salua.

« Désirez-vous du thé ? ajouta son supérieur ; on peut faire chauffer le samovar ! »

Volodia, qui avait déjà gagné la porte, se retourna, salua de nouveau et sortit.

Le domestique du lieutenant-colonel le conduisit en bas et l’introduisit dans une pièce nue et malpropre où différentes choses brisées étaient jetées au rebut et où, dans un coin, sur un lit de fer, dormait sans draps ni couverture, enveloppé dans sa capote, un homme en chemise rose que Volodia prit pour un soldat.

« Pierre Nikolaïévitch, et le domestique toucha l’épaule du dormeur, levez-vous ; l’enseigne va coucher ici. — C’est notre junker, ajouta-t-il en se tournant vers Volodia.

— Oh ! ne vous dérangez pas, je vous en prie », s’écria ce dernier en voyant le junker, un grand et robuste jeune homme avec une jolie figure, mais complètement dépourvue d’intelligence, se lever, jeter sa capote sur ses épaules et s’en aller tout ensommeillé en murmurant : « Ça ne fait rien, j’irai dormir dans la cour ».


XIII


Resté seul avec ses pensées, la première impression de Volodia fut de nouveau l’épouvante résultant du trouble qui bouleversait son âme. Comptant sur le sommeil pour ne plus songer à ce qui l’entourait et s’oublier soi-même, il souffla sa bougie et se coucha en se couvrant complètement de sa capote, même la tête, car il avait gardé de son enfance la peur de l’obscurité : mais tout à coup l’idée lui vint qu’une bombe pourrait percer le toit et le tuer ; il prêta l’oreille : au-dessus de sa tête marchait le commandant de la batterie.

« Elle commencera par le tuer, lui d’abord, se dit-il, moi ensuite ; je ne mourrai pas tout seul ! » Cette réflexion le calma, et il allait s’endormir, lorsque cette fois la pensée que Sébastopol pouvait être pris cette nuit même, que les Français forceraient sa porte et qu’il n’avait pas une arme pour se défendre, le réveilla complètement ; il se leva et arpenta sa chambre : la peur du véritable danger avait étouffé la crainte mystérieuse de l’obscurité ; il chercha et ne trouva sous sa main qu’une selle et un samovar. « Je suis un lâche, un poltron, un misérable », se dit-il de nouveau, plein de dégoût et de mépris pour lui-même ; il se coucha et essaya de ne plus réfléchir. Mais alors les impressions de la journée repassèrent dans son souvenir, et les sons incessants qui ébranlaient les carreaux de son unique fenêtre lui rappelèrent le danger ; les visions se succédaient : tantôt il voyait les blessés couverts de sang, les bombes qui éclataient et dont les éclats pénétraient dans sa chambre, tantôt la jolie sœur de charité qui le pansait en pleurant sur son agonie, ou sa mère qui, le reconduisant jusqu’à la ville du district, priait Dieu pour lui en versant des larmes brûlantes devant une image miraculeuse. Le sommeil le fuyait ; mais soudain la pensée d’un Dieu tout-puissant qui voit tout et qui entend chaque prière jaillit nette et claire au milieu de ses rêveries ; il se mit à genoux en se signant et joignit les mains comme on le lui avait appris dans son enfance ; ce simple geste fit naître en lui un sentiment d’une douceur infinie, depuis longtemps oublié.

« Si je dois mourir, c’est que je suis inutile ! Alors, Seigneur, que ta volonté soit faite ! et qu’elle s’accomplisse plus vite ! Mais, si le courage et la fermeté qui me manquent me sont nécessaires, épargne-moi la honte et le déshonneur, que je ne pourrai pas supporter, et enseigne-moi ce que je dois faire pour exécuter ta volonté ! »

Son âme d’enfant faible et terrifiée se fortifia, se rasséréna tout à coup et plongea dans des horizons nouveaux, larges et lumineux ; il pensa à mille choses, il éprouva mille sensations pendant la courte durée de ce sentiment, puis il s’endormit tranquille et insouciant à la sourde rumeur du bombardement et des vitres qui tremblaient.

Seigneur ! toi seul as entendu, toi seul connais ces prières simples mais ardentes et désespérées de l’ignorance, du repentir confus demandant la guérison du corps, la purification de l’âme, prières qui, de ces lieux habités par la mort, montaient vers toi, — à commencer par le général pressentant avec terreur son approche, et qui, une seconde auparavant, ne rêvait que de porter le Saint-George au cou, et à finir par le simple soldat tombé sur le sol nu de la batterie Nicolas, en te suppliant d’accorder à ses souffrances la récompense inconsciemment entrevue.


XIV


L’aîné des Koseltzoff, ayant rencontré dans la rue un soldat de son régiment, se fit accompagner par lui au cinquième bastion.

« Serrez-vous bien contre le mur. Votre Noblesse, lui dit le soldat.

— Pourquoi ?

— C’est dangereux. Votre Noblesse, il passe déjà par-dessus », répondit le soldat, écoutant le sifflement du boulet frappant d’un coup sec le côté opposé de la route durcie ; mais Koseltzoff poursuivit son chemin au milieu, sans faire attention à ce conseil. C’étaient bien les mêmes rues, les mêmes éclairs plus fréquents, les mêmes sons et les mêmes gémissements, les mêmes rencontres de blessés, les mêmes batteries, parapets et tranchées, tels enfin qu’il les avait vus au printemps ; mais aujourd’hui l’aspect en était plus triste, plus sombre, on pourrait dire plus martial : un plus grand nombre de maisons étaient trouées, et il n’y avait plus de lumières aux fenêtres ; l’hôpital seul faisait exception. Plus de femmes dans la rue, et le caractère de la vie habituelle et insouciante imprimé autrefois sur toutes choses s’était effacé, remplacé par celui d’une attente anxieuse, fatiguée et d’efforts redoublés et incessants.

Voilà enfin la dernière tranchée : et un soldat du régiment de P… reconnaît son ancien chef de compagnie ; voilà le troisième bataillon, qu’on devine dans l’obscurité au murmure contenu des voix et au cliquetis des fusils placés contre le mur, et que la flamme des décharges éclaire à de rapides intervalles.

« Où est le commandant du régiment ? demanda Koseltzoff.

— Dans le blindage, chez les marins, Votre Noblesse, répondit l’obligeant soldat ; veuillez venir, je vous conduirai. »

Passant d’une tranchée dans l’autre, il amena Koseltzoff au fossé, où était assis un matelot fumant sa pipe ; derrière lui s’ouvrait une porte, à travers les fentes de laquelle brillait une lumière.

« Peut-on entrer ?

— Je vous annoncerai », et le matelot entra dans l’abri, où l’on entendait causer deux voix :

« Si la Prusse continue à garder la neutralité, alors, disait l’une, l’Autriche…

— Qu’est-ce que ça fait, l’Autriche, quand les peuples slaves…, disait l’autre. — Ah oui ! prie-le d’entrer », ajouta cette même voix.

Koseltzoff, qui n’avait jamais mis le pied dans ce logement blindé, fut frappé de son élégance : un parquet remplaçait le plancher, un paravent masquait la porte d’entrée ; dans un coin une grande icône représentant la sainte Vierge dans sa garniture d’or, éclairée par une petite lampe en cristal rose ; deux lits placés le long du mur, sur l’un desquels dormait tout habillé un marin ; sur l’autre, auprès d’une table chargée de deux bouteilles de vin entamées, était assis le nouveau chef du régiment et un aide de camp. Koseltzoff, qui n’était point timide et qui ne se sentait nullement coupable, ni envers l’État, ni envers le chef du régiment, éprouva pourtant, à la vue de ce dernier, son très récent camarade, une certaine appréhension. « C’est étrange, se dit-il en le voyant se lever pour l’écouter, il y a à peine sept semaines qu’il commande le régiment, et déjà dans sa tenue, dans son regard, dans ses vêtements perce le pouvoir. Y a-t-il longtemps que ce même Batritcheff s’amusait avec nous, portait pendant des semaines entières la même chemise en perse foncée et mangeait seul, sans jamais inviter personne, ses bitki[7] et ses varéniki[8], et maintenant on lit l’expression d’un orgueil plein de sécheresse dans ses yeux, qui me disent : Bien que je sois ton camarade, car je suis un chef de régiment de la nouvelle école, sois certain que je sais parfaitement que tu donnerais la moitié de ta vie pour être à ma place. »

« Vous vous êtes traité un peu longtemps ! lui dit froidement le colonel en le regardant.

— J’ai été malade, mon colonel, et ma plaie n’est pas encore tout à fait cicatrisée.

— Si c’est ainsi, pourquoi êtes-vous revenu ? » La corpulence de Koseltzoff inspirait à son chef de la défiance. « Pouvez-vous faire votre service ?

— Certainement, je le puis.

— C’est bien. L’enseigne Zaïtzeff va vous passer la neuvième compagnie, celle que vous avez déjà commandée ; vous allez recevoir l’ordre du jour : ayez l’obligeance de m’envoyer en sortant l’aide de camp du régiment. » Et son chef, lui faisant de la tête un léger salut, lui donna par là même à entendre que l’audience était terminée.

En sortant de là, Koseltzoff marmotta quelques paroles indistinctes et haussa les épaules à plusieurs reprises : on aurait pu croire qu’il se sentait mal à l’aise ou qu’il était irrité, non pas précisément contre son chef de régiment, mais plutôt contre lui-même et contre tout ce qui l’entourait.


XV


Avant d’aller retrouver ses officiers, il alla à la découverte de sa compagnie. Les parapets construits avec des gabions, les tranchées, les canons devant lesquels il passait, jusqu’aux éclats et aux obus contre lesquels il trébuchait et que le feu des décharges éclairait sans cesse ni trêve, tout lui était familier et s’était profondément gravé dans sa mémoire trois mois auparavant, pendant les quinze jours qu’il avait vécu sur le bastion ; malgré le côté lugubre de ces souvenirs, un certain charme inhérent au passé s’en dégageait, et c’est avec un plaisir attendri qu’il reconnaissait les lieux et les choses, comme si ces deux semaines n’avaient été remplies que d’impressions agréables. Sa compagnie était placée le long du chemin couvert qui menait au sixième bastion.

Entré dans l’abri blindé ouvert d’un côté, il y trouva tant de soldats, qu’il put à peine s’y frayer un passage. À l’une des extrémités brûlait une misérable chandelle qu’un soldat couché tenait au-dessus d’un livre que son camarade lisait en épelant : autour de lui, dans le demi-jour d’une atmosphère épaisse et lourde, se détachaient plusieurs têtes tournées vers le lecteur, qui écoutaient avidement. Koseltzoff reconnut l’A b c d à cette phrase : « Pri-è-re après l’é-tu-de. Je te rends grâces, mon Cré-a-teur ».

« Mouchez la chandelle, cria quelqu’un. — Quel bon livre ! » reprit le lecteur, qui se disposait à continuer ; mais, à la voix de Koseltzoff appelant le sergent-major, il se tut ; les soldats se remuèrent, toussèrent et se mouchèrent, ce qui arrive toujours après un silence forcé ; le sergent-major, boutonnant son uniforme, se leva du milieu d’un groupe, et, enjambant ses camarades, leur marchant sur les pieds, que, faute d’espace, ils ne savaient où fourrer, s’approcha de l’officier.

« Bonjour, mon garçon ! c’est toujours notre compagnie ?

— Salut à Votre Noblesse ! nous vous félicitons d’être de retour, répondit le sergent-major gaiement et avec bonhomie. Vous êtes-vous remis, Votre Noblesse ? Eh bien, Dieu soit loué, car vous nous avez bien manqué ! »

Koseltzoff, on le voyait, était aimé dans sa compagnie ; on entendit aussitôt des voix se communiquer la nouvelle que l’ancien chef de compagnie était revenu, celui qui avait été blessé, Koseltzoff, Mikhaïl Sémenovitch. Quelques soldats, entre autres le tambour, vinrent le saluer.

« Bonjour, Obanetchouk ! lui dit Koseltzoff ; es-tu sain et sauf ? — Bonjour, mes enfants ! » ajouta-t-il ensuite en élevant la voix.

Les soldats répondirent en chœur :

« Salut à Votre Noblesse !

— Comment ça va-t-il, mes enfants ?

— Ça va mal, Votre Noblesse ; le Français a le dessus ; il tire derrière les retranchements, mais il ne se montre pas dehors.

— Eh bien, qui sait ? j’aurai peut-être la chance de le voir sortir de ses retranchements, mes enfants. Ce ne sera pas la première fois que nous irons ensemble et que nous le battrons !

— Nous sommes prêts à faire de notre mieux, Votre Noblesse, dirent plusieurs voix à la fois.

— Ils sont donc très hardis ?

— Terriblement hardis », répondit le tambour à mi-voix, mais de façon à être entendu et s’adressant à un autre soldat, comme pour justifier son chef d’avoir employé cette expression et persuader à son camarade qu’elle n’avait rien d’exagéré ni d’invraisemblable.

Koseltzoff quitta les soldats pour se rendre auprès des officiers dans la caserne.


XVI


La grande chambre de la caserne était remplie de monde, d’une foule d’officiers de marine, d’artillerie et d’infanterie ; les uns dormaient, les autres causaient assis sur un caisson ou sur l’affût d’un canon de rempart ; le groupe le plus nombreux des trois, assis sur leurs bourkas étendues par terre, buvaient du porter et jouaient aux cartes.

« Ah ! Koseltzoff ! te voilà revenu, bravo ! et ta blessure ? » dirent différentes voix parties de divers côtés.

Ici aussi on l’aimait et l’on se réjouissait de son retour.

Après avoir serré la main à ses connaissances, Koseltzoff se joignit au groupe brillant des joueurs. L’un d’eux, d’un extérieur agréable, brun, maigre, avec un long nez, sec, une grande moustache qui empiétait sur les joues, taillait la banque de ses doigts blancs et minces, à l’un desquels était passée une grande bague chevalière : il semblait ému et jetait les cartes avec une négligence affectée ; à sa droite, moitié couché et accoudé, un major à cheveux gris pontait et payait chaque fois un demi-rouble avec un calme exagéré ; à sa gauche, accroupi sur ses talons, un officier à la figure rouge et luisante plaisantait et souriait avec effort, et, quand on abattait sa carte, une de ses mains s’agitait dans la poche vide de son pantalon. Il jouait gros jeu, mais sans argent, ce qui agaçait visiblement l’officier brun à la jolie figure. Allant et venant dans la chambre, une liasse d’assignats à la main, un autre officier, pâle, maigre et chauve, avec un énorme nez et une énorme bouche, mettait de l’argent comptant sur le va-banque et gagnait toujours.

Koseltzoff vida un petit verre d’eau-de-vie et s’assit à côté des joueurs.

« Voyons, Mikhaïl Sémenovitch, voyons, pontez ! lui dit l’officier qui taillait la banque, je parie que vous avez apporté une masse d’argent.

— Où en aurais-je pris ? Au contraire, j’ai dépensé mes derniers sous en ville !

— Vraiment ! vous aurez plumé quelqu’un, je suis sûr, à Symphéropol.

— Quelle idée ! repartit Koseltzoff, désireux de ne pas être cru sur parole, et, déboutonnant son uniforme pour se mettre à l’aise, il prit quelques vieilles cartes.

— Je n’ai rien à risquer, mais que le diable m’emporte ! qui peut prévoir la chance ?… Un moucheron lui-même peut parfois accomplir des prodiges ! Buvons toujours, pour nous donner du courage. »

Et bientôt après il avala un second petit verre d’eau-de-vie, un peu de porter par-dessus le marché, et perdit ses derniers trois roubles, pendant que cent cinquante s’inscrivaient au compte du petit officier à la figure moite de sueur.

« Ayez l’obligeance de m’envoyer l’argent, dit le banquier en interrompant la taille pour le regarder.

— Permettez-moi de remettre l’envoi à demain », répondit l’interpellé en se levant ; sa main remuait avec agitation dans sa poche vide.

« Hum ! fit le banquier, jetant avec dépit à droite et à gauche les dernières cartes du talon. On ne peut pas jouer ainsi ! reprit-il ; je cesse le jeu ; ça ne se peut pas, Zakhar Ivanovitch ; nous jouons argent comptant et pas sur billets.

— Douteriez-vous de moi ? Ce serait vraiment étrange !

— De qui ai-je à recevoir huit roubles ? demanda en ce moment le major, qui venait de gagner. J’en ai payé plus de vingt, et, quand je gagne, je ne reçois rien.

— Comment voulez-vous que je vous paye quand il n’y a pas d’argent sur table ?

— Ça m’est bien égal ! s’écria le major en se levant ; c’est avec vous que je joue et pas avec monsieur.

— Puisque je vous dis, repartit l’officier qui transpirait, puisque je vous dis que je vous payerai demain : comment osez-vous m’insulter ?

— Je dis ce qui me plaît, on n’agit pas ainsi ! criait le major à tue-tête.

— Voyons, calmez-vous, Fédor Fédorovitch ! » s’écrièrent plusieurs joueurs à la fois en l’entourant.

Laissons tomber le rideau sur cette scène… Demain, aujourd’hui peut-être, chacun de ces hommes ira gaiement, fièrement, à la rencontre de la mort et mourra avec calme et fermeté. La seule consolation d’une vie dont les conditions glacent d’épouvante l’imagination la plus froide, d’une vie qui n’a plus rien d’humain, à laquelle toute espérance est interdite, c’est l’oubli, l’anéantissement de la conscience du réel. Dans l’âme de tout homme couve la noble étincelle qui, le moment venu, fera de lui un héros, mais cette étincelle se lasse de briller toujours ; pourtant, lorsque viendra l’instant fatal, il en jaillira une flamme qui illuminera de grandes actions.

XVII


Le lendemain, le bombardement continua avec la même violence. Vers les onze heures du matin, Volodia Koseltzoff avait rejoint les officiers de sa batterie ; il s’habituait à ces nouvelles figures, les interrogeait et leur faisait, à son tour, part de ses impressions. La conversation modeste, même un peu pédante, des artilleurs lui plaisait et lui inspirait du respect ; en revanche, son extérieur sympathique, ses manières timides et sa naïveté disposaient ces messieurs en sa faveur ; le plus ancien officier de la batterie, un capitaine de petite taille avec les cheveux roux, un toupet et des mèches bien lissées sur les tempes, élevé dans les anciennes traditions de l’artillerie, aimable avec les dames et posant pour le savant, le questionnait sur ses connaissances dans cette science, sur les nouvelles découvertes, raillait affectueusement sa jeunesse, sa jolie figure et le traitait comme son fils, ce qui charmait Volodia. Le sous-lieutenant Dédenko, un jeune officier à l’accent petit-russien, les cheveux ébouriffés, la capote déchirée, lui plaisait également, malgré ses éclats de voix, ses disputes fréquentes, ses mouvements brusques, car sous cette rude écorce Volodia devinait un brave et digne homme. Dédenko offrit avec empressement ses services à Volodia et essaya de lui prouver que les canons de Sébastopol n’avaient pas été placés selon les règles : par contre, le lieutenant Tchernovitzky, aux sourcils fortement arqués, qui portait une redingote assez soignée, quoique défraîchie et reprisée, une chaîne d’or sur un gilet de satin, ne lui inspirait, bien que supérieur aux autres en politesse, aucune sympathie : il ne cessait de demander à Volodia des détails sur l’empereur, le ministre de la guerre, racontait avec un enthousiasme factice les exploits héroïques accomplis à Sébastopol, exprimait ses regrets sur le petit nombre de vrais patriotes, faisait parade de beaucoup de savoir, d’esprit, de sentiments très nobles, mais, en dépit de tout cela et sans qu’il eût su dire pourquoi, tous ces discours sonnaient faux à son oreille, et il avait même remarqué que les officiers évitaient généralement de parler à Tchernovitzky. Le junker Vlang, qu’il avait réveillé la veille, modestement assis dans un coin, se taisait, riant parfois à une plaisanterie, toujours prêt à rappeler ce qu’on oubliait, présentait aux officiers à tour de rôle le petit gobelet d’eau-de-vie, et roulait des cigarettes pour tous. Séduit par les manières simples et polies de Volodia, qui ne le traitait pas en gamin, et par son extérieur agréable, ses bons grands yeux ne se détachaient pas de la figure du nouveau venu ; il devinait et prévenait tous ses désirs, poussé par un sentiment d’admiration exaltée, que les officiers remarquèrent aussitôt et au sujet duquel ils ne lui épargnèrent pas leurs plaisanteries.

Un peu avant le dîner, le capitaine en second Kraut, relevé de sa faction sur le bastion, se joignit à la petite société. Blond, joli garçon, vif, possesseur d’une moustache rousse et de favoris de la même nuance, il parlait le russe dans la perfection, mais trop correctement et trop élégamment pour un Russe pur sang. Aussi irréprochable au service que dans la vie privée, la perfection était son défaut : camarade parfait, d’une sûreté à toute épreuve dans les affaires d’intérêt, il lui manquait quelque chose comme homme, justement parce que tout en lui était accompli. Par un contraste frappant avec les Allemands idéalistes de l’Allemagne, il était, à l’exemple des Allemands russes, pratique au plus haut degré.

« Le voilà, voilà notre héros ! s’écria le capitaine au moment où Kraut entrait en gesticulant et faisant sonner ses éperons. Que désirez-vous, Frédéric Christianovitch, du thé ou de l’eau-de-vie ?

— Je me suis fait préparer du thé, répondit-il, mais je ne refuse pas l’eau-de-vie en attendant, pour la consolation de mon âme ! — Charmé de faire votre connaissance ! Je vous prie de nous aimer et d’être bien disposé pour nous, dit-il à Volodia, qui s’était levé pour le saluer… Capitaine en second Kraut ! l’artificier m’a dit que vous étiez arrivé hier soir.

— Permettez-moi de vous remercier pour votre lit, dont j’ai profité cette nuit.

— Y avez-vous du moins dormi commodément ? car il lui manque un pied, et personne ne peut le réparer maintenant, pendant le siège ; il faut toujours le caler.

— Eh bien, vous en êtes-vous tiré heureusement ? lui demanda Dédenko.

— Oui, Dieu merci ! mais Skvortzoff a été atteint ; il a fallu raccommoder un affût,… la flasque a été mise en pièces. »

Il se leva tout à coup pour marcher de long en large : on voyait qu’il éprouvait l’agréable sensation d’un homme qui vient de sortir sain et sauf d’un grand péril.

« Eh bien, Dmitri Gavrilovitch, dit-il en tapant amicalement sur le genou du capitaine, comment vous portez-vous, batiouchka ? Où en est votre présentation ? elle n’a pas encore dit son dernier mot ?

— Non, il n’y a rien.

— Et il n’en sera rien, dit Dédenko, je vous l’ai déjà prouvé.

— Pourquoi n’en sera-t-il rien ?

— Parce que votre relation est mal faite.

— Ah ! quel enragé disputeur ! dit Kraut gaiement. Un vrai Petit-Russien entêté. Eh bien, vous verrez que pour votre mortification on vous fera lieutenant.

— Non ! on n’en fera rien !

— Vlang, ajouta Kraut en s’adressant au junker, bourrez ma pipe et apportez-la-moi, je vous prie. »

La présence de Kraut les avait tous réveillés. Causant avec chacun, il donnait des détails sur le bombardement et questionnait sur ce qui s’était passé pendant son absence.


XVIII


« Eh bien, vous êtes-vous installé ? demanda Kraut à Volodia ; mais, pardon, comment vous appelle-t-on ? votre nom et votre prénom ? L’usage le veut ainsi chez nous, dans l’artillerie ! Avez-vous un cheval de selle ?

— Non, répondit Volodia, et je suis bien embarrassé, je l’ai dit au capitaine. Je n’ai ni cheval ni argent, jusqu’à ce que je reçoive les frais de fourrage et de route. Je voudrais bien demander au commandant de la batterie de me prêter son cheval, mais je crains un refus.

— Vous voulez le demander à Apollon Serguéitch ? » dit Kraut, produisant avec les lèvres un son qui devait exprimer le doute, et il regarda le capitaine.

« Eh bien, dit ce dernier, s’il refuse, le mal n’est pas grand ! À dire vrai, on n’a guère besoin d’un cheval ici ; je me charge de le lui demander aujourd’hui même.

— Vous ne le connaissez pas, dit Dédenko ; il refuserait autre chose, mais il ne refusera pas à monsieur, voulez-vous parier ?

— Oh ! je sais que vous êtes pour la contradiction, vous…

— Je contredis quand je sais ! Il n’est pas donnant en général, mais il prêtera son cheval, parce qu’il n’a aucun intérêt à le refuser.

— Comment aucun intérêt ! Quand l’avoine lui revient ici à huit roubles, c’est son intérêt évident ; ce sera toujours un cheval de moins à nourrir.

— Vladimir Sémenovitch ! s’écria Vlang, revenant avec la pipe de Kraut, demandez-lui l’Étourneau : c’est un cheval charmant…

— Avec lequel vous êtes tombé dans le fossé. Eh ! eh ! Vlang ! fit observer le capitaine en second.

— Mais vous vous trompez en disant que l’avoine est à huit roubles, soutenait en attendant Dédenko, qui avait continué sa discussion. Selon les dernières informations, c’est dix cinquante,… il est évident qu’il n’y a pas de profit à…

— Vous voulez donc qu’il ne lui reste plus rien ? Si vous étiez à sa place, vous ne prêteriez pas non plus de cheval pour aller en ville. Quand je serai commandant de la batterie, mes chevaux, batiouchka, auront tous les jours quatre bons garnetz à manger ! je ne penserai pas à me faire des rentes, moi, soyez tranquille !

— Qui vivra verra, répliqua le capitaine en second, vous ferez de même quand vous aurez une batterie, et lui aussi, en indiquant d’un geste Volodia.

— Pourquoi supposez-vous, Frédéric Christianovitch, que monsieur voudra aussi se réserver quelques petits profits ? S’il a quelque fortune, pourquoi le ferait-il ? demanda à son tour Tchernovitzky.

— Non…, je…, excusez-moi, capitaine, dit Volodia rougissant jusqu’aux oreilles ; ce serait malhonnête à mes yeux.

— Oh ! oh ! quelle soupe au lait ! lui dit Kraut.

— Ceci est une autre question, capitaine, mais il me semble que je ne puis pas prendre pour moi de l’argent qui ne m’appartient pas.

— Et moi, je vous dirai autre chose, poursuivit le capitaine d’un ton plus sérieux ; apprenez qu’il y a tout avantage à bien mener ses affaires étant commandant de batterie ; sachez que le manger des soldats ne le regarde pas ; ç’a toujours été ainsi chez nous, dans l’artillerie. Si vous ne parvenez pas à joindre les deux bouts, il ne vous restera rien. Énumérons un peu vos dépenses : vous avez d’abord le ferrage, — et le capitaine plia un doigt, — puis la pharmacie, — il plia le second, — puis la chancellerie, ça fait trois ; puis les chevaux de l’attelage, qui coûtent certainement cinq cents roubles, ça fait quatre ; puis la remonte des collets de soldats, puis le charbon, qui se dépense en grande quantité, et enfin, la table de vos officiers. Ensuite, comme chef de batterie, vous devez vivre convenablement, il vous faut donc une calèche, une pelisse, etc.

— Et le principal, dit le capitaine, qui s’était tu jusqu’à ce moment, le voici, Vladimir Sémenovitch. Vous voyez un homme comme moi, par exemple, qui a servi vingt ans, recevant d’abord deux, puis trois cents roubles de paye… Eh bien, comment le gouvernement ne récompenserait-il pas ses années de service en lui donnant un morceau de pain pour ses vieux jours ?

— C’est indiscutable, reprit le capitaine en second ; aussi ne vous pressez pas de juger, servez un peu, et vous verrez… »

Volodia, tout honteux de l’observation qu’il avait lancée sans réfléchir, murmura quelques mots et écouta en silence comment Dédenko s’y prit pour défendre la thèse contraire ; la dispute fut interrompue par l’entrée du brosseur du colonel, annonçant que le dîner était prêt.

« Vous devriez bien dire à Apollon Serguéitch de nous donner du vin aujourd’hui, dit le capitaine Tchernovitzky en se boutonnant ; au diable son avarice ! il sera tué et personne n’en aura.

— Dites-le-lui vous-même.

— Oh non ! vous êtes mon ancien, la hiérarchie avant tout ! »


XIX


Une table couverte d’une nappe maculée était dressée au milieu de la chambre dans laquelle Volodia avait été reçu la veille au soir par le colonel ; ce dernier lui tendit la main et le questionna sur Pétersbourg et son voyage.

« Eh bien, messieurs, veuillez vous approcher de l’eau-de-vie ; les enseignes ne boivent pas », ajouta-t-il en souriant.

Le commandant de la batterie ne semblait plus aujourd’hui aussi sévère que la veille ; il avait même plutôt l’air d’un hôte bienveillant et hospitalier d’un camarade parmi ses officiers : tous, malgré cela, depuis le vieux capitaine jusqu’à l’enseigne Dédenko, lui témoignaient un respect qui se trahissait dans la politesse timide avec laquelle ils lui parlaient et s’approchaient à la file pour boire leur petit verre d’eau-de-vie.

Le dîner se composait de chtchi servi dans une grande soupière où nageaient des morceaux de viande garnis de graisse, des feuilles de laurier et beaucoup de poivre, de zrasi à la polonaise avec de la moutarde, et de koldouny au beurre légèrement rance : point de serviettes ; les cuillers étaient en étain et en bois, les verres au nombre de deux ; sur la table une seule carafe d’eau avec le goulot brisé ; la conversation ne tarissait pas : on parla d’abord de la bataille d’Inkerman, à laquelle cette batterie avait pris part ; chacun racontait ses impressions, ses aperçus sur les causes de l’insuccès, se taisant aussitôt que parlait le commandant de la batterie ; puis on se plaignit de manquer de canons d’un certain calibre, on causa de certains autres perfectionnements, ce qui donna occasion à Volodia de faire preuve de son savoir ; chose curieuse, la causerie n’effleura même pas l’effroyable situation de Sébastopol, ce qui semblait vouloir dire que chacun, à part soi, y pensait trop pour en parler. Volodia, très étonné et même chagriné de ce qu’il ne fût nullement question des devoirs de son service, se disait qu’il semblait n’être arrivé à Sébastopol que pour donner des détails sur les nouveaux canons et dîner chez le commandant de la batterie. Un obus éclata pendant le repas à deux pas de la maison ; le plancher et le mur en furent secoués comme par un tremblement de terre, et la fumée de la poudre s’étendit au dehors sur le vitrage de la fenêtre.

« Vous n’avez certes pas vu cela à Pétersbourg, mais ici nous avons souvent de ces surprises ! voyez un peu, Vlang, ajouta le commandant, où cet obus a éclaté. »

Vlang regarda et annonça que c’était sur la place ; après quoi l’on n’en parla plus.

Un peu avant la fin du dîner, un des écrivains militaires entra pour remettre à son chef trois enveloppes cachetées : celle-ci est très pressée, un Cosaque vient de l’apporter de la part du commandant de l’artillerie ! Les officiers suivirent avec une anxieuse impatience les doigts exercés de leur supérieur, rompant le cachet de l’enveloppe qui portait la suscription « très pressée » et dont il tira un papier. « Qu’est-ce que cela peut être ? se demanda chacun ; serait-ce l’ordre de quitter Sébastopol pour se reposer, ou celui de faire sortir sur le bastion la batterie tout entière ? »

« Encore ! s’écria le commandant, jetant avec colère la feuille de papier sur la table.

— Qu’est-ce, Apollon Serguéitch ? demanda le plus ancien des officiers.

— On demande un officier et des servants pour une batterie à mortiers. Je n’ai que quatre officiers, et mes servants ne sont pas au complet, grommela-t-il, et voilà qu’on en exige… Il faut pourtant que quelqu’un y aille, messieurs, reprit-il au bout d’un instant, il faut y être à sept heures. Envoyez-moi le sergent-major. Eh bien ! messieurs, qui est-ce qui ira, décidez entre vous !

— Mais voilà, monsieur n’a pas encore donné », dit Tchernovitzky en indiquant Volodia.

Le commandant de la batterie garda le silence.

« Oui, je ne demande pas mieux », dit Volodia, sentant une sueur froide lui mouiller le cou et l’épine dorsale.

« Non, pourquoi ? interrompit le capitaine. Personne ne doit s’y refuser, mais le demander est inutile, et, puisque Apollon Serguéitch nous laisse libres, nous tirerons au sort, comme l’autre fois.

Tous y consentirent. Kraut coupa avec soin quelques petits carrés de papier, les roula et les jeta dans une casquette. Le capitaine débita quelques plaisanteries et profita de l’occasion pour demander au colonel du vin, « afin de se donner du courage », ajouta-t-il. Dédenko avait l’air sombre, Volodia souriait, Tchernovitzky prétendait qu’il serait désigné par le sort ; quant à Kraut, il était parfaitement calme.

On offrit à Volodia de tirer le premier, il prit un des billets, le plus long, mais il le changea aussitôt contre un autre, plus petit et plus mince, et, le déroulant, il lut le mot « aller ».

« C’est à moi, dit-il en soupirant.

— Eh bien, que Dieu vous garde ! Ce sera votre baptême du feu, lui dit le commandant en regardant avec un bon sourire la figure émue de l’enseigne, mais faites vite, et, pour que ce soit plus gai, Vlang ira avec vous à la place de l’artificier. »


XX


Vlang, enchanté de sa mission, courut s’habiller et revint aussitôt aider Volodia à faire ses paquets, en lui conseillant de prendre son lit, sa pelisse, un vieux numéro des Annales de la Patrie, une cafetière avec une lampe à esprit-de-vin et autres objets inutiles. Le capitaine, à son tour, engagea Volodia à lire, dans le Manuel à l’usage des officiers de l’artillerie, le passage concernant le tir des mortiers et d’en prendre immédiatement copie ! Volodia se mit aussitôt à la besogne, heureux et surpris de sentir que la terreur du danger, la crainte surtout de passer pour un poltron étaient moins fortes que la veille ; les impressions de la journée et ses occupations avaient en partie contribué à en diminuer la violence, et puis il est prouvé qu’une sensation à l’état aigu ne peut durer longtemps sans s’affaiblir ; en un mot, sa peur s’aguerrissait. À sept heures du soir, au moment où le soleil descendait derrière la caserne Nicolas, le sergent-major vint lui dire que les hommes étaient prêts et qu’ils l’attendaient.

« J’ai remis la liste à Vlang, Votre Noblesse, vous la lui demanderez », dit-il.

« Faut-il leur faire un petit discours ? se demanda Volodia en allant, accompagné du junker, rejoindre les vingt artilleurs qui, l’épée au ceinturon, l’attendaient dehors, ou bien faut-il leur dire simplement : Bonjour, mes enfants ! ou bien ne leur rien dire du tout ? Pourquoi ne pas leur dire : Bonjour, mes enfants ! Je crois que ça se doit » ; et, de sa voix pleine et sonore, il cria hardiment : Bonjour, mes enfants ! Les soldats répondirent gaiement à son salut ; sa voix jeune et fraîche avait agréablement caressé leurs oreilles. Il se mit à leur tête, et, bien que son cœur battît comme s’il venait de franchir quelques verstes en courant, sa démarche était légère et son visage souriait. Arrivé auprès du mamelon de Malakoff, il remarqua en le gravissant que Vlang, qui ne le quittait pas d’une semelle et qui lui avait paru si courageux là-bas dans leur logement, s’effaçait et baissait la tête comme si les boulets et les obus qui sifflaient ici sans interruption volaient droit sur lui ; quelques soldats faisaient de même, et la plupart des visages exprimaient, sinon la peur, du moins l’inquiétude ; cette circonstance acheva de rassurer et de ranimer son courage.

« Me voilà donc, moi aussi, sur le mamelon de Malakoff ! Je me le figurais mille fois plus terrible, et je marche, j’avance sans saluer les boulets ! J’ai donc moins peur que les autres, je ne suis donc pas un poltron ? » se disait-il tout joyeux, avec l’enthousiasme de l’amour-propre satisfait.

Ce sentiment fut, du reste, ébranlé par le spectacle qui se présenta à ses yeux : lorsqu’il atteignit au crépuscule la batterie de Korniloff, quatre matelots, tenant les uns par les pieds, les autres par les bras le corps ensanglanté d’un homme déchaussé et sans capote, étaient au moment de le lancer par-dessus le parapet (le second jour du bombardement, on jetait les morts dans le fossé, car on n’avait pas le temps de les enlever). Volodia, frappé de stupeur, vit le cadavre heurter la partie supérieure du rempart et glisser de là dans le fossé ; heureusement pour lui, il rencontra à ce moment même le commandant du bastion, qui lui donna un conducteur pour le mener à la batterie et dans le logement blindé destiné aux servants. Nous ne raconterons pas combien de fois notre héros fut exposé au danger pendant cette nuit ; nous ne dirons rien de ses déceptions lorsqu’il s’aperçut qu’au lieu de trouver ici un tir selon toutes les règles de précision, tel qu’on le pratiquait à Pétersbourg sur la plaine de Volkovo, il se vit en face de deux mortiers brisés, l’un avec la volée froissée par un obus, l’autre encore debout sur les éclats d’une plate-forme détruite ; nous ne dirons pas comment il lui fut impossible de se procurer des soldats pour la réparer avant le jour, comment il ne trouva aucune charge du calibre indiqué dans le Manuel, ni de ses impressions en voyant deux de ses soldats tomber, frappés devant lui, ni comment lui-même enfin fut vingt fois à un cheveu de la mort ; pour son bonheur, le chef de pièce qui lui avait été donné comme aide, un marin de haute taille, préposé à ces mortiers depuis le commencement du siège, l’assura qu’on pouvait encore s’en servir et lui promit, tout en se promenant sur le bastion, une lanterne à la main, avec autant de calme que s’il était dans son potager, de les remettre en bon état avant le matin.

Le réduit blindé dans lequel son guide l’introduisit n’était qu’une grande cavité allongée, creusée dans le sol pierreux, de deux sagènes cubiques de profondeur, protégée par des poutres en chêne d’une archine de diamètre ; c’est là qu’il s’établit avec ses soldats. Aussitôt que Vlang aperçut la petite porte basse qui y menait, il s’y jeta le premier avec une précipitation qui l’entraîna presque à une chute sur le sol, pavé de pierres, et il se blottit dans un angle sans plus vouloir en sortir ; les soldats s’installèrent par terre le long du mur, quelques-uns d’entre eux allumèrent leurs pipes, et Volodia dressa son lit dans un coin, s’étendit dessus, alluma à son tour une bougie et fuma une cigarette. Au-dessus de leurs têtes s’entendait, affaibli par le blindage, le grondement non interrompu des décharges ; un seul canon, placé juste à côté d’eux, ébranlait leur abri chaque fois qu’il tonnait. À l’intérieur, tout était tranquille ; les soldats, encore intimidés par la présence du nouvel officier, n’échangeaient que de rares paroles pour se demander l’un à l’autre du feu ou un peu de place ; un rat grattait quelque part entre les pierres, et Vlang, qui n’était pas encore remis de son émotion, poussait de temps à autre un profond soupir en regardant autour de lui ; Volodia, sur son lit dans ce coin paisible bondé de monde, éclairé par une seule bougie, se laissait aller à ce sentiment de confort qu’il avait souvent éprouvé étant enfant, lorsque, jouant à cache-cache, il se glissait dans une armoire ou sous le jupon de sa mère, retenant sa respiration, l’oreille tendue, ayant grand’peur de l’obscurité et éprouvant en même temps une impression inconsciente de bien-être. De même ici, sans être tout à fait à son aise, il se sentait plutôt disposé à la gaieté.


XXI


Au bout de dix minutes, les soldats s’enhardirent et se mirent à jaser ; auprès du lit de l’officier, dans le cercle de lumière, s’étaient placés les plus élevés en grade : les deux artificiers, l’un, un vieux à cheveux gris, la poitrine ornée d’une masse de médailles et de croix, auxquelles manquait pourtant celle de Saint-George ; l’autre, un jeune homme fumant des cigarettes qu’il roulait ; et le tambour, qui s’était mis, comme toujours, aux ordres de l’officier, dans le fond. Dans l’ombre à l’entrée, derrière le bombardier et les soldats médaillés assis en avant, se tenaient les « humbles », qui furent les premiers à rompre le silence. Un des leurs accourant tout effaré du dehors avec grand bruit servit de thème à leur causerie.

« Eh ! dis donc, tu n’es pas resté longtemps dans la rue ? Les jeunes filles ne s’y amusent pas, hein ? dit une voix.

— Au contraire, elles chantent des chansons merveilleuses, on n’en entend pas de pareilles au village, répondit en riant le nouveau venu tout essoufflé.

— Vassine n’aime pas les bombes, non, il ne les aime pas ! s’écria quelqu’un du côté aristocratique.

— Quand c’est nécessaire, c’est une autre chanson, répondit lentement Vassine, que tout le monde écoutait quand il parlait. Le 24, par exemple, ils ont tiré, que c’était une bénédiction ! et il n’y a rien de mal là dedans ; pourquoi nous laisser tuer pour rien ? est-ce que les chefs nous disent merci pour ça ? »

Ces paroles provoquèrent un rire général.

« Et pourtant, voilà Melnikoff qui est tout le temps là dehors ! dit quelqu’un.

— C’est vrai, faites-le donc rentrer, ajouta le vieil artificier ; autrement il se fera tuer pour rien.

— Qu’est-ce que ce Melnikoff ? demanda Volodia.

— C’est, Votre Noblesse, un bêta qui n’a peur de rien, il se promène là dehors ; veuillez l’examiner, il ressemble à un ours.

— Il connaît les sortilèges », ajouta Vassine de sa voix calme.

Melnikoff, soldat d’une forte corpulence, chose très rare, avec une chevelure rousse, un front énorme extraordinairement bombé et des yeux bleu clair à fleur de tête, entra juste à ce moment.

« As-tu peur des bombes ? lui demanda Volodia.

— Pourquoi en aurais-je peur ? répéta Melnikoff, se grattant la nuque ; ce n’est pas une bombe qui me tuera, je le sais.

— Tu aimerais donc à vivre ici ?

— Mais certainement, c’est très amusant », et il éclata de rire.

« Alors il faut t’envoyer à une sortie ! veux-tu ? Je le dirai au général, dit Volodia, bien qu’il ne connût aucun général.

— Comment ne pas vouloir ? je le veux bien ! » et Melnikoff se déroba derrière ses camarades.

« Voyons, jouons, mes enfants, à la bernique ! Qui a des cartes ? » demanda-t-il d’une voix impatiente, et le jeu s’organisa aussitôt dans le coin le plus reculé : on y entendait annoncer les levées, le bruit des tapes sur le nez et des éclats de rire. Volodia buvait, en attendant, du thé préparé par le tambour, en offrait aux artificiers, plaisantait et causait avec eux, désireux de se rendre populaire, et très satisfait du respect qu’on lui témoignait. Les soldats, ayant remarqué que le « barine » était bon enfant, s’animèrent, et l’un d’eux annonça que le siège allait bientôt finir, car un marin lui avait dit comme une chose certaine que Constantin, le frère du tsar, venait les délivrer avec la flotte « méricaine[9] », que bientôt il y aurait un armistice de deux semaines pour se reposer, et que, pour chaque coup que l’on tirerait pendant la trêve, on aurait à payer soixante-quinze kopeks.

Vassine, que Volodia avait déjà remarqué, ce soldat de petite taille avec de bons grands yeux et des favoris, raconta à son tour, au milieu d’un silence général que rompirent ensuite des éclats de rire, la joie qu’on avait d’abord ressentie à le voir revenir au village pendant son congé, mais qu’ensuite son père l’avait envoyé travailler aux champs tous les jours, pendant que M. le lieutenant forestier envoyait chercher sa femme en drochki. Volodia s’amusait de tous ces récits ; il n’avait plus la moindre crainte, et les fortes émanations qui emplissaient leur réduit ne lui causaient aucun dégoût ; il se sentait, au contraire, très gai et en très agréables dispositions.

Plusieurs soldats ronflaient déjà. Vlang s’était également couché par terre, et le vieil artificier, ayant étendu sa capote sur le sol, se signait dévotement et marmottait les prières du soir, lorsqu’il vint à Volodia la fantaisie de sortir pour voir ce qui se passait dehors.

« Retire tes jambes ! » se dirent aussitôt les soldats les uns aux autres en le voyant se lever, et chacun ramena ses jambes à soi pour le laisser passer.

Vlang, qu’on croyait endormi, se redressa et saisit Volodia par le pan de sa capote.

« Voyons, n’y allez pas, pour quoi faire ? lui dit-il d’un ton larmoyant et persuasif ; vous ne savez pas ce que c’est ! il pleut des boulets là-bas, on est mieux ici. »

Mais Volodia sortit sans l’écouter et s’assit sur le seuil même de leur logement, à côté de Melnikoff.

L’air était frais et pur, surtout après celui qu’il venait de respirer ; la nuit était claire et calme ; à travers le roulement de la canonnade, on entendait le bruit que faisaient les roues des télègues apportant les gabions, et les voix de ceux qui travaillaient à la poudrière ; au-dessus des têtes brillait le ciel étoilé, que rayaient les sillons lumineux des projectiles ; à gauche se voyait une petite ouverture d’une archine de haut conduisant à un autre abri blindé, où l’on apercevait les pieds et les dos des matelots qui y demeuraient et qu’on entendait causer ; en face s’élevait le tertre qui recouvrait la poudrière, devant laquelle des figures ployées en deux passaient et repassaient : sur le haut même de l’éminence exposée aux balles et aux obus, qui ne cessaient de siffler à cet endroit, se tenait une grande figure noire, les mains dans ses poches, piétinant sur la terre fraîche qu’on apportait dans des sacs ; de temps en temps, une bombe tombait et éclatait à deux pas de la cave ; les soldats porteurs se courbaient et s’écartaient, tandis que la silhouette noire continuait tranquillement à égaliser la terre de ses pieds sans changer de place.

« Qui est-ce ? demanda Volodia à Melnikoff.

— Je ne sais pas, je vais y aller voir.

— N’y va pas, c’est inutile. »

Mais Melnikoff se leva sans l’écouter, s’approcha de l’homme noir et resta longtemps immobile à côté de lui avec la même indifférence pour le danger.

« C’est le surveillant de la poudrière, Votre Noblesse, fit-il en revenant ; une bombe l’a trouée, on la recouvre de terre. »

Quand les obus semblaient voler tout droit sur le logement blindé, Volodia se serrait dans l’angle et en ressortait ensuite, les yeux levés au ciel pour voir s’il n’en venait pas d’autres ; bien que Vlang, toujours couché, l’eût plus d’une fois supplié de rentrer, Volodia passa trois heures assis sur le seuil, trouvant du plaisir à exposer sa destinée à cette expérience ainsi qu’à observer le vol des projectiles : vers la fin de la soirée, il savait parfaitement quels étaient le nombre et la direction des canons qui tiraient, et où tombaient leurs charges.


XXII


Le lendemain 27 août, après dix heures de sommeil, Volodia sortit, frais et dispos, de l’abri blindé. Vlang le suivit, mais au premier sifflement d’une balle il bondit en arrière et se précipita, en se frayant de la tête un chemin, par l’étroite ouverture, au rire général des soldats, qui tous, à l’exception de Vlang, du vieil artificier et de deux ou trois autres qui se montraient rarement dans la tranchée, s’étaient glissés dehors pour respirer l’air frais du matin. Malgré la violence du bombardement, on ne put les empêcher d’y rester, les uns auprès de l’entrée, les autres abrités par le parapet ; quant à Melnikoff, dès la pointe du jour, il allait et venait entre les batteries, regardant en l’air avec indifférence.

Sur le seuil même du logement étaient assis trois soldats : deux vieux et un jeune ; ce dernier, un juif crépu, fantassin attaché à la batterie, ramassa une balle qui traînait à ses pieds, et, l’aplatissant avec un tesson contre une pierre, il y découpa une croix sur le modèle de celle de Saint-George, pendant que les autres causaient, suivant avec intérêt son travail, car il y réussissait fort bien.

« Je dis que si nous restons ici encore quelque temps, la paix venue, nous serons mis à la retraite.

— Bien sûr ! je n’avais plus que quatre ans à servir, et voilà cinq mois que je suis ici !

— Ça ne compte pas pour la retraite, dit un autre au moment où un boulet, sifflant au-dessus de leur groupe, frappa le sol à une archine de Melnikoff, qui venait à eux par la tranchée.

— Il a manqué tuer Melnikoff, s’écria un soldat.

— Il ne me tuera pas ! répondit ce dernier.

— Tiens, prends cette croix pour ton courage, dit le jeune soldat juif en achevant la croix et en la lui remettant.

— Non, frère, ici les mois comptent pour des années, sans exception, il y a eu là-dessus un ordre, poursuivit le causeur.

— Quoi qu’il arrive, il y aura pour sûr à la paix une revue de l’empereur à Varsovie, et si l’on ne nous donne pas la retraite, ce sera le congé illimité. »

Juste à cet instant, une petite balle, volant par ricochet et qui semblait geindre en sifflant, passa au-dessus de leurs têtes et tomba sur une pierre.

« Attention ! dit l’un des soldats ; d’ici à ce soir tu auras peut-être ton congé définitif ! »

Tous se mirent à rire. Il ne s’était pas passé deux heures, le soir n’était pas encore venu, que deux d’entre eux avaient effectivement reçu leur congé définitif, cinq avaient été blessés, mais le reste continuait à plaisanter comme auparavant.

Au matin, deux mortiers furent remis en état, et Volodia reçut, sur les dix heures, l’ordre du commandant du bastion de rassembler ses hommes et d’aller avec eux sur la batterie. Une fois à la besogne, il ne leur resta plus trace de cette terreur qui, la veille encore, se manifestait si franchement. Vlang seul ne parvenait pas à la vaincre, il se cachait et se baissait à tout instant. Vassine aussi avait perdu son sang-froid, il s’agitait et saluait ; quant à Volodia, excité par une satisfaction enthousiaste, il ne pensait plus au danger. La joie qu’il éprouvait à bien remplir son devoir, à ne plus être un lâche, à se sentir au contraire plein de courage, le sentiment du commandement et la présence de vingt hommes qui, il le savait, l’observaient avec curiosité, en avaient fait un véritable héros. Tirant même vanité de sa bravoure, il montait sur la banquette, la capote déboulonnée pour se bien faire remarquer. Le commandant du bastion, en faisant sa tournée, ne put s’empêcher, quoiqu’il se fût habitué, huit mois durant, au courage sous toutes ses formes, d’admirer ce joli garçon au visage et aux yeux animés, à la capote déboutonnée laissant passer une chemise rouge qui emprisonnait un cou blanc et délicat, frappant dans ses mains, criant d’une voix de commandement : « Premier, second », et montant gaiement sur le rempart pour voir où tombait sa bombe. À onze heures et demie, le tir cessa des deux côtés, et à midi juste commença l’assaut du mamelon Malakoff, ainsi que des deuxième, troisième et cinquième bastions.


XXIII


De ce côté de la baie, entre Inkerman et les fortifications du nord, au milieu de la journée, sur la butte du télégraphe, se tenaient deux marins ; à côté d’eux, un officier examinait Sébastopol à travers une lunette d’approche, et un autre à cheval, accompagné d’un Cosaque, venait de le rejoindre près de la grande perche à signaux.

Le soleil planait au-dessus du golfe, dont les eaux se jouaient gaiement dans ses rayons chauds et lumineux, couvertes de navires à l’ancre, de voiliers et d’embarcations en mouvement. Une légère brise agitant à peine les feuilles de quelques buissons de chênes rabougris, qui croissaient à côté du télégraphe, gonflait les voiles des bateaux et faisait onduler doucement les vagues. De l’autre côté du golfe se voyait Sébastopol, toujours le même : avec son église inachevée, sa colonne, son quai, le boulevard qui tranchait en vert sur la montagne, l’élégant édifice de sa bibliothèque, ses petits lacs d’un bleu azur avec leur forêt de mâts, ses aqueducs pittoresques, et, au-dessus de tout cela, des nuages d’une teinte bleuâtre, formés par la fumée de la poudre, éclairés de temps à autre par la flamme rouge des décharges ; c’est toujours le même Sébastopol fier et beau, avec son air de fête, entouré d’un côté de montagnes jaunes couronnées de fumée, de l’autre de la mer d’un bleu profond et brillant scintillant au soleil. À l’horizon, là où la fumée d’un bateau à vapeur trace une ligne noire, rampent des nuages blancs, étroits, précurseurs du vent ; sur toute la ligne des fortifications, le long des montagnes, du côté gauche surtout, jaillissent, tout à coup déchirés par un éclair visible, quoique en plein jour, des panaches d’une fumée blanche et épaisse, qui, revêtant des formes variées, s’étend, s’élève et se colore sur le ciel de nuances sombres ; ces jets de fumée s’échappent de partout, des montagnes, des batteries ennemies, de la ville, et s’élancent vers le ciel ; le bruit des explosions ébranle l’air par ses roulements continus. Vers midi, ces jets de fumée deviennent de plus en plus rares, et les vibrations des couches d’air moins fréquentes.

« Savez-vous que le deuxième bastion ne répond plus ? dit l’officier de hussards à cheval ; il est tout démoli, c’est affreux !

— Oui, et de Malakoff on leur répond deux fois sur trois, répliqua celui qui regardait dans la lunette ! Ce silence m’enrage ; ils tirent toujours droit sur la batterie de Korniloff, et là on ne répond pas.

— Tu verras, ce sera comme je l’ai dit : vers midi ils cesseront de bombarder ! c’est toujours comme ça ; allons déjeuner, on nous attend ; il n’y a plus rien à voir ici.

— Attends, ne me gêne pas, reprit celui qui regardait dans la lunette avec une agitation marquée.

— Quoi ? qu’est-ce qu’il y a ?

— Du mouvement dans les tranchées. Des colonnes serrées sont en marche.

— Mais oui, je le vois bien, dit un des marins : on avance par colonnes ; il faut donner le signal.

— Mais vois donc, vois ! ils sortent des tranchées ! »

On voyait effectivement à l’œil nu des taches noires descendre de la montagne dans le ravin et se diriger des batteries françaises vers nos bastions. Au premier plan, devant elles, on pouvait remarquer des raies noires tout près de nos lignes ; sur les bastions jaillirent soudain de différents points à la fois les panaches blancs des décharges, et, grâce au vent, on percevait le bruit d’une vive fusillade, pareil à la crépitation d’une pluie serrée contre les vitres. Les raies noires avançaient, enveloppées d’un rideau de fumée, et se rapprochaient : la fusillade augmentait de violence ; la fumée s’élançait à intervalles de plus en plus courts, s’étendait rapidement le long de la ligne en un seul nuage lilas clair se déroulant et se développant tour à tour, sillonné çà et là par des éclairs ou troué de points noirs : tous les sons se confondaient dans le fracas d’un seul roulement continu. « C’est l’assaut », dit l’officier, pâlissant d’émotion et tendant la lunette au marin.

Des Cosaques, des officiers passèrent à cheval sur la route, précédant le commandant en chef en calèche accompagné de sa suite ; leurs figures exprimaient l’émotion pénible de l’attente.

« C’est impossible qu’il soit pris ! dit l’officier à cheval.

— Dieu du Ciel, le drapeau ! regarde donc ! » s’écria l’autre, suffoqué par l’émotion, et il s’écarta de la lunette. Le drapeau français sur le mamelon de Malakoff !

— Impossible ! »


XXIV


Koseltzoff aîné, qui avait eu le temps pendant la nuit de gagner et de reperdre tout son gain, y compris même les pièces d’or cousues dans les parements de son uniforme, dormait vers le matin dans la caserne du cinquième bastion d’un sommeil lourd mais profond, lorsqu’éclata le cri sinistre, répété par différentes voix : « Alarme ! »

« Réveillez-vous, Mikhaïl Sémenovitch ! c’est l’assaut ! lui cria une voix à l’oreille.

— Une farce d’écolier », répondit-il en ouvrant les yeux sans croire à la nouvelle. Mais, lorsqu’il aperçut un officier pâle, agité, courant égaré d’un coin dans un autre, il comprit tout, et la pensée qu’on le prendrait peut-être pour un lâche se refusant de rejoindre sa compagnie dans un moment critique lui porta au cœur un coup si violent qu’il se précipita dehors et courut d’un trait retrouver ses soldats. Les canons étaient muets, mais la fusillade battait son plein, les balles sifflaient, non pas isolément, mais par essaims, comme passent au-dessus de nos têtes en automne les volées des petits oiseaux. Tout l’espace occupé la veille par son bataillon était rempli de fumée, de cris et d’imprécations ; sur son chemin il rencontra une foule de soldats et de blessés, et, trente pas plus loin, il aperçut sa compagnie acculée à la muraille.

« La redoute de Schwarz est occupée, lui dit un jeune officier ; tout est perdu !

— Quelle baliverne ! » lui répondit-il avec colère, et, tirant de son fourreau sa petite épée émoussée : « En avant, mes enfants ! hourra ! » s’écria-t-il.

Sa voix forte et retentissante le ranima lui-même, il courut en avant le long de la traverse ; cinquante soldats s’élancèrent sur ses pas en criant ; ils débouchèrent sur un espace libre, une grêle de balles les assaillit : deux le frappèrent simultanément, mais il n’eut pas le temps de comprendre où elles l’avaient atteint et si elles l’avaient contusionné ou blessé, car dans la fumée devant lui se dressaient les uniformes bleus, les pantalons garance, et l’on entendait des cris qui n’étaient pas russes. Un Français, assis sur le rempart, agitait sa coiffure en criant. La conviction qu’il serait tué aiguillonnait le courage de Koseltzoff ; il courait toujours en avant, quelques soldats le dépassèrent, d’autres apparurent tout à coup d’un autre côté et se mirent à courir avec lui ; la distance entre eux et les uniformes bleus, qui, en le fuyant, regagnaient leur tranchée, restait toujours la même, mais ses pieds heurtaient des blessés et des tués ; arrivé au fossé extérieur, tout se brouilla devant ses yeux et il ressentit une violente douleur dans la poitrine : une demi-heure plus tard, il était couché sur un brancard près de la caserne Nicolas. Il savait qu’il était blessé, mais n’éprouvait plus aucun mal ; il aurait pourtant vivement désiré boire quelque chose de froid et se sentir couché plus commodément.

Un gros petit médecin à favoris noirs s’approcha et lui déboutonna sa capote. Koseltzoff regarda par-dessus son menton la figure du docteur, qui examinait sa plaie sans lui causer la moindre douleur ; celui-ci, l’ayant recouverte de la chemise du blessé, essuya ses doigts aux pans de son paletot et, détournant la tête, passa, silencieux, à un autre. Koseltzoff suivait machinalement des yeux ce qui se faisait autour de lui, et, se reportant par le souvenir au cinquième bastion, ce fut avec une douce satisfaction qu’il se rendit justice : il avait vaillamment rempli son devoir ; c’était même la première fois, depuis qu’il était au service, qu’il l’avait rempli de façon à n’avoir rien à se reprocher. Le médecin, qui venait de panser un autre officier, l’indiqua au prêtre qui avait une grande et belle barbe rousse, et qui se tenait là avec une croix.

« Est-ce que je vais mourir ? » lui demanda Koseltzoff en le voyant s’approcher.

Le prêtre ne répondit rien, récita une prière et lui présenta la croix.

La mort n’effrayait pas Koseltzoff ; portant de ses mains affaiblies la croix à ses lèvres, il pleura.

« Les Français sont-ils repoussés ? demanda-t-il au prêtre d’une voix ferme.

— La victoire est à nous sur toute la ligne, répondit ce dernier, pour consoler le mourant en lui cachant la vérité, car le drapeau français flottait déjà sur le mamelon de Malakoff.

— Dieu merci ! » murmura le blessé, dont les larmes coulaient, sans qu’il s’en doutât, le long de ses joues. Le souvenir de son frère traversant pour une seconde son cerveau : « Dieu veuille lui accorder le même bonheur ! » se dit-il.


XXV


Mais tel ne fut pas le sort de Volodia. Pendant qu’il écoutait une histoire que lui contait Vassine, le cri d’alarme « les Français approchent » lui fit instantanément refluer le sang au cœur, il sentit ses joues pâlir et se glacer, et resta une seconde frappé de stupeur ; puis, jetant les yeux alentour, il vit les soldats boutonner leurs capotes et se glisser dehors, les uns après les autres, et il entendit l’un d’eux, Melnikoff probablement, dire en plaisantant : « Allons, mes enfants, offrons-lui le pain et le sel ».

Volodia et Vlang, qui ne le quittait pas d’une semelle, sortirent ensemble et coururent à la batterie. D’un côté comme de l’autre, l’artillerie avait cessé son tir. La méprisable et cynique poltronnerie du junker, plus encore que le sang-froid des soldats, eut pour effet de ranimer son courage. « Lui ressemblerais-je ? » se dit-il en s’élançant vivement vers le parapet auprès duquel étaient placés les mortiers. De là il vit distinctement les Français franchir en courant un endroit libre de tout obstacle et venir droit sur lui. Leurs baïonnettes, étincelant au soleil, s’agitaient dans les tranchées les plus voisines. Un zouave de petite taille, aux épaules carrées, un sabre à la main, courait en avant des autres, sautant par-dessus les fossés. « À mitraille ! » cria Volodia en s’élançant de la banquette ; mais les soldats y avaient déjà pensé, et le bruit métallique de la mitraille lancée d’abord par le premier mortier, ensuite par le deuxième, gronda au-dessus de sa tête. « Premier, second », commanda-t-il, et il traversa en courant l’espace entre les deux canons, oubliant complètement le danger. Des cris et le crépitement des fusils du bataillon chargé de la défense de notre batterie s’entendaient d’un côté, et tout à coup, à gauche, s’éleva une clameur désespérée répétée par plusieurs voix : « Ils viennent par derrière », et Volodia, se retournant, aperçut une vingtaine de Français ; l’un d’eux, un bel homme avec une barbe noire, courut vers lui et, s’arrêtant à dix pas de la batterie, tira sur lui à bout portant et reprit sa course. Volodia, pétrifié, n’en croyait pas ses yeux ! Devant lui, sur le rempart, des uniformes bleus et deux Français qui enclouaient déjà un canon. Excepté Melnikoff, tué d’une balle à côté de lui, et Vlang, qui, les yeux baissés, le visage enflammé par la fureur, brandissait l’anspect, il n’y avait plus personne.

« Suivez-moi, Vladimir Sémenovitch, suivez-moi ! » criait Vlang d’une voix désespérée en se défendant avec le levier contre les Français venus par derrière. L’aspect menaçant du junker et le coup dont il assomma l’un d’eux les arrêtèrent. « Suivez-moi, Vladimir Sémenovitch ; qu’attendez-vous ? fuyez ! » et il se précipita dans la tranchée d’où notre infanterie tirait sur l’ennemi. Il en ressortit pourtant aussitôt, pour voir ce qu’était devenu son lieutenant adoré. Quelque chose d’informe, revêtu d’une capote grise, gisait la face contre terre, à la place où s’était tenu Volodia, et l’espace tout entier était occupé par les Français, qui tiraient sur les nôtres.


XXVI


Vlang retrouva sa batterie sur la deuxième ligne de défense, et, des vingt soldats qui la composaient naguère, huit seulement étaient restés en vie.

Vers les neuf heures du soir, Vlang avec ses hommes traversaient la baie en bateau à vapeur dans la direction de la Sévernaïa. Le bateau était chargé de blessés, de canons et de chevaux ; le tir avait cessé partout. Comme la veille, les étoiles brillaient au ciel, mais le vent soufflait avec force et agitait la mer. Sur le premier et le deuxième bastion, des éclairs s’allumaient partout à ras de terre, précédant quelques explosions qui ébranlaient l’atmosphère et permettaient de voir des pierres et des objets noirs d’une formé étrange lancés dans les airs ; quelque chose brûlait près des docks, et une flamme rouge se réfléchissait dans l’eau ; le pont, couvert de monde, était éclairé par des feux sur la batterie Nicolas ; une grande gerbe de flammes semblait s’élever au-dessus de l’eau sur la pointe éloignée de la batterie Alexandre et illuminait la couche inférieure d’un nuage de fumée qui se balançait au-dessus ; comme la veille, les feux de la flotte ennemie brillaient au loin dans la mer, calmes et insolents : les mâts de nos vaisseaux coulés à fond et s’enfonçant lentement dans les eaux profondes se dessinaient sur la lueur rouge des incendies. Sur le pont du bateau, personne ne parlait ; de temps à autre, au milieu du clapotement régulier de la vague que fendaient ses roues et du bouillonnement de la vapeur qui s’échappait, on entendait s’ébrouer les chevaux, dont les fers frappaient sur le plancher, on entendait le capitaine prononcer quelques paroles de commandement, et aussi les douloureux gémissements des blessés. Vlang, qui n’avait pas mangé depuis la veille, tira une croûte de pain de sa poche et y mordit, mais à la pensée de Volodia il éclata en sanglots si bruyants que les soldats en furent surpris.

« Tiens, il mange du pain et il pleure, notre Vlang, dit Vassine.

— Étrange ! ajouta l’un d’eux.

— Vois donc, ils ont brûlé nos casernes ! poursuivit-il en soupirant. Combien des nôtres y sont morts, et pourtant le Français s’en est emparé.

— C’est avec peine que nous en sommes sortis vivants, il faut en remercier Dieu, dit Vassine.

— C’est égal, c’est enrageant.

— Pourquoi ça ? crois-tu donc qu’ils y mèneront joyeuse vie ! Attends un peu, nous les reprendrons. Nous en perdrons encore des nôtres, possible ; mais, aussi vrai que Dieu est saint, si l’empereur l’ordonne, on les reprendra ! Est-ce que tu crois qu’on les lui a laissées telles quelles, allons donc ! il n’a eu que des murailles nues ; on a fait sauter les retranchements ! Il a planté son drapeau sur le mamelon, c’est vrai !… mais il ne se risquera pas en ville !… Attends un peu, on ne sera pas en reste avec toi ! Donne-nous seulement le temps, dit-il en regardant du côté des Français.

— Ce sera ainsi, c’est certain », dit un autre avec conviction.

Sur toute la ligne des bastions de Sébastopol, où pendant des mois entiers la vie bouillonnait, ardente et énergique, où pendant des mois la mort seule relevait les héros agonisant les uns après les autres et inspirant la terreur, la haine et enfin l’admiration à l’ennemi ; sur ces bastions, dis-je, il n’y avait plus une âme, tout y était mort, farouche, épouvantable, mais non pas silencieux : car tout croulait autour avec fracas. Sur la terre labourée par une récente explosion gisaient çà et là des affûts brisés, des cadavres russes et français écrasés, de lourds canons de fonte renversés dans le fossé par une force effroyable, à moitié enterrés dans le sol et pour toujours muets, des bombes, des boulets, des éclats de poutres, des fossés, des blindes et encore des cadavres en capotes bleues ou grises qui semblaient secoués par de suprêmes convulsions et qu’éclairait par instants le feu rouge des explosions qui retentissaient dans l’air.

Les ennemis voyaient bien qu’il se passait quelque chose d’insolite dans le redoutable Sébastopol, et ces explosions, ce silence de mort sur les bastions les faisaient trembler : sous l’impression de la résistance calme et ferme de cette dernière journée, ils n’osaient encore croire à la disparition de leur invincible adversaire et attendaient avec anxiété, silencieux et immobiles, la fin de cette nuit lugubre.

L’armée de Sébastopol, semblable à une mer dont la masse liquide, agitée et inquiète, se répand et déborde, avançait lentement, par une nuit sombre, en ondulant dans l’obscurité impénétrable, sur le pont de la baie, se dirigeant vers la Sévernaïa, s’éloignant de ces lieux où étaient tombés en si grand nombre les héros qui les avaient arrosés de leur sang, de ces lieux défendus pendant onze mois contre un ennemi deux fois plus fort et qu’elle avait reçu l’ordre d’abandonner aujourd’hui même sans combat.

La première impression causée par cet ordre du jour pesa lourdement sur le cœur de chaque Russe, ensuite la crainte de la poursuite fut le sentiment dominant chez tous. Les soldats, habitués à combattre sur les lieux qu’ils abandonnaient, se sentirent sans défense aussitôt qu’ils s’en furent éloignés ; inquiets, ils se massaient à l’entrée du pont, soulevé par de violentes rafales. À travers l’encombrement des régiments, des milices, des voitures, se poussant les uns les autres, l’infanterie, dont les fusils s’entre-choquaient, et les officiers porteurs d’ordres, se frayaient avec peine un chemin ; les habitants et les domestiques militaires accompagnant les bagages suppliaient et pleuraient pour qu’on les laissât passer, pendant que l’artillerie, pressée de s’en aller, roulait avec bruit en descendant vers la baie. Bien que l’attention fût distraite par mille détails, le sentiment de la conservation et le désir de fuir au plus vite cet endroit fatal remplissaient l’âme de chacun : chez le soldat mortellement blessé, couché parmi cinq cents autres malheureux sur les dalles du quai Paul et demandant à Dieu la mort, chez le milicien épuisé qui, par un dernier effort, pénètre dans la foule compacte pour laisser le chemin libre à un officier supérieur, chez le général qui commande d’une voix ferme le passage et qui retient les soldats impatients, chez le matelot égaré dans le bataillon en marche et presque étouffé par la foule mouvante, chez l’officier blessé porté par quatre soldats qui, arrêtés par la foule, déposent le brancard à terre près de la batterie Nicolas, chez le vieil artilleur qui durant seize ans n’a pas quitté le canon que, avec l’aide de ses camarades et sur l’ordre incompréhensible pour lui de son chef, il est en train de culbuter tout droit dans la baie, et enfin chez les marins qui viennent de couler leurs bâtiments et qui rament avec vigueur en s’éloignant dans leurs chaloupes. Arrivé au bout du pont, chaque soldat, à peu d’exceptions près, ôtait son bonnet et se signait ; mais, en dehors de ce sentiment, il en éprouvait un autre, plus cuisant, plus profond, un sentiment voisin du repentir, de la honte, de la haine, car c’est avec une inexprimable amertume au cœur que chacun d’eux soupirait, proférait des menaces contre l’ennemi et jetait, en atteignant le côté nord, un dernier regard sur Sébastopol abandonné.



FIN
  1. Dernière station avant Sébastopol.
  2. Traduction littérale du salut habituel du soldat à ses supérieurs.
  3. Dans certains régiments d’armée, les officiers avaient surnommé les soldats « Moscou », appellation moitié méprisante, moitié caressante.
  4. Vêtement un peu long porté au Caucase.
  5. Soupe polonaise et petite-russienne faite au jus de betteraves avec de la viande et des légumes.
  6. Mesure d’avoine.
  7. Viande hachée.
  8. Plat petit-russien à la crème aigre.
  9. Américaine.