Scènes et mœurs des rives et des côtes/06

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Scènes et mœurs
des
rives et des côtes.


L’ÉCLUSIER.



I.

Le grand canal de l’Ouest, qui relie la mer à la Vilaine et ouvre à la navigation une voie ininterrompue depuis la haute Loire jusqu’à Brest, traverse, dans la dernière partie de son parcours vers l’Océan, une contrée sauvage, à peine parsemée çà et là de quelques fermes solitaires. L’œil chercherait en vain sur les deux rives des villages ou des champs cultivés ; il n’y rencontre partout que d’immenses bruyères entrecoupées de touffes d’arbustes et de longues steppes marécageuses, sur lesquelles tournoient des volées d’oiseaux aquatiques. En vain avait-on espéré raviver ces mornes contrées en y faisant circuler par une nouvelle artère le commerce et l’industrie : tout y est resté immobile comme par le passé. Aucune barque ne sillonne ces eaux au cours réglé ; les touffes d’aulnes ou d’ajoncs envahissent rapidement les berges gazonnées, l’herbe disjoint les pierres des écluses, et les maisonnettes bâties pour les éclusiers annoncent seules la présence de l’homme dans ces âpres solitudes.

À la porte de l’une de ces habitations placée à quelque distance du point de partage de Glomel, une jeune fille d’environ vingt-deux ans se tenait assise, la tête penchée sur un livre aux marges salies qu’un petit vieillard tenait devant elle sur ses genoux. Le maître et l’écolière offraient un contraste dont le regard était involontairement frappé. Celle-ci avait le visage riant et coloré de ce duvet de pêche qui révèle en même temps la santé robuste et la jeunesse laborieuse. Vêtue d’un costume kernéwote[1] très simple, mais d’une propreté exceptionnelle, elle était chaussée de bas de laine brune et de sabots sans paille, luxe presque inconnu dans la montagne. Sa coiffe blanche, dérangée par le vent, laissait apercevoir des cheveux bruns, dont les flots ondes soulevaient le tissu de toile comme s’ils eussent voulu s’en échapper. Le maître était un petit homme pauvrement vêtu de berlinge ; il avait les pieds nus et la tête couverte d’un bonnet brun troué par l’usage. On eût pu le faire poser pour un Ésope, si sa tête, enfoncée entre une double proéminence, eût exprimé moins de naïveté et plus de malice ; mais, contrairement à ses pareils, Perr Baliboulik n’avait dans l’expression du visage rien d’ironique ni d’agressif ; loin de là, ses gros yeux toujours en mouvement, sa bouche entr’ouverte et sa houppe de cheveux gris dressée au sommet du front lui donnaient un air de crédulité poltronne qui provoquait le sourire. On devinait au premier coup d’œil qu’il n’y avait rien à craindre de cette créature, que sa disgrâce avait intimidée, au lieu de l’aigrir. Aussi disait-on communément dans les paroisses que Baliboulik « était né le jour des saints Innocens. »

Trop faible pour se livrer aux travaux rustiques, il avait été pris en pitié par le recteur de son village, qui lui apprit à lire, à écrire et à compter. Le bossu devint, grâce à son bienfaisant précepteur, la science incarnée de tout le canton ; c’était à lui qu’on s’adressait pour lire les rares missives reçues par les fermiers et pour y répondre au besoin. Il s’occupait également d’apprendre aux enfans le catéchisme ou les prières, et tentait même d’initier les plus curieux aux mystères de la Croix de Dieu[2] ; mais ses élèves, dispersés sur une surface de plusieurs lieues, et qu’il allait chercher au seuil des fermes ou dans les pâtures, lui échappaient nécessairement au retour de l’hiver. La classe, faite dans les aires, au creux des sillons ou sous les taillis, était interrompue jusqu’au retour des aubépines ; le petit bossu se trouvait pour quelques mois sans occupations et sans asile ; il regagnait l’écluse, où son parent Hoarne Gravelot l’accueillait toujours avec la même cordialité. Baliboulik touchait alors à la fin d’une de ces retraites forcées qu’il avait tâché d’utiliser en travaillant à l’instruction tardive de la fille de l’éclusier. Celle-ci venait de terminer la page de l’abécédaire dans lequel Baliboulik la faisait lire ; elle leva vers son maître un regard riant qui semblait solliciter une approbation : le petit bossu ne la fit pas attendre.

— Que Dieu nous soit miséricordieux ! dit-il en plaçant entre les feuilles du livre le pince-nez qui lui servait de lunettes ; pour sûr, vous lirez cette année aussi couramment que le chantre de Gourin.

— C’est à savoir, répliqua la jeune paysanne ; nous sommes à la fin du mois de mars, voilà le coucou qui va bientôt chanter, et vous quitterez l’écluse pour rechercher vos écoliers.

— N’importe, n’importe, reprit le bossu ; à cette heure, vous pourrez continuer toute seule. Je vous laisserai mon Livre de grande lecture.

— Jésus ! et comment ferez-vous votre école ?

— N’ayez pas de souci : la plupart de mes écoliers ne distinguent pas leur main droite de leur main gauche ; la Croix de Dieu leur suffira de reste jusqu’au retour des chandelles de glace.

— Et alors vous viendrez savoir si j’ai mis les longs soleils à profit ? Baliboulik haussa les épaules.

— Ne faut-il pas bien que le rouge-gorge cherche son nid d’hiver sous un chaume baptisé ? répliqua-t-il doucement. Par mon salut ! si je ne venais pas chez le cousin Gravelot, il ne me resterait pour abriter mon vieux bonnet que les granges ouvertes et les pierrières abandonnées ; mais, grâce à Dieu, il y a toujours ici pour moi une écuelle et un escabeau. La maison de l’écluse a beau être petite, elle justifie le proverbe que « là où le maître du logis a le cœur grand, le foyer n’est jamais trop étroit. »

— La paix, la paix, vieux maître ! dit Nicole en souriant ; vous savez bien que votre compagnie, pendant les journées de huit heures, nous est un plaisir et un soulagement. Les plus gais s’attristent à la longue de ne voir aucune créature parlante, et c’est un miracle s’il passe ici un chrétien chaque jour de grand’messe. La maison de l’écluse n’a pour voisins que les oiseaux du marais et les gibiers de la bruyère.

— Vous oubliez les gens de la lande brûlée, dit le bossu en baissant la voix.

Nicole fit un soubresaut.

— Ah ! vierge Marie ! les auriez-vous vus ce matin ? demanda-t-elle précipitamment.

— Pas encore, répliqua Baliboulik ; seulement il faut les attendre à chaque minute, comme la maladie. Dieu me pardonne de leur vouloir du pire, Colah[3] ! mais leur voisinage est une trop dure épreuve, et, si je rencontrais jamais au carrefour la femme jaune qui souffle la peste et qu’elle me demandât sa route, selon l’habitude, je crois bien que je lui montrerais le sentier qui conduit chez les Guivarch.

— Ne prononcez pas ce nom-là, ou quelqu’un d’eux va venir, interrompit Nicole en regardant autour d’elle ; j’ai idée que Dieu les a mis sur la lande brûlée en punition de nos péchés. Parce que ceux qui ont creusé le canal les ont chassés du terrain qu’occupe maintenant l’écluse, où ils avaient bâti une cabane sans droit, ils nous font la guerre comme à des ennemis : aussi vous ne me croirez pas peut-être, vieux Perr ; mais, quand je pense à eux, il me passe un froid dans les cheveux, et je me dis toujours qu’ils nous apporteront le malheur.

Baliboulik essaya de la rassurer, mais si faiblement qu’il était aisé de deviner ses propres craintes. À vrai dire, de plus fermes courages auraient été ébranlés par les attaques incessantes et toujours plus hardies des Guivarch. Chassés, comme l’avait dit Nicole, d’un terrain usurpé par eux sur les biens communaux, ils s’étaient réfugiés à quelques portées de fusil du canal et avaient construit une nouvelle hutte dans un des plis qui sillonnaient le plateau stérile. Avant la construction de l’écluse, ils vivaient du coin de terre cultivé au bord de la rivière, de la pêche, du braconnage et des déprédations nocturnes dans la vallée ; privés tout à coup de la plupart de ces ressources, ils s’en prirent à l’éclusier, dont ils ravagèrent le jardin, tuèrent le porc et pillèrent la basse-cour. Hoarne porta plainte, et des gendarmes furent envoyés à la lande brûlée. Ils s’emparèrent de Guivarch et de son fils aîné, qui subirent un jugement suivi d’une captivité de plusieurs mois ; mais, lorsqu’ils sortirent de prison, l’éclusier s’aperçut que le châtiment infligé les avait aigris plutôt qu’effrayés.

Ceux qui ont vécu dans la solitude, assez loin de l’action des lois pour ne la sentir qu’affaiblie et impuissante, savent jusqu’à quel point l’isolement peut nous placer dans la dépendance d’un seul homme audacieux. Maître à chaque instant de notre bien et de notre vie, il lasse les plus vaillantes patiences et les force à capituler. Gravelot en fit l’expérience. La présence des Guivarch devint pour lui une incessante oppression. Chaque jour quelque nouvelle atteinte à son repos ou à sa propriété lui rappelait ce dangereux voisinage. Sans cesse frappé, il se sentait sans cesse sous la menace d’un nouveau coup. La famille de la lande brûlée l’avait enfermé dans un cercle de vexations et de rapines d’où il ne pouvait sortir. S’il apercevait de loin sur la bruyère Konan Guivarch, son long fusil à un coup sur l’épaule, ou son fils Guyd’hu armé du court bâton à tête, il était forcé de prendre une autre direction pour éviter les querelles ; s’il rencontrait la vieille grand’mère aveugle conduite par la petite Soize ou par son frère Laouik, il détournait la tête afin de ne pas voir le regard railleur et de ne pas entendre l’insulte qui l’accueillait au passage. Ainsi condamné à une perpétuelle prudence, contraint dans tous ses mouvemens et tourmenté de renaissantes inquiétudes, il amassait lentement dans son cœur, contre ses persécuteurs, un arriéré de colère chaque jour plus difficile à comprimer. Quant à Nicole, elle en était toujours à l’effroi. Après avoir rappelé à Perr Baliboulik les dernières attaques des Guivarch, elle demanda en soupirant ce que deviendrait son père, s’il devait rester seul à l’écluse avec de pareils voisins.

— C’est-il donc sûr qu’Alann doive vous emmener après la messe de mariage ? demanda le bossu.

— Ce sera à sa volonté, vieux maître, répliqua la jeune fille : la femme doit suivre celui dont elle a reçu l’anneau d’argent, et la mère d’Alann a dit qu’il y avait chez elle, à Gourin, une place pour sa nouvelle fille ; mais si c’est sa volonté que je parte, j’en aurai un dur crève-cœur.

— Espérez en la miséricorde du Christ, ma fille, dit le bossu ; vous n’avez plus long-temps à attendre votre sort. N’est-ce pas un de ces jours que le cousin arrive à l’écluse ?

— Dites demain, vieux Perr, répliqua Nicole en riant. Oh ! j’en suis bien sûre, allez, car, avant de partir, Alann m’a donné un compteur de jours[4] imprimé sur lequel il avait marqué le patron de son retour ; chaque matin depuis, j’ai piqué un saint avec l’épingle prise le plus près de mon cœur, de crainte qu’il ne m’oublie, et je suis arrivée à celui qui doit me ramener la joie. Au premier soleil qui se lèvera, si Dieu ne le défend, je verrai mon plus aimé descendre le canal sur son bateau.

— pour lors, ayez patience, reprit Baliboulik ; peut-être bien que tout s’arrangera à votre satisfaction, et, comme dit le proverbe, « il ne faut pas sonner le glas avant l’enterrement. »

Nicole soupira sans répondre, et le vieux maître d’école, ayant regardé l’ombre que projetait sur les dalles de granit le grand bras de l’écluse, se hâta de remettre ses lunettes dans leur étui et de refermer le syllabaire. — Dieu m’assiste ! mon horloge de soleil[5] m’avertit qu’il est tard, dit-il en montrant à son écolière la ligne sombre qui s’était raccourcie ; chacun de nous devrait déjà être au travail.

— Mon maître a-t-il donc des nasses à relever près du phare d’eau ? demanda Nicole.

— Jésus ! qui aurait l’idée de se faire chasseur de poisson par un temps pareil ? répliqua Baliboulik. Ne voyez-vous pas bien, tête folle, que la rivière monte jusqu’à la route des haleurs et passe au-dessus du phare avec un bruit de tonnerre ? Par ces fortes eaux, le courant emporterait mes engins comme un brin d’herbe, sans compter que le poisson se tient trop au fond pour se laisser prendre. Non, non, ma fille : aujourd’hui je ne vous promets pas de gibier de carême ; mais dites que je suis plus menteur qu’un garçon meunier, si je ne vous apporte ce soir un chapelet de petits oiseaux pris à la pipée.

— Je n’aurai garde, répliqua la jeune fille, car je sais que vous avez le charme, vieux maître, pour tout ce qui peut se prendre de vivant sur la terre ou dans les eaux. Allez donc en assurance ; moi, je rentre pour passer la farine d’avoine.

Elle se leva légèrement et avançait la main vers la porte entrebâillée de la maisonnette, quand ses yeux s’arrêtèrent sur le chemin de halage qui bordait le canal ; elle poussa une exclamation de surprise et descendit vivement les deux marches pour mieux voir.

— Qu’y a-t-il ? demanda le bossu, qui venait de se remettre debout plus lentement.

— Seigneur ! regardez là-bas, dit Nicole en étendant le bras dans la direction du canal… Qu’est-ce qui arrive à Pen-Ru ?

— La vache ? interrompit le maître d’école, qui cligna des yeux pour mieux distinguer au loin. Par le vrai Dieu ! vous avez raison ; la voilà qui court aux bords des berges tout affolée !

— Ah ! je comprends, s’écria la jeune fille. Voyez, voyez aux bords du chemin, il y a quelqu’un qui l’épouvante… Sur mon baptême ! c’est le jeune gars de la lande brûlée, c’est Laouik ! Ah ! démon ! il la poursuit à coups de pierres !

Un enfant d’une douzaine d’années, vêtu d’un costume de toile en lambeaux et coiffé d’un chapeau de paille grossière dont il ne restait plus que le fond, côtoyait en effet la bruyère et lançait à l’animal effarouché tout ce qui lui tombait sous la main. La vache, placée entre le canal et lui, fuyait çà et là en poussant des meuglemens de détresse et s’efforçait en vain d’échapper à ce double danger. À mesure qu’elle s’effrayait davantage, le jeune garçon redoublait d’ardeur dans sa poursuite ; il l’épouvantait de ses cris et faisait pleuvoir sur elle une grêle de mottes et de cailloux dont elle parut bientôt tellement étourdie, qu’elle se précipita sur le penchant de la berge presque inondée par les hautes eaux. À cette vue, Nicole et le bossu accoururent ; mais Laouik avait déjà traversé le chemin de halage en agitant une branche noueuse d’ajonc qu’il tenait à la main. Pen-Ru, effarée, voulut reculer, glissa sur la pente humide et disparut dans le canal.

Au bruit de sa chute, la fille de l’éclusier et son compagnon s’étaient élancés vers le bord avec un cri de douleur ; ils aperçurent la vache, dont la tête noire venait de reparaître sur les eaux et qui nageait vers eux en reniflant d’épouvante. Le gars de la lande brûlée, qui avait poussé un éclat de rire sauvage au moment où l’animal s’était englouti dans la rivière, continuait à le suivre le long de la berge et à le repousser à coups de pierres au milieu du courant ; mais l’instinct de la conservation, plus fort que toute autre crainte, ramenait toujours Pen-Ru vers la rive. Cependant elle commençait à haleter, et son œil, plus arrondi, exprimait une suprême angoisse, quand elle atteignit un petit éboulement où Nicole l’attendait. La jeune fille l’appela par son nom, et, après quelques vains efforts, réussit à atteindre la corde qui lui servait de laisse. L’animal, ramené vers le bord, prit pied malgré les cris redoublés de Laouik, gravit en glissant la pente fangeuse et atteignit enfin la route de halage, où il s’arrêta ruisselant et couvert d’écume, avec un long meuglement de délivrance.

Baliboulik venait de rejoindre Nicole, et montrait le poing au gars de la lande brûlée ; mais celui-ci, arrêté à une dizaine de pas, la tête haute, le pied droit en avant, un caillou dans chaque main, répondit à la menace du bossu par un rire de défi. Il se préparait même à lui lancer une des pierres dont il était armé, lorsque deux bras vigoureux le saisirent de manière à faire toucher ses deux coudes. L’enfant leva la tête, et ses yeux rencontrèrent le visage enflammé de l’éclusier. Hoarne Gravelot, qui venait de la brande, chargé d’un faix de traînes, avait vu de loin tout ce qui s’était passé, et était accouru sans que Laouik eût pu entendre le bruit de ses pas, étouffé par le tapis de courtes bruyères.

— Sur ma vie ! tu me le paieras cette fois, s’écria-t-il, voilà trop long-temps que toi et les tiens vous vous tenez là-haut, comme un nid de vipères, toujours prêts à mordre qui ne vous dit rien. Puisque sainte patience ne peut rien chez vous, nous allons voir si sainte trique aura plus de crédit.

Il avait laissé tomber le fagot qu’il portait sur l’épaule ; il en arracha un brin de genêt fort et flexible, et, retenant l’enfant de la main gauche, il se mit à le frapper de la main droite. Chaque coup laissait un sillon sur la toile usée, et le sifflement de la branche verte semblait s’éteindre dans la chair flagellée. Laouik avait d’abord poussé des cris perçans ; mais, en entendant Gravelot le railler de sa lâcheté, il se raidit contre la douleur, se tut brusquement et ne bougea plus. L’éclusier, tout à sa colère, avait été jusqu’alors animé par la résistance du patient ; son silence et son immobilité l’arrêtèrent.

— Eh bien ! est-ce assez, vaurien, vagabond, brigand ? s’écria-t-il en secouant le jeune garçon, viendras-tu encore piller mes fruits comme l’autre jour, ou noyer mon bétail comme tout à l’heure ?

Pour toute réponse, l’enfant lui jeta un regard farouche et voulut retirer son bras ; Hoarne le retint en l’attirant rudement à lui.

— Écoute, méchant gueux, reprit-il avec colère, ceci, vois-tu, n’est qu’un premier avertissement ; mais le genêt a pris goût à ta chair, et si je te retrouve jamais travaillant à mon dommage, j’en jure par les têtes de mes proches qui sont au reliquaire de Pleyben[6], tu ne sortiras de mes mains que lorsque les verges auront donné à ta peau la couleur des roses de couleuvres[7].

Laouik le regarda en face, et il y avait dans son œil perçant, que recouvrait un front bas garni de cheveux hérissés, quelque chose de si haineux et de si hardi, que l’éclusier en sentit, pour ainsi dire, la blessure. Sa main se leva instinctivement, prête à frapper de nouveau.

— On dirait que tu me braves, maudit ! s’écria-t-il, par le donc vite ; répète tout haut ce que tu penses pour me regarder ainsi !

— Ce que je pense ? répéta Laouik avec une colère contenue, l’éclusier le saura quand j’aurai grandi ! — J’emporterai la branche de genêt avec laquelle il a meurtri mon corps, je la planterai à la lande brûlée, et avec le temps elle deviendra un bâton à tuer !

— Sur mon salut ! mieux vaut alors la briser tout de suite sur ta chair de damné, s’écria Gravelot exaspéré. Et il se préparait à recommencer la correction, lorsque Nicole intervint. — Au nom du Sauveur, mon père, laissez ce malheureux, dit-elle, le voilà assez puni pour cette fois, d’autant que Pen-Ru est à cette heure en sûreté et sans dommage ; voyez de quel cœur elle broute le long de la sente !

L’éclusier leva la tête pour regarder sa vache, qui était en effet déjà retournée à la pâture. La jeune fille profita de ce moment pour dégager doucement Laouik, à qui elle fit signe de partir ; mais, soit fierté, soit impuissance, l’enfant se contenta de faire quelques pas et s’assit aux bords de la bruyère.

La correction infligée par l’éclusier avait été rude ; les coups, tombés au hasard, avaient atteint les jambes et les épaules nues, qui commençaient à se diaprer de raies bleuâtres ; quelques gouttelettes de sang filtraient même à travers les cheveux du jeune gars et se mêlaient à la sueur dont la souffrance avait perlé ses tempes et son front. Il demeura accroupi au revers d’un pli de terrain, agité d’un frisson nerveux et laissant échapper par instans des sanglots entrecoupés ; mais ses yeux étaient secs et ses traits immobiles : on eût dit que la douleur physique se trahissait mécaniquement, sans adhésion de sa volonté.

Cependant Gravelot était rentré à la maisonnette de l’écluse, et le bossu ne tarda point à partir pour la pipée. Nicole, qui avait fait rentrer Pen-Ru, venait de la traire, lorsqu’en sortant de l’étable, elle aperçut Laouik replié sur lui-même à la même place. Quelles qu’eussent été les persécutions des Guivarch, la fille de l’éclusier ne gardait contre eux aucune colère ; le souvenir de ce qu’elle avait supporté ne laissait point de rancune dans cette ame sereine et sans fiel ; pour elle, souffrir était plus aisé que haïr. Aussi le châtiment trop mérité subi par le gars de la lande brûlée lui avait-il causé une tristesse mêlée de remords. En le revoyant au coin de la bruyère immobile et la tête sur ses genoux, elle se sentit subitement prise de pitié. Après tout, l’enfant n’était responsable ni des coupables exemples ni des dangereux conseils qui l’avaient entraîné ; nourri dans le ressentiment et la misère, il avait pu ne voir dans le mal fait à l’éclusier que de justes représailles. Depuis qu’il était sur terre, tout l’avait envenimé et corrompu : sa malignité ne prouvait que son malheur. — Nicole fut si vivement saisie de cette idée, que, dans sa subite pitié, elle laissa sur le banc de pierre la jatte de lait encore couverte d’écume et s’avança vers l’enfant.

Au bruit des pas, celui-ci tressaillit et se releva pour fuir ; mais, lorsqu’il eut reconnu la jeune paysanne, il se rassit, la tête dans ses mains. Cependant son mouvement avait permis à Nicole d’apercevoir les légères traces de sang qui marbraient son visage pâle. Elle s’arrêta avec une exclamation.

— Jésus ! vous avez mal, Laouik ? demanda-t-elle d’une voix troublée.

Le jeune gars lui jeta un regard de colère méprisante, haussa les épaules et ne répondit que par un ricanement convulsif.

— Mon père était en grand dépit, et sa main aura frappé trop durement, reprit la paysanne ; mais aussi pourquoi vouloir du mal à qui ne vous a rien fait ? Ne voilà-t-il pas assez de jours et de mois que vous cherchez notre perte ? N’avez-vous donc jamais entendu la parole de Dieu qui dit d’aimer ses frères, et ne sommes-nous pas des chrétiens baptisés comme vous ?

Le jeune garçon sourit amèrement. — Oui, oui, dit-il, baptisés avec les larmes de faim des Guivarch !

— Seigneur du ciel ! est-ce vrai qu’on manque de pain à la lande brûlée ? reprit vivement Nicole. Ah ! pauvres gens, je voudrais que la miche fût assez grande ici pour vous laisser tous y mettre le couteau ; mais, bien qu’elle soit à la mesure de notre appétit, je n’ai jamais refusé le pain à celui qui me le demandait avec le signe de la croix et la main sur la bouche. Au lieu de rôder autour de la maison de l’écluse comme le loup autour de la crèche, que ne venez-vous chaque mercredi chercher votre part de la semaine ?

— Les Guivarch ne mendient pas aux portes comme les roitelets, répliqua Laouik avec une rudesse hautaine ; ils aiment mieux prendre comme l’oiseau chasseur.

— Et vous ne savez pas que Dieu l’a défendu, pauvre créature ? reprit doucement la jeune fille. Les prêtres vous l’auraient appris, si vous aviez passé le seuil de l’église ; mais on vous a laissé grandir sur la lande comme un païen. Ce n’est pas votre faute, je le sais, et Dieu vous pardonnera, je l’espère. Seulement écoutez ceux qui vous avertissent ; cessez de nous vouloir du mal, et je vous ferai tout le bien que je pourrai. Je veux commencer dès à présent. Attendez-moi là, cher ami, et aujourd’hui du moins il y aura un Guivarch qui ne souffrira pas de famine.

Elle courut à la maisonnette de l’écluse, d’où elle sortit bientôt avec une écuelle de lait sur laquelle était posée une tranche épaisse de pain noir et qu’elle déposa en souriant aux pieds du jeune gars. À cette vue, les narines de Laouik se gonflèrent, son œil brilla, ses lèvres s’entr’ouvrirent ; il se pencha en avant les bras tendus et avec une interjection bruyante comme s’il eût voulu saisir à deux mains la proie inespérée qui lui était offerte : toutes les joies furieuses de la faim qui va se satisfaire parurent éclater sur ses traits illuminés ; mais ce ne fut qu’un éclair. Par une réaction subite et souveraine, la volonté sembla tout à coup dominer l’instinct, son visage se crispa dans une expression résolue et sombre ; il se leva d’un bond et renversa du pied l’écuelle de hêtre. Il y avait dans ce refus silencieux une telle énergie de haine, que Nicole recula effrayée. Laouik jeta un dernier et fier regard à ce festin refusé, dont les débris jonchaient la bruyère ; il fit entendre un de ces éclats de rire sauvages dont il avait l’habitude ; puis, comme s’il eût craint une tentation nouvelle, il s’élança en courant à travers la lande, et disparut bientôt dans une des ravines qui la sillonnaient.


II.

Pendant ce temps, Perr Baliboulik avait gagné le revers du grand plateau et suivait un des sentiers qui serpentaient au hasard parmi les touffes d’ajoncs épineux, de genêts verdoyans et de bruyères aux teintes rougeâtres. De son épaule pendaient un faisceau de gluaux et la cage qui renfermait le chanteur captif destiné à piper les oiseaux libres de la lande.

L’air frais et léger était imprégné des premières senteurs de la sève en travail. On entendait de tous côtés je ne sais quel bruissement de vie annonçant le réveil de la création. Les gazouillemens d’oiseaux montaient de tous les points de la brande et descendaient de tous les points du ciel. Le petit bossu s’avançait joyeux au milieu de ce double concert en promenant autour de lui un regard réjoui. À partir du moment où il avait mis le pied sur la bruyère, un changement singulier s’était opéré dans toute sa personne. L’expression timide qui lui venait de sa difformité avait fait place à une activité guillerette que révélaient une marche plus vive, un regard plus assuré et un chantonnement entrecoupé d’exclamations ou de remarques faites à haute voix. On sentait que Baliboulik était là dans son domaine et entouré de ses connaissances habituelles. Il parlait aux oiseaux dont le vol dessinait au-dessus de la lande mille arabesques capricieuses, il apostrophait les ronces bourgeonnées qui lui barraient le chemin ; il imitait le bourdonnement de l’insecte perdu au milieu des touffes de digitales ou de fougères ; il regardait enfin aux quatre coins du ciel, écoutant les langues variées de la vie qui bruissaient autour de lui et leur répondant comme à des voix familières.

Après avoir descendu une fente du coteau où se dressaient quelques ormeaux nains, il se trouva à l’entrée d’un petit vallon marécageux, dont le centre était occupé par une forêt de roseaux. L’horizon, fermé de tous côtés, ne s’étendait point au-delà des fourrés d’aulnes et d’osiers qui enveloppaient les eaux stagnantes et semblaient franger les bords du coteau. Encore arrêté sur les crêtes, le soleil n’avait point fait glisser ses rayons jusqu’à ce ravin, plongé dans un demi-jour plein de fraîcheur. On n’y entendait que le coassement des grenouilles, au-dessus duquel s’élevait par instans le cri plaintif de quelque poule d’eau.

Dès que le bossu eut atteint les bords du marais, son humeur parut changer. Il reprit son air craintif et ralentit le pas en rentrant dans ses épaules la tête, qu’il avait auparavant redressée. Le chant qu’il fredonnait s’éteignit sur ses lèvres. Il promena autour de lui un regard timide, et s’engagea dans le sentier qui traversait le taillis avec une visible inquiétude. Ce sentier longeait la cabane des Guivarch, bâtie à l’extrémité du petit vallon, dans une espèce d’anfractuosité où ils s’étaient fait place avec la flamme, ce qui avait valu à cet endroit le nom de lande brûlée. Baliboulik ne pouvait éviter de passer en vue de la hutte isolée, et il était rare qu’il le fît sans essuyer les injures ou les poursuites des enfans. À cette époque d’ailleurs, les aulnes et les saules, dégarnis de feuilles, ne pouvaient déguiser son approche ; on devait l’apercevoir de loin, et le passage en serait pour lui plus difficile. Aussi, en atteignant le détour qui le mettait en vue de la cabane, s’arrêta-t-il incertain. Un instant il fut tenté de rebrousser chemin pour regagner l’écluse ; mais le pinson gazouillait dans la cage presque à son oreille, il apercevait à droite, au-dessus des arbres, la hauteur où il avait coutume de tendre ses gluaux, la sérénité du ciel lui assurait une heureuse pipée, et Nicole comptait sur la chasse promise. Il rassembla tout son courage, et, afin d’être moins long-temps exposé au péril, il s’engagea à grands pas, sans retourner la tête, dans le sentier qui côtoyait la saulaie.

À peine avait-il dépassé les premiers arbres, que les aboiemens d’un chien se firent entendre. Le petit bossu tressaillit. L’expérience lui avait appris que c’était le signal de l’épreuve à subir. Attirés par cet appel, les Guivarch ne manquaient jamais d’accourir pour le poursuivre de leurs pierres et de leurs huées. Il continua donc sa route avec un battement de cœur, attendant à chaque minute l’attaque ordinaire ; mais, à sa grande surprise, tout demeura immobile dans la cabane de Konan. Il atteignit l’extrémité du sentier, toujours poursuivi par la seule voix du chien ; aussi, avant de tourner le coteau, s’enhardit-il assez pour relever la tête et regarder vers la lande brûlée.

La hutte des Guivarch y était posée comme une grande ruche appuyée au ressaut de la colline. Le mur, en clayonnage revêtu de terre et de paille hachée, était recouvert d’un toit de bruyère. Une claie de genêt tournant sur deux harts d’osier en guise de gonds servait de porte, et l’étroite fenêtre sans vitres était irrégulièrement taillée dans le pisé. L’ensemble avait je ne sais quoi de gauche et de sauvage qui n’accusait pas seulement l’inhabileté du constructeur, mais son indifférence. Il était évident qu’il avait élevé à la hâte un abri, sans s’occuper de le faire commode ou durable. Déjà la toiture, à demi affaissée, menaçait ruine, et les murailles, fendues çà et là, laissaient pénétrer à l’intérieur la pluie et le vent.

Dès le premier coup d’œil, Baliboulik reconnut que la cabane était vide. Les Guivarch avaient solidement attaché le chien près du seuil, comme ils en avaient l’habitude lorsqu’ils s’absentaient pour quelque expédition, afin qu’il ne pût les trahir en suivant leurs pistes. Évidemment ils étaient occupés à la maraude dans la plaine cultivée. Cette assurance rendit au petit bossu toute sa gaieté. Il poussa un soupir de soulagement, changea d’épaule sa cage et ses gluaux ; puis, reprenant sa route d’un pied alerte, il atteignit bientôt le bout du ravin, gravit le coteau, et se trouva sur le versant opposé au canal. Ici la pente était plus riche en végétation. Des prunelliers, des aubépines, des sureaux, des houx frelons parsemaient le terrain ondulé, et les oiseaux, appelés par leurs baies succulentes, tournoyaient en essaims au-dessus de la sauvage oasis. Baliboulik choisit une espèce d’enceinte formée par les arbustes les plus chargés de graines ; il plaça au milieu sa cage recouverte de verdure, dispersa les gluaux sur les branches, puis, gagnant un sillon creusé par les pluies d’hiver au pied des buissons, il s’y étendit et demeura enseveli dans la bruyère. Les oiseaux, attirés par les chants du pinson captif, ne tardèrent pas à paraître ; ils s’approchaient d’abord avec précaution, en rétrécissant de plus en plus le cercle autour de la cage. Les plus hardis s’abattaient sur les arbustes qui dessinaient l’enceinte, et voletaient de branche en branche jusqu’à ce qu’ils eussent rencontré les gluaux. C’était alors seulement que le petit bossu, averti par leurs pépiemens désespérés et leurs bruissemens d’ailes, sortait en rampant de sa retraite pour les saisir.

Les premières heures furent, comme d’habitude, les plus heureuses. Les oiseaux, qui arrivaient sans défiance, se laissèrent prendre en grand nombre ; mais à la longue ils s’effrayèrent et devinrent plus rares. C’eût été le moment de lever les appeaux pour les transporter plus loin, si le petit bossu, satisfait de sa chasse, n’eût accepté cette espèce de suspension comme un repos. Ébloui par la lumière qui inondait le ciel et bercé par la douce rumeur du vent à travers les buissons et les fougères, il s’était laissé aller insensiblement à cette langueur enivrée dans laquelle nous jettent les premiers beaux jours. Sur son lit de bruyères, il oublia peu à peu la pipée pour suivre les mille images confuses que fournit le souvenir ou que crée l’espérance. Peu à peu ses perceptions devinrent plus vagues, ses paupières s’alourdirent, tout s’effaça devant lui, et il s’endormit.

Son sommeil se prolongea sans doute, car, lorsqu’il se réveilla, la brise avait fraîchi et le soleil descendait de l’autre côté de la colline. Baliboulik se souleva en secouant les fleurs de bruyère desséchée mêlées à ses cheveux, et il appuyait la main au rebord du sillon qui lui avait servi de couche pour se remettre sur pied, quand un bruit de voix le fit tressaillir et retourner. Des flocons de fumée pailletés d’étincelles montaient d’un petit enfoncement placé au-dessous de l’enceinte de buissons où il s’était établi, et de brusques paroles échangées avec un accent de mauvaise humeur arrivèrent jusqu’à lui. Un soupçon qui traversa l’esprit du maître d’école le fit pâlir ; il s’avança en rampant jusqu’à l’extrémité du pli de terrain qui le cachait, et reconnut les Guivarch groupés sur un petit plateau inférieur. Ils étaient réunis autour d’un feu d’ajoncs déjà consumé, et dans la cendre duquel Soize glissait quelques pommes de terre tirées une à une d’un bissac jeté sur le gazon. Le bossu comprit que, par hâte ou par prudence, ils n’avaient point voulu transporter jusqu’à leur cabane les produits de leurs rapines dans la plaine, et qu’ils allaient dîner à ce feu de bivouac.

Tous les yeux suivaient les préparatifs de la petite fille avec une mobilité avide ; ceux de la grand’mère Katelle étaient seuls sans mouvement ; éteints depuis bien des années et ayant pris cette fixité de marbre qui imprime à la cécité je ne sais quoi de fatal, ils tachaient comme deux points blancs un visage tanné et ajoutaient à la dure expression des autres traits un caractère encore plus implacable. Le costume de la vieille femme complétait l’étrangeté de sa physionomie. Vêtue d’une jupe frangée qui laissait voir des jambes nues dont la peau rugueuse et souillée de boue avait pris la couleur du granit, elle avait jeté d’une épaule à l’autre, pour suppléer à son justin[8] en lambeaux, une de ces couvertures bretonnes fabriquées avec des lisières tressées. Sa main droite s’appuyait à un long bâton d’épine durci au feu, et elle était coiffée d’une espèce de cape de drap brun. Devant elle se tenait son fils Konan, à qui sa maigreur, ses longs cheveux en désordre et son visage sombre donnaient un aspect sinistre, et, un peu plus loin, son petit-fils Guy-d’hu, jeune gars d’environ vingt ans, au front bas, aux yeux enfoncés et à la chevelure ardente.

Au milieu de ces visages repoussans ou redoutables, la petite Soize reposait seule le regard ; bien que ses traits fussent aiguisés par l’habitude de la ruse, il y avait dans ses yeux et dans son sourire une douceur native qui n’était pas sans attrait. Tout en faisant les apprêts du repas que hâtaient les regards affamés qui ne la quittaient point, l’enfant murmurait quelques vers d’un guerz breton :


« La fée lui dit : — N’aie plus souci de rien, mon plus aimé, car désormais tu boiras dans l’or et tu mangeras dans l’argent ;

« Tu boiras de huit espèces de vins rouges et de quatre espèces de vins blancs, sans compter le vin de feu et les liqueurs,

« Et tu mangeras de tout ce qui est agréable à la faim de l’homme sur la terre, dans les airs ou sous les eaux. »


La grand’mère aveugle l’interrompit d’une voix irritée, et, en levant son bâton comme si elle eût voulu l’en frapper : — Où est la fée qui a dit ça, tête de lièvre ? s’écria-t-elle ; ce n’est pas à la lande brûlée, toujours ! À la lande brûlée, il y a une fée maigre qu’on appelle la famine et qui dit tous les matins : — « N’aie point de souci, mon plus aimé, tu ne mangeras que du pain de son, tu ne boiras que le vin de grenouille ! » — Ah ! ah ! ah ! — Pas vrai que vous l’entendez, mes gars, et qu’elle ne vous trompe jamais ?

Le rire de la vieille femme avait une sorte de rage ironique qui fit tressaillir Konan. Il serra les lèvres, passa la main sur la baguette du fusil qu’il tenait entre ses genoux et jeta un regard de côté à son fils Guy-d’hu ; mais les yeux de celui-ci ne quittèrent point le feu où cuisait leur maigre butin.

Il y eut un assez long silence ; enfin Katelle reprit plus bas, comme si cette fois elle se parlait à elle-même :

— J’ai connu un temps, moi, où il y avait toujours sur la table des Guivarch une miche de pain de douze livres enveloppée dans une nappe à frange, et où l’on épargnait si peu la farine dans la bouillie du soir, que les cuillers y tenaient debout. Katelle avait alors à traire la vache noire, qui ressemblait à une fontaine de lait ; mais ceux de la ville l’ont chassée avec ses gens du bord de la rivière ; ils ont coupé sa cabane au pied comme un arbre ; ils se sont mis à maçonner des pierres de taille là où poussaient l’herbe et l’orge barbu, si bien qu’il a fallu vendre la vache, et que les Guivarch sont aujourd’hui des mendians.

Konan s’agita de nouveau et fit entendre un grognement d’impatience. La grand’mère, qui s’était tu un instant comme si elle eût espéré une réponse, laissa éclater une seconde fois son rire fauve.

— Ah ! ah ! ah ! chacun a sa récompense ! reprit-elle plus haut ; quand le loup se fait lièvre, on le mange. Katelle avait épousé un vrai Kernéwote de la montagne, dur comme le roc, tenace comme un buisson de ronces. Qui voulait le frapper n’en tirait que du feu, et qui l’approchait trop hardiment lui laissait quelque chose de sa toison ou de sa chair. Il l’a bien appris, le pillawer[9] de Gourin qui avait volé notre pièce de toile sur le pré. Quand je l’avais redemandée, il s’était raillé de moi et du maître ; mais, par le pain et le sang ! ce fut pour lui à la male heure, et la toile n’a pu lui servir qu’à faire un linceul. Dans ce temps-là, la moelle des Guivarch leur bouillait dans les os, et ils n’auraient pas laissé des gentilshommes de la fille prendre leur maison.

Konan eût sans doute répondu, si l’apparition d’un nouvel interlocuteur ne fût venue tout à coup l’interrompre et n’eût attiré l’attention générale. C’était Laouik, qui arrivait tel que l’avait laissé la correction subie près de l’écluse. Les traces de sang dont ses jambes, ses bras et son visage étaient marbrés avaient séché sans qu’il les essuyât ; ses haillons, déchirés dans la lutte, pendaient en lambeaux et laissaient voir ses épaules meurtries ; il avait les traits encore plus pales que d’habitude et contractés par une souffrance contenue. Soize fut la première à remarquer les meurtrissures et le sang ; elle laissa échapper la vieille exclamation douloureuse des Bretons : — Goa ! d’où venez-vous, Laouik, et que vous est-il arrivé ? dit-elle. Sainte croix ! voyez, mes gens ; pour sûr, il a été battu, car il saigne.

— Battu ! répéta la vieille aveugle en tendant les mains pour attirer à elle son petit-fils ; qui a fait cela ? qui a frappé mon enterreur[10] ? Parle, Laou, je veux le savoir !

— C’est l’homme de l’écluse ! répliqua l’enfant d’une voix sourde et haineuse.

Cette déclaration fit pousser un cri général de surprise, et toutes les têtes se redressèrent.

— Hoarne ! répéta Konan avec une sorte d’incrédulité ; tu dis que c’est Hoarne ? Et pour quel motif ?

— Parce que je m’étais approché de sa maison et que je jetais des pierres vers le canal, répondit Laouik.

— Mais quand t’a-t-il frappé ?

— Ce matin. Je suis resté long-temps sans pouvoir marcher, et quand je suis enfin arrivé à la lande brûlée, je n’ai trouvé personne.

— Me croit-on maintenant ? s’écria l’aveugle, dont les mains cherchaient sur les membres du jeune garçon les marques des coups reçus. N’avais-je pas dit que la hardiesse des gens de l’écluse grandirait de jour en jour, qu’après nous avoir arraché le pain d’entre les dents et nous avoir retenus en prison, ils feraient de nous leur bétail ? Voilà à cette heure qu’ils veulent goûter à notre sang et qu’ils commencent par les plus faibles ; bientôt ce sera le tour des autres.

— Taisez-vous, vieille mère, dit Guivarch brusquement ; les femmes n’ont point à parler pour le moment, et c’est l’affaire des hommes.

— Des hommes ! répéta l’aveugle en élevant la voix ; où y en a-t-il ? S’il y avait des hommes ici, pensez-vous donc que l’enfant eût été flagellé comme le Dieu de Nazareth ? Non, non, pauvre innocent ! ajouta-t-elle, — et elle passa une main sur les cheveux de Laouik ; — si ton corps souffre et saigne, c’est qu’il n’y a plus ici pour te défendre qu’un courage sans yeux. Ceux qui voient et qui sont forts tremblent dans leur peau comme le peuplier noir sous le vent.

— Par ma vie, la mère a menti ! s’écria Guy-d’hu en faisant plier sur sa jambe un bâton de houx à tête noueuse ; Hoarne ne me fait pas plus de peur que les petits oiseaux qui voltigent là-bas sur les buissons.

— N’aie point de souci, ajouta Konan, qui avait posé la main sur la batterie de son fusil ; pour cette fois, il faudra qu’il nous rende compte de ce qu’a souffert l’enfant.

Katelle frappa la terre du talon.

— À la bonne heure ! s’écria-t-elle ; ferme, mes gars ! montrez enfin que vous avez du sang autour du cœur ! Savez-vous, pauvres gens ? il faut en finir avec l’écluse et les renards qui se sont terrés là dans notre domaine. Si vous êtes vraiment des hommes, tout sera fait cette nuit, et nous resterons maîtres du pays comme par le passé.

Ici elle fut brusquement interrompue par un geste de Laouik, qui lui imposait silence. L’enfant venait de monter sur le tertre auquel il s’était d’abord appuyé, et avait aperçu les gluaux dispersés dans les buissons du plateau supérieur. Il les montra à son père et à Guy-d’hu. Ce dernier, qui s’était levé, distingua de plus la cage à demi cachée sous la verdure.

— Dieu nous sauve ! il y a là quelqu’un à la pipée ! s’écria-t-il.

— Ce ne peut être que le bossu de l’écluse, continua Guivarch.

— Il nous aura entendus, acheva la grand’-mère.

Le père et le fils se jetèrent un regard et parurent un moment indécis.

— C’est ce que nous allons savoir, dit enfin Konan ; prenez à droite, Guy-d’hu, tandis que je vais monter par la gauche.

Tous deux prirent les directions indiquées, mais avec la lenteur réfléchie que le paysan breton conserve dans le péril et jusque dans la passion. Ils atteignirent l’enceinte choisie par le maître d’école, et disparurent au milieu des buissons. Tous les yeux étaient tournés vers la hauteur ; la vieille aveugle elle-même semblait regarder. Il y eut une assez longue attente. Deux ou trois fois, les Guivarch revinrent et s’éclipsèrent de nouveau ; on les entendit s’appeler et se communiquer de loin certaines remarques ; enfin Guy-d’hu poussa un cri, et on le vit bientôt reparaître au détour de la colline, traînant le bossu, qui s’efforçait en vain de parler.


III.

Cependant le soir était venu sans que l’éclusier ni sa fille pussent s’expliquer l’absence prolongée de Perr Baliboulik. Tous deux avaient regardé à l’entrée des principaux sentiers et n’avaient pu y retrouver aucune trace du petit bossu. Justement alarmés d’un retard sans précédens, mais ne voulant point s’avouer la cause de leur trouble, ils s’épuisaient tout haut en conjectures qui ne servaient qu’à masquer leurs craintes secrètes. La même inquiétude avait reporté leur pensée sur les Guivarch. Eux seuls, dans le voisinage, pouvaient être un danger. Cependant un attentat sérieux de leur part contre le vieux maître d’école semblait sans intérêt et sans motif. La haine des gens de la lande brûlée ne pouvait l’atteindre qu’indirectement et par contre-coup ; c’était, sans aucun doute, le plus indifférent de leurs ennemis. Il était donc peu probable que leur vengeance se fût exercée de préférence sur l’être inoffensif qui ne leur avait rien enlevé, et dont la disparition ne pouvait rien leur rendre.

Malgré ces raisons que Nicole et son père se donnaient tout bas, aucun d’eux ne réussit à se rassurer, et, lorsque la nuit fut close, Hoarne renonça à feindre plus long-temps. Sans doute, il était arrivé quelque chose à son cousin ; il ne s’agissait plus désormais de faire des suppositions en l’attendant, mais de le rechercher et de le secourir, s’il y avait lieu. La jeune fille, non moins inquiète, déclara qu’il fallait partir sur-le-champ ; elle alluma une lanterne, tandis que son père s’armait d’un bâton de buis, et tous deux entrèrent dans la lande.

Ils hésitèrent d’abord sur la direction qu’il fallait prendre. Nicole avait quelquefois suivi le vieil oiseleur dans ses excursions, et connaissait la plupart des reposées où il avait coutume de tendre ses gluaux ; mais elle ignorait celle qu’il avait pu choisir ce jour-là. Après s’être consultés quelques instans, le père et la fille se décidèrent à suivre le sommet du plateau, dans l’espoir qu’ils pourraient ainsi voir et être vus de plus loin. Bien qu’il y eût peu d’étoiles au ciel, la nuit avait une demi-transparence sur laquelle les objets les plus éloignés se détachaient en sombres silhouettes. L’air était en outre si calme, qu’il laissait arriver les moindres bruits. La rumeur des eaux grossies qui franchissaient la cascade suivit Hoarne et Nicole à travers la bruyère jusqu’à ce qu’ils eussent atteint le versant opposé. Alors seulement le grand silence de la lande sembla les envelopper. Le tapis de lichens et d’herbes fines sur lequel ils marchaient l’un près de l’autre étouffait jusqu’au bruissement de leurs pas ; à peine entendait-on de loin en loin quelques-uns de ces murmures mystérieux qui s’éveillent la nuit dans les campagnes abandonnées, comme la voix d’un monde invisible.

Le père et la fille s’avançaient à grands pas et sans se parler ; à leur insu, tous deux éprouvaient l’influence saisissante de la solitude et de l’obscurité. À chaque buisson qui se dressait, à demi blanchi par la lune, vers la droite ou vers la gauche du sentier, Nicole ne pouvait réprimer un tressaillement, et ralentissait involontairement le pas ; mais Hoarne nommait brièvement l’objet de son inquiétude, et, un instant rassurée, elle reprenait sa route en silence. Ils atteignirent ainsi un des monticules qui bosselaient la lande, et d’où l’œil pouvait l’embrasser, pendant le jour, dans sa plus grande étendue. Les ondulations du plateau et les oasis d’arbustes étaient indiquées çà et là par des ombres plus accusées. La jeune fille fit observer qu’ils se trouvaient au centre des endroits habituellement visités par le vieux maître d’école.

— À la bonne heure ! dit Hoarne ; mais la nuit se passerait à visiter toutes les reposées, encore risquerait-on d’en oublier. Si Perr a été retenu quelque part sur la lande, il doit être à portée des voix d’appel.

— Jésus ! mon père, voulez-vous donc crier dans la nuit ? demanda Nicole saisie.

— Pourquoi non ? répliqua Hoarne ; as-tu peur que je ne réveille les korigans[11], ou que je ne fasse lever de leurs fosses les morts qui attendent des prières ? Par mon baptême ! j’ai appelé bien des fois au clair de lune sans avoir troublé les mauvais esprits ni les damnés, et, quand même il y aurait danger, c’est à cette heure le seul moyen de sortir d’angoisse. Si le cousin peut encore entendre, il faudra bien qu’il réponde.

À ces mots, il s’avança jusqu’au bord de la butte, donna à ses mains réunies la forme d’un porte-voix, et fit retentir le cri d’avertissement connu du vieux maître d’école. Les syllabes sonores semblèrent remplir l’immense espace et allèrent se perdre au loin en mourant. Il y avait dans cet appel, jeté tout à coup au milieu de la nuit et du grand silence de la lande, quelque chose de si solennel et de si triste, que la jeune fille se rapprocha de son père en frissonnant. Celui-ci avait penché la tête au vent, comme s’il eût attendu une réponse ; mais tout demeura muet : son oreille ne put saisir que le léger frémissement de la bruyère agitée par le vent nocturne.

Il poussa un second cri, puis un troisième plus prolongé : cette fois, un aboiement lui répondit vers la droite.

— Avez-vous entendu, Colah ? demanda-t-il en se retournant.

— Sainte Vierge ! vous avez éveillé le chien de la lande brûlée ! répondit la jeune fille à voix basse.

Hoarne regarda dans la direction d’où venaient les aboiemens.

— Au fait, reprit-il en se parlant à lui-même, la maison des Guivarch est là-bas, vers la fente du versant, et quelque chose me dit dans le cœur que c’est là seulement qu’on peut avoir des nouvelles du cousin.

— Hélas ! j’en ai peur, murmura Nicole.

L’éclusier parut un moment indécis ; mais, frappant enfin la terre de son bâton : — pour lors, c’est de ce côté notre chemin, reprit-il d’un ton résolu ; chacun se doit à ceux de son sang. Éteignez la lanterne, Colah, et ne faites pas plus de bruit que le lièvre au gîte ; nous allons à la lande brûlée, sous la garde de la Trinité.

La jeune fille ne fit aucune objection. Un danger humain et connu ne l’épouvantait pas, surtout lorsqu’il s’agissait de porter secours à son vieux maître ; aussi marcha-t-elle sans hésitation derrière Hoarne. Pour plus de sûreté, celui-ci avait quitté le sentier battu et cherchait sa route à travers les touffes de genêts et d’ajoncs qui pouvaient le cacher au besoin. À mesure qu’il approchait de la lande brûlée, les aboiemens du chien, qui avaient d’abord continué, s’étaient transformés en hurlemens plaintifs. Nicole frissonna et prit le bras de son père. — Seigneur ! entendez-vous comme il crie la mort ? dit-elle d’une voix tremblante ; pour sûr, ceci annonce quelque malheur !

— M’est avis plutôt que ceci annonce l’absence des maîtres, répliqua l’éclusier, vu que, s’ils étaient au logis, l’animal dormirait tranquille… Mais écoutez comme il entre en male-rage !.. Que je perde mon lot de paradis, s’il n’y a pas dans la maison quelque chose qui le tourmente… Voilà que nous approchons… Colah, sur votre vie, retenez votre peur, quoi qu’il arrive ; nous ne sommes pas ici chez nous, et, après Dieu, c’est notre courage qui doit nous servir.

Ils arrivaient au revers de l’anfractuosité dans laquelle se dressait la hutte des Guivarch. La porte en était soigneusement fermée, et les hurlemens du chien s’y faisaient seuls entendre. Ils descendirent avec précaution en profitant de l’ombre que projetait un coin du coteau ; mais, au moment même où ils atteignaient la lande brûlée, une sorte de cri inarticulé sortit de la cabane. Tous deux s’arrêtèrent en tressaillant.

— Avez-vous entendu ? demanda Nicole, qui reculait.

— Oui, dit Hoarne ; mais quel est ce cri ?

— Ce n’est pas la voix d’un chrétien.

— Ni celle d’aucune créature connue.

— Écoutez !

Ce cri, si l’on pouvait donner ce nom à une espèce de râle convulsif, venait de retentir de nouveau plus fort, plus douloureux, mais aussi impossible à reconnaître. La jeune fille saisit le bras de son père.

— Au nom du Sauveur ! n’approchez pas, balbutia-t-elle au comble de l’épouvante ; retournons, retournons ; il ne faut pas défier le grand ennemi.

Mais Hoarne se raidit contre la frayeur qui lui avait fait courir un frisson dans les cheveux.

— Dieu me damne ! je ne serai pas venu jusqu’ici pour ne rien savoir, dit-il.

À ces mots, il se dégagea des mains de Nicole et courut précipitamment à la cabane des Guivarch.

La jeune fille le vit s’approcher de la fenêtre et regarder à l’intérieur. Dans ce moment, les aboiemens du chien recommencèrent plus furieux, puis l’inexplicable gémissement se fit entendre de nouveau. L’éclusier poussa une exclamation.

— C’est lui ! c’est le cousin ! s’écria-t-il ; ici, Colah ; vite, vite ! Par le vrai Dieu ! nous arrivons à temps.

Il s’était élancé vers la claie qui servait de porte et dont il eut quelque peine à défaire les liens. Au moment où elle fut ouverte, le chien s’élança les poils hérissés et la bouche écumante ; mais le bâton de l’éclusier l’atteignit si rudement, qu’il alla rouler à quelques pas avec un hurlement de douleur et ne se releva que pour prendre la fuite.

Le père et la fille se précipitèrent alors dans la hutte, où ils aperçurent à terre le petit bossu garrotté et bâillonné. Il avait entendu dans le silence de la nuit les cris d’appel de l’éclusier, et venait de faire, pour briser ses liens, des efforts qui l’avaient épuisé. Il demeura quelques instans sans parole, à moitié évanoui entre les bras de son cousin. Enfin, quand il fut assez revenu à lui pour s’expliquer, il raconta en phrases interrompues et entrecoupées d’exclamations d’effroi ce qui s’était passé depuis le matin. À la nouvelle du projet formé par les Guivarch contre l’écluse, Hoarne se releva vivement.

— Pour lors ils y sont à cette heure, s’écria-t-il ; ils y sont, et moi je n’y suis pas ! Ah ! mort de ma vie ! relevez-vous, vieux Perr ; si vos jambes sont trop faibles, marchez sur votre courage ; il faut retourner à l’écluse aussi vite que nos pieds pourront nous conduire.

— À l’écluse ! répéta Baliboulik ; saint Jean, sainte Anne et saint Gildas ! vous n’avez donc pas compris ? Les démons y sont allés avec la hache et le fusil.

— Eh bien ! moi, j’y arriverai avec le bon droit et la protection de Dieu, répliqua l’éclusier, qui avait relevé son bâton ; si vous ne pouvez venir, cousin, restez ici avec Colah.

— Moi ! moi ! bégaya le bossu effaré, plutôt vous suivre sur les mains et sur les genoux ! Hoarne, songez qu’ils ont juré ma mort, et qu’au retour ils doivent me jeter dans le canal pour m’empêcher de parler. Par la croix de celui qui nous a sauvés, ne m’abandonnez pas, cousin ! tout à l’heure je marcherai bien ; mais la mort avait pris mes jambes en attendant le reste. Colah, donnez-moi votre bras, ma fille ; Dieu vous récompensera d’avoir eu pitié.

La jeune paysanne n’avait pas besoin de cette espérance pour venir au secours du vieux maître d’école ; elle s’empressa de lui offrir le bras, et tous deux s’efforcèrent de rejoindre Hoarne, qui, sans les attendre, avait repris presque en courant la route de l’écluse.

Bientôt dégourdi par la marche, Baliboulik put renoncer à l’aide de sa conductrice et atteindre Gravelot, qui avait regagné la grande bruyère. Leurs regards étaient dirigés vers l’écluse, qu’on apercevait au loin comme une tache plus noire dans l’obscurité, mais sans rien distinguer de ce qui pouvait s’y passer. Tout à coup Nicole, qui depuis un instant semblait prêter l’oreille, s’arrêta court.

— Qu’y a-t-il ? demandèrent en même temps le bossu et Hoarne.

Elle leur imposa silence de la main et pencha la tête : tous deux écoutèrent ; des coups lointains, mais réguliers, retentissaient du côté du canal.

— On dirait des bûcherons travaillant de la cognée, fit observer le maître d’école.

— Ce sont les Guivarch qui coupent l’écluse, s’écria Hoarne ; ah ! malheur sur moi ! j’arriverai trop tard !

Il se mit à courir ; mais, à mesure qu’il approchait, les coups retentissaient plus forts et plus pressés. On n’en pouvait plus douter, ils venaient bien de l’écluse, et la maison seule, que l’on commençait à distinguer dans l’ombre, empêchait d’apercevoir les démolisseurs. Le regard de Gravelot cherchait à tourner l’obstacle, lorsqu’un jet lumineux raya brusquement la nuit et lui montra son logis en flammes.

Trois cris partirent à la fois : l’éclusier et ses compagnons s’étaient arrêtés. L’incendie, qu’on attisait sans doute depuis quelque temps, venait d’éclater avec une violence et un ensemble qui ne permettaient point de l’attribuer au hasard. Des cris de triomphe qu’on entendit retentir prouvèrent d’ailleurs que les incendiaires étaient là et jouissaient de leur ouvrage. Ces cris arrachèrent Hoarne à sa stupeur : il reprit sa course vers l’écluse, suivi de Nicole et du bossu, qui s’efforçaient en vain de l’appeler.

Au moment où il atteignit le chemin de halage, le toit tout entier formait une gerbe de feu qui illuminait le canal, la cascade et l’écluse. Les portes de celle-ci, complètement brisées, laissaient un libre passage aux eaux, qui la traversaient avec de lugubres bouillonnemens. Sur l’esplanade qui la séparait de la maison enflammée, se tenaient Konan le fusil sous l’aisselle, Guy-d’hu la hache à la main, et Laouik occupé à lancer dans le canal les derniers débris.

À cette vue, le bossu et Nicole s’arrêtèrent comme foudroyés ; mais Hoarne s’élança en avant. Déchiré par les ajoncs qu’il venait de traverser, la tête nue, pâle de désespoir et de colère, il tomba pour ainsi dire au milieu de l’espace qu’éclairait l’incendie, et sembla compléter cette scène terrible.

Au cri qu’il jeta, Guivarch s’était retourné ; il tressaillit en le reconnaissant et recula de deux pas.

— Malheur ! dit-il, l’homme de l’écluse n’était pas chez lui.

— Scélérat ! répliqua Hoarne, tu croyais donc m’avoir brûlé avec mon logis ?

Il avait fait un mouvement vers Konan ; celui-ci souleva son fusil.

— N’approche pas, dit-il d’un accent farouche.

— Bas cette arme, vagabond ! cria l’éclusier.

Guivarch ne répondit rien, mais la batterie craqua sous ses doigts. Nicole, qui venait d’arriver, courut à son père et voulut l’entraîner en arrière ; Hoarne exaspéré résista.

— Non, s’écria-t-il en se débattant, il ne sera pas dit qu’un gueux de la montagne aura impunément brûlé mon toit et saccagé l’écluse remise à ma garde ; j’ai déjà dépensé trop de patience avec cette portée de loups, il faut que j’en finisse.

— Viens donc, si tu l’oses, répondit Guivarch en ôtant son chapeau de paille à larges bords et le jetant entre lui et l’éclusier ; voilà que je t’aborne : fais seulement un pas de trop, et tout sera dit !

À cette forme antique de défi conservée dans nos campagnes, et qui, comme le gant jeté du moyen-âge, semble mettre en demeure le courage de celui auquel on l’adresse, Hoarne se retourna, et, échappant aux mains de la jeune fille, se précipita sur Konan le bâton levé ; mais au moment même où son pied heurta le chapeau, un éclair brilla suivi d’une détonation. Il s’arrêta court, étendit les bras et se laissa tomber avec un gémissement. Le coup de fusil l’avait atteint au côté. Nicole éperdue s’élança vers lui.

— Ah ! Jésus ! vous êtes blessé ! s’écria-t-elle.

— Tué ! bégaya l’éclusier, qui portait instinctivement la main à son flanc troué.

La jeune paysanne voulut le soulever dans ses bras ; mais Guivarch, rendu fou par la vue du sang, leva sur lui la crosse de son fusil en criant : A mort ! et se mit à frapper avec une rage égarée. Nicole tendit vainement les mains pour détourner les coups ; vingt fois atteint, son père roula sans mouvement à ses pieds, et le meurtrier ne s’arrêta qu’au moment où Guy-d’hu lui saisit les coudes en criant : — Vite ! vite ! à la lande, ou nous sommes perdus !

— Qu’y a-t-il ? demanda Konan, qui chancelait comme un homme ivre.

— Là-bas, voyez… les bateliers !

Guivarch regarda vers le canal et aperçut en effet un bateau qui s’avançait rapidement, tiré par trois mariniers attelés à la cordelle. Ils avaient sans doute aperçu les lueurs de l’incendie, car ils semblaient accourir et n’étaient plus qu’à une demi-portée de fusil de l’écluse. On pouvait déjà distinguer les voix. Nicole crut en reconnaître une. Elle poussa un grand cri en appelant Alann.

— Me voici, Colah ! répondit un accent bien connu, et le patron du bateau, sautant sur la berge, accourut vers elle avec le petit bossu, qui venait de le rejoindre.

Ce qui suivit ne fut d’abord qu’un mélange confus de cris, de pleurs et d’explications entrecoupées. Enfin, après beaucoup de questions, le promis de Nicole put comprendre ce qui s’était passé. Il avait fait amarrer le bateau à quelques pas de l’écluse, et le mourant y fut porté. Il songea alors à rechercher ce qu’était devenu le meurtrier ; mais les Guivarch avaient profité du premier moment de confusion pour s’enfuir, et le maître d’école déclara qu’il les avait vus prendre le chemin de la lande brûlée.

— Alors ils sont retournés à leur trou de couleuvres ! s’écria Alann. Par le Dieu de justice ! il ne sera pas dit que nous les y aurons laissés se reposer tranquillement dans leur crime. Venez, mes gars ! il faut que les Guivarch rendent compte à la loi.

— Jésus ! voulez-vous me laisser seule ici ? s’écria Nicole à genoux près de son père et occupée à étancher le sang qui coulait de sa blessure ; au nom de notre Sauveur, Alann, ne me quittez pas, je vous en prie du milieu du cœur.

— Ceci est une demande raisonnable, patron, fit observer à demi-voix le plus vieux marinier ; il serait trop dur d’abandonner la chère créature quand son père entre dans la grande angoisse.

Alann parut embarrassé.

— Pour lors, objecta-t-il, nous laisserons donc en paix ceux qui ont pris la maison et la vie de Gravelot ?

— Non pas, Alann, reprit celui qui avait déjà parlé ; j’irai avec les deux autres gars, et, s’il plaît à Dieu, nous vous ramènerons les gens de là-bas pour payer le feu et le sang.

— Mais comment trouverez-vous votre route dans la lande ?

— C’est moi. qui les conduirai : s’écria le bossu en se redressant le visage rouge et les yeux ardens ; je n’ai plus peur d’eux, mon fils ; qu’ils me tuent si c’est leur plaisir ; peu m’importe à cette heure qu’ils ont couché là le cousin. Ah ! pourquoi n’ai-je pas eu la force et le courage de le défendre ? Ce n’était pourtant pas manque d’amitié !… Mais que peut l’alouette contre l’épervier ? Hélas ! pardonne-moi, Hoarne, cher homme de Dieu ; je vais mener ceux-ci à la lande, et ils te vengeront !

Le maître d’école embrassa le blessé toujours immobile, fit le signe de la croix, et s’élança, hors de lui, vers la bruyère, suivi par les trois mariniers. Alann, resté seul avec Nicole, l’aida à arrêter le sang de l’éclusier. Bien qu’ils sentissent la gravité de sa blessure, aucun d’eux ne songea à un médecin. Ils avaient toujours vécu trop éloignés des villes pour s’accoutumer à ce recours contre la souffrance et la mort ; dans leur naïve ignorance, ils ne connaissaient d’autre remède que la patience et d’autre médecin que Dieu.

Assise à terre, près de la couche de paille sur laquelle agonisait son père, la jeune fille priait avec ferveur et le recommandait successivement aux saints les plus puissans ; mais le râle du mourant devenait à chaque instant plus rauque, et l’exaltation de Nicole croissait à mesure. Enfin elle se redressa sur ses genoux, joignit les mains avec une explosion de larmes, et, s’adressant à sainte Anne : — Grande guérisseuse, s’écria-t-elle, sauvez mon père, et j’irai en pèlerinage jusqu’à votre maison d’Auray avec tout l’argent ramassé pour mon mariage ; je ferai sept fois, nu-pieds, le tour de votre chapelle, et j’achèterai pour votre autel le plus grand cierge bénit qu’on pourra me vendre.

Alann secoua la tête.

— Moi aussi je donnerais une bonne part de mon sang et de mes épargnes pour vous voir un tel contentement, dit-il ; mais, malgré la puissance de la sainte d’Auray, — il se découvrit respectueusement, — j’ai peur que le mal ne soit encore plus fort qu’elle.

Et comme les larmes de la jeune fille redoublaient :

— Je vous dis ça en bonne intention, Colah, ajouta-t-il doucement, et afin que vous teniez votre cœur prêt à recevoir le coup. J’ai vu plus souvent que vous des gens qui perdaient leur sang jusqu’à mourir, et quand ils avaient l’apparence de celui que le malheur a couché là, c’était miracle s’ils se relevaient jamais.

— Alors tout est donc fini pour lui ? répliqua Nicole en sanglotant, et dire que c’est le jour de votre arrivée, Alann, quand il allait se réjouir d’avoir un fils ! Le bonheur qu’il avait préparé pour moi, le cher chrétien, il n’y aura pas goûté, et il ne saura pas ce que vous auriez eu pour lui d’amitié.

— Eh bien ! s’il ne l’apprend pas dans ce monde, il l’apprendra dans l’autre, répliqua le batelier ému ; car, s’il doit nous quitter, je jure par la croix de ne rien épargner pour faire honneur à son corps et pour racheter son ame. Ne craignez rien, Colah ; quand il faudrait vendre ma barque ; celui qui vous a donné la vie pour mon bonheur sera conduit au cimetière avec autant de prières et de respect qu’un gentilhomme de Cornouaille.

La jeune fille poussa un cri de reconnaissance, prit la main d’Alann et la baisa. Nourrie dans les idées de nos campagnes bretonnes qui font des soins donnés aux trépassés la gloire et la consolation des survivans, elle ne pouvait recevoir de celui qu’elle aimait une plus douce assurance. Tous ces détails funèbres que notre sensibilité nerveuse a coutume d’écarter comme trop cruels, elle s’y arrêta avec la simplicité ingénue d’une douleur qui ne cherche ni à se faire illusion ni à se ménager : elle semblait y trouver la joie d’un dernier devoir à remplir envers son père, une marque de pieux souvenir et de dévouement poursuivi au-delà de la mort. Celle-ci était, en effet, imminente, et, malgré son inexpérience, Nicole ne put bientôt conserver aucun doute. Agenouillée près du lit, le chapelet à la main, elle se mit à répéter, avec des sanglots, la prière des agonisans. Le râle du blessé devenait à chaque instant plus faible ; Alann, debout au chevet, tenait les yeux fixés sur ses traits décomposés par l’agonie et semblait attendre. Tout à coup il se pencha, mit la main devant la bouche de l’éclusier, puis sur sa poitrine, et, se découvrant lentement, il dit très bas : — Que Dieu le reçoive dans sa gloire !

La jeune fille tressaillit.

— Mon père ! bégaya-t-elle.

— Maintenant… il est avec le maître, Colah, reprit le jeune marinier, qui lui prit la main, et nous n’avons plus qu’à prier qu’il lui fasse un bon accueil.

Bien que le coup fût attendu, Nicole poussa un grand cri et se laissa aller sur le mort, qu’elle entoura de ses deux bras. Elle demeura ainsi quelque temps, baisant ses cheveux, l’appelant des noms les plus tendres ; enfin, quand son désespoir se fut épuisé par son excès même, le batelier la força de se relever.

— Venez, dit-il avec une douce autorité ; c’est assez de pleurs pour le moment, pauvre créature, et il n’est pas juste que le corps de votre père reste plus long-temps sans honneurs.

— Que voulez-vous, Alann ? demanda la jeune fille chancelante et que les larmes aveuglaient.

— Savoir si le feu vous a laissé un linceul, un crucifix et l’eau bénite à laquelle a droit un chrétien, répliqua-t-il ; reprenez courage, Colah, et venez à la maison de l’écluse ; il faut rendre à votre père ce qui lui est dû.

Nicole ne fit aucune objection. Avec cette simplicité soumise, qui est le plus frappant caractère des paysannes bretonnes, elle essuya ses yeux, fit le signe de la croix, et suivit Alann hors du bateau.

Le vent de nuit venait de tomber subitement après avoir amoncelé dans le ciel des nuages qui commençaient ri se résoudre en une pluie lourde et pressée. L’incendie que les Guivarch avaient allumé sous la toiture de la maison de l’écluse, contrarié dès le premier instant par les tuiles dont elle était recouverte, n’avait pu gagner davantage. Le feu s’était concentré dans les charpentes, qui brûlaient avec lenteur, en laissant échapper de loin en loin quelques jets de flammes intermittentes que cette ondée inattendue ne tarda pas à étouffer. Au moment où le jeune batelier et Nicole débarquèrent, le toit embrasé semblait près de s’éteindre ; les chevrons noircissaient en sifflant, et aux lueurs rougeâtres succédaient les tourbillons d’une épaisse fumée. Alann remarqua, en arrivant près du seuil, que l’intérieur du logis avait peu souffert. Les flammèches tombées du toit avaient seulement atteint la plupart des meubles, qui finissaient de brûler. Il s’empressa d’entrer avec la jeune fille pour arracher au feu ce qui pouvait encore être sauvé.


IV

Pendant que ceci se passait à l’écluse, les Guivarch fuyaient par la route de la lande brûlée, sur laquelle on devait bientôt les poursuivre ; mais Konan, qui marchait en tête, avait sans doute prévu la possibilité de cette poursuite, car il se jeta brusquement à gauche à travers la bruyère, qui ne laissait aucune trace de leur passage, et gagna le versant opposé. Après beaucoup de détours à travers les inégalités sinueuses de la colline, il atteignit enfin un taillis d’ajoncs qui, au premier coup d’œil, semblait n’offrir aucune route praticable. Guivarch le côtoya jusqu’à un point connu, et là, écartant avec précaution les branches, il franchit une sorte de lisière très fourrée, et se trouva dans un sentier étroit qui serpentait au milieu de la brande. Il arriva ainsi à un massif de genêts caché au plus profond du taillis épineux, et qu’aucune recherche n’eût pu faire découvrir. Les branches avaient été entrelacées au sommet de manière à former un toit. Au centre était ménagée une étroite enceinte tapissée de fine bruyère et de mousse blanche.

Avant de s’engager plus loin, l’homme de la lande brûlée fit entendre le cri plaintif du râle de genêt, auquel on répondit par une brève exclamation. Guivarch s’avança aussitôt et se trouva en face d’une espèce de nid sauvage où il aperçut, à la faible clarté de la nuit, la vieille grand’mère assise avec la petite Soize à ses pieds. Au signal de Guivarch, toutes deux s’étaient redressées.

— Est-ce vous, Konan ? demanda l’aveugle.

— Ne reconnaissez-vous plus mon cri ? répliqua brusquement l’homme de la lande.

— Et comment êtes-vous si tôt de retour ?

— Parce que la poudre et le feu travaillent vite.

— Par le ciel ! auriez-vous déjà fait ce que vous vouliez ? s’écria la vieille femme, qui, en se redressant, parut grandir dans l’ombre ; parlez, Nan, et, sur votre tête, ne me trompez pas. L’écluse ?…

— Il n’y a plus d’écluse, interrompit Gui-d’hu, qui agitait sa hache.

— Et il n’y a plus de maison ! ajouta Laouik avec un éclat de rire féroce.

— Nous avons vu le courant emporter la dernière planche.

— Et le toit flamber comme une bourrée de traînes.

— Mort de ma vie ! est-ce vrai ? s’écria Katelle en frappant ses mains sur ses genoux… Plus de maison ni d’écluse !… Et l’homme de là-bas vous a laissé faire ?

À cette question, Laouik et Guy-d’hu se jetèrent un regard de côté et gardèrent le silence.

— Eh bien ! pourquoi ne répondez-vous pas ? — reprit l’aveugle en cherchant de la main autour d’elle. Et rencontrant la tête de la petite fille : — Soize, ajouta-t-elle, tes frères ne sont-ils plus là, qu’ils ne disent rien ? Parle, où est Konan ?

— Il est devant vous, qui recharge son fusil, répliqua l’enfant.

La vieille fit un mouvement :

— Tu l’as donc déchargé, Nan ? s’écria-t-elle ; réponds-moi, je le veux, où est l’éclusier ?

— Où vous irez bientôt ! répliqua brutalement Guivarch.

Mais l’aveugle ne prit point garde à la dureté de la réponse ; elle leva les bras avec un éclat de triomphe féroce : — Est-ce possible ! est-ce sûr ! s’écria-t-elle. Toi ! toi ! Nan, tu l’aurais mis à terre ? Et il est bien mort ! dis-moi ? mort pour l’éternité ? Alors je me dédis de mes paroles d’hier. Oui, oui, Konan, vous êtes bien un Guivarch.

Et ramenant à elle la tête de la petite fille : — As-tu entendu, Soizik ? ajouta-t-elle ; notre peine est finie ; la faim ne tiendra plus la chevillette de notre porte ; nous retrouverons tout ce que nous avions autrefois. À cette heure, nous voilà redevenus les seuls maîtres de la rivière et de la lande.

— À cette heure, s’écria Konan d’une voix rude, il faut que nous quittions pour jamais la lande et la rivière, s’il y en a ici qui tiennent à leur cou !

— Que veux-tu dire ? s’écria Katelle.

— Je veux dire, reprit Guivarch d’un air sombre, que le promis de Colah est arrivé à l’écluse avec ses gens.

— Quoi ! avec les bateliers ?…

— Et le bateau ! Ils y ont porté le mort… ils y sont tous réunis à cette heure pour notre perte… car ils nous ont reconnus, et il n’y a plus de sûreté ici pour nous.

— Quand on se revenge, il faut en payer le prix.

— Reprenez donc votre bâton d’épine, vieille femme de colère, et tournez le dos pour toujours à la lande, car je suis venu vous avertir que demain les gendarmes y seraient.

L’aveugle voulut faire quelques objections ; mais Konan frappa la crosse de son fusil contre le sol avec colère.

— Jour du diable ! je n’ai pas le temps de causer, s’écria-t-il ; si je suis venu jusqu’ici sans prendre le temps de laver le sang de mes pieds et de mes mains, c’est que ma mère (Dieu la bénisse !) a bu votre lait ; mais, quand on a crié à la louve que les chiens allaient venir, on ne répond plus de sa vie. Dieu le père serait là que je ne m’arrêterais pas un instant de plus pour lui répondre. Écoutez donc, si vous tenez à votre salut. Nous ne pouvons partir ensemble sans être arrêtés ; il faut se séparer ici. Guy-d’hu prendra par le grand sentier et Laouik par les buttes, tandis que Soize vous conduira par la lande. Nous nous retrouverons là-bas, derrière le Faouët, dans la taille de chênes, près de la petite maison des korigans. — Vous avez entendu ? c’est dit ! et à cette heure que chacun compte sur lui-même et sur son patron.

Il remit son fusil sous son bras, et, après avoir montré à Guy-d’hu et à Laouik deux directions qu’ils se hâtèrent de prendre, il disparut lui-même dans un des invisibles sentiers de la brande.

La vieille les laissa partir sans faire aucun mouvement et sans prononcer aucune parole pour les retenir ; elle demeura quelque temps immobile à la même place, semblant prêter l’oreille au bruit de leurs pas. Le sourire vague qui entr’ouvrait ses lèvres donnait à sa figure granitique une expression de joie terrible et méprisante ; elle murmurait tout bas des mots inintelligibles. Enfin elle appela la petite fille.

— Me voici, mère, dit Soize.

— Sommes-nous seules ? demanda la vieille.

— Oui, mère, et on nous a dit de partir.

— Viens donc, mon enterreuse, reprit l’aveugle, et conduis-moi à l’écluse.

L’enfant parut étonnée.

— Ils ont recommandé de prendre par la lande, fit-elle observer.

— Non, non, interrompit la vieille femme, par l’écluse, Soizik ; je veux aller par l’écluse… Je n’ai pas peur qu’on m’arrête, moi ; je n’ai mis la main ni à l’incendie ni au meurtre ; il n’y a pas de tache rouge sur mes habits ; le sang de l’homme tué ne m’a rejailli que dans le cœur, et là ils ne peuvent le voir. Conduis-moi, je veux savoir par tes yeux s’ils ne se sont pas vantés trop haut et s’ils ont aussi bien travaillé qu’ils le disent. En route, petite, et prends par le chemin le plus court.

Elle s’était levée et avait présenté le bout de son bâton à l’enfant, qui s’en servit pour la diriger à travers les méandres du taillis d’ajoncs. Contre son habitude, la vieille aveugle pressait le pas sans prendre garde aux rameaux épineux qui, de loin en loin, lui effleuraient le visage ou faisaient saigner ses jambes nues. Elle allait devant elle droite et hardie en murmurant tout bas des exclamations de haine. Sortie du fourré, elle traversa rapidement la bruyère, atteignit le chemin de halage, puis l’écluse.

L’horizon commençait à blanchir ; les premières lueurs de l’aube rendaient les objets plus distincts. L’aveugle, avertie par le bruit de la chute d’eau, demanda à sa conductrice si elle était arrivée.

— Oui, mère, répondit Seize, qui regardait avec une surprise mêlée de saisissement.

— Et que vois-tu ? reprit la vieille en s’arrêtant.

La petite fille parut hésiter.

— Je vois tant de choses, dit-elle… d’abord l’écluse n’a plus de portes… elle laisse passer la rivière, qui tombe en cascade.

— Après ? dit Katelle avec impatience.

— Je vois la maison, continua Soize ; le toit est à moitié détruit et fume sous la pluie.

— Est-ce tout ?

— Non, s’écria l’enfant effrayée ; je vois là, tout près, les pierres qui sont rouges. — Ah ! mère, mère, il y a du sang partout !

Elle avait voulu faire reculer l’aveugle ; celle-ci résista.

— Et il n’y a personne autour de nous ? demanda-t-elle.

— Personne, mère, à moins que ce ne soit de ce côté, dans le bateau qui est amarré au-dessus de l’écluse… On voit à travers le plancher de la cabane une clarté.

— C’est ça ! reprit la vieille, ils y ont porté le mort !

— Oui, interrompit Soize, voici les marques rouges qui vont jusqu’à la barque.

— Et ils sont à cette heure autour de lui, continua Katelle en se parlant à elle-même, car Nan a ménagé sa poudre ; il n’a frappé que l’homme de l’écluse ; sa fille et Alann, qui restent, vont crier vengeance. On ne serait tranquille que s’ils se taisaient tous !…

Elle s’arrêta en murmurant quelques paroles incohérentes comme une personne qui se consulte ; tout à coup sa tête se redressa, un éclair de résolution terrible fit trembler toutes les rides de son visage, elle frappa la terre de son bâton, et, posant sa main crispée sur l’épaule de l’enfant : — Soize, reprit-elle précipitamment et très bas, tu as dit, n’est-ce pas, que l’écluse était à cette heure une cascade ?

— N’entendez-vous point les eaux ? répliqua la petite fille ; elles tombent aussi fort qu’au grand phare, et les voilà qui emmènent les dernières planches des portes en les brisant comme des pailles.

— Bien, murmura l’aveugle ; alors le bateau pourrait être emporté ?

— Il n’y a rien à craindre, répliqua l’enfant ; les mariniers l’ont amarré à la berge.

— Où cela ?

— Au grand poteau.

— Mène-moi : je veux le toucher.

Soize conduisit la vieille femme, qui, arrivée à la borne, étendit une main et sentit le câble.

— Tu es sûre que c’est bien ceci qui retient le bateau ? Demanda-t-elle.

— Sûre, mère.

— Il n’a pas d’autre amarre ?

— Non.

— Et si elle était déliée ?

— Il serait emporté dans le torrent de l’écluse.

L’aveugle laissa tomber son bâton, et ses deux mains osseuses saisirent le nœud qu’elles se mirent à défaire rapidement. L’enfant ne put retenir un léger cri.

— Paix, malheureuse ! dit la vieille femme d’une voix menaçante.

— Que faites-vous, mère ? balbutia la petite.

— J’achève l’ouvrage de Nan, répondit Katelle, qui dégageait la corde enroulée autour de la borne avec un rire silencieux ; les autres n’avaient fait qu’une brèche dans la haie d’épines, moi je l’abats tout entière ! Maintenant la lande va être libre ! — Regarde, regarde, la corde est détachée et glisse dans ma main.

— Seigneur ! le bateau s’en va ! dit Soize, qui fit un mouvement involontaire pour retenir l’amarre.

— Laisse, sur ta tête ! interrompit la vieille femme en la repoussant.

— Ah ! mère, il court à l’écluse !

— Et ceux qui sont dans la cabane ne s’aperçoivent de rien ?

— Non… Le voilà qui arrive à la chute d’eau !… Ah ! mère, c’est fini !

Katelle poussa un éclat de rire sauvage auquel répondirent deux cris ; mais les voix ne partaient point du bateau : c’étaient la fille de l’éclusier et Alann qui sortaient de la maison incendiée. L’aveugle, avertie par la direction des voix, se retourna saisie.

— Jésus ! s’écria-t-elle ; en voici qui n’étaient point dans la barque ! Qui sont-ils, Soize ? les vois-tu ?

— Je vois Nicole et le marinier, répondit l’enfant ; tous deux courent à l’écluse.

Elle ne put en dire davantage ; un long craquement se fit entendre et fut suivi d’un mugissement sourd : c’était le bateau qui, emporté par la violence du courant, venait de se heurter contre le massif destiné à soutenir les portes, et qui, entr’ouvert par le choc, livrait à l’eau ses flancs déchirés. Il demeura un instant suspendu au sommet de la cascade, puis, brusquement emporté, il alla s’abîmer dans les tourbillons d’écume pour ne laisser reparaître que des débris. Au milieu des bordages rompus et des madriers flottans, une forme humaine se dressa tout à coup soulevée par les eaux, et montra aux premières lueurs du jour le visage immobile et pâle de l’éclusier. Le cadavre passa rapidement comme s’il eût voulu dire un dernier adieu à ce modeste domaine confié à sa garde et qu’il avait défendu jusqu’à la mort, puis il alla s’engloutir dans les eaux grossies.

Nicole, qui avait tendu le bras vers cette funèbre vision, la suivit une minute en courant le long de l’écluse ; quand elle la vit s’abîmer dans les eaux, ses genoux fléchirent, et elle s’affaissa dans les bras d’Alann.

Presqu’au même instant les bateliers et le petit bossu revenaient de la lande brûlée, où ils n’avaient rencontré personne : ils apprirent le naufrage de la barque avec une stupéfaction désolée ; mais le jeune patron coupa court à toutes les questions en chargeant deux de ses compagnons de procéder au sauvetage des bris, tandis qu’il prenait le plus vieux marinier pour explorer avec lui le canal et chercher le corps de l’éclusier. Cette recherche se prolongea pendant plusieurs heures. Enfin, après avoir suivi les berges, visité les atterrissemens et sondé les remous, le jeune homme dut revenir et avouer à Nicole l’inutilité de tous leurs efforts. Ce fut pour la jeune fille un redoublement de douleur ; elle avait fait sa consolation de ces derniers devoirs à rendre aux restes de son père, et, en renonçant à sa pieuse espérance, il lui sembla qu’elle le perdait une seconde fois.

Enfin, vers le soir, il fallut se décider à quitter un lieu où rien ne la retenait plus, pour suivre Alann chez sa mère. On attela la petite vache maigre Pen-Ru à une charrette sur laquelle fut chargé le peu de meubles qui avait échappé à l’incendie. L’orpheline, vêtue de ses habits de deuil et la coiffe flottante sur les épaules, s’assit au milieu de ces débris d’une aisance détruite ; à côté marchaient Alann, qui dirigeait l’attelage, et Perr Baliboulik. Portant son léger bagage, au-dessus duquel gazouillait le pinson chanteur ; derrière venaient les mariniers chargés de rames, de toiles en lambeaux et de cordages brisés. Avoir cette troupe silencieuse et sombre suivre lentement les berges désertes aux lueurs d’un soleil qui déclinait et jeter à chaque détour un regard en arrière, on eût dit quelque famille des temps barbares chassée par la guerre, l’inondation ou l’incendie, et fuyant avec ses pénates éplorés pour chercher au loin une nouvelle patrie.

Une année après le meurtre de l’éclusier, la cour de Vannes jugeait Konan et Guy-d’hu, qui allèrent expier au bagne de Brest leur longue impunité, tandis que Soize et Laouik étaient envoyés à l’hospice des orphelins. Quant à la vieille aveugle, elle avait été trouvée l’hiver précédent à l’entrée des Montagnes-Noires, appuyée au revers d’un fossé, la tête sur son bâton d’épine et dormant de l’éternel sommeil.


Émile Souvestre.
  1. Les Kernéwotes sont les habitans de la Cornouaille.
  2. On appelle Croix de Dieu le syllabaire dans lequel les magisters champêtres apprennent à lire à leurs élèves ; ils ont un autre volume pour les lectures courantes, qu’ils nomment Livre de grande lecture.
  3. Diminutif breton du nom de Nicole.
  4. Compod-deiz ; c’est la désignation bretonne du calendrier.
  5. Nom breton du cadran solaire : horelaich-héaul.
  6. On trouve encore en Bretagne des reliquaires garnis de petites boîtes en forme de chapelles qui renferment des têtes de mort avec l’inscription : Cy est le chef de n…
  7. Nom donné dans cette province aux coquelicots.
  8. Corsage de drap.
  9. Chiffonnier nomade qui parcourt le pays à cheval.
  10. Nom que les aïeules donnent à leurs petits-fils, parce que ceux-ci doivent, selon toute apparence, leur rendre les derniers devoirs.
  11. Nains qui, d’après la tradition, habitent les lieux solitaires.