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Scènes et paysages dans les Andes/03

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Hachette (1p. 169-265).
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UNE
CÉRÉMONIE NAUTIQUE
AU BORD DU LAC DE TITICACA.




Parti de Copiapo au mois de juin de l’année 185…, je me trouvais, vers la fin de décembre, devant Mejia. Copiapo est une bourgade chilienne située dans une région volcanique, au milieu de mornes arides. Sa proximité de l’océan Pacifique et l’apparition de deux ou trois navires qui viennent chaque année y charger à la hâte le soufre, le nitre ou le cuivre qu’on leur tient en réserve, lui ont valu une mention honorable des géographes, qui l’appellent un port de mer. Quant à Mejia, dont le nom ne figure sur aucune carte connue, c’est une plage sablonneuse de cinq lieues de long sur trois lieues de large, qui touche d’un côté au littoral de Mejillones, de l’autre à celui de Mollendo, et forme cette grande baie comprise entre le 17e et le 18e degré de latitude australe. J’ajouterai que la distance entre Copiapo et Mejia est de cent quatre-vingt-quinze lieues marines si on la mesure sur une carte au moyen du compas, et de trois cent sept lieues communes si, comme moi, on la parcourt à l’aide de ses jambes.

Je me trouvais donc, comme je l’ai dit, sur la plage de Mejia. J’avais à ma droite la pointe d’Islay et ses roches noires, pareilles à des croupes de cachalots : à ma gauche, la ligne verdoyante tracée d’est à ouest par le val de Tambo ; derrière moi, un désert de sable hérissé de dunes mouvantes, et devant moi l’océan Pacifique, dont la nappe bleue se confondait à l’horizon avec l’azur du ciel.

Ce paysage aride et monotone, où le soleil versait des torrents de lumière, n’était animé que par des troupes d’oiseaux marins, qui se croisaient, se cherchaient, s’évitaient à travers l’espace, par des mnanchots debout sur les rocs isolés, et des phoques soufflant et s’ébattant le long des plages. Aucun bruit ne troublait la vaste étendue, si ce n’est celui d’une triple lame courbée en volute, qui, du cap de Coles à la pointe d’Islay, se dressait à temps égaux, et, poussée par le vent du sud, venait déferler sur la plage, où son écume argentée justifiait admirablement l’épithète d’Arguropodos, que le galant Homère donne à la nymphe antique.

J’avais élu domicile à cent pas de la mer ; ma demeure était représentée par une natte posée sur quatre pieux ; mon mobilier se composait de deux peaux de mouton qui, selon l’heure, me servaient de siége ou de couche. Grâce à la construction primitive de ce logis, la nuit, en m’éveillant, j’avais la faculté de contempler le ciel semé d’astres sans nombre, la mer phosphorescente et l’ajoupa pareil au mien, sous lequel dormaient pêle-mêle deux hommes et deux femmes de la nation Llipi, que j’avais pris à mon service.

Or, depuis les bords de la rivière Loa, où nous nous étions rencontrés, jusqu’à la plage de Mejia que nous venions d’atteindre, après deux mois de marche, de fatigue et d’intimité, voici quelles avaient été, près de ma personne, les attributions de chacun de ces aborigènes : selon l’éventualité des circonstances, l’absence d’eau potable ou le désir manifesté par moi de transporter ailleurs mes pénates, les deux hommes enlevaient les pieux et les nattes de nos demeures, rassemblaient les peaux de mouton, plaçaient le tout sur leurs épaules et se dirigeaient à pas lents vers le lieu que j’avais choisi ; les femmes défilaient à leur suite, l’une portant mes collections d’histoire naturelle sur son dos et mes cartons à dessin sur sa tête ; l’autre chargée des ustensiles domestiques ; habituellement je fermais la marche.

Arrivés à l’endroit désigné pour le bivouac, et c’était toujours en vue de l’Océan, mes gens faisaient halte, et, pendant que les hommes réédifiaient nos ajoupas, les femmes allumaient du feu sur la place. Un quart d’heure suffisait à ces divers préparatifs.

À leur office de péons, les deux Indiens joignaient celui de pourvoyeurs de vivres. Une clause expresse de notre contrat verbal les obligeait de me procurer chaque jour les aliments nécessaires à deux repas, que leurs épouses étaient tenues de préparer et de servir à heure fixe.

Si nous nous trouvions dans le voisinage d’un pueblo, d’une hacienda, d’une mine ou d’une vallée, les Llipis mâles partaient munis de mes instructions et d’un peu de monnaie, et rapportaient de leur excursion dans l’endroit habité, une outre d’eau potable, un quartier de mouton fumé, des patates douces et quelques pastèques. Si, au contraire, nous étions éloignés de tout secours humain, et c’était fréquemment le cas, ils se contentaient de pousser une reconnaissance dans le désert, afin d’y découvrir quelque flaque d’eau saumâtre dont ils m’apportaient un échantillon. Pendant leur absence, les femmes pourvoyaient à ma subsistance. Tantôt elles allaient détacher des rochers un fucus comestible appelé cochayuyu[1], tantôt elles entraient dans la mer jusqu’aux aisselles, pour y déterrer, à l’aide de leurs talons, les pétoncles et les palourdes enfouis dans le sable. Une fois le mollusque exhumé, elles plongeaient, le ramassaient et le rejetaient sur la plage. Quand le parage abondait en coquilles, les deux naïades basanées se démenaient avec tant de vivacité, qu’un passant les eût crues piquées par quelque tarentule. Leur pêche achevée, elles sortaient de l’élément liquide, se secouaient comme des caniches, et, pendant que l’une recueillait les bivalves épars sur la rive, l’autre confectionnait des fagots de ce bois flotté, tribut que les forêts du Chili et de l’Araucanie payent à l’Océan sous forme de grands arbres, et que celui-ci rejette en esquilles sur les sables du littoral. Alors le foyer s’allumait, les mollusques étaient jetés dans la marmite avec addition convenable d’eau de mer, de piment et d’herbes odorantes, puis, après dix minutes de cuisson, on me servait une écuellée de ce court-bouillon, qui m’occasionnait régulièrement d’horribles tranchées.

Malgré toute la bonne volonté de mes serviteurs et leur instinct merveilleux combiné avec mes propres lumières, il arrivait parfois que le site où nous nous trouvions, n’offrait ni fucus ni marée, et que nous en étions réduits à humer l’air salin au moment des repas ; mais la Providence se montrait sensible à notre détresse en nous envoyant, à défaut de manne, des œufs de mouettes et de pingouins, qu’un jour d’abstinence nous faisait trouver délicieux. Une fois seulement, entre Pico et Pabellon-Pata, elle resta sourde aux prières que nous lui adressions depuis trente-six heures, et, sans le passage d’une caravane de mineurs qui se rendaient à Huantajaya, je ne sais trop si les Llipis, malgré leur sobriété proverbiale, et moi-même malgré mon stoïcisme habituel, nous ne serions pas morts de faim.

Qu’on me pardonne ces détails ; mais j’écris surtout pour les malheureux voyageurs qu’une vocation irrésistible pousserait à étudier les régions stériles et désertes du bas Pérou de préférence à ses parties fertiles et civilisées. Or, comme les Guias de los Forasteros, qu’ils pourraient consulter, ne contiennent aucune indication précise sur les ressources alimentaires qu’offrent à cet endroit les rivages du Pacifique, j’ai cru devoir, par intérêt pour mes confrères, en toucher ici quelques mots.

Grâce à la carte côtière dont je m’étais muni en quittant Copiapo, et sur laquelle je pointais scrupuleusement, à chaque halte, la distance que j’avais parcourue et celle qui me restait à parcourir, je pus constater d’un coup d’œil qu’entre la plage de Mejia, que je venais d’atteindre, et le port d’Islay, où je comptais terminer mon exploration, le trajet n’était que de quatorze lieues. Je connaissais déjà les environs d’Islay, ses lluanos d’oiseaux et de poissons, ses volcans éteints et ses cimetières antiques, et l’idée d’en recommencer l’étude analytique ne me souriant nullement, je conçus le projet de terminer à cheval mon voyage, jusque-là accompli pédestrement. Pour atteindre ce but, il me suffisait d’envoyer un des Llipis chez le consul britannique résidant à Islay, avec prière à celui-ci de m’expédier par retour du courrier un guide et une mule. Les liens affectueux qui m’unissaient à cet insulaire et les airs de clavecin dont ses filles me régalaient à chacune de mes visites, m’étaient de sûrs garants que ma demande serait favorablement accueillie.

Le Llipi appelé à remplir l’office de courrier, ceignit ses reins au coucher du soleil, reçut de sa femme, à titre de provisions de route, une poignée de fucus et d’huîtres grillées, et ne tarda pas à disparaître dans les profondeurs du désert. Le surlendemain, dans la matinée, il était de retour, accompagné de l’homme et de la bête que j’avais demandés. Le premier soin de l’homme, en mettant pied à terre, fut de s’enquérir à moi-même si j’étais bien le señor Fulaño[2], comme si une substitution d’individu eût été possible au milieu de ces solitudes, et, sur ma réponse affirmative, il retira de la coiffe de son chapeau, qui lui servait de portefeuille, une lettre à mon adresse, que je décachetai avec empressement. Cette lettre était ainsi conçue :

« Ami Français,

« Je me rends à Puno pour surveiller le lancement d’une goëlette de quarante tonneaux, que j’expédiai l’an passé par pièces détachées et de compte à demi avec un négociant de cette ville, don Pascual Matara. Ce bâtiment, que nous appelons la Independencia, est destiné à la navigation et au cabotage du lac de Titicaca. Comme vous n’aurez pas souvent l’occasion de voir flotter la coque d’un navire à douze mille huit cents pieds au-dessus du niveau de l’Océan, je vous engage à profiter du mozo et de la mule que je vous envoie pour venir me rejoindre. C’est le 1er janvier que notre goëlelte doit être mise à l’eau. Un pareil voyage ne peut que vous offrir de l’agrément, surtout si vous prenez par Huallata au lieu de passer par Cuevillas, et que vous vous arrêtiez chez Peters Reegle, mon compatriote, qui se fera un plaisir véritable de vous montrer sa ménagerie et de vous donner à dîner.

« À bientôt,
« Théobald Saunders. »

Cette épître lue, je demandai au mozo combien de lieues nous séparaient de Puno, afin de juger si la proposition du consul britannique était ou non acceptable.

« Cela dépend, me répondit-il, du chemin que monsieur prendra pour s’y rendre. S’il traverse la pampa d’Islay et qu’il entre dans la Sierra par Cangallo et Apo, c’est soixante-treize lieues qu’il aura à faire, soit huit jours de voyage ; mais s’il longe la vallée de Tambo, qu’il coupe ensuite la pampa Colorada et gagne la Cordilière par les hauteurs de Yarabamba, il économisera dix-huit lieues, soit deux jours de marche.

— J’opte pour ce dernier chemin, puisqu’il est le plus court, dis-je à l’homme. Seulement, au lieu de prendre par Cuevillas, nous passerons par Huallata ; j’ai à voir un ami de M. Saunders.

— Je le connais ; c’est M. Reegle, un Anglais rouge qui habite une belle maison.

— Très-bien ! Maintenant, pensez-vous que je puisse être rendu à Puno le 1er janvier, car nous sommes déjà au 24 décembre ?

— Valgame Dios ! exclama le mozo, c’est peu de temps en effet, et la route est bien longue ! Mais n’importe ! Je réponds sur ma tête que monsieur sera rendu à sa destination le 31 décembre avant minuit, s’il veut bien me permettre de le conduire à ma manière.

— Et quel est le prix du voyage ?

— Oh ! pour monsieur, ce ne sera que dix-huit piastres !

— Comment, bourreau ! mais c’est le double du fret habituel !

— Monsieur a peut-être raison, me répliqua le drôle d’un ton patelin, mais je le crois trop généreux pour vouloir marchander avec un pauvre diable qui se verra forcé, pour tenir sa promesse, d’éreinter deux bêtes superbes !… »

Cet appel fait à ma générosité, réagit d’autant moins sur mon amour-propre, que l’éreintement de ses bêtes, dont parlait le mozo, me parut devoir entraîner quelque peu celui de ma personne ; mais le temps pressait, la discussion menaçait de traîner en longueur, et l’abandon de quelques piastres me semblant préférable à la perte de quelques heures, je me décidai à subir les prétentions du muletier. Toutefois, je lui signifiai que, si je n’étais pas rendu à Puno le 31 décembre, il ne recevrait que dix piastres.

« Corriente ! fit-il, tout joyeux à l’idée de m’avoir dupé, mais je tiens à avoir la somme entière. »

Le moment était venu de s’exécuter. J’appelai les Llipis, qui s’étaient discrètement tenus à l’écart, afin de n’avoir pas l’air d’écouter cette conversation, dont néanmoins ils n’avaient pas perdu un mot, et je les priai de réunir mes bagages, ce qui fut fait en un clin d’œil. Mes cartons et mes paquets, convenablement ficelés, furent remis au mozo, qui les arrima comme il put sur la croupe de sa monture ; puis quand j’eus enfourché la mienne, j’invitai du geste les Indiens à se rapprocher. Après les avoir remerciés de leurs bons et loyaux services, et leur avoir remis huit piastres fortes, montant de leur salaire, je leur dis qu’ils étaient fibres d’emporter vers leurs foyers lointains ma tente et ses piquets, les toisons de ma couche et la marmite en fer battu, que je leur abandonnais à titre de souvenir. Si le premier mouvement de ces indigènes fut de bondir de joie, comme les collines de l’Écriture, le second fut d’entonner une espèce de thrénodie à propos de notre séparation : et comme les femmes, renchérissant sur la douleur feinte ou réelle de leurs maris, jetaient déjà des cris perçants en faisant mine de tirailler leur chevelure, je donnai à mon guide le signal du départ. Dix minutes après, une chaîne de dunes dérobait à nos yeux la plage de Mejia, témoin de mes adieux touchants avec les Llipis.

Nous cheminâmes pendant une couple d’heures à travers la région des sables, que nous laissâmes ensuite à notre gauche, pour entrer dans cette zone de cendres trachytiques que tous les voyageurs qui nous ont précédés ont parfaitement observées, mais sur l’origine desquelles ils se sont généralement mépris. Le sabot de nos montures plongeait dans cette poussière ténue et l’éparpillait en nuages autourr de nous. À chaque instant, bêtes et gens éternuaient à qui mieux mieux. La chaleur, jointe à cette cendre que j’avalais régulièrement avec chaque bouffée d’air, ne tarda pas à m’occasionner une soif atroce. Je demandai alors au mozo s’il ne connaissait pas dans les environs quelque réservoir, pozo ou étang, fût-ce d’eau croupie, où je pusse me désaltérer, mais il me répondit que nous ne trouverions de l’eau qu’en entrant sous les olivares, encore cette eau était-elle à demi-saumâtre, et le premier olivar éloigné de six lieues. C’était à devenir enragé.

J’essayai d’oublier la soif qui me dévorait en examinant le paysage ; mais de quelque côté que se portassent mes regards, je ne vis qu’une nappe grise, bornée par un horizon de brumes roussâtres, et sur le sol poudreux et crevassé, de glauques cirius et quelques héliotropes, dont les longues gaules, dépourvues de feuilles, portaient à leur extrémité une ombelle de fleurs bleuâtres à odeur de vanille[3].

À mesure que nous avancions, le sol devenait de plus en plus meuble, la cendre de plus en plus impalpable, et nos mules y enfonçaient jusqu’à mi-jambes. Pour surcroît d’infortune, nous étions entourés de petits monticules assez semblables à des taupinières, et du sommet desquels le vent détachait comme une gaze de poussière qui nous enveloppait de la tête aux pieds. Quelquefois, une douzaine de ces mêmes monticules s’arrachaient de leur base, et, se réunissant, formaient autour de nous une ronde désordonnée. Ces entonnoirs mobiles, que les riverains appellent camanchacas, étaient de véritables trombes qui, non contentes de nous couvrir de cendres, menaçaient à chaque instant de nous asphyxier[4].

Je dis nous, par égard pour moi-même et pour les pauvres mules chargées du poids de nos individus, car le mozo semblait aussi à l’aise dans cette atmosphère poudreuse et enflammée, qu’une salamandre dans son brasier natal. En quittant la plage de Mejia, il avait entonné un de ces yaravis de la Sierra, où la tourterelle et le papillon symbolisent l’amour fidèle et la passion volage ; et, soit que le yaravi dont il avait fait choix eût autant de coplas que la chanson du roi Rodrigue, soit que le chanteur le recommencât après l’avoir fini, après trois heures de chevauchée, la maudite complainte se poursuivait toujours avec le même entrain. Ce bourdonnement continu, joint à la soif qui me serrait la gorge, avait fini par m’exaspérer de telle sorte, que j’allais prier le mozo de se taire, lorsque j’aperçus à l’extrémité de la plaine une lisière de mornes rougeâtres et pelés qui m’annonçaient la fin de la zone des cendres et le commencement de la région pierreuse ; naturellement mes idées prirent un autre cours.

Après un laps de temps que je ne songeai point à calculer, nous atteignîmes l’entrée d’une barranca, espèce de gorge en figure de V, formée par le rapprochement de deux montagnes. L’ouverture en était si étroite que nous n’y pûmes passer de front. Cependant le sentier ne tarda pas à s’élargir et nous permit de marcher côte à côte. Je remarquai qu’avec les cendres avaient disparu les cirius et les héliotropes, mais sans que la végétation, représentée à cette heure par des xyris, des poas et autres graminées d’un nom plus ou moins euphonique, eût pris un aspect plus réjouissant. En revanche, la chaleur avait augmenté subitement de cinq à six degrés, comme j’en pus juger par la sueur qui me coulait du front et par un thermomètre de poche sur lequel je jetai les yeux.

Cette barranca, qui me parut interminable, nous conduisit dans une plaine de quelque trois lieues de circuit. Le sol, formé d’un sable compacte, de menus galets et de veines de sel marin, offrait une nuance fauve sur laquelle tranchaient çà et là, comme les taches d’une peau de tigre, des massifs de figuiers et d’oliviers. À la vue de ces verdures glauques et souffreteuses, que la pluie où la rosée semblait n’avoir jamais humectées, je demandai vivement au mozo s’il était possible de se procurer de l’eau en un site pareil, et, malgré le ton sérieux de sa réponse affirmative, je ne me sentis qu’à demi convaincu. Bientôt nous entrâmes sous le couvert d’un de ces bosquets, car je ne saurais nommer autrement une quinzaine d’arbres rachitiques dont se composait chaque plantation, et à l’ombre d’une natte posée sur quatre pieux, qui me rappela sur-le-champ mon ajoupa des plages de Mejia, j’aperçus une famille de Cholos, composée du mari, de la ferme et de trois enfants. L’extérieur misérable de ces indigènes, leur teint hâve et maladif, s’harmoniaient avec l’aridité du paysage et le ton blafard des verdures. À peine arrivé, je demandai de l’eau, et l’accent que je donnai à ces simples paroles dut être des plus pathétiques, car la femme, sans se donner le temps de rajuster les haillons qui recouvraient ses maigres charmes, prit une écuelle, alla l’emplir à une espèce d’auge placée au ras du sol et me l’apporta toujours courant. Je bus cette eau avec délices, bien qu’elle fût à la fois trouble, tiède et saumâtre ; puis, quand ma soif fut à peu près calmée, j’interrogeai ces pauvres gens sur le genre de vie qu’ils menaient en ce lieu, sur les soins qu’exigeaient leurs cultures et les produits qu’ils en retiraient. Ils me répondirent que leur demeure habituelle s’élevait à dix lieues de là, sur les hauteurs de Tambo, et que la natte sous laquelle je les voyais n’était que leur villa des champs. Absents de la plantation pendant onze mois de l’année, ils s’en remettaient à la Providence du soin de veiller sur leurs arbres, se contentant de les visiter le douzième mois, quand l’heure de la cueillette des olives et des figues était venue. Cette foi profonde dans la Providence, dont je m’émerveillai comme d’une grâce spéciale, était, me dirent-ils ingénument, l’apanage de tous les propriétaires voisins, — chaque bosquet relevait d’un propriétaire, — qui, à leur exemple, ne se rendaient à l’Olivar où au Higueral que pour en recueillir les fruits.

Une fois la récolte achevée, on extrayait des olives, préalablement exposées au soleil pendant une douzaine de jours, cet aceyte del pais, dont la rancidité fera longtemps le désespoir de l’étranger. Les figues récoltées d’après le même système, c’est-à-dire aux trois quarts pourries, étaient jetées dans de grandes jarres à moitié remplies d’eau et donnaient, par la macération, une teinture violette appelée chimbango, que mes deux Cholos qualifiaient de vin et sur le compte duquel ils ne tarissaient pas d’éloges ; ce vin local, ainsi que je l’appris plus tard, avait le triple inconvénient de troubler le cerveau, de s’aigrir en huit jours, et d’occasionner aux buveurs novices des dyssenteries de la pire espèce.

Pendant la durée du travail, les manœuvres des deux sexes, y compris les enfants, se nourrissaient de figues crues ou cuites, selon le goût de chacun d’eux ; mais, si l’année avait été peu productive, ils se contentaient, dans l’intérêt de leur commerce, de jouir de ces fruits par la vue et par l’odorat. En revanche, me dirent-ils, s’ils mangeaient peu, ils buvaient beaucoup d’eau, afin de neutraliser, par l’absorption de ce liquide, l’action dessiccative qu’un jeûne continu n’eût pas manqué de produire dans leurs organes digestifs. Quand j’eus consigné dans mon album ces détails intéressants, je vidai une seconde. écuelle d’eau saumâtre, en prévision de la soif à venir, et nous prîmes congé des Chacareros.

La route que nous suivîmes coupait la plaine en diagonale, ce qui me permit de relever en passant bon nombre de plantations munies de leurs nattes, dont les propriétaires étaient étendus sur le sol dans les poses les plus nonchalantes. Malgré l’assertion des premiers, je ne saurais dire si ceux-ci étaient pleins de foi dans la Providence ; tout ce que je puis certifier, c’est qu’ils avaient l’air assez misérable. Plusieurs d’entre eux possédaient néanmoins une guitare ; mais, dans la position tout exceptionnelle de ces pauvres diables, cet instrument me parut destiné à tromper leur faim plutôt qu’à charmer leurs loisirs.

Le soleil allait disparaître, lorsque nous doublâmes la pointe de l’arênal pour entrer dans le val de Tambo. La soirée était admirable, et la nuit s’annonçant sous de riants auspices, mon guide n’eût pas été fâché d’en profiter pour allonger l’étape, si j’en juge par l’amplification pompeuse qu’il me faisait d’un voyage nocturne. Mais je l’interrompis au beau milieu de ses périodes, pour le prier de me conduire chez le général Recuerdo, un ami sous le toit duquel j’étais sûr de trouver bon accueil et bon souper sans préjudice d’une chambre bien close. Malgré tout le déplaisir que cette décision parut causer au mozo, il prit le chemin de l’hacienda, où nous arrivâmes à la nuit close.

Je trouvai le général fumant en famille sous sa véranda. Sa noble épouse et ses cinq filles étaient groupées autour de lui et savouraient à son exemple un pur tabac de Bracamoras. Après les compliments d’usage, le général m’offrait déjà sa propre pipe, illustrée par de longs services, quand la plus jeune de ses filles, appelée Majestad, retira vivement de sa bouche le puro qu’elle dégustait et me pria de l’achever pour l’amour d’elle. Je m’inclinai profondément devant cette attention gracieuse, qui valut à Majesté un sourire d’approbation de ses parents et quelques railleries de ses sœurs aînées.

Pendant que je fêtais de mon mieux le bout de cigare offert par la beauté, causant de métaphysique avec ces dames et discutant avec le général sur la hausse probable des cotons et des sucres, les cris aigus d’une volaille, qui s’élevèrent dans le silence de la basse-cour, m’apprirent qu’on s’occupait de mon souper. En effet, une demi-heure ne s’était pas écoulée, qu’on m’invitait à passer dans le comedor, où je trouvais mon couvert mis et la victime accommodée en fricassée. J’avoue, à ma honte, que je n’en laissai que les os.

Au poulet succéda une boîte de manjar blanco, identique, quant au format, à une meule de fromage de Gruyère, et qu’on plaça devant moi, en m’engageant à ne pas l’épargner. Comme je m’extasiais sur la mine appétissante de ce blanc-manger, composé de viande, d’amandes concassées, de lait, de miel et de muscade, Mme la générale daigna m’apprendre qu’elle l’avait préparé elle-même, d’après une recette qu’elle tenait des nonnes de Sainte-Rose d’Aréquipa. Cette pâte, solide et bien épicée, faisait honneur aux saintes filles qui l’avaient inventée. Malheureusement, le miel de la grâce y dominait de telle sorte, que mon œsophage se contracta à la seconde bouchée. Une question que mes hôtesses débattaient à voix basse depuis quelques minutes les empêcha de remarquer mon peu de sympathie pour la friandise conventuelle, et la promptitude avec laquelle je l’éloignai de moi.

Cependant la discussion entre ces dames s’échauffait de plus en plus, et bien que, par discrétion, j’essayasse de faire la sourde oreille en regardant les solives du plafond de l’air d’un poëte en quête d’une rime, le mot vihuela, plusieurs fois répété, finit par attirer mon attention. Bientôt, la proposition émise par une des fillettes, d’envoyer un exprès au pueblo voisin pour en ramener quelques couples d’humeur folâtre, acheva de m’éclairer sur les intentions de ces dames. Il ne s’agissait rien moins que d’un divertissement chorégraphique qu’on essayait d’organiser en mon honneur, et auquel, sans nul doute, j’allais être appelé à prendre une part active. L’idée de passer la nuit à danser le maicito ou la samacueca, quand mes jambes ployaient de lassitude et que j’avais à repartir au point du jour, m’effraya tellement, qu’un changement notable s’opéra tout à coup dans ma physionomie. Ces dames, l’ayant remarqué, voulurent en savoir la cause. Je leur avouai sans détour que le repas copieux que je venais de faire, joint à la fatigue de la journée, me donnait une irrésistible envie d’aller me mettre au lit. En faisant cet aveu, j’avais traîtreusement compté sur la générosité inhérente à leur sexe, et le succès réalisa mes prévisions. À peine surent-elles que j’aimais mieux dormir que de danser un pas de caractère, qu’elles sacrifièrent sans hésiter leur plaisir à ma convenance. Un Indien fut chargé de me conduire à mon aposento, au seuil duquel, en échange de mes adieux, je reçus de mes charmantes hôtesses mille souhaits de santé, de bonheur, mille vœux pour la réussite de mes projets, vœux et souhaits que le général confirma par un abraso à la mode espagnole.

Un peu avant l’aube, mon guide grattait à ma porte pour m’avertir qu’il était temps de nous mettre en route. Je trouvait devant la maison nos mules harnachées. Les alforjas de ma selle, bourrées d’oranges, de grenades et de tronçons de cannes à sucre, témoignaient d’une touchante sollicitude de la part de mon hôte et de sa famille. De son côté, le mozo était chargé d’un sac de pastèques, qui, superposé au bagage que déjà il portait en croupe, formait derrière lui comme un cheval de frise, et pouvait au besoin lui servir d’oreiller.

Au sortir de l’hacienda, nous longeâmes la base des serros qui bordent le val de Tambo dans l’aire du nord-ouest. J’entrevoyais confusément, à une centaine de mètres au-dessous de moi, les masses sombres, formées par les plantations de cannes à sucre, de riz et de coton. Une rivière descendue des hauteurs serpentait à travers ces verdures, entraînant, dans sa course folle vers l’Océan, les galets de son lit, qu’elle entrechoquait bruyamment. Le glapissement des renards et la note plaintive du chirote (turdus militaris) annonçaient l’approche de l’aurore.

Le jour commençait à poindre quand mon guide, obliquant à gauche, s’engagea dans un sentier étroit et montueux, le long duquel croissaient des touffes d’arbustes, qu’à l’odeur délicieuse de leurs fleurs je reconnus pour des myricas nains, du genre cérifère, particuliers à ces latitudes et que la science n’a point encore enregistrés. Ce sentier, que nous suivîmes pendant près d’une heure, nous conduisit au sommet des serros. Là, nous nous trouvâmes au milieu d’un brouillard si dense, qu’il était impossible de voir clair à quatre pas. Craignant que mon Palinure ne s’égarât à travers cet océan de brumes, je consultai ma boussole de poche et rapprochai vivement ma mule de la sienne, prêt à l’aider de mes lumières s’il en était besoin ; mais l’assurance avec laquelle il mit le cap au nord et se maintint dans cette direction me prouva bientôt que mes craintes étaient sans fondement. À mesure que la sérénité rentrait dans mon esprit, le brouillard pénétrait mes vêtements de telle sorte, qu’après une demi-heure de marche, je les sentis peser sur mon corps comme ces chappes de plomb dont Dante Alighieri couvre, dans son enfer, les épaules des hypocrites. Tandis que j’applaudissais en grelottant à la conception poétique d’un pareil supplice, un piétinement sourd et le tintement d’une clochette nous avertirent de l’approche d’une caravane. Nous n’eûmes que le temps de nous jeter de côté pour éviter d’être enveloppés. Bêtes et gens passèrent si rapidement, que nous n’entrevîmes d’eux que leurs silhouettes qui se dessinèrent dans le brouillard, où elles disparurent aussitôt. Mais si rapide qu’eût été notre passage à contre-bord, il avait suffi à mon guide et aux gens de l’escorte pour échanger quelques mots de ralliement : Ohé Puno Européo, avait crié le premier : Ohé vino Moquehua, avaient répondu les seconds. La phrase elliptique du mozo apprenait aux muletiers qu’il conduisait un Européen à Puno ; ceux-ci, de leur côté, lui faisaient savoir qu’ils se rendaient dans la vallée de Moquehua pour y prendre un chargement de vin.

Les rayons de soleil ne tardèrent pas à colorer d’un reflet d’opale la brume glaciale à travers laquelle nous cheminions. Bientôt, refoulée par les vents du large, cette brume commença à se mouvoir et à rouler sur elle-même, pareille aux vagues de la mer, et comme incertaine de la direction qu’elle devait prendre ; puis elle se déchira par lambeaux, qui flottèrent un moment dans l’espace, et, se dirigeant vers le nord, finirent par se dissiper, la brise et le soleil aidant.

Je pus alors constater d’un coup d’œil que nous venions d’atteindre l’extrémité d’un vaste plateau incliné au levant, et dominant la plaine d’une hauteur de quelque huit cents mètres. Le sol de ce plateau, au lieu d’être formé d’un sable micacé, comme celui de la pampa d’Islay, ou d’un sable quartzeux, comme celui de la pampa de Clémesi, était composé d’ocre schisteuse et de fer spéculaire, auquel il devait sa teinte rougeâtre et le nom de pampa-colorada que lui donnent les gens du pays.

Du haut de cet observatoire, le regard, aussi loin qu’il put s’étendre, n’embrassait qu’une succession de sables et de cendres, d’assises de grès et de blocs de trachyte, dus au travail des volcans et au retrait des eaux. Pas un arbuste, pas un buisson ne tachait d’un point vert cette morne étendue, à travers laquelle le chemin que nous devions suivre déroulait ses contours sinueux, pareils à ceux d’une immense couleuvre.

Avant de tenter la descente du plateau, le mozo mit pied à terre, retira de ses sacoches quelques gousses d’ail et s’empressa de frictionner, avec ces caïeux odorants, la bouche et les naseaux de nos montures. Comme je l’interrogeais sur les motifs de cette action, il me répondit que c’était une manière de sels d’Angleterre qu’il donnait à respirer aux mules, afin de les prémunir contre les défaillances et le cansancio ou épuisement.

Grâce à cette précaution, le trajet s’accomplit sans encombre, et, vers midi, au moment où le soleil faisait rage, nos bêtes frémissantes et le poil baigné de sueur abandonnaient la région des rochers et des cendres, pour entrer dans une vaste plaine dont le sable me parut aussi fin que du calcaire pulvérisé. La chaleur était étouffante. J’essayai d’étancher la soif qui me dévorait en grignotant quelques tronçons de cannes, mais la substance saccharine qui en découlait irritait la gorge au lieu de l’humecter, et j’eus alors recours aux pastèques, dont l’eau fraîche et limpide me satisfit à souhait. L’écorce de ces cucurbitacées fut offerte ensuite à nos mules, qui n’en firent qu’une bouchée.

La plaine au sable tamisé, que nous eûmes bientôt franchie, portait, d’après le dire de mon guide, le nom de Pampa del Inca. Comme la dynastie de ces souverains se compose de treize individus, si l’on en croit Garcilaso, et de cent trente, si l’on consulte Torquemada, je m’empressai de demander au mozo le nom du fils du Soleil qui, le premier, s’était aventuré dans ces chaudes régions ; mais l’homme, croyant que je voulais me moquer de lui, me répondit assez sèchement qu’il n’avait pas eu le temps de l’apprendre. Piqué de la réponse, et surtout du ton dont elle était faite, j’imaginai, pour humilier le drôle, d’évoquer un à un mes souvenirs historiques, et, après quelques minutes de contention d’esprit, j’eus la satisfaction de lui annoncer que le souverain en question était Capac-Yupanqui, cinquième empereur du Pérou qui, vers le milieu du treizième siècle, avait traversé ces déserts pour subjuguer les nations Quellcas, Changos et Moquehuas, alors en possession des vallées du littoral. Ce trait d’érudition dut me grandir dans l’esprit du mozo, car il piqua vivement sa monture et mit entre nous deux une distance respectueuse.

Ainsi cheminant, nous nous engageâmes dans une gorge formée par le rapprochement de deux assises de grès quartzeux, au delà de laquelle s’étendait une seconde plaine, hérissée de monticules d’environ deux cents mètres de base sur trente mètres de hauteur. À la configuration de ces collines, autant qu’à la rectitude de leurs niveaux et de leurs plans qui révélait le travail de l’homme, je compris que j’étais tombé au milieu d’un de ces cimetières indiens, dont la date est antérieure à la conquête espagnole. Or, sachant, pour l’avoir expérimenté vingt fois aux alentours de Cobija, d’Arica et de Mejillones, que les corps des défunts sont à peine enfouis à un pied sous terre et recouverts d’un sol si meuble, qu’on peut facilement l’excaver avec les mains, j’obligeai ma mule, malgré la répugnance qu’elle manifestait, à gravir un de ces tertres tumulaires. Là, je mis pied à terre, et, après avoir trouvé, en frappant du talon, l’endroit où je devais fouiller, je m’accroupis au bord d’une huaca, et dix minutes de travail me suffirent pour en tirer la momie qui y était domiciliée. C’était celle d’un enfant de huit à dix ans, emmaillotté, depuis le cou jusqu’aux chevilles, d’une faja ou large bande de coton blanc bordée d’une guirlande multicolore. La tête du sujet, aux cheveux nattés et d’un noir roussâtre et dont l’angle facial était des plus aigus, accusait, par l’aplatissement du coronal et par la saillie que celui-ci formait sur les pariétaux, à sa partie supérieure, une race d’Indiens étrangère à ce littoral. Évidemment, il y avait eu sur le crâne de l’individu pression artificielle de l’avant à l’arrière, ce qui avait contraint la masse du cerveau à se porter sur ce dernier point [5][6].

Pendant que je me livrais à des suppositions plus ou moins ingénieuses sur l’affiliation anthropologique de cette momie tout étonnée de revoir le soleil après une nuit de plusieurs siècles, mon guide, s’étant retourné par hasard et m’ayant aperçu au sommet du tertre, mit sa bête au grand trot et vint me rejoindre, non pas pour éclaircir mes doutes à l’endroit du défunt, comme je le pensai d’abord, mais pour me faire observer que, si je m’arrêtais ainsi à chaque pas, nous n’arriverions jamais à Puno. Afin d’éviter toute discussion, j’abandonnai mes fouilles mortuaires, et, posant délicatement au bord de son trou la momie en bas âge dont le hasard m’avait rendu propriétaire, je me remis en route sur les pas du mozo, profondément choqué, à ce

qu’il me parut, qu’un homme de ma couleur pût souiller ses mains au contact de la podridumbre, ainsi qu’il appelait les reliques de ses aïeux.

Vers trois heures de l’après-midi, la chaleur devint presque intolérable, Pas un souffle d’air ne rafraîchissait l’atmosphère. Nos malheureuses mules, le col pendant et les oreilles ouvertes à angle obtus, paraissaient si fort accablées, que leur propriétaire s’empressa de recourir aux gousses d’ail, pour leur rendre un peu de vigueur. Pendant qu’il les frictionnait à tour de bras, sans tenir compte de la répugnance qu’elles manifestaient pour ce genre d’exercice, mes yeux, qui furetaient dans le vide, s’arrêtèrent sur un point noir immobile à l’extrémité de la plaine. Je le montrai au guide, qui ne l’eut pas plutôt aperçu qu’il s’écria : Es una bestia cansada ! (C’est un animal fatigué !) Sans attendre d’autre explication, j’éperonnai ma monture, afin de me rapprocher de la bête et de juger si son état était réellement désespéré, car je n’ignorais pas que, dans ces déserts de sable, ce que les muletiers nomment laconiquement el cansancio, est presque toujours la mort pour l’homme ou l’animal que la fatigue a surpris en route. Le mozo tenta de m’arrêter en me criant que j’allais surmener ma mule, mais je fis la sourde oreille et l’obligeai, bon gré mal gré, à galoper sur mes traces. En quelques minutes, nous atteignîmes l’animal abandonné.

C’était une mule piurane, de haute taille et d’apparence robuste, âgée de dix à douze ans, et atteinte d’un commencement de morve, ainsi que l’assurait mon guide, expert comme tous ses pareils en matière d’hippiatrique. La pauvre bête, debout sur ses jambes roidies, allongeait tristement le cou vers le sol. Son œil était déjà trouble, et l’expression d’une stupeur profonde empreinte sur son masque bestial. Je posai ma main sur sa croupe et la sentis tressaillir convulsivement. Mettant aussitôt pied à terre, je m’empressai d’ouvrir une pastèque, et, après avoir humecté avec cette pulpe fondante les naseaux de la mule, j’essayai d’en glisser un morceau dans sa bouche ; mais ses mâchoires étaient déjà roidies et ses dents si serrées, que je dus renoncer à mon idée. Alors je demandai au mozo si les frictions à l’ail n’auraient pas un bon résultat, mais il secoua la tête en me disant qu’il n’y avait pas de remède capable de rappeler l’animal à la vie, et que ce que nous avions de mieux à faire, c’était de continuer notre route.

Au moment où nous tournions bride, la pauvre mule fit un effort désespéré, parvint à relever la tête, et nous regarda d’un air morne pendant quelques secondes ; puis les muscles de son cou fléchirent brusquement et ses naseaux retombèrent à fleur de sable ; c’était un dernier adieu qu’elle adressait à la vie et à ses compagnes, et, cet acte de volonté ayant épuisé ses forces, elle ne bougea plus.

« Aura-t-elle longtemps à souffrir ? demandai-je au mozo.

— Hum ! fit celui-ci, cela dépend des circonstances ; si les gallinazos sont occupés ailleurs, elle peut vivre ainsi jusqu’à demain, car la fraîcheur de la nuit lui rendra quelque force ; mais qu’un de ces oiseaux vienne à la découvrir, il appellera aussitôt ses camarades, et le compte de la bête sera bientôt fait. Eh ! tenez, s’écria le mozo en levant les veux, en voilà déjà deux ou trois qui l’ont aperçue et qui planent là-haut au-dessus d’elle. Je gage qu’avant cinq minutes, si nous leur laissons le champ libre, la mule en aura plus d’une douzaine à ses trousses. »

Nous nous éloignâmes de quelques pas, et le délai fixé par le mozo n’était pas expiré, qu’une troupe de sarcoramphes entourait l’animal, pendant que l’un de ces oiseaux, plus hardi ou plus affamé que ses compagnons, se perchait sur la tête de la victime et commençait à lui dévorer les yeux. Surexcitée par la douleur, la mule fit quelques pas en trébuchant ; mais, accablée par le nombre toujours croissant des oiseaux de proie qui s’étaient enfin abattus sur elle et dont chaque morsure arrachait à son cuir une rouge lanière, elle roula sur le sable et ne tarda pas à expirer.

« Soixante piastres de flambées ! » murmura le mozo en manière d’oraison funèbre.

Nous poursuivîmes notre route. Le spectacle du pauvre animal dévoré vivant par les gallinazos avait rembruni mes idées, déjà peu riantes depuis le matin, et cette disposition d’esprit prit un caractère des plus lugubres quand, parmi des carcasses qui jalonnaient la plaine, mon guide me montra quelques croix de bois en m’apprenant qu’elles marquaient l’endroit où des voyageurs perdus dans les sables avaient trouvé la mort près de leurs montures. Comme pareil accident pouvait m’arriver un jour ou l’autre, je priai le mozo, en m’expliquant la chose, de ne pas m’épargner les conseils de son expérience, afin qu’à l’occasion je pusse les utiliser : l’idée d’être déchiqueté par les gallinazos en compagnie d’une mule, même quand une croix de bois devrait s’élever sur nos restes, ne me souriant nullement.

« Sachez donc, me dit l’homme, que si le désert est fatal aux bêtes de somme que la soif et l’accablement surprennent dans sa traversée, il ne l’est pas moins aux gens de notre condition, que de fréquents voyages accomplis en commun n’ont pas assez familiarisés avec ses brouillards, ses sables mouvants, ses camanchacas et ses mirages, pour que l’un d’eux puisse sans péril se hasarder à le traverser seul. Ces croix que vous voyez en sont la preuve. Ici un muletier ivre aura pris les sables mouvants pour la terre ferme ; là un mozo présomptueux, qui se vantait de connaître la route, se sera égaré parmi les rochers et les dunes, et, après avoir vu sa bête mourir d’épuisement, n’aura pas tardé à faire comme elle. Je ne vous parle pas de ces voyageurs sicateros, qui, pour s’économiser les frais d’un guide, ont entrepris seuls la traversée des pampas et sont restés en chemin. Ceux-là ont mérité leur sort, et je ne vois pas grand mal à ce que leurs os blanchissent au soleil. Mais vous, monsieur, reprit le mozo en changeant de ton et passant de l’hypotypose à l’apostrophe, vous n’êtes pas de ces gens qui s’inquiètent d’un réal de plus ou de moins ; vous avez pris un guide et des mules sans marchander, aussi ne vous arrivera-t-il rien de fâcheux en route…

— Mais je l’espère pardieu bien ! répliquai-je.

— Oh ! vous pouvez en être sûr, vous avez affaire, comme dit de moi M. Saunders, le consul anglais, à un arriero de la bonne école, à un homme qui a fait ses premières armes avec les troperos de Copiapo et de San-Juan d’Atacama, qui a voyagé pendant quinze ans à travers les trois cents lieues de sables qui séparent Coquimbo de la Nasca, et peut, sans vanité, se flatter de savoir son désert sur le bout du doigt. »

Comme je n’ajoutai rien à la réflexion du mozo, occupé que j’étais à calculer les heures de jour qui nous restaient encore, il me crut suffisamment édifié sur son mérite et cessa de m’en entretenir ; mais, pour se dédommager du silence que je l’obligeais à garder, il reprit son yaravi de la veille, et les coplas se succédèrent sans interruption jusqu’à ce que nous eussions atteint la région pierreuse qui forme à l’est la limite des pampas et les premières assises des contre-forts occidentaux des Andes.

Cette région, large de trois à quatre lieues, et qui s’étend des vallées de Locumba à celles de Camana, sur une longueur d’environ soixante lieues, est entièrement stérile et ne présente qu’une multitude de serros rattachés l’un à l’autre et composés de milliers de blocs entassés en désordre. Leur formation paraît due au retrait des eaux, qui, refoulées d’est à ouest lors du soulèvement des masses trachytiques, entraînèrent avec elles la couche des grès siluriens violemment fracturée, et en amoncelèrent les débris à l’entrée de la plaine. Ces serros, dont la hauteur varie entre deux cents et huit cents mètres, offrent des versants peu rapides et des sommets généralement arrondis. Leur ton local, d’une nuance rose sèche, n’est égayé par d’autre végétation que celle des cirius, des candélaris et de quelques euphorbes, qui rampent et se tordent entre les pierres, pareils à des reptiles plutôt qu’à des plantes.

Nous nous engageâmes bientôt dans les défilés formés par le rapprochement de ces montagnes. Leurs blocs de grès, chauffés par le soleil de la journée, y déterminaient, comme autant de calorifères, une chaleur sénégambienne. En un instant, je me sentis mouillé de la tête aux pieds. Mon feutre, que j’agitai en guise d’éventail, m’aida puissamment à combattre les suffocations. Après une heure de marche, employée tout entière à cet exercice, je crus m’apercevoir que les détours du labyrinthe, loin de se simplifier, étaient devenus tout à fait inextricables. Les sentiers mêlés, croisés, confondus l’un dans l’autre, ressemblaient aux fils d’un écheveau brouillés par la patte d’un chat ; ma découverte avait cela d’inquiétant, que le ciel, découpé par bandes étroites au-dessus de nos têtes et vers lequel je levai les veux, m’avertissait, par la nuance sensiblement foncée de son azur, que la nuit ne tarderait pas à succéder au jour.

La situation devenait d’autant plus critique, qu’à part la lassitude réelle que ma monture paraissait éprouver, je sentais mon estomac, affaibli par les substances aqueuses dont je l’avais leurré plutôt qu’alimenté pendant la journée, témoigner, par des tiraillements de plus en plus énergiques, le besoin qu’il éprouvait d’une nourriture solide. Je demandai donc au mozo s’il comptait bientôt finir la journée ; il me répondit que telle était son intention et qu’aussitôt sortis des défiés dans lesquels nous cheminions, il aurait l’honneur de m’indiquer l’endroit où je devais trouver le souper et le gîte.

Cette réponse me tranquillisa jusqu’à un certain point, et, comme le jour baissait déjà rapidement, je m’empressai d’éperonner ma mule, afin qu’elle se rapprochât autant que possible de celle du guide, qui, par un procédé que j’ignore, avait obtenu de sa bête une vigueur d’allure que la mienne, malgré tous les moyens coercitifs que j’employais à son égard, était loin d’égaler.

La nuit nous surprit, marchant à la suite l’un de l’autre et tournant sur nous-mêmes, comme dans un manége. Les angles des serros nous faisaient des perspectives de dix pas, et la hauteur de leurs parois, interceptant complétement « cette obscure clarté qui tombe des étoiles, » nous ne tardâmes pas à nous trouver au milieu de ténèbres si profondes, que, sentant ma mule broncher à chaque pas, et craignant qu’elle ne restât en chemin, je hélai le mozo qui me devançait en éclaireur, et lui rappelai que je l’avais pris à titre de guide ; qu’en conséquence, au lieu de trotter en avant, il eût à rester près de moi. L’homme s’empressa d’obéir, et comme ses vêtements sombres, qui se confondaient dans la nuit, ne pouvaient me servir de phare, il lui vint l’ingénieuse idée de dérouler le paquet de lazos que les gens de sa condition portent à l’arçon de leur selle et de m’en confier un bout, pendant qu’il demeurerait en possession de l’autre. Grâce à ce système de remorque auquel j’applaudis, ma mule, bien qu’elle tentât de protester contre un mode de locomotion tout nouveau pour elle, se vit immédiatement entraînée à raison de trois milles à l’heure.

Avec la lumière avait disparu la chaleur, et, comme il arrive sous ces latitudes, l’air, après avoir fraîchi graduellement, finit par devenir glacial. Bientôt les sentiers que nous parcourions commencèrent à s’élever en spirale, et notre marche prit le caractère poétique d’une ascension ; il est vrai qu’à chaque cercle qu’il nous arrivait de décrire, la température baissait d’un quart de degré, et que le plaisir qu’en toute autre occasion j’eusse goûté à voyager de la sorte était complétement annulé par le froid cuisant que je ressentais.

Cette ascension me parut durer une couple d’heures, au bout desquelles une bouffée de vent glacé, qui m’atteignit au visage, m’apprit que nous touchions au faîte de quelque montagne ; en effet, dans la même minute le paysage changea d’aspect, comme un décor d’opéra au coup de sifflet du machiniste. Les serros s’affaissèrent, les sentiers disparurent, un ciel brodé d’étoiles s’étendit au-dessus de nos têtes, pendant que sous nos pieds, à des profondeurs vertigineuses, une plaine d’environ dix lieues d’étendue, dont la noire surface était zébrée de fils d’argent et piquetée de points lumineux, se développait du sud au nord, bornée à l’horizon par un amphithéâtre de montagnes neigeuses qui semblaient escalader les nues.

Cet étrange tableau, devant lequel Martinn fût resté en extase, ne me causa qu’un intérêt médiocre ; il est vrai qu’une brise du nord-est, soufflant des montagnes, me frappait en pleine poitrine et contenait mon enthousiasme au-dessous de zéro. Nos mules, en aspirant cet air pur mais glacé, hennirent, dressèrent les oreilles, et, se raffermissant sur leurs jarrets, détachèrent deux où trois ruades, comme pour s’assurer de l’élasticité de leurs jambes, puis, satisfaites du résultat, prirent d’elles-mêmes un trot allongé. Distrait par le paysage que j’avais sous les yeux, je ne remarquai pas tout d’abord que mon guide, au lieu de tenter la descente et de se diriger vers les points lumineux épars dans la plaine, les laissait à sa gauche, et, longeant la crête des serros, me remorquait obstinément vers le sud. À peine eus-je noté le fait, que, persuadé que nous faisions fausse route, j’imprimai à la corde une secousse furieuse, en criant au mozo de s’arrêter.

« Où diable sommes-nous et où me menez-vous ? lui demandai-je.

— Nous sommes au-dessus de la vallée d’Aréquipa, me répondit-il. Ces lumières, que vous voyez là-bas au pied des montagnes, sont les lanternes de la ville ; celles-ci, plus rapprochées de nous, sont les chandelles des villages, et je vous conduis à Paucarpata, chez une comadre à moi, où vous serez hébergé comme un prince.

— Est-ce encore loin d’ici ?

— Non, me dit le mozo, deux petites lieues à peine, qui, en les ajoutant aux vingt-trois que nous avons déjà faites à cette heure, donneront un total de vingt-cinq lieues pour la journée.

— Vingt-cinq lieues ! m’écriai-je.

— En comptant bien, répliqua négligemment le mozo, on en trouverait peut-être vingt-sept.

— Passons, lui dis-je ; seulement, écoutez-moi, mon brave, et surtout retenez bien ce que je vais vous dire : comme la nature ne m’a pas gratifié d’os en fer-blanc et de muscles en caoutchouc, pour faire impunément vingt-cinq lieues par jour, et que j’entends voyager à mon aise et non me voir traité ni plus ni moins qu’un ballot de marchandises, c’est moi qui désormais réglerai la longueur des étapes. En route, maintenant. »

Cette décision parut contrarier le mozo, mais il dissimula son dépit sous un air enjoué, en m’assurant qu’en ma qualité d’ami de M. Saunders, il ferait tous ses efforts pour m’être agréable. Puis, afin de dissiper les nuages que cette altercation aurait pu laisser entre nous, il rapprocha sa monture de la mienne et me demanda d’un ton doucereux si, le cas échéant, je ne consentirais pas à lui rendre un petit service…

« Expliquez-vous, fis-je d’un air bourru.

— Monsieur, me dit-il, reviendra probablement à Islay et y restera quelques jours. Comme ma femme a l’honneur de blanchir le linge de la famille Saunders, rien n’empêche qu’elle ne blanchisse également celui de monsieur…

— Eh bien ! quand cela serait ?…

— Ah ! c’est qu’alors je prierais monsieur de ne jamais dire à ma femme en quel endroit nous coucherons ce soir. Les femmes ont quelquefois de si drôles d’idées sur le compte de leurs maris ! Il suffirait que la mienne apprît qu’au lieu de conduire monsieur dans une posada, je l’ai mené chez ma comadre, pour qu’elle imaginât… Bref, il est mieux qu’elle n’en sache rien, et je compte sur la discrétion de monsieur à cet égard. »

Je ne pus m’empêcher de rire, et promis au mozo que je serais sourd, aveugle et muet, à l’endroit de sa femme et de sa comadre.

Il était dix heures quand nous entrâmes dans le village de Paucarpata, après avoir traversé la vallée d’Aréquipa au-dessus de Sabandia, et passé à gué deux ou trois torrents. Dix-huit heures de chevauchée à travers les sables, les cendres et les pierres, sous un soleil de feu et par un froid de glace, m’avaient mis sur les dents ; et la fatigue que je ressentais, s’augmentant encore de la débilité de mon estomac, j’eus quelque peine à mettre pied à terre devant le rancho, au volet duquel mon guide alla frapper, en priant sa comadre de lui ouvrir la porte.

Mais, soit que le sommeil de celle-ci fût très-profond, soit que l’heure lui parût trop avancée pour ouvrir son huis, un silence morne accueillit d’abord les prières du mozo, et ce ne fut qu’à la cinquième fois que son nom eut été répété avec des intonations de plus en plus élevées, que la comadre se décida à donner signe de vie, en demandant d’une voix criarde qui frappait ainsi chez elle et ce qu’on lui voulait.

« C’est moi, Pacheco, lui répondit le guide ; je conduis à Puno un voyageur qui meurt de faim et tombe de sommeil ; dépêche-toi d’ouvrir, corazoncito ! »

Mais celle à qui le mozo adressait la qualification aimable de « petit cœur, » se contenta de répondre : « Il y a des peaux de moutons sous le hangar, un reste de chicha dans la jarre : arrange-toi comme tu pourras, et laisse-moi dormir. J’ai ma filleule de Characato avec moi. »

Ces paroles me firent l’effet d’un coup de bâton sur la nuque. Ma tête retomba sur ma poitrine, et peu s’en fallut que mes jambes ne se dérobassent sous moi. Adieu le plantureux souper que je dévorais par avance et la molle couche que j’avais rêvée ! Je regardai le mozo avec des yeux flamboyants, et, pour ne pas céder à la tentation de le rouer de coups, je me dirigeai incontinent vers le hangar indiqué, où je trouvai quelques peaux de moutons que j’étendis à terre. Je recouvris le tout d’un de mes ponchos, et, enveloppé dans l’autre, j’essayai de m’endormir ; pendant quelques minutes, ce fut une lutte effroyable entre la colère, la fatigue et la faim ; mais la fatigue finit par l’emporter, et les tressaillements nerveux dont j’étais agité cessèrent par degrés et furent remplacés par un calme profond.

J’étais tombé dans cette espèce de somnolence où l’on a encore la perception des choses, mais où l’on a déjà perdu l’usage de ses sens, lorsque j’entendis, ou je crus entendre, heurter de nouveau au volet de la case inhospitalière. Un colloque des plus animés s’établit bientôt de l’intérieur à l’extérieur ; des menaces lui succédèrent ; puis la porte s’ouvrit avec fracas, et, toujours sous l’empire de mon demi-sommeil, il me sembla que deux hommes se prenaient aux cheveux et s’administraient force gourmades, pendant qu’une femme, succinctement vêtue et les bras étendus comme l’Hersilie du tableau de David, essayait de les séparer en employant tour à tour les cris et les supplications. La pesanteur de mes paupières ne me permit pas de m’assurer si cette scène dramatique était fille du rêve ou de la réalité, et, bercé par les coups de poing des lutteurs et les gémissements de la femme inconnue, je ne tardai pas à tomber dans un engourdissement qui, s’il n’était pas le sommeil, en avait du moins toute l’apparence.

Quand je me réveillai, il faisait grand jour. J’aperçus nos deux mules déjà sellées et le mozo en train de se repaître. L’acte naturel qu’il accomplissait me rendit tout à coup au sentiment de la situation, et je sentis la faim rugir dans mes entrailles ; je voulus me lever pour prendre part à ce repas, mais mes jambes et mes bras me refusèrent leur office ; pas une jointure ne pliait ; mon corps était roidi par le froid de la nuit, et je me sentais rouillé dans mes habits comme un couteau dans sa gaine. Effrayé de cet état anormal, j’appelai aussitôt le mozo à mon aide ; il s’empressa d’accourir, et, quand je lui eus fait part de ce que j’éprouvais, il glissa délicatement ses mains sous mes aisselles, me releva tout d’une pièce, comme Pierrot relève Arlequin, et me posa contre la muraille, le visage tourné vers le soleil levant. Au bout de quelques minutes, j’éprouvai la bienfaisante influence de ses rayons ; la vie revenait avec la chaleur, et je ne tardai pas à dégeler. Ma première parole, en recouvrant l’usage de mes membres, fut de demander à manger. Le mozo m’apporta une écuelle pleine jusqu’aux bords d’un brouet fumant sur lequel je me jetai avec avidité. En lui rendant le vase, je m’aperçus qu’un de ses yeux, gonflé outre mesure, était entouré d’un cercle livide, pareil au halo de la lune. Comme j’insistais pour en connaître la cause, il me répondit qu’une des mules l’avait gratifié d’un coup de pied. Le souvenir du bruit que j’avais entendu dans la soirée me revint alors à l’esprit, et je pensai que la ruade attribuée au quadrupède n’était qu’un prétexte ingénieux à l’aide duquel le mozo espérait me donner le change. En toute autre circonstance, je me fusse apitoyé sur cette meurtrissure, et j’eusse proposé quelque remède pour en atténuer l’effet ; mais j’avais encore sur le cœur les épisodes de la veille, et je ne pus que bénir le vengeur inconnu qui s’était chargé du soin de régler avec mons Pacheco la longueur de l’étape qu’il m’avait fait faire, et les offres illusoires de gîte et de souper dont il m’avait bercé. Nous quittâmes Paucarpata sans avoir échangé une parole.

C’est en vain qu’on chercherait dans ce village, uniquement peuplé de muletiers, une trace quelconque de son ancienne origine ; ses maisons blanchies à la chaux, lustrées à la glu de cactus et coiffées de chaume ou de tuiles, sont de fabrique et de goût modernes. Son église, relativement remarquable, appartient par sa décoration extérieure à ce genre rococo qui caractérise l’architecture espagnole et portugaise du dix-septième siècle ; c’est touffu, coquet et carré. Quant au type des indigènes, il ne rappelle que très-imparfaitement le profil sémitique des Quechuas, altération suffisamment expliquée par un contact de plusieurs siècles avec les nations du littoral.

La fondation de Paucarpata remonte au milieu du treizième siècle, où Mayta Capac, quatrième empereur péruvien, étant parti de Cuzco dans l’intention de reculer les bornes de l’empire fixées par ses prédécesseurs, et de rallier au culte du Soleil les tribus insoumises, entra, suivi de trois mille hommes, dans la vallée de Coripuna (plateau de l’or), dont il prit possession en fondant les trois villages d’Aréquipa, de Sucahuaya (Socabaya) et de Paucarpata.

Au sortir de ce dernier pueblo, nous prîmes à travers une région fertile, où la luzerne, la fève et la pomme de terre verdoyaient à l’envi. De grands saules pointus bordaient le chemin et trempaient leurs racines dans des acequias d’eau courante que les rivières de Sabandia, de Tingo et de Tiabaya attendaient au passage pour en grossir leur cours. Bientôt, laissant la vallée et la ville d’Aréquipa disparaître à notre gauche, nous marchâmes à l’est-nord-est, enjambant les premiers contre-forts des Andes et nous élevant de plus en plus vers la région des neiges. Entre Yura et Jésus, sites parfaitement arides, mais très-renommés, le premier pour ses bains sulfureux, le second pour ses eaux minérales, nous trouvâmes une pascana[7], vaste enceinte carrée au centre de laquelle quelques centaines de moutons étaient réunis. Un mur de deux pieds de hauteur, formé d’éclats de granit juxtaposés, fermait ce bercail primitif. Le pasteur, jeune gars d’une quinzaine d’années, vêtu de haillons et coiffé d’un bonnet de police, dormait étendu au soleil, laissant à deux roquets le soin de garder son troupeau. Aux sourds grognements que ces animaux firent entendre à notre approche, le dormeur s’éveilla et nous nous saluâmes réciproquement. Quelques fromages mous, fruits de ses loisirs, qu’il nous montra avec une certaine défiance et que je lui payai trois fois leur valeur, le mirent dans des dispositions excellentes à notre égard ; j’en profitai pour lui marchander un agneau, qu’après quelques difficultés il consentit à vendre et que Pacheco se chargea de choisir. L’animal, attaché par les jambes, fut suspendu au bras du mozo en manière de cabas, et nous quittâmes la pascana, salués par les bénédictions du pasteur et les aboiements de ses chiens, dont l’humeur, aigrie par une faim constante, me parut des plus revêches.

Nous poursuivîmes notre marche, obliquant insensiblement à gauche, et vers le milieu du jour nous longions le versant oriental du cône Misti. Bien que je me fusse promis d’allonger le cou au-dessus du cratère de cette montagne ignivome quand nous passerions à portée, il me fut impossible de réaliser ce projet, harcelé que j’étais par les supplications du guide, qui, à chaque halte qu’il m’arrivait de faire pour ramasser une pierre, cueillir une plante ou regarder un site, m’objectait, à l’instar d’Horace, que je perdais un temps irréparable.

Aux approches du soir, nous fîmes halte devant la poste de Huallata, humble bicoque située au sommet d’une montagne presque toujours entourée de nuages, particularité qu’explique très-bien l’isolement de cette cime détachée de la chaîne mère, et son élévation au-dessus de l’Océan qui est de douze mille deux cents pieds. Malgré le délabrement du logis et les crevasses de ses murailles, par lesquelles une bise glaciale arrivait jusqu’à nous avec des modulations de harpe éolienne, je réussis à dormir tout d’un somme, grâce à la sage précaution que j’avais eue, en arrivant, de faire allumer un grand feu d’excréments de lama au centre de la pièce ; car telle est la température bénigne qui règne à l’intérieur de ces sortes de bouges, qu’un gobelet plein d’eau placé à mon chevet et que j’oubliai de boire avant de m’endormir, passa, durant la nuit, de l’état liquide à l’état solide.

Au lever du soleil et par un froid atroce, nous abandonnâmes ce triste logis, et, laissant à notre gauche la route de Cuzco, nous nous aventurâmes dans la plaine des Dragées (pampa de los confites), ainsi nommée à cause de son sol recouvert de petits galets arrondis par le travail des eaux primitives. De cette plaine nous entrâmes dans une région granitique où la tristesse et le silence régnaient dans toute leur sauvage horreur. Longtemps j’interrogeai de l’œil la morne étendue, dans l’espoir d’y découvrir quelque indice de la présence de l’homme : mais ce fut en vain ; l’homme, rebuté par ce sol rigide sur lequel la semence tombait et se desséchait sans pouvoir germer, l’avait abandonné aux condors et aux vigognes, seuls êtres animés que j’aperçusse autour de moi.

Les heures se succédèrent sans que nous eussions fait la rencontre d’un visage humain. Ce jour-là, la page de mon album fût restée d’une entière blancheur si, vers midi, une pluie de grêlons qui faillit nous assommer, tant les projectiles étaient gros, ne m’eût inspiré quelques réflexions philosophiques que, faute de mieux, je m’empressai d’y consigner. Un peu avant la nuit, nous relevâmes, au pied de son coteau, la pascana d’Ayamarca. Comme au parc à moutons traditionnel se rattachaient deux ou trois chaumières, je pensai que nous pourrions bivouaquer dans l’une d’elles, et voyant que Pacheco se disposait à passer outre, afin d’allonger l’étape de quelques lieues, je le priai de s’arrêter ; il obéit en grommelant.

Cette pascana, où je comptais renouveler mes provisions de bouche, était depuis longtemps veuve de troupeaux, ainsi que je l’appris en mettant pied à terre. Comme une attestation de sa splendeur passée, elle avait cru devoir conserver son ancien personnel de pasteurs, de femmes et d’enfants, qui s’élevait à onze individus, Je n’eus garde de demander à ces pauvres gens s’ils faisaient régulièrement deux repas par jour, tant je pressentis à leur mine la réponse qu’ils m’auraient faite. En me voyant bien décidé à passer la nuit sous leur toit, ils s’empressèrent de mettre à ma disposition la plus propre de leurs cahutes, celle où ils élevaient leurs couys ou cochons d’Inde, et m’y apportèrent une cruche d’eau et un peu de feu ; puis, dans la crainte que les rongeurs qui gambadaient dans cette pièce ne troublassent mon sommeil ou n’excitassent la convoitise du mozo, friand comme tous ses pareils de la chair de ces rats acaules, mes hôtes les jetèrent au fond d’un sac et les emportèrent chez eux, nous laissant, mon guide et moi, livrés à nos réflexions. Heureusement, Pacheco avait gardé dans ses sacoches quelques reliefs de l’agneau de la veille, dont nous soupâmes tant bien que mal. Au moment de m’endormir, je me rappelai avec stupeur que nos pauvres mules n’avaient ni foin ni paille sous la dent, et, comme j’en fis tout haut la remarque, le mozo s’empressa de me rassurer à leur égard, en m’apprenant qu’avant de les lâcher dans le coral où elles devaient passer la nuit à la belle étoile, il avait eu soin de leur frictionner les naseaux avec les gousses d’ail qui lui restaient.

Le lendemain, je pris congé des ex-pasteurs en leur laissant quelque monnaie. De la limite des neiges éternelles que nous avions atteinte, nous ne tardâmes pas à redescendre, de gradins en gradins, vers la zone des punas, qui porte, en cet endroit, le nom de Collao, en souvenir de la race autochthone qui l’habitait avant l’apparition des Incas. Chemin faisant, je m’étais flatté, sur la foi d’une carte de poche, qu’au moment d’aborder ces vastes plateaux je pourrais reconnaître, aux environs de Pati, les sources du Chile et plus loin relever Cuevillas et sa lagune, laquelle, réunie à celle de Compuertas par je ruisseau de Llescas, forme un des principaux affluents du lac de Titicaca ; mais j’avais compté sans mon guide, qui, pour abréger le temps et l’espace, délaissa les points indiqués et prit à travers punas et cordillères, sans s’enquérir si la chose était de mon goût. Grâce à ce changement d’itinéraire, au lieu des bivacs confortables sur lesquels j’étais en droit de compter, je n’eus d’autre abri, pour reposer ma tête, que les cuevas des pasteurs de cette contrée, antres troglodytiques dans lesquels je ne pouvais entrer qu’en me traînant sur les genoux. Par compensation, le pays abondait en moutons vivants et fumés, en fromages plats, en patates gelées (chuño), que leurs propriétaires ne refusaient jamais de vendre, et les repas du jour me consolèrent un peu des gîtes de la nuit.

Après deux jours de marche sur les plateaux Collahuinos, où nous fûmes assaillis par la neige et la grêle, étourdis par les coups de tonnerre et presque aveuglés par les éclairs, nous atteignîmes, vers quatre heures de l’après-midi, le pied d’une haute colline située entre deux versants opposés qu’elle reliait l’un à l’autre. Cette colline, revêtue de gradins circulaires (Andanerias) et dont la forme, à défaut de la destination, rappelait les Téocallis mexicains, dérivés du temple de Bel, supportait à son sommet une de ces pucaras, ou forteresses en pisé, que les Incas de la seconde période plaçaient sur la limite des territoires nouvellement conquis. Nous passâmes entre cette colline et le versant de la droite, et nous nous trouvâmes sur la lisière d’une immense puna inclinée du nord au sud. Sur le fond verdâtre de cette plaine tapissée d’herbe rase, se dessinait une maison blanche et carrée, avec un toit de tuiles rouges et six fenêtres de façade. La vue d’un pareil édifice au milieu de ces régions glacées me parut tenir du prodige, et, plein d’admiration, je le montrai au mozo qui me dit en souriant : Es el Castillo del Ingles.

« Mais c’est magnifique ! m’écriai-je.

— Oui, c’est digne de M. Reegle, me répondit Pacheco, et monsieur trouvera chez ce caballero un repas et un lit bien supérieurs à ceux que lui aurait offerts la pascana de Socsollata où je voulais le conduire ce soir. »

À la façon dont le mozo accentua ces simples paroles, je devinai qu’il n’était pas fâché d’expérimenter, pour son propre compte, les douceurs qu’il m’engageait à savourer pour le mien ; mais son désir, d’ailleurs très-naturel, coïncidait trop bien avec ma détermination pour que j y apportasse le plus léger obstacle, et, mus pour ainsi dire par la même pensée, nous lançâmes nos bêtes au galop, afin d’abréger au plus vite la distance qui nous séparait du logis.

À mesure que nous approchions, la carrure massive de cette construction prenait des proportions de plus en plus monumentales. Bientôt je pus distinguer à l’œil nu l’encadrement sculpté des fenêtres, protégées par des grilles en fer doré et munies de carreaux de vitres, qui miroitaient aux rayons du couchant.

En atteignant l’esplanade pavée qui entourait la maison, je fis halte un moment pour examiner cette dernière, bâtie en grès trachytique et d’une ornementation à la fois grandiose et baroque, avec les mascarons de ses fenêtres peints à la détrempe, ses quatre girouettes en fer-blanc figurant des comètes échevelées, et sa porte d’entrée toute constellée de têtes de clous, qui se détachaient en noir sur un fond de cinabre. Comme cette porte était close et que je n’apercevais ni nain, ni page, ni varlet pour annoncer mon arrivée, je montrai à Pacheco une chaîne en fer pourvue d’un anneau, laquelle pendait le long de la muraille, et, la supposant destinée à établir des communications de l’extérieur à l’intérieur, je le priai d’aller la tirer pour mon compte. Il obéit ; mais, au lieu de peser légèrement sur l’anneau, il s’y suspendit de tout son poids, ce qui occasionna dans la maison un vacarme effroyable. Au volume du son, je jugeai que cette sonnette d’entrée devait avoir la taille d’une cloche de beffroi. Le mozo, effrayé par les mugissements de l’airain, fit un saut en arrière, pendant que la porte s’ouvrait, nous laissant voir un Indien pongo, coiffé du chulio, ou serre-tête national.

Je demandai à l’homme si M. Reegle était chez lui, et, sur sa réponse affirmative, je m’empressai de mettre pied à terre et d’entrer à sa suite dans un corridor spacieux, orné de portes latérales et de fresques barbares. Le son de la cloche y vibrait encore sourdement, comme la voix d’un dogue lent à s’apaiser. En levant le nez, j aperçus le monstre suspendu par ses oreillettes à un crampon de fer scellé dans la voûte. Sa circonférence me parut être de quatre à cinq pieds, sa hauteur d’au moins trente pouces. À l’extrémité du couloir, mon conducteur s’arrêta devant une porte sur laquelle était peint un énorme cœur flamboyant percé d’une flèche, et y frappa discrètement trois petits coups. Adelante, fit une voix qu’à son accent particulier je devinai être celle du propriétaire.

J’entrai et j’aperçus un homme d’une soixantaine d’années, assis dans un fauteuil près de la fenêtre, où il était en train de lire. En me voyant, il ôta ses lunettes, fit une corne à la page commencée, et, après m’avoir rendu le salut que je lui adressai, me demanda d’un ton poli, mais sec, qui j’étais et ce que je voulais. Je lui exposai succinctement les circonstances de mon voyage et le but dans lequel je l’avais entrepris, puis je terminai en déclinant mes non, prénom et qualité, mon âge et ma profession errante. À peine sut-il que j’appartenais au genre migrator et que je jouissais de l’estime du consul britannique, qu’il s’écria : « Enchanté de faire votre connaissance ! et ce brave Saunders, comment se porte-t-il ? »

Je lui répondis que, pour le moment, il m’était difficile de lui donner le bulletin exact de la santé de notre ami commun, mais qu’après la lettre qu’il m’avait écrite et le rendez-vous qu’il me donnait à Puno, j’avais tout lieu de croire qu’il se portait à merveille.

Une fois la glace rompue entre nous, M. Reegle me fit entendre, dans un idiome à peu près castillan, que j’étais le bienvenu dans sa demeure et qu’il ne tiendrait qu’à moi d’y passer quelques jours. Cette insinuation aimable me fut confirmée par une poignée de main, à laquelle il ajouta l’offre d’un verre de grog et d’une chambre, avec la faculté de choisir dans sa garde-robe les vêtements qui pourraient m’être nécessaires. Je le remerciai, non sans sourire un peu à l’idée de m’affubler de ses habits, tant à cause de la taille de l’individu, qui dépassait la mienne de six pouces, que de la coupe de ces mêmes habits, dont je ne me rappelais avoir vu nulle part le modèle.

M. Reegle portait ce jour-là un pantalon à pied en bayeta de Castille à longs poils, d’une blancheur éclatante, et assez collant pour mettre en relief les os, les muscles et les tendons de ses jambes fluettes. Un spencer de même étoffe et de même couleur adhérait à son torse d’une façon non moins exacte, et en moulait, pour ainsi dire, toutes les cavités. À ce spencer était adapté par derrière un capuchon pareil à celui d’un domino, qui, rabattu sur la tête de l’insulaire, lui servait à la fois de coiffure et d’abri. La pureté sans tache de ce costume faisait ressortir, plus vermeil encore, le visage naturellement rubicond de M. Reegle, et, sans le respect dû à son âge et la reconnaissance que m’inspiraient déjà ses procédés, je l’eusse comparé à ces singes du Jurua, au pelage blanc et à la face rouge, que les sauvages de l’Amazone et les naturalistes désignent par le nom de Huacaris.

Après une demi-heure de conversation sur la politique du jour, les dernières nouvelles reçues d’Europe et la cérémonie nautique qui m’appelait à Puno, j’avouai à mon hôte le plaisir que j’aurais à visiter sa ménagerie, s’il n’y voyait aucun inconvénient.

« Ma ménagerie ! fit-il d’un air surpris, mais je n’ai pas de ménagerie ! »

Je tirai de ma poche la lettre du consul anglais et lus à M. Reegle le paragraphe par lequel il m’était enjoint de prendre par Huallata au lieu de passer par Cuevillas, et cela uniquement pour avoir l’honneur de le saluer et de lui demander à voir son établissement zoologique. Par un sentiment de convenances que chacun appréciera, je ne soufflai mot de l’invitation à dîner que le propriétaire du susdit établissement ne pouvait, au dire de l’écrivain, manquer de me faire.

La physionomie de mon hôte s’était si fort assombrie pendant que je lui lisais la fin de l’épître consulaire, qu’en le remarquant, je crus devoir lui demander si mon indiscrétion lui avait déplu.

« Non, monsieur, me répondit-il ; je suis seulement choqué de la légèreté avec laquelle notre ami commun s’exprime sur le compte des animaux qui vivent sous mon toit. Teobald Saunders, qui connaît l’histoire de mon passé et la blessure de mon cœur, toujours saignante, n’aurait pas dû qualifier de ménagerie le legs pieux que m’ont fait des êtres que j’aimais et qui ne sont plus. »

Comme j’ignorais complétement les antécédents de M. Reegle et les souvenirs auxquels il faisait allusion, je gardai le silence, assez mécontent de moi-même et quelque peu inquiet des suites d’une étourderie que mon ignorance m’avait fait commettre, étourderie de laquelle les Polonais disent :

« Attelez cinq bœufs à votre chariot, » sans doute pour vous retirer de l’ornière où vous vous êtes embourbé.

Après une pause méditative de quelques secondes, qui me sembla durer une heure, mon hôte se leva, prit un trousseau de clefs suspendu à la muraille, et me pria gravement de le suivre. Arrivé au milieu du corridor, il s’arrêta devant ure porte sur laquelle était écrit le mot remember, encadré dans un delta, chercha parmi ses clefs celle qui l’ouvrait, et l’introduisit dans la serrure. Cette porte était à peine ouverte, qu’un parfum combiné de bête fauve et d’écurie m’affecta si désagréablement le système olfactif, que je reculai d’un pas ; mais mon introducteur, qui prit ce mouvement de répulsion pour un acte de déférence envers sa personne, fit à son tour un pas en arrière, en m’engageant courtoisement à passer le premier.

Je me trouvai dans une vaste salle figurant un carré long, voûtée en dos d’âne et pavée en cailloutis. Quatre fenêtres percées à l’ouest y ménageaient une vive lumière, et comme deux d’entre elles n’avalent ni vitres ni volets, mais un simple treillis en fil de fer destiné à contenir l’humeur volage des commensaux de cette pièce, l’air du dehors, entrant avec facilité, y entretenait une température de cinq à six degrés au-dessous de zéro.

Les individus qui s’y trouvaient réunis appartenaient à deux familles zoologiques très-distinctes : les ruminants et les rongeurs. La première de ces familles était représentée par des alpacas, des lamas, des vigognes et des huanacos, au nombre de quinze ; la seconde, par une troupe de mus laniger ou chinchillas. Les dispositions prises en vue du bien-être de ces animaux révélaient chez leur propriétaire une connaissance approfondie des goûts et des habitudes de chacun d’eux à l’état de nature. Une litière de totora (juncus peruvianus), destinée à remplacer le gazon des punas, permettait aux ruminants de s’accroupir sur le sol dans la pose qui leur est chère, et d’atteindre sans effort aux bottes d’ichu (jarava) placées dans des cerceaux au-dessus de leur tête. Une auge de granit, peine d’une eau limpide à demi glacée, servait à étancher la soif de ces intéressants quadrupèdes.

La demeure des chinchillas, construite en forme de montagne, avec des éclats de pierre enduits de ciment, occupait toute une paroi du rectangle. Grâce aux vasistas et aux œils-de-bœuf ménagés avec art sur les escarpements de cette fabrique, les charmants rongeurs, aussi à l’aise que dans leurs terriers natals de la Bolivie et du Chili, circulaient agilement autour de leur demeure, l’arpentaient de la base au faîte, entraient par un trou, ressortaient par un autre, témoignant par de petits cris le plaisir que leur causait ce genre d’exercice.

Après un instant de contemplation muette, que je n’eus garde d’interrompre, M. Reegle alla prendre dans un sac une poignée de grains de maïs, et fit entendre une espèce de gloussement auquel accoururent tous les chinchillas, sans distinction d’âge ou de sexe ; puis, quand ces animaux furent réunis, il s’amusa à leur jeter un à un les grains de maïs, que ceux-ci se disputaient avec furie. Quand l’un des rongeurs était parvenu à s’emparer du grain convoité, il l’emportait dans son trou, le grignotait ou le cachait, et revenait bien vite d’un air de ruse intelligente en réclamer un autre.

Pendant cette distribution, les ruminants, accroupis sur la litière et les jambes reployées sous le ventre à la façon des Orientaux, nous regardaient de leur œil doux et impassible, tout en remaniant leur bol alimentaire. En philosophes habitués à vivre sur de hauts sommets dans la calme contemplation de la nature, ils semblaient prendre en pitié la tourbe infime qui s’agitait à leurs pieds et le passe-temps puéril auquel nous nous livrions.

Quand sa provision de maïs fut épuisée et les chinchillas rentrés dans leurs trous, M. Reegle se tourna vers moi et me dit :

« Maintenant que vous avez vu les hôtes de ma solitude, ces humbles commensaux que Téobald Saunders traite irrévérencieusement de ménagerie, il me reste à vous apprendre par quel concours de circonstances ils sont réunis en ce lieu et quelle idée se rattache pour moi à leur présence. Le récit que vous allez entendre est court, mais douloureux, et vous permettra de sonder la profondeur d’une blessure que six ans n’ont point encore cicatrisée. J’avais une femme et une fille que j’idolâtrais, deux anges qui embellissaient le déclin de ma vie ; le Seigneur me les a reprises l’une après l’autre ; que son nom soit béni ! Deborah, ainsi s’appelait l’épouse de mon choix, rappelait, par sa sagesse et la virilité de son esprit, son homonyme de la Bible ; notre fille avait nom Polly. C’était un de ces êtres blonds et frêles pour qui notre atmosphère terrestre est trop grossière, et qui tendent sans cesse à retourner au ciel d’où ils sont venus. Après quinze ans de séjour sur la côte du Pacifique, quinze ans d’un bonheur non interrompu, Deborah, mon épouse, se sentit prise de nostalgie à l’aspect de cet Océan bleu et de ce ciel sans nuages et manifesta le désir d’aller vivre dans la sierra. Les montagnes et le climat de cette région lui rappelaient ceux de l’Écosse, où elle était née. Je m’empressai de souscrire à ses vœux, et, pour que sa nouvelle habitation fût digne d’elle, j’en traçai le plan moi-mème et j’employai cent ouvriers à la construire. Cette demeure est celle où nous sommes. Deborah et Polly vinrent s’y établir dans un accord joyeux. Une fois installées, chacune d’elles se créa des distractions selon ses goûts : mon épouse, en s’entourant d’alpacas et de vigognes, dont elle voulait croiser les races dans un but d’utilité commerciale ; ma fille, en se vouant à l’élève des chinchillas. De mon côté, j’entrepris la rédaction de deux mémoires, que je comptais faire insérer dans un journal savant. Le premier avait trait aux qualités curatives du sandi[8], le second, au procédé qu’emploient les Indiens des plateaux pour blanchir leurs chemises. Trois ans s’écoulèrent comme un rêve au milieu de ces innocents labeurs, embellis par les épanchements d’une tendresse mutuelle. Mais la félicité de l’homme est éphémère comme son être. C’est une tente qu’il croyait solidement attachée au sol et que le moindre vent suffit à emporter. Je le compris en voyant des symptômes de phthisie se manifester chez notre chère enfant. En vain j’appelai près d’elle les plus habiles médecins de la contrée ; en vain, jugeant le climat de la sierra trop rigoureux, je l’emmenai dans les vallées du littoral, dont l’air tiède convenait à la faiblesse de sa poitrine : tout fut inutile ; son état empira chaque jour, et deux mois après notre arrivée à Locumba nous pleurions, mon épouse et moi, sur le cercueil de notre enfant. Un pareil coup fut au-dessus des forces de Deborah ; comme une fleur tranchée dans sa racine, elle se courba vers la terre où reposait sa fille et ne tarda pas à l’aller rejoindre. Je restai seul entre deux tombeaux. Un moment j’eus l’idée de me couper la gorge, mais, en songeant que si j’attentais à mes jours, les portes du séjour bienheureux qu’habitaient Deborah et Polly me seraient à jamais fermées, le rasoir que j’avais saisi échappa de ma main et je me résolus à vivre. J’abandonnai la bourgade de Locumba, n’emportant de mon bonheur passé qu’une tige de sauge pourpre cueillie dans le cimetière. En rentrant dans cette demeure déserte, toutes les plaies de mon cœur se rouvrirent et saignèrent à la fois. Pendant mon absence, les alpacas et les vigognes de Deborah, confiés à la garde de mercenaires, étaient devenus d’une maigreur étique ; quant aux chinchillas de Polly, j’ai toujours soupçonné mes gens de les avoir mangés. Une seule femelle pleine restait encore, qui devint l’objet de ma sollicitude. C’est la souche et l’aïeule du troupeau que vous avez vu. Que de fois, en donnant la pâture à ces compagnons de ma solitude, j’ai cru voir près de moi les ombres chéries de ma femme et de mon enfant ! — Peut-être, monsieur le Français, trouverez-vous de pareils soins bien puérils ? Mais si, comme moi, vous ayez profondément aimé, si, comme moi, vous aimez encore, vous comprendrez cette insistance de mon cœur à se rattacher par toutes ses fibres au sentiment qui l’aide à supporter la vie. Ainsi le lierre détaché par l’orage tente encore de s’unir à l’ormeau qui lui servait d’appui ! »

En achevant, M. Reegle se détourna et porta vivement son mouchoir à ses veux. Sa douleur était trop légitime pour que j’essayasse de l’atténuer par des consolations banales. Quel langage tenir à un homme dont l’affection survivait, dans toute sa force, aux objets qui l’avaient inspirée ? Je ne pus que prendre la main de ce modèle des époux et des pères et la serrer dans les miennes avec une émotion respectueuse. Nous restâmes ainsi, debout et silencieux, pendant quelques minutes, après lesquelles mon hôte, faisant un effort sur lui-même :

« Laissons là, me dit-il, ces souvenirs poignants, et venez dîner. »

Cette proposition me parut si bien en harmonie avec la faim et la fatigue que je ressentais, que je pressai une seconde fois la main de l’honorable insulaire, comme pour le remercier de sacrifier momentanément son culte des morts aux besoins réels du vivant. Après avoir fermé la porte de la salle, il me conduisit dans un comedor où la nappe était mise, mais où je ne vis qu’un couvert, que mon hôte me montra de la main, pendant que le pongo avançait des siéges.

« Est-ce que vous ne dînerez pas avec moi ? lui demandai-je.

— Hélas ! me répondit-il, il y a bien longtemps que je ne dîne plus ; la douleur cuisante à laquelle je suis en proie, en exagérant chez moi le jeu de l’appareil nerveux et en entretenant dans une irritation constante la muqueuse de l’estomac, a fini par porter le trouble dans les fonctions digestives. Encore quelque temps, et la désorganisation sera complète ; la muqueuse s’épaissira, il y aura induration de la valvule du pylore, puis il s’y formera un squirre dont je mourrai probablement… »

Pendant que M. Reegle m’expliquait les prodromes et la marche du mal dont il se disait atteint, je mettais à profit la permission qu’il m’avait donnée de me servir moi-même d’un potage de bonne mine que l’Indien venait d’apporter ; et au bien-être intérieur que je ressentis après en avoir avalé quelques cuillerées, je pus me convaincre qu’un jeûne de douze heures, loin d’affaiblir chez moi l’économie de l’appareil gastrique, l’avait exaltée au contraire à sa quatrième puissance.

Au potage succéda bientôt un gigot braisé dont le fumet se répandit dans l’appartement. À la vue de ce morceau mirifique entouré de pommes de terre, ma faim assoupie, mais non apaisée, se réveilla avec une nouvelle ardeur ; et, sans perdre de temps, je coupai une large tranche du gigot, que je glissai dans mon assiette avec addition convenable de tubercules. Ce mets, déjà substantiel par lui-même, me parut plus nourrissant encore, quand je l’eus arrosé de quelques verres d’un vin de Moquehua, dont la qualité supérieure donnait un nouveau prix à l’hospitalité de M. Reegle.

Comme j’en absorbais une dernière rasade, le pongo, qui s’était éloigné, reparut muni d’un plateau qu’il déposa devant son maître. Ce plateau supportait une théière, un bol, une bouteille à cachet rouge, et un livre format in-12, que je reconnus sur-le-champ pour celui dans lequel mon hôte lisait au moment de mon arrivée. Tandis que ce dernier se versait du thé, le pongo débouchait la bouteille ; M. Reegle la prit et mêla à son eau chaude quelques gouttes du rhum qu’elle contenait.

« Tel est mon ordinaire de chaque jour, me dit-il après avoir avalé une gorgée de ce breuvage, et cette réfection, que j’accompagne d’une lecture, suffit pour soutenir mes forces. »

Je ne pus réprimer un geste d’effroi, que mon hôte ne surprit pas, mais qui fit sourire le pongo, debout derrière lui. L’Indien, doué comme tous ses pareils d’un robuste appétit, ne voyait évidemment, dans l’adoption d’un pareil système, qu’un mode de suicide lent, mais infaillible.

« Et pourtant, continua M. Reegle avec mélancolie, je mangeais à merveille et digérais parfaitement avant que le malheur eût fondu sur moi ! À l’époque où mes deux anges embellissaient cette demeure, je faisais exactement cinq repas par jour, et si l’on m’eût offert alors une tasse de thé pour toute nourriture, j’eusse protesté avec indignation contre l’insuffisance d’un pareil aliment. Voyez cependant où la douleur peut conduire un homme ! »

L’occasion était favorable pour prouver à mon hôte que la douleur, selon Épiménide, n’était qu’un mot vide de sens, et l’estomac un vil organe dont nous dirigions à notre gré tous les mouvements ; qu’en laissant à cet esclave, né pour obéir, la faculté de se gouverner à sa guise, nous ouvrions la porte à ses rébellions futures et nous nous préparions des maux incalculables. Le repas solide que je venais de faire et le vin généreux dont je l’avais arrosé me suggéraient de nombreux arguments à l’appui de ma thèse, et donnaient à ma voix un accent de conviction profonde, mais M. Reegle n’en fut point ébranlé ; il me laissa discourir à mon aise, et, quand je le regardai pour juger de l’effet que j’avais produit, il se contenta de hocher la tête et de me répondre :

« Le cri d’une grande douleur l’emportera toujours sur le simple vagissement d’un estomac. »

Je vis qu’il était inutile d’insister, et laissant mon hôte s’abreuver d’eau bouillante, je me retournai vers une conserve d’ananas qu’on m’avait servie à titre de dessert, et, par discrétion, je n’en mangeai que la moitié. La séance fut couronnée par une tasse de café de Paucartampu, filtré à la chaussette, selon l’usage du pays, mais dont la nuance un peu louche était rachetée par un parfum si pénétrant, que je plaignis tout bas mon vis-à-vis de s’être interdit ces voluptés gastronomiques qui eussent mêlé quelques roses à ses crêpes de deuil.

Le repas terminé, je me trouvai assez embarrassé de ma contenance. M. Reegle qui avait achevé de vider sa théière, venait d’en demander une autre : et soit que l’âcre boisson commençait d’agir sur sa fibre énervée, soit que les images funèbres qu’il évoquait à plaisir troublassent son entendement, sa conversation prit une tournure si lugubre, que je sentis bientôt mes paupières comme cerclées de plomb. J’essayai d’abord de lutter contre cette torpeur malséante ; mais, fortifiée par la digestion qui commençait à s’opérer, elle s’accrut de telle sorte, qu’il me fut impossible de la maîtriser. Après un quart d’heure de lutte, ma tête se prit à rouler de l’une à l’autre épaule, et mon hôte, qui s’en aperçut, eut la bonté de mettre un terme à ce martyre, en m’engageant à passer dans la chambre qui m’était destinée. Si mon premier mouvement fut de me jeter dans les bras de cet excellent homme, qui pratiquait l’hospitalité à la manière antique, le second fut de lui dire que, comptant me mettre en route au petit jour, et ne pouvant le voir à cette heure douteuse, je le priais d’agréer à l’avance mes remercîments pour son aimable accueil, et de croire à la sincérité des vœux que je formais pour son bonheur.

« Grand merci, me répondit-il d’un air pénétré ; mais comme en perdant l’appétit, j’ai perdu aussi le sommeil, au lieu de passer les nuits dans un lit, où des visions funèbres viendraient assiéger mon chevet, je les passe habituellement à lire et à méditer, assis à cette table, où demain vous me retrouverez encore. »

Je me retirai le cœur gros, en priant Dieu de rendre un peu de calme à cette pauvre âme affligée. Le pongo m’attendait à la porte pour m’offrir le bougeoir ; je lui demandai des nouvelles de mon guide et des mules ; il m’apprit que le premier était magnifiquement traité à l’office, et les secondes, plongées jusqu’au poitrail dans le fourrage. Après l’avoir chargé de me réveiller avant le jour, je le congédiai, posai ma tête sur l’oreiller et m’endormis bientôt d’un sommeil profond.

Un peu avant l’aurore, l’Indien, fidèle à la consigne que je lui avais donnée, entrait chez moi, tirait brusquement les rideaux du lit et promenait une bougie devant mes yeux, sous prétexte que quatre heures allaient sonner et qu’il était temps de me mettre en route. Je procédai incontinent à ma toilette ; et, tout en chaussant mes éperons, je préparai un petit speech de circonstance, que je comptais adresser à mon hôte au moment de me mettre en selle. Après m’être assuré par deux ou trois répétitions de la fidélité de ma mémoire, je me dirigeai vers le comedor, où, selon sa promesse, M. Reegle devait m’attendre. En ouvrant la porte, je ne pus retenir un cri de surprise. Le digne insulaire m’attendait en effet, mais, comme on dit vulgairement, les coudes sur la table. À la clarté de deux bougies aux trois quarts consumées, l’infortuné dormait d’un sommeil léthargique, le visage enfoui dans son bol, un de ses bras étendu vers la théière renversée, l’autre vers un trio de bouteilles vides. En vain, pour l’avertir de ma présence, je toussai fortement et culbutai même une chaise, son sommeil n’en fut point troublé ; j’eus alors recours aux moyens héroïques, et, frappant la table du poing, je me penchai vers le dormeur et lui criai son nom dans l’oreille : sa seule réponse fut un grognement inarticulé. Comme le petit volume était toujours à son côté, je le pris pour en voir le titre ; c’était Les nuits d’Young. Le livre, ouvert à la sixième méditation : Reflexions on man and immortality, avait ses pages tellement humides, que je crus d’abord que M. Reegle les avait arrosées de ses larmes : mais, en portant l’in-douze à mon nez, je fus choqué de l’odeur alcoolique qu’il exhalait et je le laissai retomber sur la table. Le pongo parut sur ces entrefaites ; je lui demandai s’il ne serait pas convenable d’aider son maître à regagner sa chambre, mais il me répondit qu’il n’avait aucune envie de recevoir une bouteille à la tête, comme Juan Lunar, son prédécesseur, qui s’était avisé une nuit d’interrompre le sommeil du patron.

« Au reste, ajouta-t-il avec une parfaite indifférence, c’est l’habitude de monsieur, depuis bientôt six ans, de dormir le nez sur la table quand il est bebedo, et comme cela lui arrive chaque soir, personne ici ne s’en inquiète que pour renouveler les bougies lorsqu’elles tirent à leur fin. Ordinairement, le caballero dort ainsi jusqu’à midi et se réveille de lui-même ; mais aujourd’hui, qu’il a bu une bouteille de plus que de coutume, il en aura jusqu’à cinq heures. En ce moment, vous tireriez le camareto[9] à son oreille, qu’il ne bougerait pas ! »

La harangue que j’avais préparée était devenue inutile, et malgré le plaisir que j’aurais eu à la réciter à mon hôte, l’idée de recevoir quelque projectile à la tête, si je le réveillais pour la lui débiter, me fit un devoir du silence ; néanmoins, pour ne pas laisser à l’insulaire une mauvaise opinion du voyageur qu’il avait hébergé, je traçai sur une page de mon album une ligne de remercîment, suivie d’un mot d’adieu, puis, déchirant la feuille et la roulant à la façon des scytales, je l’introduisis adroitement dans une boutonnière du spencer de M. Reegle, afin que son premier regard tombât sur elle en s’éveillant. Ces soins pris, je n’eus plus qu’à donner un pourboire au pongo, que mon guide Pacheco, en vertu de l’axiome non bis in idem, avait prié de harnacher ses mules pendant qu’il fumait paisiblement une cigarette.

Le soleil levant nous surprit en route. Pendant toute cette matinée, nous cheminâmes par des sentiers affreux, dont les casse-cou étaient perfidement dissimulés sous une couche de neige tombée pendant la nuit. À midi, nous passions à gué le rio Cabanilas, à l’endroit où il s’unit à celui de Lampa, et, comme le village de Juliaca se trouvait à peu de distance, nous convînmes d’y faire halte pour déjeuner. Après force paroles échangées avec les habitants de cette localité, trois ou quatre réaux qu’il me fallut donner à titre d’arrhes, et quelques bourrades que Pacheco distribua, comme appoint de la somme, aux plus récalcitrants, on parvint à nous procurer deux cochons d’Inde et une poignée de pommes de terre, que la femme du gobernador fit frire dans le suif. Nous eûmes, pour arroser ce triste repas, une aigre boisson fabriquée par économie avec les tiges du maïs, laquelle me parut être à la chicha de grain ce que la rinçure d’une bouteille est au jus de la grappe.

À deux lieues de Juliaca, mon guide me montra à notre gauche, enfoui dans un pli du terrain, le village d’Atuncolla, célèbre par les tapis velus que fabriquent ses habitants depuis un temps immémorial. Comme j’avais déjà vu maints échantillons de cette industrie dans les villes de la sierra et que, sous le triple rapport de la couleur, du dessin et du tissu, elle m’avait toujours paru des plus ordinaires, je donnai à peine un regard au pueblo manufacturier, qui ne tarda pas à s’évanouir dans la perspective.

La lagune d’Atuncolla, que nous côtoyâmes à peu de distance, dissipa par l’antiquité de ses souvenirs l’impression de froideur que m’avait laissée son village. C’est dans cette lagune, dont la circonférence est de quatre lieues, que s’élevait jadis le palais du Grand-Colla (atun colla), chef de la puissante nation des Collahuas. Cet édifice, de figure triangulaire, occupait le centre d’une île située à quelques encablures du rivage et communiquait avec ce dernier à l’aide d’une chaussée. L’île, appelée Totora-Isla, est toujours à la même place, mais le palais du souverain, successivement éprouvé par la domination des Incas, les tremblements de terre de huit siècles et les fouilles obstinées des chercheurs de tapados, ou trésors cachés, n’est plus à cette heure qu’un amas de ruines. À la taille et au volume de ses pierres, identiques à celles de la forteresse de Sacsahuaman, à Cuzco, on peut affirmer, sans crainte d’être démenti, que la royale demeure était construite dans la manière du second appareil pélasgique.

Quant au passé historique de la nation des Collahuas, je n’ai guère le temps de l’indiquer ici ; mais l’amateur de ce genre d’études pourra, Clavigero, Solis, Ixtlilxochitl[10] et Prescott à la main, en retrouver facilement la trace sur les plateaux de la Cordillère d’Anahuac, que cette nation habitait encore à l’époque où s’opérait ce mouvement confus des races mexicaines en marche vers l’hémisphère sud.

Absorbé dans mes réflexions sur le palais en ruines du Grand-Colla, j’avais lâché, sans m’en apercevoir, la bride à ma monture qui, profitant de l’incident, s’amusait à compter ses pas, lorsque Pacheco, dont l’activité depuis le déjeuner était inexplicable, me fit observer que nous étions au 31 décembre, qu’il était déjà cinq heures de l’après-midi, et que neuf bonnes lieues nous séparaient encore de Puno. C’était me dire clairement que s’il perdait dix piastres sur la somme promise, ce serait par ma faute, et non par la sienne. Comme nous traversions en ce moment le hameau de Paucarcolla, je me contentai pour toute réponse de montrer au mozo les maisons de l’endroit hermétiquement closes, à l’exception d’une seule, devant laquelle une vieille Indienne en haillons filait un écheveau de laine de lama. La pauvre femme était aveugle et centenaire. Je lui demandai la raison de la solitude qui l’entourait ; elle me répondit que ses concitoyens étaient partis pour Puno, afin de prendre part aux fêtes qui s’y préparaient, et qu’en leur absence, elle s’était constituée gardienne officieuse de leurs demeures. En achevant, elle me demanda, au nom de Pachacamac, maître et protecteur de cet univers, un demi-réal pour s’acheter de l’eau-de-vie. L’objet de sa demande m’abasourdit un peu, mais, par respect pour le grand nom qu’elle venait d’invoquer, je me hâtai de délier les cordons de ma bourse, et déposai dans la main ridée de la pauvre aveugle l’obole qui plus tard, devait servir à l’enivrer.

Au sortir du hameau, mon premier soin fut d’activer l’allure de ma mule ; mais le trot cadencé qu’elle prit aussitôt, ne satisfaisant qu’à demi l’impatience de mon guide, il se plaça derrière la bête et se mit à lui battre les flancs avec ses rênes tucumanes, accompagnant cette flagellation d’épithètes injurieuses. Sensible à ce double outrage et dans le but de s’y soustraire, la mule ne tarda pas à se lancer à fond de train ; mais le mozo se mit résolûment à sa poursuite, et, par ses coups et ses injures, développa jusqu’à la fureur l’activité de l’animal. Grâce à cet emploi continu de la rêne et de la parole, nous brûlâmes littéralement le chemin, et, partis à cinq heures de Paucarcolla, nous faisions, à dix heures du soir, notre entrée dans la ville de Puno, que les Chartes modernes qualifient pompeusement de « héroïque et bien méritante. »

L’héroïque cité, pour ne lui donner que le premier de ses titres, était noire comme la gueule d’un four quand nous y entrâmes. Mais, en avançant vers la plaza Mayor, les chicherias ouvertes et des lumières qui brillaient aux fenêtres nous apprirent que les habitants, par égard pour la solennité du lendemain, avaient momentanément rompu avec leur habitude de se coucher en même temps que le soleil.

Mon guide, qui connaissait de longue main les allures du consul anglais, alla frapper chez celui de ses correspondants où il espérait le trouver, et son attente ne fut pas déçue. Cinq minutes après, M. Saunders me serrait la main, et, sans pitié pour mon accoutrement, me produisait dans le salon de son ami, où des groupes épars devisaient joyeusement en choquant leurs verres. Le maître du logis, Indien gras et fleuri, type et costume quechuas des plus caractérisés, vint au-devant de nous, et, sans attendre que je le saluasse, m’offrit ingénument de trinquer avec lui. Cette formalité remplie, il me présenta à son épouse, grosse et grave matrone dont le sang serrano me parut pur de tout mélange ; en apprenant par son mari que nous venions de boire à nos santés respectives, la femme, pour me témoigner à son tour le cas qu’elle faisait de ma personne, emplit un verre d’eau-de-vie de pisco, en but préalablement la moitié, et me pria d’achever le reste ; pris au piége, je ne pus que m’exécuter. Comme je témoignais discrètement à M. Saunders mon étonnement de le trouver en pareille compagnie, il m’apprit d’une façon non moins discrète que les époux Matara, dont la couleur et les manières paraissaient me surprendre, étaient le parrain et la marraine de la goëlette qu’on devait mettre à l’eau le lendemain ; qu’à cette qualité, ils ajoutaient celle de propriétaires du bâtiment pour la moitié de sa valeur ; qu’ils possédaient, en outre, huit maisons de ville et cinq de campagne, un lavadero d’or, une mine de sel, deux mines d’argent, et donneraient probablement à leur fille unique, en la mariant, une dot d’un million de piastres (5 000 000 de francs). Je demandai à voir cette perle des héritières, et le consul me montra de l’œil une donzelle au teint bistré, vivante image de son père. Deux ou trois muguets, foncés en couleur, débitaient de galants propos à la belle, qui riait aux éclats, tout en sirotant les verres d’eau-de-vie que chacun de ses soupirants lui présentait à tour de rôle, sous figure de madrigal.

Pendant que je causais à voix basse avec le consul, je sentis qu’on me tirait par mon poncho ; je me retournai et vis la dame Matara qui, d’un geste aimable, n’invitait à m’asseoir près d’elle. Après quelques questions sur la France et l’Espagne, qu’elle croyait naïvement appartenir au continent américain, et ne former qu’un seul et même peuple de Chapetons[11], elle me demanda si je chantais en m’accompagnant sur la guitare. Je lui répondis que je n’avais jamais marié ma voix aux doux sons de cet instrument. Tout en s’étonnant d’une pareille indifférence, elle m’apprit que sa fille était une virtuose de première force, et, pour me mettre à même d’en juger, elle interpella cette dernière, qui jouait en ce moment à la main chaude avec le plus jeune de ses adorateurs.

« Approche, niñachaï[12], lui dit sa mère : voici un Chapeton de France qui aura du plaisir à t’entendre chanter.

— Monsieur est bien bon, répliqua celle-ci, seulement je ne sais rien d’assez beau pour lui…

— Voyons, pas de bêtises, Anita, fit la mère, chante le yaravi du padre Lersundi. »

Mise en demeure d’obéir, Anita décrocha la guitare d’un air maussade et, pendant qu’elle l’accordait, je demandai à la dame Matara qui était ce padre Lersundi, dont le nom revivait dans un chant national.

« Un excomulgado ! fit la matrone, un homme qui, sans respect pour le saint habit qu’il portait, s’enamoura follement d’une jeune fille de sa paroisse. Celle-ci, étant venue à mourir, fut portée en terre ; mais le padre Lersundi avait donné le mot au fossoyeur, qui, la nuit suivante, retira le cercueil de la fosse et l’apporta secrètement chez le curé. Alors, celui-ci décloua la bière, en retira la morte, et, l’ayant assise dans un fauteuil entouré de cierges, se prosterna devant elle et se mit à lui adresser des propos d’amour, qu’il entremêlait de cris et de gémissements. Quand la défunte commença à tomber en pourriture, le padre, obligé de s’en séparer, lui creusa une sépulture dans sa propre demeure ; mais, avant de l’ensevelir, il détacha une des jambes du cadavre et fit de l’os une qqueyna à cinq trous. Pendant huit jours, le malheureux ne cessa de gémir et de souffler dans cette flûte, dont le son, m’a-t-on dit, gelait la moelle dans les os. Au bout de ce temps, les voisins, n’entendant plus rien, entrèrent chez le padre et le trouvèrent mort, tenant sa flûte entre ses bras. Le yaravi que vous allez entendre fut composé par lui, durant cette lugubre semaine[13] !… »

Pendant cette explication qui me fit frissonner, Anita avait, tant bien que mal, accordé la guitare, et, sur un geste itératif de sa mère, se mit à préluder ; aussitôt, les conversations cessèrent, chacun s’empressa d’accourir, et l’exécutante, entourée d’un cercle d’auditeurs, entonna d’une voix aigre et plaintive le fameux yaravi en la mineur, lequel n’avait pas moins de seize coplas. On me permettra de citer ici la première, à titre d’échantillon :

Querida del alma mia,
Mientras yaces sepultada
En tu lobrega mansion,
Tu amante canta y llora,
Al recordarse el pasado,
Mas sus cantos y gemidos
Que yà no puedes oir,
Se los va llevando el viento[14].

Un tonnerre d’applaudissements, auxquels je joignis les miens, salua la dernière strophe du yaravi ; mais Anita, accoutumée sans doute à de pareils hommages, en parut médiocrement flattée, et, jetant la guitare aux bras de sa mère d’un air fort irrespectueux, regagna son ancien poste où ses adorateurs vinrent la rejoindre.

« Quelle fille ! monsieur, me dit à l’oreille la dame Matara, dont la voix tremblait de colère ; croiriez-vous qu’elle nous parle, à son père et à moi, comme si nous étions des pongos ?… Allez, c’est une rude croix que Dieu nous a envoyée, et je plains de tout mon cœur l’homme qui sera son mari ! »

Par politesse, je ne répondis pas à cette bonne mère que j’étais entièrement de son avis, et, la voyant disposée à épancher son cœur dans le mien, je me levai sous un prétexte de fatigue, et, après avoir pris congé d’elle, j’allai demander à M. Saunders s’il s’était occupé de me trouver un logement. À ma grande surprise, il me répondit que je n’avais qu’un pas à faire pour être rendu chez moi, les époux Matara ayant offert, par considération pour lui, de me donner le vivre et le couvert pendant la durée de mon séjour à Puno. Là-dessus, il me conduisit dans un petit bouge décoré du nom d’aposento, et, me montrant quelques peaux de moutons étendues sur le sol et recouvertes, par décence, d’un drap de calicot grossier, il me quitta après m’avoir souhaité une bonne nuit. Mon premier soin fut de visiter le lit qui m’était destiné et dont la tournure m’avait paru suspecte ; je cherchai ensuite dans tous les coins la cuvette aux ablutions et les serviettes obligées ; puis, quand je me fus convaincu que ces objets manquaient et que les murs n’offraient pas un seul clou auquel on pût suspendre une bretelle, je me laissai tomber sur mon grabat où le sommeil vint me surprendre, tandis que je cherchais à deviner à quoi les époux Matara pouvaient employer leurs millions.

Levé avec le jour, je mis mon album sous mon bras et j’allai parcourir la ville. Après l’avoir envisagée sous tous ses aspects, j’en pris une vue générale, du haut d’un monticule qui dominait le lac au bord duquel elle est assise. Cette nappe couleur de plomb (titi), enfermée dans un cercle de collines (caca) juxtaposées, s’étendait sans bornes à l’horizon. Aucun vent ne ridait sa surface fuligineuse. On eût dit l’Océan, par un temps couvert et un calme plat. Malgré l’heure matinale et le froid piquant occasionné par le voisinage des neiges du Crucero, les plages du Titicaca étaient couvertes d’Indiens des deux sexes, accourus des provinces de Lampa, d’Asangaro, de Chucuyto, des confins du Désaguadero, et à qui la vue de la goëlette destinée au cabotage du lac Sacré[15] arrachait des cris d’admiration. Le frêle bâtiment, pavoisé aux couleurs péruviennes et son taille-mer tourné au large, était placé sur une accore et soutenu par deux de ces étais que les marins appellent des béquilles. À l’élégance de sa guibre, à l’étroitesse de sa poupe et surtout à la tonture audacieuse de ses flancs finement évidés, on devinait le gabarit en honneur dans les chantiers de l’Amérique du Nord. L’Indépendance, en effet, comme je le sus plus tard, avait été construite à New-York et expédiée à Islay par pièces détachées et numérotées, qu’on n’avait eu que la peine d’assembler. Les diverses parties de sa mâture, depuis les mâts de hune jusqu’aux vergues et aux boute-hors, gisaient sur la plage, où les Indiens s’amusaient à en mesurer la grosseur.

En rentrant, je trouvai le déjeuner servi et mes connaissances de la veille réunies autour de la table. Une place m’avait été réservée entre les époux Matara, et, tout en m’excusant de m’être fait attendre, je m’efforçai de regagner le temps perdu. Le baptême et le lancement de la goëlette devaient avoir lieu à onze heures, et, comme il en était déjà plus de dix, chaque convive avala les morceaux doubles, et, le chocolat pris, se hâta de quitter la table, les hommes pour s’enquérir du programme de la cérémonie, les femmes pour s’occuper de leur toilette ;

les serviteurs même, partageant l’empressement général, eurent lestement enlevé les plats et retiré la nappe. Cette promptitude, qui de leur part m’étonnait beaucoup, me fut expliquée un moment après par le genre d’occupations auquel ils se livrèrent, et qui consistait pour les uns à orner la façade de la maison de draps de lits et de tentures, et pour les autres à joncher son seuil de roseaux verts coupés sur le bord des lagunes. Plusieurs maisons notables de la rue, n’ayant pas tardé à illustrer leur devanture à l’exemple de celle des époux Matara, le quartier prit bientôt cet air joyeux et endimanché qui caractérise nos villes du midi de la France, par un jour de Fête-Dieu.

Resté seul avec M. Saunders, je profitai du tête-à-tête pour lui raconter les détails de mon entrevue avec son ami Reegle, depuis le scandale qu’avait causé le mot ménagerie, appliqué aux animaux qui lui tenaient compagnie, jusqu’aux confidences qu’il m’avait faites sur la blessure de son cœur et le délabrement de son estomac. Quand j’en vins à parler de l’état anomal dans lequel je l’avais laissé, M. Saunders m’interrompit par un geste d’épaules qu’il accompagna de ces paroles expressives, mais peu flatteuses pour son ami :

« Reegle est un excellent homme, qui n’a d’autre défaut que son ivrognerie ; du temps de sa femme il buvait déjà, car il a toujours bu, mais comme elle lui faisait la guerre à ce sujet, il buvait en cachette et cela le gênait ; depuis qu’elle est morte, et voilà six ans, il en prend si bien à son aise, que je parierais qu’il ne s’est pas encore dégrisé. Je lui ai prédit qu’il finirait mal. »

Comme j’engageais le consul à revenir sur sa sinistre prophétie, quelques pétards éclatant dans la rue et le carillon de toutes les cloches nous apprirent que la cérémonie allait avoir lieu. M. Saunders, en sa qualité d’ami de la maison, ouvrit sans scrupule les portes qui conduisaient au premier étage et m’invita à le suivre sur le balcon, d’où nous pourrions jouir du coup d’œil de la procession et voir défiler le cortége. J’acceptai avec d’autant plus d’empressement, qu’une solitude complète régnait déjà dans le logis ; maîtres et serviteurs l’avaient laissé à notre garde, pressés qu’ils étaient de se rendre à l’église.

Une foule compacte emplissait les rues. Je remarquai avec plaisir que le beau sexe en formait la majorité ; mais quelque attrayant que fût l’aspect des Chacareras, avec leur robe courte à volants empesés et leur chapeau tromblon posé sur l’oreille, j’avoue que, par amour du pittoresque, mes regards se fixèrent de préférence sur les femmes du peuple, dont l’épiderme couleur d’acajou neuf, la chevelure ébouriffée et les vêtements bariolés, offraient un coup d’œil des plus pittoresques. La plupart d’entre elles, pour charmer les ennuis de l’attente, s’étaient munies de cruchons de chicha et de bouteilles d’eau-de-vie, auxquels elles buvaient à même, tout en mâchonnant des feuilles de coca, qu’elles puisaient dans une aumônière pendue à leur côté.

Bientôt les cris proférés par des milliers de voix, et le mouvement de recul imprimé à la foule, nous annoncèrent l’arrivée de la procession. Les cloches, qui s’étaient tues, recommencèrent à sonner, tandis que les camaretos et les pétards éclataient de plus belle. Au même instant, je vis briller à l’extrémité de la rue, au-dessus des têtes de la multitude, les hampes dorées des drapeaux et la croix d’argent haute de quelques mètres. Devant le signe du salut, j’obligeai M. Saunders à retirer son feutre, bien qu’il prétendît que le coryza dont il était affecté, joint à sa qualité de protestant, étaient des motifs suffisants pour ne pas l’ôter.

En tête du cortége, parut un détachement de serenos ou gardes de police, composé d’une douzaine d’hommes, vêtus de ponchos de laine, coiffés de monteras et chaussés d’usutas (lambeau de cuir façonné en sandale) ; chacun d’eux était armé d’une macana noueuse en bois de huarango, retenue au poignet par un bout de corde. Ce gourdin, auquel ils imprimaient un mouvement continuel, leur servait à contenir dans de justes bornes l’empressement des indigènes, exaltés outre mesure par des libations copieuses. À peine un curieux de l’un ou l’autre sexe tentait-il de franchir la haie pour jouir par anticipation des détails de la procession, qu’un coup d’assommoir sur la tête l’avertissait de son indiscrétion et l’obligeait à reprendre sa place. Ce mode de rappel à l’ordre avait quelque chose de net et de précis, que M. Saunders, en qualité d’Anglais, me parut goûter vivement.

À la suite des serenos, défila la corporation des fruitières, graves matrones, chargées pour la plupart d’un embonpoint notable, enrubannées de la tête aux pieds, et portant dans des corbeilles pavoisées, les dons de la Pomone américaine, à titre d’échantillons de leur commerce. Un groupe d’alcades et de gobernadores, la chevelure en queue de cheval, harnachés de rouge et de bleu et brandissant leur longue canne à pomme d’argent, marchaient sur les pas des commères.

Derrière eux, précédée par la croix et entourée de bannières et d’étendards qui flottaient au vent, parut sur un brancard d’argent que portaient seize Indiens en surplis, l’image vénérée de Nuestra-Señora de las Nieves. La Vierge, protectrice de ces régions glacées, était vêtue d’une robe à paniers, en velours ponceau, toute galonnée d’or et garnie d’astracan. Le bonnet fourré, brodé de perles et surmonté d’une aigrette, qu’elle portait enfoncé jusqu’aux yeux, faisait allusion au froid rigoureux qui règne en tout temps dans ces parages. Un scapulaire pendait à la main gauche de la Vierge ; sa main droite élevait un pennon en soie blanche, sur lequel était peint un œil ouvert entouré de nuages. À l’aspect de cet œil, je pressentis quelque symbole, et, oubliant que mon voisin appartenait à la religion réformée, je lui en demandai tout bas la signification ; mais, en vrai parpaillot qu’il était, il se mit à ricaner grossièrement au lieu de me répondre. Je sus plus tard que l’ophthalmos peint sur la bannière de Notre-Dame représentait le ñahuidios, ou œil divin, destiné à conjurer le ñasupay, où mauvais œil, qui jette des sorts aux bergers des hauteurs et fait périr leurs moutons du claveau.

Autour du brancard de Notre-Dame des Neiges, se groupaient une vingtaine de béguines de San-Juan de Dios, vêtues de couleurs sombres, et la taille ceinte d’une bande de cuir. Ces vénérables dames, portant chacune une torche de cire, chantaient le Te Deum sur un air du pays, accompagnées par deux joueurs de guitare d’un âge mûr, qui leur donnaient le la et chantaient avec elles.

Derrière les béguines apparurent, conjugalement réunis par un ruban rose lamé d’argent, dont chacun d’eux tenait un bout, le parrain et la marraine de la goëlette. En nous apercevant à leur balcon, tous deux sourirent et nous firent un petit signe de tête, auquel je répondis par un salut. M. Matara avait un habit vert chou, à trois basques doublées de rouge, et dont les revers lui descendaient jusqu’aux cuisses. La coupe de ce vêtement témoignait suffisamment de son respect pour les antiques modes de la sierra. Le seul sacrifice qu’il eût cru devoir faire aux idées modernes, consistait dans ses inexpressibles, qui, au lieu d’être des culottes à canons, genre Louis XIII, comme en portent les indigènes, étaient de véritables pantalons à sous-pied. Une touffe de rubans multicolores, accrochés à la boutonnière du Crésus quechua, flottaient au souffle du zéphyr.

Sa respectable épouse, imbue des mêmes préjugés et fidèle aux mêmes idées, avait religieusement conservé le vêtement de sa caste, et portait ce faldellin étroit, court et collant par le bas, espèce de tonnelet plissé, qui donne aux bourgeoises de la sierra l’apparence de gros scarabées. Ajoutons, comme correctif, que ce faldellin, confectionné par le premier tailleur de la ville, — la façon de ce vêtement est du ressort des sastres, — se composait de trente-cinq mètres d’un beau satin de Malaga, couleur cannelle, garni au bas de trois rangs de passementerie de soie noire et de crépines d’or fin, dont l’effet était irrésistible. Une llicella en laine blanche, bordée d’une dentelle d’or, et retenue sur la poitrine par un tupu d’argent, épingle antique en figure de cuiller à soupe, des bas de soie rose et des souliers en prunelle, de la nuance du fourreau, complétaient ce riche costume. La coiffure de la dame Matara était des plus simples. Ses cheveux d’un noir bleuâtre, lavés à l’urine[16], lustrés au suif de mouton, et séparés par une raie médiane, pendaient sur son dos, divisés en une cinquantaine de tresses, qu’un morceau de plomb roulé rattachait en faisceau à leur extrémité.

À quelque distance du couple, s’avançait le curé, revêtu d’une splendide chappe, offerte à titre de présent par le parrain et la marraine de l’Indépendance. Le sacristain de la Matriz, tête et jambes nues, abritait le chef du pasteur sous un parasol à longue canne, qui rappelait l’achihua des empereurs péruviens. Il est vrai que ce parasol, au lieu d’être tissé en plumes, était couvert en cotonnade rouge, et que le bedeau qui faisait l’office de ccumillu, n’était ni nain, ni bossu, comme l’individu chargé de ces fonctions près des fils du Soleil.

À la gauche du curé se trouvaient quelques vicaires des paroisses voisines, qu’il avait conviés à la cérémonie : À sa droite le recteur du collége des sciences, fondé par San-Roman, lequel était accompagné d’un professeur de théologie mystique et d’un docteur en droit canon. Ces trois personnages, dans le but d’être agréables aux époux Matara, avaient revêtu leur costume de cérémonie : toge descendant au mollet et bridant sur le corps, avec manches à la Buridan, le tout en drap noisette, doublé de serge écarlate. Leur tête était couverte d’un mortier hexagone en velours noir, dont la houppe ébarbillonnée leur faisait une crête de coq de roche.

Un orchestre, formé d’une trentaine d’exécutants, fermait dignement la marche. Les instruments se composaient de trompettes en fer-blanc, de pututus ou cornes d’Ammon, de flûtes à cinq trous, de tambours, de guitares, de charangos et de syrinx. Comme aucun thème musical n’avait été donné d’avance à ces artistes, qu’on s’était contenté d’abreuver largement, chacun d’eux jouait selon sa fantaisie, et de ce pêle-mêle d’inspirations et d’instruments, jaillissait une mélodie originale, mais assourdissante.

Au moment où la procession tournait l’angle du Cabildo pour se rendre au rivage, M. Saunders me proposa d’aller la rejoindre, afin d’assister pour mon compte à la bénédiction de la goëlette, tandis que lui surveillerait les détails de la mise à l’eau. J’acceptai, et lorsqu’il eut fermé la porte du logis, nous essayâmes de nous joindre au cortége, en remontant la rue ; mais la foule qui l’obstruait était si compacte, qu’après un quart d’heure de lutte et l’effort combiné de nos poings, de nos genoux et de nos pieds, force nous fut de rebrousser chemin et de faire un assez long détour pour gagner la plage. Quand nous arrivâmes près du bâtiment, le curé venait de faire son aspersion d’eau bénite et de répandre sur lui le sel et le blé, en prononçant la formule sacrée, qui devait le protéger contre la tempête, le préserver de la corruption et assurer la prospérité de son commerce. Restait maintenant à débarrasser l’Indépendance de ses béquilles et à couper l’accore qui la retenait au rivage. La foule attendait avec anxiété ce grand événement ; mais vingt minutes s’écoulèrent, et la goëlette ne bougeant pas plus qu’une souche, les spectateurs commencèrent à murmurer. M. Saunders, à qui je demandai la cause de ce retard, m’apprit qu’il était dû à l’absence des deux praticiens chargés de l’opération délicate du lancement. Ces individus, sur le compte desquels je me renseignai, étaient deux matelots du steamer américain Philadelphia, qu’ils avaient déserté par amour pour le jus de cannes fermenté et les cholas du littoral. Après avoir erré longtemps de plage en plage, ils étaient arrivés à Islay, où le consul britannique, s’apitoyant sur leur misère, leur avait offert de les envoyer à Puno, avec les grades de capitaine et de second de l’Indépendance, à la charge par eux, d’effectuer la mise à l’eau de ce navire, de l’espalmer, de le mâter, de le gréer et de renoncer pour toujours aux liqueurs fortes. Les deux Yankees, qui ne savaient où donner de la tête, avaient souscrit à tout ce qu’on exigeait d’eux, et munis de lettres de marque et de passe-ports dûment parafés, ils étaient partis pour la sierra. Malheureusement, le séjour de Puno, les caresses des indigènes et le crédit illimité qui leur fut ouvert dès le premier jour dans les chicherias, avaient agi sur eux à la façon des fruits du lotus. Oublieux de leurs promesses, ils étaient restés constamment plongés, depuis leur arrivée, dans un état intermédiaire entre l’ivresse et le sommeil.

Cependant, la cérémonie traînait en longueur, et la procession ne pouvant rester plus longtemps sur la plage, une escouade d’Indiens fut envoyée à la recherche des deux hommes, qu’après maintes perquisitions on parvint à retrouver dans une pulperia, étendus sur le sol et profondément endormis ; quelques potées d’eau, qu’on leur jeta au visage, interrompirent leur sommeil ; leur première parole en ouvrant les veux, fut un juron formidable ; leur seconde, un appel à la boxe. Mais les indigènes, sans s’émouvoir de ces démonstrations, leur jetèrent un lazo autour du corps, et les entraînèrent au pas gymnastique vers le rivage, où on les vit apparaître, débraillés, titubants et plus ahuris que des chats-huants surpris par le jour.

À ce moment, soit que l’impatience de la foule ne connût plus de bornes, soit que la situation morale et physique des survenants lui parût incompatible avec la nature du service qu’ils étaient appelés à rendre, on vit un flot de ces Indiens, dont les aïeux transportaient jadis, pour le bon plaisir des Incas, des blocs de granit du poids de 20 000 quintaux métriques, se ruer sur la goëlette, l’enlever de terre et la précipiter dans le lac, où le gracieux bâtiment, après avoir enfoncé son avant comme un goéland qui plonge, alla reparaître à quelques encablures de distance. Les cris frénétiques et les battements de mains des spectateurs saluèrent cette prouesse dont l’amour-propre national du curé, des vicaires et des professeurs fut vivement flatté, si j’en juge par les sourires et les paroles qu’ils échangèrent. Quant aux époux Matara, cédant à une émotion bien légitime, ils avaient lâché le ruban qu’ils tenaient et s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre. Acclamés par la multitude, ils furent reconduits en triomphe jusqu’à leur demeure, où M. Saunders et moi, nous les rejoignîmes quand l’enthousiasme populaire se fut un peu calmé.

Pendant la journée, les plages du Titicaca, couvertes d’indigènes, retentirent du son des guitares et du choc des cruchons. Le soir venu, on tira des pétards dans les rues ; le balcon Matara fut illuminé, et un bal offert par les époux aux notabilités de la ville. Heureusement, j’en avais été prévenu à temps par le remue-ménage qui avait lieu dans la maison et la vue des outres de vin et d’eau-de-vie, qu’on disposait dans les coins du salon en manière de jardinières. Prévoyant un éclat terrible, je m’esquivai quand vint la nuit, et, barricadé dans ma cellule, je pus entendre, comme à l’abri du port, rugir, jusqu’à l’aurore, l’orchestre de la procession, piétiner les danseurs de zapateo et vociférer l’assistance.

Le surlendemain je quittai Puno. L’idée ambitieuse m’était venue, en contemplant son lac, de réaliser, à l’égard de la vaste nappe, le circumdedit me du navigateur génois. Après avoir soldé le compte de Pacheco et pris congé de mes hôtes, je promis à M. Saunders, que ses affaires devaient retenir à Puno un grand mois encore, de venir l’y rejoindre. J’avais calculé que mon absence durerait au plus trois semaines. À mon retour, nous devions profiter de la goëlette pour explorer en commun les îles verdoyantes semées sur le grand lac, depuis l’île de Titicaca, qui a deux lieues de circonférence, jusqu’à l’îlot de Puma, qui n’a que vingt mètres de tour. Je partis accompagné de deux chasquis ; mais, en voyage, si l’homme bien souvent propose, c’est presque toujours Dieu qui dispose, et je devais l’apprendre à mes dépens. Après une visite aux volcans éteints de Chupa, je m’arrêtai devant les sources minérales d’Arapa, puis, de ces dernières, je passai aux affluents du golfe d’Azangaro et à ceux de Huancané, que je m’amusai à relever les uns après les autres. Une fois lancé dans cette voie, je ne reculai plus devant un détour de quelques lieues pour aller boire une gorgée d’eau aux sources de l’Araza et du Paucartampu, reconnaitre les versants d’Apolobamba et ceux d’Achachache, et faire un lavis des célèbres ruines de Tiahuanacu. Au milieu de ces occupations diverses, le temps passa sans que j’en eusse conscience. Un beau matin, je me trouvai sur la rive droite du Desaguadero, déjeunant de racines cuites sous les cendres et en train de supputer la série des jours écoulés depuis mon départ de Puno. Il y avait juste cinq mois et deux jours que j’en étais parti, Je pensai naturellement que M. Saunders ne s’y trouvait plus à cette heure, et, changeant mon itinéraire, j’enjambai la Cordillère au-dessus de Huayna-Putena, je longeai la vallée de Moquehua, coupai celle de Tambo à douze lieues de l’Océan, et, après six mois de pérégrinations, j atteignis le port d’Islay et la demeure consulaire, où j’allai demander l’hospitalité.

Je ne trouvai que mistress Saunders et ses deux filles ; ces dames étaient encore sous l’influence des tristes événements qui s’étaient accomplis pendant mon absence ; la goëlette l’Indépendance avait sombré sous voiles à son premier voyage, dans une traversée de Chucuito à Umamarca. Tout l’équipage avait péri. Un numéro du journal El Comercio, que mistress Saunders me mit entre les mains, contenait, au sujet de la catastrophe, un long article en trois colonnes, qui avait fourni à son auteur l’occasion de parler de Manco-Capac, de l’ère de l’indépendance et des destinées glorieuses auxquelles le Pérou était appelé. Quant à la cause du sinistre, l’auteur l’attribuait à une trombe, qu’il appelait Bomba tifò. Mais mistress Saunders, mieux informée que lui, m’assura que l’inhabileté de l’équipage, composé d’Indiens pongos, qui voyaient un navire pour la première fois, jointe à l’état d’ivresse dans lequel se trouvaient le capitaine et son second au moment du départ, étaient les véritables causes du naufrage de la goëlette, naufrage qui occasionnait à son époux une perte sèche de cent quarante mille francs, aucune compagnie d’assurances maritimes n’ayant encore été créée aux alentours du lac Sacré.

Puis, comme un malheur n’arrive jamais seul, la mort de M. Reegle avait suivi de près le naufrage de la goëlette. L’infortuné, à la suite d’une de ces lectures de Young qui lui étaient familières, s’étant endormi le nez sur la table dans le voisinage d’une lumière, avait pris feu comme de l’amadou. Quand le pongo vint au matin pour renouveler les bougies et achever le peu de rhum oublié par son maître au fond des bouteilles, il ne trouva de ce dernier qu’une masse carbonisée à laquelle adhéraient deux bottines encore intactes. Comme Empédocle, M. Reegle n’avait laissé de lui que sa chaussure.

L’annonce de ce double malheur m’avait véritablement consterné. En vain, après le dîner, les demoiselles Saunders, pour essayer de me distraire, jouèrent-elles à quatre mains la romance : Portrait charmant, portrait de mon amie ; leurs accords furent superflus. Le naufrage de l’Indépendance et la combustion instantanée de M. Reegle avaient tellement ébranlé mes nerfs que, ne pouvant supporter plus longtemps les sons harmoniques du clavecin, je demandai la permission de me retirer. Après une nuit d’un sommeil inquiet, entrecoupé de songes pénibles, je me levai, et prenant congé de ces dames, je partis pour la province du Cailloma, où Îles sources de l’Apurimac, alors peu connues, avaient éveillé depuis longtemps ma curiosité.


  1. Littéralement  : douceur du lac. C’est le fucus antarcticus, appelé aussi durvilea utilis.
  2. Un tel.
  3. C’est par erreur que M. Bernard de Jussieu a placé l’heliotropus peruvianus dans l’intérieur de la Cordillère occidentale. Cette borraginée ne croît que dans la région des Lomas, entre la zone des sables et celle des cendres, à deux ou trois kilomètres de l’Océan. Passé cette région, elle disparaît complétement et est remplacée par le genre Lantana, qu’on trouve soixante lieues plus loin, sur le versant des Andes orientales.
  4. Ces trombes sont souvent chargées d’exhalaisons azotées, que les gens du pays attribuent à la décomposition de ces immenses bancs de clupes que l’Océan rejette deux ou trois fois par an sur ses rivages. Les oiseaux marins, pélicans, fous, frégates, etc., surpris dans leur vol par une de ces trombes méphytiques, tombent comme foudroyés sur les plages, où maintes fois, dans un étroit espace, j’ai compté plusieurs centaines de leurs cadavres.
  5. De toutes les nations jadis en possession des plateaux des Andes, celle des Aymaras, à laquelle nous croyons devoir attribuer l’érection des monuments de Tiahuanacu, antérieurs de plusieurs siècles à ceux de Cuzco, était la seule chez laquelle existât la coutume de déformer en naissant, au moyen de planchettes et de ligatures, la boîte osseuse de ses individus. S’il était donné de percer les ténèbres qui entourent les premières migrations dans l’hémisphère sud des races du nouveau Mexique, peut-être retrouverait-on la souche primitive des Aymaras du Haut-Pérou dans les anciens Umaaüs (Omahuas) de l’hémisphère nord, qui, de déplacements en déplacements à travers le Centre-Amérique, le Popayan et la rivière Japura, et sous les noms d’Umahuas, de Cambehüas et enfin d’Iacanga-Peüa, tous synonymes de Têtes plates, vinrent s’éteindre à Sun-Pablo d’Olivença, sur la rive droite de l’Amazone, où le dernier de leur race mourut vers la fin du dernier siècle.
  6. En 1080, sous le règne de Sinchi-Roca, deuxième empereur de la dynastie du Soleil, la plus grande partie de la nation Aymara subit la domination des Incas. Seules, quelques tribus jalouses de conserver leur indépendance luttèrent contre l’envahissement des empereurs, et, refoulées dans le sud et l’ouest, s’avancèrent jusqu’au rivage du Pacifique, où elles se mêlèrent, mais sans se confondre, aux nations Quellcas, Changos et Llipis, qui peuplaient à cette époque les vallées et les plages du littoral. Au treizième siècle, Capac-Yupanqui entreprit en partie la réduction de ces peuplades que, trente ans plus tard, son successeur Yahuar-Huacac acheva de soumettre. À part la configuration étrange de la tête qui distingue la race Aymara entre toutes ses voisines du littoral, la nationalité des momies, qu’on y rencontre par milliers, se dénonce d’elle-même à première vue, tant par la construction des huacas ou tombeaux qui les renferment, que par la posture des individus, la couleur et le tissu des bandelettes, et les poteries plus ou moins grossières dont ils sont entourés.
  7. Du verbe quechua pascani, paître.
  8. Galactotendrum utile (arbre à la vache).
  9. Petit mortier qu’on enfouit dans la terre et dont la mèche pointe à l’extérieur. Les Indiens s’en servent pour leurs salves des jours de fête.
  10. Fernando de Alva Ixtlilxochitl, savant ethnographe et auteur d’une chronique des Chichimèques.
  11. C’est le nom familier que donnent les Indiens aux Espagnols de la péninsule.
  12. Diminutif en quechua du mot espagnol niña, jeune fille.
  13. Ce fait, connu dans toutes les provinces du Collao, eut lieu dans la bourgade de Coporaque, quelques années avant la proclamation de l’indépendance. Le yaravi attribué au padre Lersundi est l’œuvre de quelque rimeur du pays, et ne fut composé qu’après l’expulsion des Espagnols.
  14. Littéralement : — Bien-aimée de mon âme, pendant que tu reposes ensevelie dans ta sombre demeure, ton amant chante et pleure en se rappelant le passé : mais ses chants et ses gémissements, qu’à présent tu ne peux entendre, sont emportés par le vent.
  15. C’est du lac de Titicaca que les traditions font sortir les premiers enfants du Soleil. Un temple délié à cet astre s’élevait autrefois dans la plus grande de ces îles.
  16. Ce mode d’ablution, qui provoquera une exclamation de dégoût chez nos lectrices, est en honneur chez les Indiennes du peuple et les bourgeoises des villes et des villages de la sierra. L’ammoniaque que contient abondamment ce liquide, prévient, au dire de celles qui s’en servent, le rétrécissement et la dessiccation des bulbes capillaires, et partant, la chute des cheveux. Que la chose soit vraie ou non, toujours est-il que les exemples de calvitie sont inconnus chez ces aborigènes, porteurs au contraire de chevelures luxuriantes, qu’ils conservent parfaitement noires jusqu’à un âge très-avancé.