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Scènes et paysages dans les Andes/04

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LES SOURCES DE L’APURIMAC.




À l’époque où je visitai la province de Cailloma, dans le bas Pérou, les sources de l’Apurimac[1] et la direction de son cours n’étaient pas aussi connues de nos géographes qu’elles peuvent l’être à cette heure. Parmi les cartes gravées ou manuscrites que j’avais cru devoir consulter avant d’entreprendre ce voyage, deux surtout avaient fixé mon attention. La première et la plus ancienne était celle du jésuite Samuel Fritz, dressée en 1687 par ordre de la Real Audiencia, de Quito ; la seconde était la carte à grands points de M. Brué, dont la dernière édition date de 1856. Ces deux cartes, qui s’entendaient à merveille sur la délinéation extérieure du continent, sur sa charpente orographique et ses divisions principales, différaient malheureusement sur l’origine de l’Apurimac, que l’une plaçait au sud et l’autre au nord de la chaîne des Andes occidentales. Mon ignorance sur la matière ne me permettant pas de statuer à cet égard, j’eus recours aux gens du pays, à qui je montrai les susdites cartes, en leur demandant qui des deux, du P. de Jésus ou de M. Brué, pouvait avoir raison. Les gens du pays, après avoir ri, comme ils le font toujours lorsqu’on les interroge, me répondirent que tous deux avaient tort. La question ainsi résolue et plein de foi dans l’infaillibilité du dicton : vox populi, vox Dei, je n’eus plus qu’à me mettre en quête de l’Apurimac, espérant le prendre au passage dans quelqu’une des provinces de l’ouest, qu’il arrose, le remonter jusqu’à sa source, puis, si la chose était possible, redescendre avec lui jusqu’à l’Océan.

Au moment où commence ce récit, il y avait déjà onze jours que, parti de Tambobamba pour donner suite à mon projet, je décrivais une série d’angles plus ou moins ouverts, sur la lisière des départements de Cuzco et d’Aréquipa, passant, selon que besoin était, d’une province à l’autre, et me rapprochant insensiblement du but. L’Apurimac, que j’avais rejoint à Paruro et remonté jusqu’à Huarumini, se rétrécissait de plus en plus. Large de 69 mètres et profond de 4 à 7, à l’endroit où je l’avais pris, son lit, devant Yauri, avait à peine une largeur de 12 mètres. Depuis longtemps, ses ponts de granit à trois arches avaient disparu pour faire place à des ponts de bois remplacés eux-mêmes, quelques lieues plus haut, par ces escarpolettes primitives que les indigènes nomment tantôt crisnejas et tantôt maromas, selon leur mode de structure et leur balancement plus ou moins prononcé. Bref, je m’attendais d’heure en heure à voir le roi des fleuves, l’Apuyacuna[2], barré par un simple tronc d’arbre comme un ruisseau vulgaire.

Durant ce trajet, d’une vingtaine de lieues, fait du nord au sud et sous le 74e parallèle, j’avais traversé successivement, sans sortir de l’Entre-Sierra, toutes les zones de température et de végétation qui séparent les vallées de l’ouest des plateaux andéens. Ainsi dans la province de Paruro, les vals de Tocsihuaylla et de Huancachu m’avaient offert la chirimoya, l’orange, la canne à sucre, la grenade, la pastèque, la lucma, le pacay, la figue, et le raisin ; à Capacmarca, je n’avais plus trouvé que la pêche, la poire et la fraise d’Europe ; des pommiers, des cognassiers, des merisiers s’étaient montrés un instant à Omacha ; puis, à partir de Livitaca, les arbres fruitiers avaient été remplacés par des légumes, que la rigueur du froid avait fait disparaître à leur tour. À Taracote, un chou planté dans une terrine me fut montré comme une rareté. La province de Canas, que je venais d’atteindre, formait l’avant-dernier degré de cette échelle thermale, graduée de 25° à 0. Son sol rigide produisait à peine l’âcre pomme de terre appelée papalisa ; une avoine chétive, qui donnait de l’herbe et jamais de grain, et que le bétail consommait sur place ; quelques myrtacées naines à feuillage acéreux, et d’humbles plantes, parmi lesquelles la sauge, la chicorée sauvage et la scorsonère, brillaient au premier rang.

Cette triste végétation s’appauvrit encore. Bientôt, des graminées et des mousses seules se montrèrent dans les bas-fonds et sur les versants des coteaux. Le paysage changea d’aspect, les ondulations du sol disparurent ; les plans des terrains devinrent de plus en plus heurtés ; de brusques affleurements de roches s’y produisirent sous toutes les formes ; les serros aux pentes douces, aux sommets arrondis, soudés les uns aux autres, de façon à n’offrir à l’œil qu’une masse homogène, se détachèrent de la chaîne mère comme autant de pitons ou de caps isolés, tantôt sombres, tantôt éclairés, selon que le soleil leur prêtait ou leur retirait sa lumière.

Au sortir de Tayquani, le décor changea de nouveau. Le sol, bouleversé par les commotions volcaniques, n’eut plus ni mousses ni lichens ; il se couvrit d’énormes blocs erratiques, qui s’épanouissaient à sa surface comme des champignons énormes. Chemins et sentiers étaient remplacés par une effrayante série de talus escarpés et de failles béantes, au fond desquelles des amas de galets attestaient le passage d’anciens torrents. Des pans de basalte aux arêtes tranchantes, penchés sur le bord de ces abîmes et s’y maintenant contre toutes les lois de l’équilibre, semblaient toujours près de nous écraser au passage ; les montagnes, de plus en plus altières, dressaient jusque dans les nuages leurs sommets coniques ou déchiquetés en dents de scie. Des ruisseaux de neige fondue s’en échappaient en bouillonnant comme de l’urne d’une naïade ; tant que le soleil brillait d’un vif éclat, ces ruisseaux bondissaient d’escarpement en escarpement avec une ardeur furieuse ; mais à peine l’astre commençait-il à décliner, qu’ils ralentissaient petit à petit la rapidité de leur fuite, et, passant, aux approches du soir, de l’état liquide à l’état solide, ne représentaient plus, quand venait la nuit, qu’un amas confus de stalactites dont les cristaux s’effilaient par le bas.

Enfin la neige, de sporadique qu’elle avait été jusque-là, se cristallisa, devint éternelle, et, du faîte des montagnes qu’elle recouvrait seule, descendit bientôt le long de leurs flancs, atteignit leur base et l’enveloppa de son blanc linceul. Ainsi hérissé de frimas, l’immense paysage eut un aspect sublime. Il est vrai que le froid allait augmentant et que mes doigts, mordus par l’onglée, ne tardèrent pas à me refuser leur office ; mais l’enthousiasme qu’éveillaient en moi les splendeurs de cette nature, qui, mieux que l’Océan, rappelait l’infini, me rendit insensible à l’action de la brise, et dans un accès de lyrisme, il m’arriva d’apostropher la muse des régions polaires, ce qui surprit si fort les mozos qui m’accompagnaient, qu’ils accourent en toute hâte me demander si je n’avais pas besoin de leurs services : les braves gens me croyaient fou.

La région des neiges que nous traversâmes était aussi la région des orages. Matin et soir, nous fûmes régulièrement assaillis par des tourmentes qui me causèrent plus d’effroi que d’admiration ; ces tourmentes, d’un caractère d’ailleurs assez pittoresque, commençaient par une trombe de vent qui s’élançait d’une quebrada voisine, comme de l’outre d’Éole, passait sur la face des montagnes et dispersait leurs neiges en blanche fumée ; puis après avoir sifflé, gémi, hurlé, en se heurtant aux angles des rochers, disparaissait aussi brusquement qu’elle était venue ; alors, le ciel noircissait à vue d’œil, de gros nuages ronds descendaient vers la terre, se rapprochaient, s’aggloméraient et finissaient par nous envelopper d’une atmosphère ténébreuse, que l’éclair et la foudre illuminaient à l’envi ; ces tempêtes duraient une heure, quelquefois deux. Pendant ce temps, la neige ne cessait de tomber à larges flocons, tantôt précédée et tantôt suivie d’une pluie de grêlons, dont les projectiles avaient le plus souvent, la grosseur d’un pois chiche, mais parfois aussi celle d’une prune.

C’est par une de ces tempêtes, née avec l’aurore, que j’atteignis, entre onze heures et midi, la bourgade de Coporaqué, chef-lieu de la province de Canas ; au sortir de tant de rancherias et de pueblos enfouis dans la neige et peuplés d’insectes parasites, Coporaqué me fit l’effet de Paris ou de Londres, avec sa grande place ornée de six arceaux, aboutissant à six ruelles, son église à clocher carré portant le nom du fondateur d’icelle, — don Salvador Sandoval Tecsitupa Inca, — tracé en lettres rouges au-dessus du porche, avec la date de 1654. Comme on m’avait vanté l’esprit évangélique du curé de Coporaqué, j’allai sans hésiter frapper à la porte de sa demeure, ne doutant pas que ma mine piteuse, mon feutre aplati par la grêle et mes habits ruisselants d’eau, n’excitassent sa compassion ; une lettre du prieur du couvent de la Merci de Cuzco devait contribuer à réchauffer sa charité, si par hasard ce jour-là elle était attiédie.

Mais je n’eus pas besoin de recourir à ce moyen, à peine avais-je formulé ma supplique et décliné mon nom, que le saint homme m’ouvrait ses bras et sa maison, donnait l’ordre à sa gouvernante de s’occuper de mes gens et chargeait son pongo de veiller à mes bêtes. Une heure après mon arrivée au presbytère, j’avais aux pieds les pantoufles du pasteur, un de ses bonnets carrés sur ma tête, et les talons appuyés contre un brasero incandescent, je buvais à petites gorgées une infusion de feuilles de coca, pendant qu’assis en face de moi et consumant des cigarettes, mon hôte m’adressait coup sur coup les questions les plus variées, auxquelles je m’efforçais de répondre de mon mieux.

Un modeste repas que nous partageâmes, et la bouteille de vin de Carlon que nous vidâmes au dessert, consolidèrent notre affection naissante. Entre la poire et le fromage, le pasteur me confia ses inquiétudes au sujet d’un événement qui mettait en émoi la paisible population de Coporaqué. Un chasqui, dépêché par le préfet de Cuzco au gobernador de la ville, — Coporaqué jouit du titre de cité, — s’était présenté la veille au soir chez ce fonctionnaire, et lui avait remis une missive par laquelle son supérieur l’avertissait de l’arrivée d’un agrimensor de ingenio, chargé par le gouvernement de déterminer les limites encore incertaines de la province de Cailloma, et de ramener sa superficie au carré métrique. Un post-scriptum tracé de la propre main du préfet, revêtu de sa griffe et du sceau légal, enjoignait en outre aux autorités civiles et militaires de Coporaqué de mettre leur personne et leurs biens à l’entière discrétion de l’arpenteur du génie, dans le cas où ce personnage, qui jouissait de toute la confiance de l’État, jugerait convenable de planter sa tente à Coporaqué et de faire de cette ville le centre de ses opérations géodésiques.

Cet avis officiel, dont les habitants d’une autre province eussent admiré la clarté, avait semblé si louche au gobernador de Coporaqué, qu’il était allé sur-le-champ le communiquer à son compère l’alcade, lequel, à son tour, en avait fait part à tous les notables de l’endroit ; bientôt administrateurs et administrés, sous le coup d’une panique étrange, s’étaient assemblés en conseil, avaient opiné du bonnet, et de retour chez eux, s’étaient empressés de réunir le peu de bijoux et d’argent monnayé qu’ils pouvaient posséder, et d’en bourrer leurs poches ; ces soins pris, et malgré l’induité de l’heure, ils s’étaient rendus chez le curé pour l’informer de ce qui se passait, lui faire part de leurs soupçons et de leurs craintes, et le prier en même temps de se charger de leur pécule à titre de dépôt, alléguant, pour faire excuser leur démarche, que le caractère sacré dont le pasteur était revêtu, serait une sauvegarde certaine pour leur numéraire. Le curé, en se rappelant à propos la parabole des loups et des brebis, n’avait pas cru devoir refuser à ses fidèles l’appui de sa houlette pastorale ; l’idée de faire un peu d’opposition, en arrachant aux griffes de César une proie que César croyait déjà tenir, ne lui déplaisant pas d’ailleurs. Il avait donc accepté les bijoux et les piastres, reconnu le dépôt au moyen de reçus en règle délivrés à chacun des propriétaires ; puis ces valeurs, habillement dissimulées à l’aide de chiffons, avaient été enfouies dans une jarre, et la jarre cachée dans un endroit secret de sa maison. En terminant, il me jura par les stigmates de saint François d’Assise, son bienheureux patron, qu’il était disposé à subir le martyre plutôt que de livrer à des inconnus la fortune péniblement acquise de ses ouailles.

« Permettez, cher padre, lui dis-je quand il eut cessé de parler ; Cailloma est-elle ou non une des soixante-quatre provinces dont se composent les onze départements du bas Pérou ?

— Elle l’est, me répondit-il ; mais pourquoi cette question ?

— Cette province, continuai-je, touche-t-elle ou non par quelque point à celle de Canas, de Chumbihuilcas, de l’Union, de Condesuyos, d’Aréquipa et de Lampa ?

— Elle est placée au centre…

— Alors, répliquai-je, puisque les limites des six provinces qui entourent Cailloma sont déterminées depuis longtemps, et leur superficie parfaitement connue, comme l’attestent les annuaires péruviens, pourquoi cette dernière serait-elle exceptée de la mesure générale ?

— Mais, malheureux ! fit-il en riant, Cailloma n’a que de la neige et des pierres, tandis que les autres provinces ont toutes des produits, une industrie, un commerce ! Ouvrez, à l’article Cailloma, un de ces annuaires dont vous venez de parler, qu’y trouverez-vous ? cette éternelle phrase : Razon no se ha remitido de esta provincia. Je le crois pardieu bien : quels renseignements les écrivassiers pourraient-ils fournir sur son compte ? »

Le cher curé avait débité ces paroles d’un petit ton de suffisance qui me donna l’envie de rompre une lance avec lui pour l’honneur de Cailloma, la dédaignée. Je lui rappelai donc, et cela du ton le plus humble, que si la province qu’il affectait de déprécier, ne se recommandait à l’attention de l’étranger ni par la bénignité de sa température, ni par la vigueur de sa végétation, en revanche elle offrait aux habitants du pays de riches gisements de minerai, dont les vice-rois du Pérou avaient jadis su tirer parti. Je lui citai, à l’appui de mon dire, la mine de Crucimarca, dont le rendement avait été longtemps de cent marcs d’argent par caisson, et qu’à cette heure on exploitait encore avec succès. Les lavaderos d’or d’Arcate et de Cayarani, le cuivre de Chascacha avaient joui et jouissaient toujours d’une célébrité incontestée. Enfin, il n’était pas jusqu’aux grandes estancias de Pilpinto et du Halconcillo, dont les nombreux troupeaux ne fussent l’objet d’un commerce assez important avec la côte du Pacifique où s’expédiaient leurs laines, et le département d’Aréquipa où se consommaient les sessinas, le beurre et les fromages qu’on en retirait.

Cette énumération des ressources de Cailloma, loin de convaincre le curé, ne fit que le rattacher plus fermement à sa première idée. Mon homme était de cette race autochthone et têtue, dont l’opinion une fois établie résiste à tous les arguments, se refuse à toutes les preuves, et repousserait au besoin jusqu’à l’évidence.

« Vous êtes étranger, me dit-il quand j’eus terminé, et vous ne pouvez juger comme moi des hommes et des choses de notre pays. Depuis que je suis au monde, et voilà bientôt cinquante-sept ans, j’ai connu trois vice-rois et quelques douzaines de présidents, mais je n’ai jamais vu aucun d’eux s’occuper de Cailloma, et surtout y envoyer un ingénieur pour en mesurer la neige et les pierres. Décidément, il y a quelque anguille sous roche…

— Expliquez-moi donc cela, mon révérend ?

— Eh bien ! oui, me dit-il, comme s’il prenait un parti violent, ce mesurage de Cailloma, ce chasqui envoyé de Cuzco, cet agrimensor du génie, tout cela n’est qu’un prétexte ingénieux qu’emploie notre gouvernement pour frapper d’un impôt extraordinaire la bourse des contribuables ! »

Telle était en effet l’opinion du gobernador, de l’alcade et des notables de Coporaqué, le jour où je visitai leur bourgade, opinion dont le curé de la province de Canas, le révérend docteur don Francisco Bocangelino, s’était fait l’interprète. Je leur en laisse la responsabilité.

Comme l’arrivée du chasqui envoyé par le préfet de Cuzco ne devait précéder que de quelques heures celle de l’agrimensor officiel, le pasteur m’engagea à différer mon départ jusqu’au lendemain, afin, dit-il, que je pusse juger par moi-même de la valeur de ce quidam. J’acceptai sa proposition et, pour m’aider à tromper la longueur du temps, il plaça sous mes yeux quelques échantillons minéralogiques de la province, des cristaux de roche recueillis dans les cavernes de Huarari et des objets du temps de la gentilidad, provenant de fouilles mortuaires pratiquées aux alentours d’Aconcahua, l’ancienne capitale des Canas, qui n’est plus aujourd’hui qu’un pauvre village. Ces objets, d’une valeur archéologique incontestable, vu l’absence de documents certains sur le passé des Indiens Canas et Canchis, consistaient en tissus de laine de vigogne et d’alpaca de couleurs variées et d’une finesse extrême, en vases d’un galbe assez pur, bariolés de grecques et de dessins noirs sur fond rouge, en icones de porphyre noir dans le goût mexicain, et en macanas ou massues de pierre bizarrement sculptées. Pendant que je dessinais les pièces les plus remarquables de son musée, le curé m’entretenait des affaires de la bourgade, des dissensions qui parfois en troublaient l’harmonie, et qu’il attribuait aux médisances de l’épouse du gobernador et de sa rivale, la femme de l’alcade. À ces détails piquants, l’homme de Dieu ajoutait des indications précises sur ses propres affaires, sur les revenus qu’il tirait de la dîme, les poules, les œufs et les cochons d’Inde qu’on lui envoyait en cadeau, et la tournée évangélique qu’il entreprenait une fois par an à travers les quinze hameaux annexés à sa cure, pour distribuer le pain de l’esprit à des indifférents qui n’appréciaient guère que le pain du corps. Le chiffre annuel de ses aumônes s’élevait à vingt piastres. Les veuves et les orphelins étaient ses amis de prédilection. Les petits services qu’il exigeait d’eux entretenaient dans leur esprit l’amour du travail, l’horreur du péché et l’innocence des coutumes. Les veuves faisaient l’office de cantonniers ; elles allaient ramasser au bord des torrents, des pierres qu’elles transportaient sur leur dos jusqu’aux portes de la bourgade, où elles les amoncelaient en tas égaux. Ces pierres leur servaient ensuite à combler les ornières que le dégel creuse incessamment dans les rues. Les orphelins étaient affectés à la recherche et au transport du crottin de lama, que le pasteur brûlait dans sa cuisine à défaut d’autre combustible. Une escouade de six d’entre eux allait glaner chaque matin, de corral en corral, l’inflammable excrément. En échange de ces travaux, les premières recevaient une montera bleue ou rouge, à leur choix ; les seconds, un poncho de laine, qui leur étaient délivrés chaque année, le jour de la fête de saint Isidore le Laboureur, patron de Coporaqué. Les béatas ou béguines de la localité étaient également l’objet de la sollicitude du curé. Ces saintes femmes, au nombre de huit, touchaient le 1er de chaque mois une somme de deux réaux d’argent (environ vingt-huit sous), à la charge par elles de balayer l’église, de fourbir les cuivres, de blanchir les nappes d’autel, les surplis et les chemises du pasteur, de chanter les répons, antiennes et litanies, et d’arracher un chiendent vivace qui infestait les alentours du presbytère.

Ces détails locaux, que je sténographiais tout en dessinant, et que leur narrateur avait embellis d’une foule de commentaires, furent interrompus sur les quatre heures de l’après-midi, par l’apparition de la gouvernante du curé, une chola brune et accorte, qui, en entrant d’un air effaré, s’écria :

Ha llegado el ladron ! (le voleur est arrivé).

Le mot qui terminait la phrase me fit dresser l’oreille, et je regardai le curé comme pour lui en demander l’explication.

« L’agrimensor vient d’arriver, me dit-il.

— Avec son lieutenant, ajouta la gouvernante en s’accoudant sans façon sur la table pour mieux voir le dessin que j’étais en train de finir.

— Eh bien ! padre mio, répondis-je au curé, il faut l’attendre de pied ferme, car je suppose qu’il se présentera chez vous.

— Mais le señor padre peut le voir d’ici, riposta la gouvernante ; l’homme est en ce moment sur la place avec le gobernador et l’alcade. »

Le curé se leva vivement et s’avança jusqu’au seuil du presbytère, où la curiosité me poussa derrière lui. La gouvernante vint aussitôt nous y rejoindre. De cet endroit l’œil embrassait, dans toute son étendue, la grande place aux six arceaux. Quelques personnes, parmi lesquelles deux tout d’abord attirèrent mon attention, stationnaient au centre de cette place. De ces deux personnes, l’une était un homme court et gros, aux jambes arquées, vêtu d’un uniforme bleu de roi, rehaussé par des broderies d’or et d’étincelantes épaulettes. Une ceinture de soie rouge, à bouts flottants, sanglait militairement son ventre pyriforme. La coiffure de ce personnage se composait d’une casquette galonnée à visière de cuivre. Comme son compagnon portait un costume semblable, moins toutefois les broderies et les épaulettes, j’en augurai que le premier devait être l’agrimensor ou arpenteur, et le second l’aide de camp ou porte-chaîne. Près d’eux se tenaient le gobernador et l’alcade, en culottes courtes, les jambes et les pieds nus, drapés, selon l’usage du pays, dans un manteau de bayeta, d’une nuance gris de fer et festonné par de longs services. Chacun de ces fonctionnaires tenait respectueusement à la main son feutre couleur d’amadou, circonstance qui permettait d’apprécier la forme conique de leur tête, et leur chevelure luxuriante, mais mal peignée. Des indigènes des deux sexes, des enfants, des mules et des chiens, formaient, avec les petates[3] et les paquets empilés sur le sol, les personnages secondaires et les accessoires de ce tableau.

Après quelques minutes d’entretien, l’agrimensor et son aide de camp abandonnèrent le poste qu’ils occupaient, et, guidés par le gobernador et l’alcade, se dirigèrent vers le presbytère. Le curé, qui comprit qu’on le venait voir, voulut rentrer chez lui pour changer de soutane et arborer son rabat de satin bleu des grands jours ; mais je contins ce mouvement de vanité mondaine, en retenant mon hôte par le bras, et lui représentant qu’un ministre du Seigneur n’avait pas besoin de recourir à ces vains ornements.

« Laissez la pourpre et l’or, ajoutai-je, aux fils de Baal et aux ingénieurs du gouvernement.

— Ma foi, vous avez raison, » me répondit-il en époussetant les manches de sa soutane et en relevant un peu sa ceinture pour dissimuler un hiatus causé par la chute de trois boutons.

À mesure que le personnage officiel se rapprochait de nous, son signalement, que je prenais du coin de l’œil, me semblait s’appliquer trait pour trait à un hidalgo cusqueño de ma connaissance, homme riche et considéré, avec qui j’avais partagé maintes fois le pain et le sel, à Urubamba, dans la saison des unuelas (pêches). Bientôt je n’eus plus aucun doute. Les yeux de l’individu venaient de rencontrer les miens et s’étaient agrandis subitement, pendant que sa bouche s’ouvrait en signe de surprise.

« Señor don Estevan Semilla de Repollo ! m’écriai-je quand il fut à trois pas de nous.

— Amigo don Pablo ! » fit-il à son tour en m’ouvrant ses bras, dans lesquels je me laissai choir.

Pendant que nous nous accolions avec tendresse :

« Pas un mot devant ces gens, » me souffla-t-il rapidement à l’oreille. Je pris mon homme par la main et le présentai au curé. Notre reconnaissance subite avait si fort étonné celui-ci, qu’il put à peine balbutier quelques mots de politesse. La réponse de don Estevan, au contraire, fut faite avec l’aplomb d’un ministre plénipotentiaire, sûr de la validité de ses pouvoirs. Après cet échange de civilités, le curé le pria gracieusement d’entrer dans sa maison, prière à laquelle don Estevan se rendit sans cérémonie. L’aide de camp, le gobernador et l’alcade, se croyant compris dans l’invitation, allaient s’y glisser à sa suite, quand d’un geste superbe don Estevan les retint sur le seuil.

« Apolinario, dit-il à l’alferez, vous vous entendrez avec le gobernador ou l’alcade au sujet des Indiens qui doivent nous accompagner. Je désire qu’ils soient prêts demain au petit jour. Vous surveillerez ensuite les apprêts de mon coucher ; mes serre-tête et mes fontanges sont dans la plus grande des petates. Allez, messieurs, dit-il en congédiant, par un geste noble, les deux fonctionnaires qui écoutaient bouche béante et chapeau bas ; ce soir, vous recevrez mes derniers ordres.

— Viva el señor coronel ! » exclamèrent à la fois le gobernador et l’alcade en s’inclinant jusqu’à terre.

Cette majesté, que don Estevan déployait dans les moindres choses, lui valut un redoublement d’égards de la part du curé. À peine celui-ci l’eut-il conduit dans son salon et fait asseoir sur son canapé de bambou, qu’il appela sa gouvernante, et, d’un ton qui n’admettait pas de réplique, lui ordonna de préparer en toute hâte une infusion de feuilles de coca, et de l’apporter dès qu’elle serait prête avec une bouteille d’eau-de-vie anisée, et tous Les pastellilos frais ou rassis qu’elle pourrait se procurer dans la ville.

La gouvernante murmura de vagues paroles, et sortit en fermant bruyamment les portes derrière elle.

« Votre Seigneurie, dit le curé en s’asseyant à trois pas de son hôte, voudra bien excuser la triste réception que lui fait le pauvre curé de Coporaqué. Si j’avais été prévenu de son arrivée quelques jours à l’avance, j’aurais pu écrire à Cuzco ou à Aréquipa pour me procurer des vins étrangers, des friandises en boîtes de fer-blanc et autres aliments dignes d’elle ; malheureusement…

— Laissez donc, mon révérend, fit don Estevan ; pourquoi faire des cérémonies avec un ancien militaire comme moi, accoutumé par état à… »

Un sourire narquois, qui se dessina sur mes lèvres et que Sa Seigneurie le colonel ingénieur surprit par hasard, l’empêcha d’achever sa phrase.

« L’état militaire est un bien bel état ! » dit le curé en manière d’apophthegme.

Jusque-là, je n’avais pas pris part à la conversation, mais, en lisant dans les regards du pasteur une foule d’interrogations désireuses d’éclore, et que le grade et la majesté de son hôte l’empêchaient seuls de formuler, j’imaginai de lui venir en aide en priant don Estevan de me donner quelques détails sur la mission que le gouvernement lui avait confiée,

« Mon cher, me répondit-il, apprenez, car probablement vous ne le savez pas, que, de toutes les provinces du bas Pérou, Cailloma est la seule sur le compte de laquelle l’État soit incomplétement renseigné. Non-seulement la statistique de Cailloma lui est inconnue, mais les limites de son territoire sont si vaguement fixées, que les habitants des pays limitrophes, mal conseillés comme toujours, par leurs caciques respectifs, ont avec ceux de Cailloma des discussions fréquentes au sujet de ruines ou de pâturages que chacun d’eux revendique comme sa propriété légitime. Ces discussions, qui se terminent habituellement à coups de fronde et de massue, ont pour résultat annuel un certain chiffre de morts et de blessés. Vous comprenez qu’un pareil état de choses ne saurait être toléré plus longtemps ; l’humanité le réprouve, les républiques voisines pourraient en être informées, et l’éclat de notre gloire nationale finirait par en être terni. Mû par son amour de père et conseillé par sa sagesse de législateur, Son Excellence le général Guttierez, notre illustrissime et bien-aimé président, a donc décidé qu’il serait procédé sans délai à un arpentage général de la province de Cailloma, et que ses limites seraient déterminées au moyen de piquets plantés à une distance de cinquante vares.

— Eh ! c’est une idée ! fis-je ; seulement, il est fâcheux que le bois dont on fait les piquets ne se trouve en aucun endroit de la province.

— Si le bois fait défaut, nous aurons la pierre, répliqua gravement don Estevan.

— Mais alors c’est un travail de plusieurs années ! s’écria le curé, effrayé à l’idée que la bourgade de Coporaqué pourrait avoir à héberger l’ingénieur, son aide de camp et ses bêtes de somme, pendant un laps de temps indéterminé.

— C’est probable, mon révérend, lui répondit don Estevan ; mais la pose des bornes, à défaut de piquets, est un travail de manœuvre, et je n’ai pas à m’en préoccuper. Une fois mes bases fixées, mes calculs faits et mon tracé linéaire établi sur papier, — ici je souris de nouveau en regardant Sa Seigneurie, qui rougit un peu et baissa la tête, — je quitte le pays, je pars pour Lima, et vais remettre au président le plan de la province, sans m’inquiéter le moins du monde des travaux ultérieurs que Son Excellence jugera convenable de faire exécuter.

— Avant d’en arriver là, hasarda le pasteur, qui tenait à se renseigner sur la durée du séjour de l’ingénieur dans le pays, Votre Seigneurie aura bien des fatigues à supporter, bien des calculs à faire ; le calcul est chose sérieuse et difficile… qui exige beaucoup de temps…

— Bast ! c’est l’affaire de huit jours ! » fit don Estevan du ton d’un homme parfaitement sûr de lui-même.

Le curé respira, comme si sa poitrine eût été débarrassée du poids d’une montagne. Son humeur, jusqu’alors indécise, prit un caractère d’enjouement et devint d’une gaieté folle, lorsque don Estevan lui eut appris qu’il quittait Coporaqué le lendemain pour n’y plus revenir. La gouvernante et le pongo parurent sur ces entrefaites et couvrirent la table d’un lambeau d’étoffe somptueuse qui me parut être un devant d’autel. Je présumai par ces apprêts, autant que par le sourire décent et les manières patelines de la serva padrona, qu’elle avait écouté notre conversation, et que, revenue ainsi que son maître sur le compte de l’ingénieur, que tous deux avaient pris pour un filou vulgaire, elle voulait faire oublier, par un excès de prévenance, le mouvement d’humeur dont nous avions été témoins.

Une salade d’œufs durs et d’oignons crus, destinée à servir de plat de résistance, fut placée au centre de la table avec quelques pains ronds apportés d’Oropesa par la dernière caravane. Deux variétés d’ajis, l’une de mouton sec, l’autre de poisson boucané, accompagnées d’une amphore de bière de maïs nouvellement brassée, complétèrent le côté solide de cette merienda ou collation, à laquelle don Estevan s’excusa de faire honneur, sous un prétexte de gastrite. Le curé fit apporter alors le second service, qui consistait en une infusion de feuilles de coca, une bouteille de tafia anisé, et quelques petits gâteaux bruns, découpés en cœur, et d’une dureté telle, que le serpent du bon La Fontaine s’y fût brisé les dents comme sur une lime. La gouvernante remit à chacun de nous une macerina pourvue de sa bombilla, et nous nous empressâmes de faire honneur à son infusion de coca, qu’une ménagère anglaise n’eût pas désapprouvée. Des toasts furent portés ensuite par le curé et l’ingénieur à la gloire de la république, à la prospérité toujours croissante du Pérou, à la longévité du président ; puis ces messieurs burent encore au commerce, à l’industrie, à la marine, à l’armée, et terminèrent en portant leurs santés respectives.

Comme don Estevan devait partir au petit jour, il se leva bientôt pour prendre congé du curé ; mais celui-ci refusa de considérer cet adieu comme définitif, comptant, dit-il, assister, avec tous les notables de Coporaqué, au départ de Sa Seigneurie. Don Estevan le supplia de n’en rien faire, mais le curé riposta finement, qu’un colonel du génie, honoré de la confiance du chef de l’État, n’était point un homme vulgaire qu’on pût laisser partir incognito ; qu’en honorant les saints on se rendait agréable à Dieu, et que pour ces raisons, comme pour beaucoup d’autres dont il lui faisait grâce, Sa Seigneurie voulût bien ne pas insister davantage. De nouvelles civilités furent échangées au seuil du presbytère entre le pasteur et le colonel, qui se séparèrent enfin, après mains saluts faits à reculons de la façon la plus courtoise.

Resté seul avec don Estevan, que je voulus accompagner jusqu’au logis du gobernador où il avait élu domicile, mon premier acte fut de lâcher un éclat de rire que je contenais à grand peine depuis près de deux heures.

« Apprenez-moi donc, lui dis-je, quand j’eus assez ri, ce que signifie cette mogiganga, et comment, de bourgeois débonnaire que je vous laissai l’an passé, vous êtes devenu colonel du génie ?

— Señor don Pablo, me répondit-il, il me semble que vous pourriez parler plus poliment ; ai-je donc l’air d’un masque, que vous employez à mon égard le mot de mascarade ?

— Pardon, mon colonel ; préférez-vous le mot disfraz (déguisement) ?

— Ni l’un, ni l’autre ; et, pour couper court à vos paroles malséantes, je vous apprendrai ce que vous désirez savoir, Vous connaissez ma femme ?

— Doña Lorenza ? certes ! une ferme adorable… une lineña ravissante…

— Bien, bien ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ma femme, depuis quelque temps, me faisait la guerre à propos de mes goûts casaniers et de l’oisiveté, disait-elle, dans laquelle je croupissais. Notez que j ai des fermes et des chacaras dans tout le département de Cuzco, des plantations de coca dans le val de Santa-Ana, et que sur les trois cent soixante-cinq jours de l’année, j’en passe régulièrement plus de trois cent soixante à surveiller mes fermiers, à gronder mes péons, à vendre mes récoltes et à me creuser l’esprit pour placer mon argent au meilleur taux possible. Or, ma femme trouvant que tous ces casse-tête étaient insuffisants, s’est avisée d’écrire à son cousin, le général et président Guttierez, afin d’en obtenir pour moi un brevet de colonel, qu’elle m’a présenté le jour de ma fête : un drôle de bouquet, qu’en dites-vous ? Naturellement, je me suis récrié. J’ai même refusé d’accepter le cadeau de Lorenza, en lui objectant que je n’avais aucune vocation pour l’état militaire ; qu’à mon âge, le calme et la tranquillité étaient préférables aux périls et au tumulte des combats. Alors elle s’est emportée, elle a tempêté comme une vraie limeña, elle m’a traité de poule mouillée ; en ajoutant que je verrais d’un œil indifférent le Bolivien aux portes de nos villes, que je n’aimais ni ma patrie, ni mes concitoyens… enfin, des choses mortifiantes qu’il est inutile de rappeler, et que les femmes trouvent toujours, lorsqu’elles veulent piquer notre amour-propre et nous amener à faire ce qu’elles ont résolu. Après avoir lutté pendant deux jours, j’allai, de guerre lasse, me commander un uniforme. Heureusement pour moi, les cadres de l’armée étaient au grand complet ; sans cette circonstance, j’étais envoyé à la tête d’un régiment, dans quelque province lointaine, ma femme ayant demandé qu’on me mît en activité de service, afin, disait-elle, que j’eusse une occasion de délustrer mes épaulettes. Comme son cousin le président ne pouvait, vu l’état des choses, me donner un commandement, il eut l’idée de me nommer colonel du génie, et de m’envoyer à Cailloma, pour lever le plan de cette province, auquel je dois joindre un mémoire explicatif sur les ressources du pays.

— Et vous avez accepté un pareil mandat ?

— Impossible de refuser, don Pablo mio, ma femme avait fait toute cette besogne sans me consulter. À propos, comment me trouvez-vous en uniforme ? Cette chère Lorenza assure qu’il me rajeunit de dix ans !

— Dès que votre femme l’assure, je suis entièrement de son avis, mais permettez, cher don Estevan, comment allez-vous vous y prendre pour remplir convenablement votre tâche ? car enfin vous n’êtes, que je sache, ni mathématicien, ni arpenteur, ni géographe, ni statisticien, ni économiste, ni même…

— Chiton ! don Pablo ; ceci ne regarde que moi ; tout ce que je puis vous dire, c’est que je me montrerai digne de porter l’épaulette. »

Comme nous entrions chez le cobernador, il était en train de jouer aux ocsselets avec l’aide de camp. En nous apercevant, les deux joueurs se redressèrent comme si un serpent les eût piqués, et se mirent immédiatement au port d’armes. Interrogé par don Estevan sur les dispositions intérieures qu’il avait dû prendre, l’aide de camp s’empressa de répondre que les Indiens désignés pour former l’escorte seraient sur pied avant le jour, que les bêtes de somme avaient eu double ration de pommes de terre à défaut de fourrage, et que l’almofrez de Sa Seigneurie était dressé dans la propre chambre du gouverneur.

« Et mon souper ! fit aigrement la Seigneurie ; croyez-vous que je vive de l’air du temps ? »

Le gobernador et l’aide de camp se regardèrent ; évidemment aucun d’eux n’avait songé à cette partie du cérémonial, à laquelle don Estevan paraissait tenir. Le fonctionnaire hasarda néanmoins qu’il croyait avoir dans son poulailler quelques œufs pondus du matin, et qu’en cherchant bien dans la ville, on trouverait peut-être une poule et des cochons d’Inde.

« Demi-heure pour trouver cette poule, lui tordre le cou, l’apprêter et me la servir, » dit don Estevan.

Dans leur empressement à exécuter les ordres du colonel, les deux subalternes ne firent qu’un saut jusqu’à la porte et disparurent dans les ténèbres.

« Tudieu ! quel despote vous faites, dis-je à don Estevan ; décidément, mon cher, vous êtes si changé depuis l’an dernier, que j’ai peine à vous reconnaître !

— Je suis à la hauteur de la situation, me répondit-il.

— Et moi, tout aux égards que je dois au digne curé qui m’héberge, ajoutai-je ; aussi je vous quitte pour retourner au presbytère.

— Vous ne voulez pas rester à souper avec moi ?

— Grand merci de l’honneur, mon colonel.

— Querido don Pablo, vous savez que je compte sur vous pour m’accompagner dans ma tournée de la province…

— Votre Seigneurie compte alors sans son hôte, car je ne dépasserai pas le lac de Vilafro ; tout ce que je puis faire pour lui être agréable, c’est de voyager en sa compagnie jusqu’à l’endroit indiqué, et de la laisser ensuite à sa besogne.

— Ma besogne ! fit-il avec un gros rire ; mais ma besogne est toute tracée ; j’emporte avec moi une liasse de journaux de Lima que je m’amuserai à lire, vingt-quatre bouteilles de vin de Xérès que je pense boire, et d’excellentes cigarettes que j’ai l’intention de fumer. Pendant que je lirai, boirai et fumerai, vous, mon ami, vous écrirez, vous dessinerez, vous observerez ; puis, quand mes bouteilles seront vides et vos cartons pleins, nous repartirons ensemble pour Cuzco. Cet arrangement vous convient-il ?

— Malheureux ! m’écriai-je, et le plan de Cailloma ?

— Il est là ! » fit don Estevan en se frappant le front.

Je me retirai tout émerveillé de la confiance que le colonel paraissait avoir en lui-même. Le curé Bocangelino m’attendait en lisant son office. À peine fus-je entré qu’on servit le souper, qui se composait d’un bouillon aux œufs, de la salade dédaignée, et autres restes de la collation. Pendant le repas, nous ne parlâmes que du colonel et de l’objet de son voyage. Le pasteur et sa gouvernante le trouvaient charmant. Cette dernière regrettait amèrement de l’avoir traité de voleur ; mon hôte, renchérissant sur ses regrets, ne parlait de rien moins que de retenir, pour les distribuer aux pauvres, une partie des bijoux et des piastres que lui avaient confiés ses paroissiens, afin, disait-il, de punir ces derniers de leurs jugements téméraires. À huit heures, nous nous séparâmes en nous souhaitant mutuellement une heureuse nuit.

Réveillé de bonne heure par les bruits du dehors, je m’habillai et courus sur la place ; une grande agitation y régnait, Des indigènes des deux sexes la traversaient dans tous les sens, d’un air de fourmis affairées, s’interpellant à tue-tête et s’apostrophant sur tous les tons, tandis que, devant le logis du gobernador, des ânes, des mules de charge et de selle, que les péons étaient en train de harnacher, saluaient le lever du jour par des hennissements doués de la sonorité des cuivres. Bientôt, au roulement d’un tambour, qu’accompagnaient les trilles d’une flûte, douze Indiens marchant à la file entrèrent dans la place, dont ils firent deux fois le tour avec une précision remarquable. L’ampleur de leurs pectoraux, leur cou puissant et leurs jambes arquées dénotaient de vigoureux gaillards. Ces douze individus, fleur du sexe fort de Coporaqué, avaient été choisis par le gobernador pour escorter le colonel dans sa tournée. Leurs femmes et leurs enfants les suivaient pêle-mêle.

Ce détachement traversa la place et s’alla poster au seuil de l’église. Là quelques ménagères exhibèrent de leurs quêpés des tranches de viande de lama grillées sur les charbons, et les distribuèrent à leurs époux qui s’étaient accroupis en rond. Un plat de piment moulu fut placé devant les convives en guise de moutarde, et chacun d’eux fit honneur de son mieux à ce repas matinal. Les oisifs de la ville, attirés par ce spectacle et peut-être aussi par l’espoir de participer à la collation, ne tardèrent pas à augmenter le groupe de quelques centaines d’individus. Bientôt le diapason élevé des voix, les éclats de rire et les vibrations d’un charango qui appelait les amateurs à la danse, donnèrent à cette réunion, d’abord silencieuse, le caractère joyeux d’une kermesse, qui eût dégénéré bien vite en bacchanale, si les deux cloches de l’église, — qu’on ne s’attendait guère à voir figurer en cette affaire, — n’eussent fait entendre un carillon plaintif qui changea sur-le-champ les dispositions bruyantes de l’assemblée en un silence sépulcral. Pendant que je déplorais ce contre-temps, la porte de l’église s’ouvrait à deux battants, laissant voir l’intérieur ténébreux de la nef, où brillaient comme des vers luisants les lumières de quelques cierges. Un changement de conversion s’opéra dans la foule ; les oisifs et les curieux s’écartèrent à droite et à gauche, laissant un espace vide au centre duquel les douze Indiens formèrent un groupe isolé. Au premier son des cloches, les femmes s’étaient hâtées d’épuiser leurs amphores en versant triple ration à leurs époux ; à peine se furent-elles retirées, que ceux-ci, restés seuls, firent volte-face, crachèrent d’abord leur chique de coca, essuyèrent ensuite leurs lèvres au revers de leur manche, et, ôtant leur montera, s’agenouillèrent pour entendre la messe de la mita, que le curé allait dire à leur intention. Pareille cérémonie a lieu chaque fois qu’un ordre du gouvernement enlève les Indiens à leur pueblo pour les envoyer dans une province voisine.

Entre l’offerte et la secrète, le bedeau sortit de l’église, vêtu d’un peignoir blanc et muni d’un plat d’étain, qu’il vint présenter tour à tour aux douze fidèles agenouillés sur une seule ligne. Chacun d’eux, selon la coutume, devait déposer dans le plat un réal d’argent, cette messe de la mita étant payée au curé par les fidèles eux-mêmes, ceux qui partent, bien entendu, et cela, en vertu d’un touchant usage qui remonte aux temps féodaux de la conquête espagnole. À la nonchalance que les contribuables affectaient dans leurs mouvements, on devinait sans peine que cet impôt en numéraire était peu de leur goût. L’Indien, qui foule d’un pied dédaigneux l’or et l’argent de ses montagnes, tient énormément à un sou de cuivre. Mais le bedeau, qu’une longue expérience avait familiarisé avec des scènes de ce genre, se contentait, pour peu que l’individu tardât trop à s’exécuter, à lui glisser sous le menton son bassin aux aumônes, et à relever graduellement la tête du patient, qui, honteux de cette manière de pilori, qui attachait sur lui tous les regards et provoquait en même temps quelques éclats de rire, abandonnait enfin son réal d’argent, non sans l’accompagner d’un profond soupir.

Quand le bedeau eut reçu les douze réaux qui lui revenaient, il rentra dans l’église. À l’issue de la messe, le curé se dépouilla de sa chasuble, et, ne conservant des insignes sacerdotaux que l’étole et le manipule, s’avança sous le porche, escorté du bedeau qui portait la croix et le bénitier. Là, le pasteur dit quelques prières, qu’il termina par une aspersion d’eau bénite, que la foule accueillit en se signant dévotement. Alors, dans une allocution simple et touchante, appropriée à l’intelligence de ses auditeurs, le pasteur rappela aux fidèles agenouillés devant lui, que les hommes de leur race et de leur couleur ayant été créés et mis au monde par Pachacamac[4] pour obéir aux Espagnols et à leur descendance, ceux-ci, en particulier, devaient s’estimer bien heureux du choix qu’on avait fait de leurs personnes pour accompagner un savant huéracocha en possession de la confiance de leur grand-père, l’illustre président. Une chose entre toutes qu’il les engageait à méditer profondément, afin qu’elle restât gravée dans leur mémoire, c’est que, si la moindre plainte était portée sur eux par l’éminent personnage qu’ils allaient avoir l’honneur de servir, la prison, les entraves et le martinet (chicotillo) seraient leur partage au retour de la campagne.

En achevant, le curé rentra dans l’église, dont le bedeau referma immédiatement la porte. Les douze Indiens se relevèrent et reçurent d’un air morne les adieux et les encouragements de leurs proches. Pendant ce temps, les ménagères empilaient quelques provisions dans des ponchos, nouaient ces derniers par les coins, et les suspendaient, en manière de havresacs, au dos de leurs époux, qui les laissaient faire avec une insouciance voisine de l’abattement. Chaque recrue reçut en outre, de sa prévoyante moitié, un briquet, un morceau de silex et une corne renfermant du linge brûlé, qui devait remplacer l’amadou. À ces objets, elles ajoutèrent un petit sac de coca destiné à charmer l’ennui du voyage, et à suppléer, à la rigueur, au manque d’aliments. Ces apprêts terminés et de tendres embrassements échangés à la ronde, on laissa les élus de la mita se diriger vers le logis du gobernador, où ils arrivèrent la tête basse et le pied traînant, signe évident que l’honneur de servir un huéracocha ne compensait pas, dans leur idée, la perte de leur liberté et l’abandon de leur famille.

Bientôt les sons du fifre et du tambour donnèrent le signal du départ. Les recrues, emboîtant le pas à la file, sortirent les premiers de la place, salués par les vœux de leurs amis, les lamentations de leurs femmes, les pleurs de leurs enfants et les aboiements plaintifs de leurs chiens. Don Estevan et son aide de camp se placèrent sur leurs montures ; j’enfourchai la mienne, et, suivis des arrieros et des mules de charge, nous marchâmes au pas jusqu’aux portes de la cité, escortés par le curé, le gouverneur, l’alcade et les notabilités des deux sexes. Là, force politesses furent échangées entre nous, et nous nous séparâmes pour ne plus nous revoir.

Au sortir de Coporaqué, notre troupe s’engagea résolûment dans l’immense dédale formé par l’enchevêtrement des sierras de Condoroma, d’Ocoruro, de la Raya, de Vilcanota et les versants septentrionaux des Andes occidentales. Décrire le pays que nous traversions serait une tâche au-dessus de mes forces ; de quelque côté que se portassent les regards, ce n’étaient que terrains brusquement coupés, sommets inaccessibles, rochers en surplomb, quebradas d’une profondeur à donner le vertige, le tout recouvert d’une couche de neige que le vent de la nuit avait durcie à l’égal de la pierre. Un ciel couleur de plomb, si rapproché de nos têtes qu’il semblait qu’on pût l’atteindre avec la main, donnait au paysage un aspect farouche et lugubre qui flétrissait le rire sur les lèvres et refoulait la parole au fond du gosier. En atteignant un étroit plateau, que les Indiens appelèrent Antimarca (hauteur des Andes), nous découvrîmes, dans la partie du sud, une vaste région hérissée de collines basses et rapprochées, qui, par un effet d’optique propre à ces altitudes, nous paraissaient se mouvoir et onduler comme les vagues de la mer. Au fond de la perspective, sur une ligne développée du nord au sud, se dressaient, blancs de neige et à demi voilés par la brume, les volcans éteints de Coripuna et du Padre Eterno, les coulées basaltiques de Chachani et les arêtes aiguës de Pichupichu.

Vers dix heures, le ciel s’éclaircit et passa en un moment du gris de plomb au bleu de cobalt le plus pur. La lumière du soleil, qui ruissela bientôt sur les glaciers en cascades de flamme, nous olligea de mettre nos lunettes à tubes de carton et à verres bleus. L’aide de camp, privé de ces ressources, déploya sa cravate et s’en voila la face. Cette précaution, qui fera sourire le touriste parisien à qui il a été donné de contempler les Alpes du Piémont ou les glaciers de la Suisse, est employée par tous les voyageurs que le soleil surprend au milieu des neiges des Andes. Elle leur permet de défier le surumpi, une ophthalmie ou plutôt une cécité mêlée de cuisson, qui fait hurler de rage les individus qui en sont atteints ; le seul remède à cet étrange mal est de renfermer le sujet dans une chambre noire, où, pendant quinze jours, un mois, quarante jours, selon la gravité du cas, on l’abandonne à ses hurlements et à ses réflexions.

Inutile d’ajouter que les Indiens qui trottaient devant nous, aussi bien que les mozos qui fermaient la marche, n’eurent besoin ni de foulards ni de lunettes, et que leurs yeux obliques, mais puissants comme ceux des condors et des aigles, fixaient avec la même indifférence la neige et le soleil.

Pour éviter une perte de temps, nous déjeunâmes sans descendre de nos montures. Il s’agissait de gagner, avant la nuit, un endroit habité, et les demeures de l’homme sont clair semées entre Coporaqué et Cailloma. Des pommes de terre bouillies, des œufs durs et des galettes de maïs, firent les frais de ce repas. Pour aider à la digestion laborieuse de ces aliments, nous croquâmes quelques poignées de neige ; le vin de Xérès était renfermé dans des caissons, ces derniers arrimés sur le dos des mules, et l’on eût perdu un temps précieux à les déballer. Les Indiens qui nous précédaient, et qui, de moment en moment, regardaient si nous les suivions, ne nous eurent pas plutôt vus en train de déjeuner, que, mus par cet instinct d’imitation dont sont doués tous les bipèdes, ils retirèrent de leur bissac quelques fèves grillées, et se mirent à déjeuner aussi.

En quittant Coporaqué, nous avions laissé l’Apurimac à notre gauche, baignant le pied de serros escarpés ; nous le retrouvâmes au delà d’Aconcahua, pourvu d’un ponceau de granit, sous lequel ses eaux troubles passaient en mugissant. À cet endroit, la décoration de ses rives me parut charmante. Le cours sinueux de la rivière était marqué, dans une étendue de plus d’un kilomètre, par une double ligne de myrtes nains et de tolas[5], dont le feuillage, débarrassé de neige, avait la couleur du bronze florentin. Une barranca, au fond de laquelle il nous fallut descendre, nous cacha bientôt ce décor agreste, que la province de Cailloma mentionne aujourd’hui dans son annuaire, comme une merveille végétale digne de l’admiration de l’étranger.

Jusqu’à quatre heures de l’après-midi nous eûmes un temps magnifique ; puis le soleil, après avoir pâli et rougi successivement, finit par s’éclipser derrière un amas de nuages, qui, passant, selon leur coutume, du jaune d’ocre au noir bleuâtre, nous dispensèrent bientôt, avec une incroyable munificence, l’éclair, la foudre et la grêle qu’ils portaient dans leurs flancs. Cette tempête, que nous supportâmes avec toute la résignation possible, se termina, comme toujours, par une neige abondante qui recouvrit si bien chemins et sentiers d’une couche uniforme, qu’au bout d’une heure de marche les Indiens qui nous précédaient s’arrêtèrent d’un air irrésolu, et, comme des limiers qui ont perdu la piste, tournèrent sur eux-mêmes en essayant de s’orienter. Le mieux eût été de les laisser faire ; mais don Estevan, qui ne vit dans ce temps d arrêt qu’un acte d’insubordination, leur cria brutalement de se remettre en marche et de ne faire halte que lorsqu’ils en auraient reçu l’ordre. J’eus beau assurer celui-ci que nous étions sur le point de nous égarer, si ce n’était déjà fait, l’insensé feignit de ne pas m’entendre. Ses épaulettes de la veille le rendaient féroce à l’endroit de la discipline. Apràs des tâtonnements infructueux, les Indiens, qui avaient de la neige jusqu’à mi-jambes, nous firent entendre par signes qu’ils ne savaient plus où ils étaient ; devant une telle déclaration, faite en pareil lieu et à pareille heure, force fut à don Estevan d’imposer silence à son indignation. Une délibération fut ouverte, et les mozos, qui formaient l’arrière-garde, furent invités à donner leur avis. Les uns assurèrent que nous avions marché trop au sud ; les autres, que nous avions incliné trop à l’est. Quant aux Indiens, ils assistaient à ces débats de l’air le plus indifférent du monde, occupés qu’ils étaient de la préparation d’une nouvelle chique de coca.

Cependant la neige tombait de plus en plus drue et serrée, le jour baissait rapidement, et nous délibérions sans rien conclure, lorsqu’un des muletiers, en consultant ses souvenirs, crut se rappeler qu’une estancia, du nom de Mamanihuayta, se trouvait au pied d’un serro trachytique, qu’il nous montra à deux milles environ dans le sud-ouest. Ce serro, assez semblable à un obélisque, était accoté de deux rochers de figure sphérique. L’homme l’appelait Ullutaruna, mot quechua que ma plume se refuse à traduire, et qui provoqua dans la troupe un rire homérique. Don Estevan, à cheval sur la discipline, paraissait résolu à garder son sérieux, mais un coup de bride que je lui appliquai, rompit le charme et l’obligea de partager l’hilarité générale. Le muletier, élevé aux fonctions de guide, reçut l’ordre de prendre la tête du détachement et le chemin le plus court pour arriver à l’estancia. Les souvenirs de l’homme ne l’avaient pas trompé ; comme le jour allait finir, nous vîmes une colonne de fumée se détacher sur la blancheur mouvante de la neige, et nous la saluâmes comme des naufragés saluent, dit-on, l’étoile de la mer qui leur montre le port.

L’estancia de Mamanihuayta se composait d’une chaumière divisée en deux compartiments. Derrière le logis s étendait un vaste enclos où quelques douzaines de lamas, agenouillés côté à côte, bélaient en chœur un hymne à la nuit. En entrant sous cet humble toit, notre premier soin fut de nous débarrasser de nos ponchos couverts de neige. Trois personnes qui s’y trouvaient accroupies autour d’un feu de bosta, le mari, la femme et l’aïeule, déjà émus par l’arrivée de notre troupe, parurent tout à fait effrayés en voyant briller aux clartés du feu les épaulettes et les broderies d’or du colonel. Le mari ôta sa montera, la femme cacha son visage dans ses mains, et l’aïeule baisa son pouce en se signant. La vue d’un uniforme produit invariablement cet effet sur les aborigènes, depuis les chevaleresques faits d’armes de Pizarre et de ses compagnons. Pour entrer en conversation, don Estevan demanda à l’Indien s’il n’était pas possible de se procurer un petit lama pour souper. Celui-ci comprit apparemment qu’une pareille question dans la bouche d’un militaire équivalait à un ordre, et, s’inclinant sans répondre, sortit sur-le-champ pour aller choisir un élève dans son troupeau. Les femmes, en le voyant partir, s’enfuirent au fond de la chambre et se blottirent derrière des jarres, attendant dans cette posture le retour de leur protecteur naturel. Quelques mots que j’allai leur glisser à l’oreille, et le réal d’argent que je laissai tomber sur les genoux de l’aïeule, ne parvinrent pas à les rassurer. Pendant ce temps, les arrieros dessellaient leurs mules ; quand ce fut fait, ils apportèrent dans la chambre les selles et les bâts, qu’ils disposèrent symétriquement le long des murailles, Nos bagages furent placés en tas ; en voyant s’emplir petit à petit l’espace où déjà nous étions à l’étroit, je demandai vivement à don Estevan où coucheraient nos gens. « Mais dehors, » me répondit-il de l’air le plus naturel. Sa réponse me parut fort désobligeante pour nos malheureux compagnons dont j’allais prendre la défense, quand le maître de l’estancia reparut, portant sur ses épaules le tendre lama qu’il venait d’égorger. L’animal fut jeté à terre, dépouillé, ouvert et dépecé par nos muletiers, pendant que le propriétaire balayait les abords du foyer et ravivait les braises. De mon côté, pour ne pas rester inactif et hâter autant que possible les préparatifs du souper, j’allai prendre deux jarres de moyenne taille, que je plaçai devant l’âtre où elles devaient faire l’office de landiers. Restait à trouver une broche, et chacun fureta dans tous les coins pour découvrir l’ustensile en question ou son équivalent. En furetant aussi, j’eus le bonheur de mettre la main sur la quenouille de l’aïeule, et je la présentai à nos gens ébahis, après l’avoir soigneusement débarrassée de sa toison. À partir de ce moment les choses marchèrent à souhait. Une heure s’était à peine écoulée, que le colonel et moi nous étions accroupis sur le sol à la façon des musulmans, humant avec sensualité le cuissot de lama, rôti à point et convenablement salé, qu’on venait de nous servir dans un plat de terre. À ma prière, l’aide de camp Apolinario fut invité par son chef à partager notre souper, et l’air embarrassé avec lequel il s’assit près de nous témoignait tout l’étonnement que lui causait une pareille invitation. Il est vrai que, pour le rappeler au sentiment de son indignité, à supposer qu’il pût l’oublier un instant, le colonel lui fit déboucher les bouteilles, servir à boire, et ouvrir et fermer la porte, selon que la fumée ou le froid nous incommodait.

Le repas terminé, il fallut songer au bivac de la nuit : don Estevan opinait pour que nous fissions dresser nos almofrez à l’endroit même où nous avions soupé, c’est-à-dire à trois pas du feu ; mais je fus d’un avis contraire ; les Indiens et les muletiers que je voyais errer au seuil de la maison comme des ombres faméliques m’avaient remué les entrailles, et, sans m’arrêter aux réflexions du colonel, qui trouvait ma philanthropie hors de saison, et prétendait, en outre, avoir seul le droit de donner des ordres, je priai notre hôte de mettre à ma disposition sa seconde chambre, où don Estevan, sur la menace que je lui fis de l’abandonner en chemin, me suivit bientôt d’assez méchante humeur. J’avoue qu’à la vue du bouge où nous devions passer la nuit, ma charité fut sur le point de défaillir, et peu s’en fallut que je ne reculasse ; mais l’idée que nos pauvres Indiens, sans gîte et sans feu, seraient condamnés à battre la semelle jusqu’au lever de l’aube, l’emporta heureusement sur les considérations de l’égoïsme, et, d’un front serein, j’assistai aux apprêts de notre coucher.

La pièce où nous devions dormir en compagnie d’Apolinario, car j’avais obtenu de don Estevan qu’il se relâchât un peu des rigueurs de la discipline en faveur de ce pauvre garçon, cette pièce servait aux maîtres du logis, d’office, de cellier, de grenier et de cave, comme l’attestaient des viandes boucanées suspendues aux solives, des provisions de toute sorte et des objets de toute forme, amoncelés dans un pittoresque désordre. Malgré toute la bonne volonté de notre hôte et son empressement à rejeter dans les coins de la chambre ces provisions et ces objets qui en occupaient le centre, l’exiguïté du logis était telle, qu’il ne put empêcher que mon almofrez ne se trouvât placé sur une litière de pommes de terre, ma tête appuyée contre un sac de bosta et mes talons élevés à dix-huit pouces au-dessus du niveau de celle-ci. La position du colonel et de l’aide de camp n’était pas moins critique que la mienne. Resserrés entre des amphores et des pains de suif, et se touchant par les rotules, ils figuraient vaguement deux Z en regard. Avant de me coucher j’allai jeter un coup d’œil dans la chambre voisine. Nos dix-huit hommes en avaient déjà pris possession, et réunis, ou plutôt entassés l’un sur l’autre autour du foyer, riaient, chantonnaient, babillaient en grillant du maïs ou en rôtissant des viandes, et cela d’un air si profondément heureux, que je revins m’ensevelir sous mes couvertures, en bénissant Dieu qui m’avait donné l’idée de ce déplacement.

À part la visite de quelques rats domiciliés dans le chaume de la toiture, et le rude assaut que nous livrèrent des légions de puces, mais que nous repoussâmes par des soubresauts continus, la nuit n’offrit aucun incident remarquable. L’aurore nous trouva assis sur notre couche, les paupières gonflées et le visage quelque peu tatoué. Après une série de lamentations que j’eus à subir de la part du colonel, à propos de ce qu’il appelait « une nuit de tortures, » nous procédâmes à notre toilette, et, laissant Apolinario rouler nos almofrez, nous allâmes, don Estevan et moi, respirer l’air froid du matin. Déjà les arrieros s’empressaient autour de leurs bêtes, et les Indiens groupés à l’écart les regardaient faire. Informations prises auprès des maîtres du logis, il se trouva que Cailloma la Rica était située à deux lieues de l’estancia, dans l’ouest-sud-ouest, et que le lac de Vilafro, où je comptais me rendre, n’en était qu’à une petite lieue et dans l’aire de l’est-sud-est. Je montrai une piastre au chef de la communauté, en lui proposant de nous servir de guide, proposition, il faut le dire à sa louange, qu’il accepta sans se faire prier. Au moment de nous mettre en selle, l’idée vint à don Estevan de lui demander des renseignements sur les ressources alimentaires que pouvait offrir le lac de Vilafro ; je ne sais ce que l’homme lui répondit, mais sa réponse suggéra au colonel quelques réflexions qu’il s’empressa de consigner sur une feuille blanche à laquelle il donna la forme d’une lettre, et qu’il remit ensuite à son aide de camp, en y joignant des instructions verbales. Le résultat de cette conférence fut de diviser notre troupe en deux détachements qui prirent bientôt une direction opposée. Tandis que le colonel et moi, précédés par le guide et les indigènes, nous suivions le chemin du lac de Vilafro, l’aide de camp Apolinario, à la tête des muletiers, se dirigeait vers Cailloma, avec ordre de faire diligence.

Après trois quarts d’heure de marche, nous atieignîmes le pied d’une chaîne peu élevée, et dont le développement d’est à ouest me parut être d’une douzaine de lieues. Du côté du couchant, les versants de cette chaîne, coupés à pic, étaient inaccessibles, mais des solutions de continuité pratiquées par les commotions volcaniques formaient comme autant de passages étroits et scabreux à travers la masse, que vingt minutes nous suffirent pour traverser dans sa plus grande largeur. Parvenus du côté du levant, nous eûmes devant nous la ligne des montagnes de Condorama, de la Raya et de Vilcanota, blanches de frimas du faîte à la base et se détachant sur un ciel sans nuages. Sous nos pieds, à quelque cinq cents mètres de profondeur, une plaine de quatre à cinq lieues de circuit, parsemée de blocs erratiques, et dont la neige, fondue par places aux premiers rayons du soleil, laissait voir un tapis de jarava et d’herbe rase. Au centre de cette plaine s’évasait un lac d’environ deux lieues de long, sur une lieue et demie de large. Ses bords, légèrement renflés et coupés en talus, retenaient comme dans une vasque sa nappe froide et immobile. Au loin, dans la partie de l’est, cette vasque fracturée livrait passage aux eaux qui s’épandaient sans bruit à travers la plaine. D’obliques rayons de soleil et l’ombre portée des montagnes, découpaient de grandes zones ternes ou lumineuses sur le paysage, la plaine et les eaux du lac, dont une partie semblait blanche et l’autre bleue. Vu de haut et de loin, ce tableau était à la fois grandiose et charmant.

« Estevan, m’écriai-je en arrêtant ma mule et montrant à mon compagnon la nappe dormante, le voilà donc cet Apurimac tant vanté des anciens et si peu connu des modernes ! — Ne fumerons-nous pas ici même une cigarette en son honneur ? »

Don Estevan, dont le visage était violacé par le froid, malgré trois ou quatre foulards dont il l’avait emmailloté, me regarda de travers en haussant les épaules.

« Taïta, tu te trompes, me dit le guide dans son harmonieux langage ; ce que tu prends pour l’Apurimac n’est encore que le lac de Vilafro, qui à huit lieues d’ici, juste dans la partie où le soleil s’est levé ce matin, reçoit le torrent Parihuana et prend le nom de rio de Chita, qu’il garde pendant quelque temps. Quand ce filet d’eau, qui s’enfuit à travers la plaine et donne au lac dont il est issu l’aspect du daridari[6] à longue queue, aura reçu neuf rivières par la gauche, onze par la droite, et arrosé vingt-trois lieues de sierra, alors seulement tu pourras l’appeler Apurimac. »

Je tirai de ma poche un demi-réal et le donnai à l’homme en le remerciant de ses renseignements hydrographiques. À l’air ébahi dont il me regarda, je jugeai qu’il ne comprenait pas de quoi je le remerciais, mais il n’en accepta pas moins avec empressement ma pièce de monnaie, que par prudence il noua dans un coin de sa chemise.

Une série de zigzags assez périlleux nous conduisit enfin au niveau de la plaine. Là, nous pûmes, en nous retournant, embrasser d’un coup d’œil le revers oriental de la chaîne que nous venions de traverser. À droite et à gauche, dans le nord et le sud, elle offrait une superposition de coteaux en retraite, qui figuraient les marches d’un escalier immense. Ces marches, à l’endroit où nous nous trouvions, étaient brusquement interrompues par le plan vertical d’une montagne de grès carbonifère, qu’on eût crue taillée à main d’homme. À sa base s’ouvrait la bouche noire d’une caverne, vers laquelle notre guide se dirigea. Cet antre mystérieux devait avoir servi d’habitation à l’homme, à en juger par des pans de murs en pisé, encore debout et noircis par le feu. Bientôt, un des Indiens nous montra l’anse d’une cruche qu’il venait de trouver à terre, et presque au même instant je découvrais moi-même, parmi des jaravas, une touffe de solanées aux tiges grêles et au pâle feuillage. Naturellement, je sautai à bas de ma mule et j’allai arracher la plante, dans laquelle je reconnus aussitôt une papalisa, ou pomme de terre indigène. Cette découverte me surprit d’autant plus, que le sol de Cailloma n’est pas assez favorisé du ciel pour produire spontanément une solanée quelconque : d’où provenait donc la pomme de terre que j’avais sous les veux ? Un condor l’avait-il laissée choir du haut des nuages, un Indien l’avait-il jetée en passant ? Dans l’impossibilité de le décider par moi-même, j’appelai le guide, et, lui montrant la plante fatidique, je lui demandai quel ange ou quel diable en avait apporté la semence en ce lieu.

L’Indien la regarda à peine et me répondit :

« C’est tout ce qui reste aujourd’hui d’un homme de ta nation.

— Et tu l’appelles ?

— Joaquim Vilafro[7].

— Mais, dis-je, c’est le nom du lac ; ton homme en était donc le propriétaire ?

— Ce lac n’a jamais appartenu aux hommes, me répondit l’Indien ; les lacs, les serros et les neiges n’ont d’autre maître que Dieu. L’homme dont il s’agit était un chapeton d’Espagne, âpre au gain comme ils le sont tous, — toi seul excepté, — me dit-il, — et à qui un pauvre llamero avait révélé l’existence de la mine de Quimsachata, ce serro jaspé de taches rousses, que l’on voit d’ici au pied des premiers versants de la Raya. Maintenant, si tu veux savoir quel service ton compatriote avait pu rendre à un conducteur de lamas, pour que celui-ci se fût résolu à l’enrichir au mépris de la foi jurée entre nous, je te dirai à ce sujet ce que m’a dit mon père, qui tenait la chose de son aïeul. Le llamero, appelé par la mita, devait faire partie d’un détachement de nos frères que le vice-roi envoyait travailler dans un socabon de Potosi nouvellement ouvert ; mais l’Indien aime mieux vivre en liberté sur ses hauteurs que d’aller se renfermer dans une mine, surtout quand cette mine est à trois cents lieues de son pays. Le llamero laissa donc la troupe partir sans lui, puis, comme il craignait que le corrégidor de la province ne le fît mourir sous le fouet, il alla trouver Vilafro, qui l’accueillit et le cacha dans sa maison. Par reconnaissance, l’Indien livra au chapeton le secret de la mine. Vilafro ne tarda pas à s’enrichir, car Quimsachata était comme une source vive d’où le métal coulait à flots. Dans la première semaine de son exploitation, elle produisit 95 000 piastres (275 000 fr.). Après cinq années de travail, l’Espagnol avait amassé tant d’argent, qu’il en ferrait ses chevaux et ses mules, et cela avec assez de négligence pour que les fers se détachassent et restassent sur les chemins, où les pauvres les ramassaient. Si tu passes par Sicuani, en te rendant à Cuzco, les anciens de la ville te donneront sur Joaquim Vilafro des détails qu’en ma qualité de fils de Cailloma j’ai toujours ignorés. Le chapeton habitait Sicuani avec sa famille. Quant à la chingana que tu vois là, elle n’était pour lui qu’un almacen où il entassait ses richesses. Le minerai y était apporté de Quimsachata à dos de mules, et les horneros le fondaient sous ses yeux. Bien que Vilafro abandonnât au vice-roi le cinquième de son travail à titre de tribut, qu’il hantât les églises et fût dévot à la santissima Virgen, comme le prouve une lampe d’argent du poids de 300 marcs qu’il donna au curé de Sicuani, et que tu verras dans l’église, on l’accusa d’impiété, de fraude et de rébellion ; si sa fortune lui avait fait beaucoup d’amis, elle lui avait fait plus d’ennemis encore ; et comme ces derniers avaient de l’influence, ils s’en servirent pour le perdre. Appelé à Lima par ordre de l’inquisition et du vice-roi, il fut mis en prison, où on lui disloqua les membres, afin qu’il avouât ses crimes ; comme il n’avouait rien, on le pendit, et ses richesses furent confisquées au profit du roi d’Espagne. À partir de cette époque la mine de Quimsachata fut abandonnée par les ouvriers, car l’âme du supplicié revint chaque nuit visiter son ancien domaine, et l’Indien a peur des esprits. Il est vrai qu’il méprise aussi les richesses.

« Telle est l’histoire de Vilafro, » ajouta le guide en dégageant sa main des plis de son poncho, et me la tendant d’un air humble, sans se rappeler ce qu’il achevait de me dire au sujet du désintéressement de ses pareils : mais, comme j’avais pavé sa dissertation sur l’Apurimac à raison d’un demi-réal, je ne crus pas devoir faire moins pour la biographie du pauvre chapeton ; toutefois, désirant compléter le renseignement, je demandai à l’individu, tandis que sa main se refermait comme une serre d’aigle sur ma seconde offrande, quel nom portait le lac avant que Joaquim Vilafro vînt camper sur ses bords.

« Huananacocha[8], » me répondit-il.

Don Estevan, qui avait écouté ce récit avec une impatience mal déguisée, saisit l’occasion de rompre en visière à l’indien à propos des prétendus canards patronymiques, qu’il cherchait, lui dit-il, depuis un moment sans les apercevoir ; mais, à cette observation ironique, l’homme répondit, avec un grand sérieux, que, le jour même de l’arrivée de Vilafro, les huananas, effrayés par la barbe de l’Espagnol, s’étaient cachés au fond du lac et n’avaient jamais reparu.

Comme la caverne offrait un abri convenable, et qu’en outre elle était située à cent pas du lac, je proposai à don Estevan de s’y établir avec moi pendant la durée du travail que j’allais entreprendre. D’abord il m’objecta que l’humidité d’un endroit pareil pourrait bien réveiller certain lumbago dont il souffrait depuis longtemps ; mais quand je l’eus assuré que la peau d’un rat, que je me chargeais de tuer, appliquée fumante sur la partie malade, le débarrasserait infailliblement de son rhumatisme, il s’en remit à ma sagesse, et je donnai l’ordre aux Indiens d’entrer dans la cueva et de commencer la besogne. Pendant que les uns coupaient des brassées de jarava et les transformaient en balais, d’autres, se dépouillant de leurs ponchos, s’en servaient en manière de plumeaux pour épousseter les murailles.

Quand le nuage de poussière se fut un peu dissipé, nous entrâmes à notre tour dans la caverne, où régnait un demi-jour voluptueux. Large de huit mètres, haute de douze et profonde de vingt-cinq, elle offrait la bizarre disposition d’une coque de navire, placée la quille en haut. Cette quille était figurée par une crevasse longitudinale, espèce de soupirail dont l’œil ne pouvait percer l’ombre, et qui permettait à l’air extérieur d’arriver jusqu’aux entrailles de la montagne. Un mur en pisé, élevé à hauteur d’homme et long seulement de huit mètres, divisait l’entrée de la caverne en deux compartiments. Au fond, le sol jonché de paille brisée révélait le séjour plus ou moins prolongé de bêtes de somme, à qui cette partie du logis avait dû servir d’écurie.

Après avoir pris possession de notre nouveau domicile, que je déclarai souverainement pittoresque, mais que, par esprit de contradiction, don Estevan trouva glacial, mélancolique et ténébreux, nous n’eûmes plus qu’à nous asseoir à terre et à nous croiser les bras, en attendant le retour des arrieros chargés de nos effets. Une heure se passa en causerie intime, entremêlée de cigarettes et de bâillements ; puis, cédant par degrés à l’apathie langoureuse qui s’emparait de nous, nos deux têtes commencèrent à s’incliner à tour de rôle ; déjà nous n’avions plus qu’un sentiment confus de la situation, lorsque le galop sourd d’une cavalcade et des cris joyeux nous tirèrent de notre assoupissement. « C’est Apolinario qui revient, dit don Estevan, « Avec nos bagages, » ajoutai-je ; et nous sortîmes de ]a caverne en nous frottant les yeux.

C’était Apolinario, en effet, mais accompagné, outre son escorte d’honneur, d’une députation des notables de Cailloma, qui, dans leur empressement à venir rendre leurs devoirs à un colonel du génie envoyé par l’État, s’étaient élancés sur le dos des premiers quadrupèdes venus, ânes, mules, mulets, que le hasard avait placés à leur portée, et cela sans prendre le temps de les harnacher. Quelques personnes du beau sexe s’étaient jointes à eux, encouragées par l’exemple de l’épouse du gobernador, qu’on voyait en tête, assise à califourchon sur une ânesse que son mari tirait par le licou.

En nous apercevant, hommes et femmes poussèrent un hourra formidable, et sautèrent à bas de leurs montures. Tandis que les premiers, guidés par l’aide de camp, venaient féliciter le colonel sur son heureux voyage, et mettre leur personne à sa disposition, les secondes, restées à l’écart, nous examinaient comme des phénomènes, tout en rajustant leurs jupons un peu fripés par la course au clocher qu’elles venaient de faire.

Quand le dernier notable eut fini sa harangue, don Estevan, adressant un salut collectif à la troupe, répondit, d’un ton pénétré, que c’était avec un plaisir indicible qu’il venait au nom du chef de l’État visiter les habitants de Cailloma, si dignes à tous égards de sa sollicitude paternelle. À dater de ce jour, la fidèle province, que de graves intérêts avaient fait négliger un peu, allait marcher de pair avec les plus illustres. Le mesurage de ses terres, en l’appelant à de glorieux destins, inaugurait pour elle une ère fortunée. Désormais, le nom de Cailloma, inscrit au temple de mémoire à côté de celui de ses sœurs, brillerait dans les fastes de la République et les calendarios imprimés à Lima…

L’orateur termina par une recommandation expresse d’envoyer avant la fin du jour, pour ses besoins personnels et ceux de son escorte, deux moutons gras, quelques viandes fumées, un assortiment de pommes de terre et une outre d’eau-de-vie, le tout, sans préjudice de couvertures de bayeta et de combustible, destinés à le défendre du froid pendant la durée du travail qu’il allait entreprendre pour la gloire et la prospérité des Caillomenos.

Une pareille demande, à laquelle les notables étaient loin de s’attendre, amoncela quelques nuages sur leur front ; mais don Estevan feignit de ne pas s’en apercevoir. Laissant ses auditeurs rêver au sens de ses paroles, il alla rejoindre leurs femmes, et, de l’air le plus galant qu’il put prendre, les invita à passer dans la caverne où nos malles et nos paquets, transformés en sofas, permirent à ces dames de savourer commodément les biscuits et le vin de Xérès que nous leur offrîmes. Cette attention valut au colonel une véritable ovation. Dans son enthousiasme reconnaissant, la gobernadora, matrone entre deux âges, l’appela « mon mignon, » tandis que l’alcada, plus jeune et partant moins osée que sa compagne, se contentait de lui dire : « compère. »

Comme les maris n’avaient point été invités à cette réunion, ils ne tardèrent point à trouver que leurs femmes riaient trop fort et demeuraient trop longtemps à l’écart ; sous prétexte que le trajet était long de Vilafro à cailloma, et qu’il ne fallait pas abuser des bontés de Sa Seigneurie, ils vinrent engager ces dames à se remettre en selle et à reprendre le chemin du logis. Je remarquai que la physionomie des députés s’était encore assombrie, depuis que nous les avions laissés seuls, ce que j’attribuai aux réflexions qu’ils avaient échangées : par compensation, celle de leurs moitiés était si animée et les regards qu’elles nous adressèrent si expressifs, que je ne doutai pas un seul instant qu’elles ne missent tout en œuvre pour décider leurs époux et leurs frères à nous être propices.

Après force compliments entremêlés d’adieux et de saluts, la députation reprit le chemin de la ville. J’allai aussitôt m’assurer que mes instruments d’observation étaient encore valides, et, tranquillisé sur ce point important, je procédai à l’emménagement de mes effets, laissant mes compagnons s’arranger à leur guise. Pendant ce temps, les muletiers chargés des soins de la cuisine nous préparaient un chupé rustique, que don Estevan, Apolinario et moi, nous expédiâmes de fort bonne grâce. Malheureusement, notre faim apaisée, il restait du mets national une portion si faible que, désespérant de voir se renouveler le miracle de la multiplication des vivres, je me demandai avec stupeur ce qu’allaient devenir les dix-huit estomacs qui n’avaient que nous pour appui. Mes réflexions, que je communiquai tout bas au colonel, le firent sourire ; il me répondit que je n’avais aucune idée de l’esprit des populations rurales de son pays ; que ces mêmes Caillomenos, que je supposais peu serviables, mettraient au contraire leur demeure au pillage pour nous engraisser de leur mieux, flattés qu’ils étaient à l’idée que leur province et leurs noms, jusqu’alors ignorés, allaient figurer dans un annuaire. Soit que ces indigènes fussent tels que me les dépeignait don Estevan, soit que leurs femmes, reconnaissantes de l’accueil que nous leur avions fait, les eussent décidés, bon gré mal gré, à faire une avance à l’État, aux approches du soir, nous vîmes déboucher sur la pelouse un convoi composé de deux ânes et de quatre lamas, qu’un Indien dirigeait vers nous. L’homme fut aussitôt acclamé, entouré, fêté par nos gens, tandis que le colonel envoyait Apolinario vérifier la nature et la qualité des vivres qu’on lui expédiait franc de port. Aucun des articles demandés ne manquait à l’appel. Une telle abondance de provisions arracha aux Indiens des exclamations de plaisir qui se changèrent en cris d’enthousiasme, quand don Estevan, après avoir fait distribuer à chacun d’eux une ration d’eau-de-vie, donna l’ordre de mettre la marmite sur le feu et d’apprêter un chupé monstre, auquel le conducteur du convoi fut invité à prendre part. À huit heures, l’homme se séparait de nous et reprenait avec ses bêtes le chemin de Cailloma, emportant nos bénédictions et nos remercîments pour toute la population. Le reste de la soirée fut employé à emmagasiner les vivres et à disposer les couvertures de façon à nous préserver des vents coulis. Vers onze heures, doucement échauffés par deux feux de bosta allumés dans la caverne, ceux d’entre nous qui ne dormaient pas encore, pouvaient entendre les ronflements de ceux qui dormaient déjà, s’élever dans le silence de la nuit, comme un cantique d’action de grâces.

Le lendemain, quand je me réveillai, il faisait grand jour. Le colonel était déjà levé. J’allai le rejoindre sur la pelouse où nos gens étaient réunis. Le soleil apparaissait dans toute sa splendeur au-dessus des neiges de Vilcanota, et traçait sur les eaux du lac un sillon d’or lumineux. Après quelques lieux communs échangés entre nous au sujet de l’excellent sommeil dont nous avions été favorisés et de la journée qui promettait d’être magnifique, je laissai don Estevan à ses affaires pour m’occuper des miennes. J’employai toute la matinée à des estimations d’altitude qui me prouvèrent, après plusieurs essais, que le lac de Vilafro, situé entre Cuzco et Aréquipa, se trouve à 815 mètres au-dessous du niveau de la première de ces villes, et à 539 mètres au-dessus du niveau de la seconde. Pour me distraire de ce travail aride, j’allai dans l’après-midi, le fusil sur l’épaule, faire une battue le long des rochers semés dans la plaine. Je rapportai de mon excursion une espèce de friquet à huppe noire qui m’était tout à fait inconnue, et que les muletiers, auxquels je montrai l’animal, reconnurent sur-le-champ pour un gorioncillo du genre pichinchu. J’écrivis sous leur dictée ces deux noms ténébreux, et après avoir écorché mon volatile avec les précautions voulues, je bourrai de coton sa dépouille mortelle et l’ensevelis la tête la première dans un cornet de papier dont je murai l’entrée au moyen d’une épingle.

Ces soins pris, je me rapprochai du colonel, paisiblement assis sur son almofrez, où il avait passé sa journée à fumer et à lire des journaux, pendant que de son côté Apolinario se promenait de long en large. Surpris à bon droit d’une pareille indolence, je demandai à don Estevan quel jour il comptait se mettre au travail. Il me répondit alors que le travail auquel je faisais allusion était terminé depuis longtemps.

Comme je le regardais d’un air ébahi, il se mit à rire, et ouvrant une maleta en cuir dont il gardait la clef sur lui, il en retira une feuille de parchemin qu’il me tendit et que je déroulai avec empressement. Sur cette feuille, un plan géométral de la province était tracé avec une sûreté de lignes qui dénotait la main d’un employé du cadastre. Les mots suivants, écrits en espagnol dans la légende, ne laissaient d’ailleurs aucun doute à cet égard : « Dressé par ordre de l’excellentissime vice-roi, comte Gil de Lemos, — août 1690. »

« Où diable avez-vous déniché ce plan ? demandai-je à don Estevan qui paraissait enchanté de lui-même.

— Je ne l’ai pas déniché, me répondit-il, je l’ai acheté deux piastres à un frère lai de la Recoleta, qui l’avait payé six réaux à un marchand du Baratillo[9].

— Est-ce que vous comptez par hasard le présenter au gouvernement comme l’œuvre de votre main ?…

— Sans doute ; seulement je ne donnerai pas au gouvernement l’original que vous voyez, mais une copie que je ferai faire par mon filleul qui est clerc d’escribano ; le drôle a une belle main et dessine un peu à ses moments perdus ; il me fera cela en s’amusant.

— Infâme plagiaire ! m’écriai-je en riant.

— Mon cher, me répondit-il gravement, lorsque tant de gens, entre les doctes et les illustres, ne se font aucun scrupule de se parer des dépouilles d’autrui, pourquoi un pauvre colonel du génie comme votre serviteur, ne présenterait-il pas comme sien un plan fait il y a 150 ans, dont le monde entier ignore l’existence, et que son auteur, qui jouit à cette heure de la béatitude éternelle, ne viendra probablement pas réclamer ? »

J’eusse volontiers répondu à mon compagnon que les tromperies d’autrui n’autorisaient en rien les nôtres, et qu’en fait de propriété, on devait laisser la sienne à chacun ; mais ne voulant pas troubler sa quiétude d’esprit, et surtout empoisonner par une réflexion amère la joie d’un triomphe qu’il se flattait d’obtenir, je lui laissai croire, en gardant le silence, que si je n’approuvais pas entièrement sa façon de penser, je n’y apportais non plus aucun empêchement. La soirée se passa en causeries intimes, entremêlées de verres de punch au thé de coca, puis nous nous endormîmes en remerciant de nouveau la Providence des biens qu’elle nous avait dispensés.

Le lendemain, j’eus l’idée de faire jeter la sonde dans le lac, et de reconnaître en même temps à quelle famille ichthyologique appartenaient les habitants de ses ondes glacées. Ce projet, que je communiquai aux arrieros, en offrant une prime de deux réaux à celui d’entre eux qui se sentirait assez aguerri contre le froid pour affronter un bain de jambes de quelques heures, ce projet, dis-je, fut accueilli avec transport. À la hâte on réunit une énorme botte de jarava, qui fut cerclée au moyen de soguas de laine et flotta bientôt comme une bouée ; des hameçons furent attachés à des fils et amorcés de viande fraîche ; alors l’arriero désigné par le sort n’eut plus qu’à enfourcher sa nacelle, et muni des engins de destruction, d’une perche et du cordeau dont je me servais d’habitude, il abandonna le rivage, salué en manière d’adieux par les railleries de ses compagnons.

À l’aide du bâton, qu’il manœuvrait comme une pagaie, l’Indien réussit à s’avancer au large, où le plomb de son cordeau, submergé à plusieurs reprises, signala une profondeur de sept à dix-neuf brasses, qui prouvait une grande inégalité d’assiette dans le fond du lac. La sonde, enduite de fromage à défaut de suif, ramena constamment un sable quartzeux. Bientôt la pêche commença ; à ma grande surprise, les lignes ne furent pas plutôt jetées, qu’elles s’agitèrent et ramenèrent de petits poissons bruns, qu’à ma prière l’homme vint déposer sur la rive, où les muletiers accoururent à toutes jambes. Ces poissons étaient des silures, comme j’en avais déjà recueilli dans quelques lacs andéens, et notamment dans ceux de Tungascua, de Quellhuacocha et de Titicaca. Leur taille variait de trois à six pouces. Il y en avait quatre variétés, connues sous les noms indigènes de bagre, suchi, pichingote et chiñi. Ce dernier, de la longueur du doigt, d’une couleur de suie et de mine assez équivoque, avec sa tête relativement énorme, ornée de deux barbules, excita d’abord l’étonnement des muletiers, qui ne s’attendaient pas apparemment à le trouver dans ces parages ; puis l’étonnement fut remplacé par le désir d’en faire provision, et chacun d’eux s’étant mis à l’œuvre avec une ardeur que décuplait la gourmandise, des bouées de gramen furent fabriquées en un instant, et bientôt une flottille de pêcheurs se dirigea vers le milieu du lac, les uns aidant leur marche au moyen de bâtons, d’autres se contentant de battre l’eau avec leurs pieds, à la façon des palmipèdes. Cette pêche, qui dura trois heures, amena la capture d’une centaine de poissons, et faillit se terminer d’une façon tragique. Un des pêcheurs, alléché par un chuñi de belle taille qui venait de mordre à sa ligne, se pencha brusquement, et, sa nacelle roulant sur elle-même comme un tonneau, l’homme glissa dans le lac, où, grâce à ses tresses flottantes, il fut happé au passage par ses camarades, qui le ramenèrent sur la rive, blême de peur et grelottant de froid. Cet incident marqua la fin de la journée.

Le soir, à souper, un plat de ces poissons, grillés à pouvoir les moudre, nous fut servi avec une sauce au piment. Don Estevan, qui professait à leur égard la même admiration que les pêcheurs aborigènes, déclara que, parmi les quatre variétés qui figuraient à notre table, le chuñi était sans contredit le plus parfait, Je goûtai à ce silure par curiosité, et ne lui trouvant aucune des qualités que lui reconnaissait mon compagnon, je laissai celui-ci en manger à son aise, et non-seulement le chuñi, mais les autres individus de sa famille ne tardèrent pas à disparaître jusqu’au dernier.

Le troisième jour de notre halte au bord du lac de Vilafro, je m’aperçus que je n’avais plus rien à faire. Comme, de son côté, don Estevan, ayant terminé la lecture de ses journaux, ne savait trop à quoi employer son temps, que notre solitude offrait peu de charmes, et qu’à supposer que nous eussions voulu l’habiter quelques jours encore, il était douteux que les habitants de Cailloma s’imposassent une seconde fois pour nous être agréables, nous convînmes de partir dans l’après-midi pour Condoroma, où les muletiers assuraient qu’en faisant diligence nous pourrions être rendus à la nuit tombante. Pendant que ceux-ci inspectaient les harnais, les bâts et les sangles, rattrapant çà et là quelque maille perdue, don Estevan pria son aide de camp de passer son meilleur uniforme pour aller, en compagnie de six Indiens destinés à lui servir d’escorte, offrir ses remercîments et ses adieux aux Caillomenos, dans la personne de leur chef, le gouverneur de la cité. Apolinario s’ajusta de son mieux, monta sur sa mule, et s’éloigna bientôt au petit trot de la bête, que les six Indiens, armés de bâtons et par deux de front, suivirent au pas gymnastique.

Une partie de la matinée fut employée à réunir et à emballer nos effets. La marmite bien écurée et les ustensiles domestiques soigneusement fourbis furent accrochés au bât des mules ; tandis que les muletiers chargés de ce soin s’assuraient, par une enquête minutieuse, qu’aucun de ces objets ne manquait à l’appel, l’idée me vint de faire un croquis de notre Thébaïde. J’allai m’établir à distance, entre des rochers d’où l’on découvrait la caverne et ses alentours, nos gens et leurs bêtes, et un coin du lac où se mirait le ciel. En une demi-heure j’eus fini ma besogne. Comme je refermais mon album, une vague harmonie passa tout à coup sur l’aile de la brise. Je prêtai l’oreille ; bien que la distance et l’interposition de l’air dénaturassent un peu la qualité du son, je ne tardai pas à reconnaître la combinaison mélodique d’une guitare et d’une flûte, rivalisant entre elles de trilles et d’arpéges. Pendant que je demandais le mot de cette énigme au lac, aux serros, aux nuages, une clameur retentit au sommet de la colline et fut suivie presque aussitôt de l’apparition d’une troupe équestre, composée d’écuyers et d’écuyères, en tête desquels paradait Apolinario. Au risque de se rompre le cou, hommes et femmes lancèrent leurs montures à fond de train dans le sentier en pente qui conduisait à la caverne, et criant, chantant, s’abattant, se retenant les uns les autres, vinrent rouler sur la pelouse comme une avalanche vivante. Là chacun mit pied à terre aux cris répétés de : Viva el presidente ! viva el señor coronel ! En un clin d’œil, don Estevan fut appréhendé au collet par deux amazones dont je ne pouvais distinguer les traits, mais qu’à leur tournure je crus reconnaître pour la gobernadora et l’alcada, nos anciennes connaissances. Des bouteilles allongèrent leur col hors des bissacs, et des santés furent vivement échangées entre les survenants et le colonel, que ses deux gardiennes tenaient chacune par un bras, de crainte qu’il ne tentât de se soustraire à cette ovation flatteuse. J’avais trop l’habitude de ces sortes de manifestations pour ne pas deviner tout de suite qu’il s’agissait d’un cacharpari, ou fête d’adieu que les notables de Cailloma étaient venus offrir à don Estevan en échange de ses politesses. Néanmoins, à la façon dont les rasades se succédaient, au milieu des cris et des rires, je commençai à trembler pour mon malheureux compagnon, que ses bourreaux femelles forçaient de tenir tête à tous les buveurs des deux sexes qui s’offraient tour à tour pour trinquer avec lui. Craignant qu’un pareil sort ne me fût réservé si l’on venait à me découvrir dans ma cachette, je jetai les yeux autour de moi, et, apercevant entre les rochers une gerçure du sol assez profonde, je sautai dedans, au risque de me briser les jambes. Là, pelotonné sur moi-même, je me remis à faire des hachures, en ayant soin d’allonger de temps en temps le cou hors de ma fosse pour suivre les progrès de la fête.

Le cacharpari, entrecoupé d’appels bruyants et d’accords mélodiques, dura deux bonnes heures, qui me permirent de faire de mon dessin, commencé à grands traits, un véritable chef-d’œuvre de pointillé ; puis écuyers et écuyères remontèrent à cheval, les hommes donnant le bras aux femmes et poussant des évohés bachiques auxquelles celles-ci ripostaient par des notes aiguës qui vibraient dans la clameur comme les sons du fifre dans un charivari de Nîmes. J’attendis prudemment que le dernier poncho eût disparu sur la colline, et quand le bruit des voix se fut graduellement affaibli, je m’élançai de ma cachette et me dirigeai en toute hâte vers notre bivac, afin de recueillir quelques détails sur le divertissement qui venait d’avoir lieu.

Comme j’arrivais, les arrieros étaient occupés à desseller les mules : les Indiens, qui les aidaient dans cette opération, entassaient sur le sol nos malles et nos paquets. Étonné de ces préparatifs, qui semblaient indiquer une halte au lieu d’un départ, je demandai à nos gens pourquoi ils n’exécutaient pas les ordres qu’ils avaient reçus le matin. Alors l’un d’eux, mozo quinquagénaire, me montra d’un air mélancolique le colonel assis à l’entrée de la caverne, et l’aide de camp étendu la face contre terre à quelques pas de lui.

« Ils ne tiennent pas debout, » me dit-il. Je courus à don Estevan et l’interpellai avec véhémence ; mais je n’en pus tirer aucun éclaircissement : ses onomatopées intraduisibles, ses yeux bridés par les coins et sa bouche frangée d’écume, attestaient, en même temps qu’une disparition complète de l’intelligence, un irrésistible besoin de sommeil. Quant à Apolinario, il ne bougeait pas plus qu’un terme. Déjà frappé à mort dans une première escarmouche sous les murs de Cailloma, et sentant ses forces l’abandonner, il était venu rejoindre son maître et expirer à ses pieds, en brave et fidèle aide de camp qu’il était. J’ordonnai qu’on les déposât sur leurs matelas respectifs, et, tout en pestant contre les cacharparis et les habitants de Cailloma, je fis mettre une bouilloire sur le feu, et je passai une partie de la soirée à abreuver de thé de coca ces deux victimes des traditions antiques.

Le lendemain, le colonel et son aide de camp s’éveillèrent assez tard dans la matinée, ne gardant du cacharpari de la veille qu’un souvenir confus et une grande lassitude dans tous les membres. Le muletier chargé de la préparation du déjeuner, et qui, comme la Didon de Virgile, compatissait aux maux qu’il avait soufferts, assura don Estevan que le piment était un antidote souverain contre ces sortes de malaises, et, pour le mettre à même d’en juger, il nous servit un chupé de mouton, qui, pareil aux coursiers de Phœbus, jetait du feu par les naseaux. Ce mets abominable, auquel il me fut impossible de goûter, et qui arracha à mes compagnons d’abondantes larmes, les remit en effet sur jambes. Un quart d’heure après, tous deux sautillaient comme des pinsons.

Nos apprêts de départ, commencés la veille et repris dès le point du jour, furent lestement terminés. Au moment de nous mettre en selle, les Indiens de Coporaqué, devenus inutiles, reçurent l’ordre de retourner dans leurs foyers. Si le colonel ne leur fit pas compter quelques réaux, comme une juste rémunération de leurs fatigues, en revanche il leur délivra de sa propre main un certificat de bonne conduite qui assurait pour un mois au moins l’inviolabilité de leur personne. Sans cette attention délicate de don Estevan, le fouet et la prison, que leur avait prophétisés le curé à l’issue de la messe, étaient infailliblement leur partage en rentrant chez eux. Aussi, pour témoigner au colonel toute la gratitude dont leurs cœurs étaient pénétrés, et que des paroles n’eussent pu traduire, vinrent-ils lui baiser la botte en l’appelant leur père.

Notre troupe, diminuée de plus de moitié, prit bientôt la direction de l’est, qu’elle suivit en longeant le lac de Vilafro jusqu’à l’endroit où il se change en rivière de Chita. Là, laissant la chaîne de Condoroma à notre gauche et la chaîne de Vilcanota à notre droite, nous nous aventurâmes à travers la région de granit et de neige qui sépare ces deux sierras. Après une marche ascendante qui nous éleva de plus de 2 000 mètres au-dessus du niveau du lac que nous laissions derrière nous, nous découvrîmes à la chute du jour le pueblo de Machu-Condoroma, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit. Le lendemain, après une nouvelle ascension de près de 1 000 mètres, nous obliquâmes un peu au nord-nord-est pour gagner le village d’Ocoruro. De cet endroit nous dominions la mer de 17 315 pieds. Une fois sur la grande route, ou soi-disant telle, qui conduit d’Aréquipa à Cuzco, cinq jours nous suffirent pour atteindre cette dernière ville, où nous nous séparâmes, don Estevan et moi, en nous serrant la main et en nous souhaitant bonne chance.

Depuis lors je ne revis plus le colonel ; mais, dans les différents lieux que je parcourus, la renommée aux cent voix vint m’apporter de ses nouvelles. Trois ans après notre visite au lac de Vilafro, je sus que, par l’influence de sa femme, il était devenu général de division et préfet d’un département. Aujourd’hui don Estevan Semilla de Repollo est à la veille d’être nommé ministre de l’instruction publique. Son aptitude comme arpenteur, et ses lumières comme géographe, sont généralement reconnues par les académiciens de la Bolivie et de l’Equador, les savants les plus vétilleux qu’il y ait au monde. Entre autres travaux remarquables, le Pérou est redevable à don Estevan d’une carte des vallées orientales de son territoire, qui n’a jamais été publiée faute de graveurs et d’éditeurs, mais que le collége des sciences de Cuzco, qui la conserve à l’abri d’une vitre, montre avec orgueil aux étrangers comme la pièce la plus importante de ses archives.

  1. Apu, grand, maître, seigneur, — rimac, bavard, bruyant, tapageur.
  2. Littéralement : « seigneur des eaux. » C’est le nom que donnent à l’Apurimac les habitants des vallées orientales de Huarancalqui, d’Ayacucho et de Huanta, ainsi que les Indiens Antis, Campas ou Mascas, dont la grande nation, divisée en une douzaine de tribus, habite la région inférieure du Pajonal.
  3. Petites malles carrées en cuir façonné dont on se sert en voyage. Quelques-unes sont de véritables chefs-d’œuvre de goût.
  4. Dans beaucoup de villages de la sierra, éloignés des points civilisés, les curés substituent dans leurs sermons le nom de Pachacamac à celui de Dieu, et cela, pour être mieux compris de leur auditoire, qui ne parle et ne comprend que l’idiome quechua. Pachacamac, dans la langue des Incas est le créateur omnipotent et invisible de tout ce qui existe.
  5. Arbustes du genre Buxus.
  6. Raie de grande taille qui habite les rivières d’au delà des Andes. Les Indiens de la sierra, qu’on envoie travailler aux plantations de cacao, de café, etc., dans les vallées chaudes, font des bourses à coca avec la peau de ce sélacien.
  7. Il va sans dire que nous ne partageons nullement l’opinion de notre guide à l’égard de cette solanée, dont il faisait remonter l’origine au seizième siècle, et que nous pensâmes, avec raison, dater de quelques années tout au plus, et provenir d’une halte faite en ce lieu par des muletiers ou des conducteurs de lamas.
  8. Cocha lac, huanana, canard. Le huanana est l’anas cristata des naturalistes.
  9. Marché qui se tient sur la place de San Francisco, à Cuzco, le samedi, de midi à six heures.