Scènes et souvenirs de la vie politique et militaire en Orient/03

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SCÈNES ET SOUVENIRS
DE LA VIE POLITIQUE
ET RELIGIEUSE EN ORIENT.


III.
LES PRINCIPAUTÉS DANUBIENES AVANT ET APRÈS LA GUERRE.[1]


I. — les principautés en 1849. — Bucharest. — Yassy. — les couvens.

L’année 1849 et l’année 1856 resteront des dates mémorables dans l’histoire des principautés danubiennes. En 1849, l’attention des cours suzeraine et protectrice fut impérieusement sollicitée par des réformes d’ordre économique et social réclamées par les populations roumaines. En 1856, les principautés ont à continuer dans de tout autres conditions l’œuvre commencée en 1849, et une nouvelle question, celle de leur constitution politique, se pose devant l’Europe. Sans entrer ici dans des appréciations prématurées, il nous semble que des souvenirs de la période qui précéda la dernière guerre sont la meilleure préparation à quelques vues sur la situation actuelle. C’est en quelque sorte un voyage à travers le pays qu’il s’agit d’étudier, c’est la société moldo-valaque observée dans ses émotions, ses inquiétudes et ses espérances après 1848 : rien ne peut mieux que quelques impressions recueillies à cette époque et complétées par un long séjour dans les principautés nous éclairer sur les vrais intérêts des Roumains, sur la portée des résultats obtenus avant la guerre et sur ce qu’il reste à tenter aujourd’hui.

Vers la fin de juin 1849, j’arrivai à Vienne, me dirigeant vers les principautés. Les agitations causées par la guerre de Hongrie succédaient dans la ville des empereurs aux agitations révolutionnaires. Je vis le jeune souverain partant, au milieu des marques d’enthousiasme de la foule, pour aller passer en revue les troupes russes, déjà arrivées sur le théâtre de la guerre, tandis que les Hongrois restés fidèles et attachés à sa personne ne se gênaient pas pour dire que l’insurrection magyare ne serait vaincue que grâce à l’intervention moscovite, et que l’armée autrichienne seule n’en viendrait jamais à bout. Le voyage par la Hongrie était devenu impossible: la navigation à vapeur avait été interrompue sur le Danube, et les insurgés occupaient les forteresses baignées par ce fleuve. Je me dirigeai donc sur la Moldavie en passant par Cracovie et la Galicie.

Cette partie de la Pologne me frappa par la misère de ses habitans. À chaque station du chemin de fer ou aux relais de poste, des mendians s’agenouillaient pour demander l’aumône. Parmi eux étaient de belles jeunes filles, d’une rare blancheur, à moitié nues, mais revêtues à mes yeux de la double pudeur de la misère et de la beauté. Des juifs formaient des groupes étranges ; ils portaient de grands bonnets de fourrures, de sales robes noires, des culottes courtes ; ils avaient les cheveux et la barbe d’un roux ardent, descendant en tire-bouchons le long des joues et sur la poitrine. Les enfans, vêtus de la même manière, ressemblaient à de petits vieillards. À Cracovie, les Russes étaient campés au bas de l’ancien château de la ville, et le château même était occupé par les premiers blessés de la guerre de Hongrie. La route de Cracovie à Lemberg était sillonnée par des dragons russes, s’avançant à cheval en petits pelotons de cinq hommes avec un porte-drapeau en tête, mais les aigles couvertes. Ils marchaient en bon ordre vers la frontière de Hongrie. Une grande quantité de charrettes du pays, traînées par des bœufs, transportaient des fantassins russes et autrichiens, toujours séparés les uns des autres. Quelles réflexions ne faisait pas naître en moi la vue de ces soldats russes se présentant comme les protecteurs de la civilisation au milieu de populations mornes et attristées, au cœur de l’Europe orientale ! Telles sont les conséquences des révolutions ! elles font taire les sentimens d’orgueil et de susceptibilité nationale ; il n’est plus question de gloire ou même d’indépendance, il ne s’agit plus que de vivre.

Le second jour après avoir quitté Lemberg, je rencontrai plusieurs estafettes qui annonçaient qu’un engagement avait eu lieu à Bistritza, en Transylvanie, entre les Russes de la division Grotenhelm et les Hongrois. Des paysans voulurent même m’empêcher d’aller plus loin, en me criant que les Hongrois s’avançaient. Au petit bourg de Nadworna, on me confirma la nouvelle du combat de Bistritza. Les Hongrois s’étaient avancés jusqu’à la frontière de Galicie et avaient répandu l’alarme. Toutes les sympathies étaient cependant pour la cause magyare, et j’en recueillais l’expression le long de ma route, bien que plus préoccupé de l’éviter que de la rechercher. Dans un petit village où je m’arrêtai un instant pour changer de chevaux, un jeune Magyar prisonnier se promenait entre deux soldats croates. Les blessures qui décoraient fièrement son visage n’étaient pas encore cicatrisées. Il m’aborda et me reprocha en termes pleins d’emportement, mais en fort bon français, l’abandon dans lequel le gouvernement de la république laissait les malheureux Magyars. Après l’avoir engagé à modérer son exaltation, je lui fis observer que ses deux gardiens commençaient à s’inquiéter de notre entretien, et que je craignais d’attirer sur lui de nouvelles rigueurs. Il me comprit et se retira, mais en me suivant longtemps des yeux.

L’état financier de la Galicie était déplorable. Pendant toute une semaine que je mis à traverser cette grande province, je ne vis d’autres pièces de monnaie d’or ou d’argent que celles que j’avais sur moi, et que l’on regardait comme des curiosités. Les kreutzers même (monnaie de billon) étaient tellement rares, que dans les bureaux de poste les employés ne pouvaient pas toujours m’en rendre quatre sur un florin en papier. Hs avaient adopté, ainsi que tout le commerce en Autriche à cette époque, un moyen sommaire et curieux de faire le change : ils déchiraient un florin en papier en quatre morceaux, et chaque morceau était reçu pour un quart de florin.

Après sept jours de voyage, j’entrai dans la Bukovine, qui faisait partie de la Moldavie avant que la porte eût été contrainte de la céder à l’Autriche et de violer ainsi ses traités avec la Moldavie, ce qu’elle fit d’ailleurs une seconde fois en 1812 pour la Bessarabie en faveur de la Russie. Dans les deux occasions, ce furent des cabinets étrangers ou leurs représentans qui obligèrent la porte à faire ces cessions d’un territoire dont elle n’était que suzeraine, ou qui lui en inspirèrent l’idée. L’hospodar de Moldavie Ghika protesta même formellement contre le morcellement de la principauté et la cession de la Bukovine ; il paya de sa tête son courageux patriotisme. En 1812, le négociateur Mourousi fut aussi décapité pour avoir signé la cession de la Bessarabie. L’un périt pour avoir montré plus d’énergie que son suzerain, l’autre pour avoir trop obéi aux ordres de la Porte, qui voulut couvrir sa faiblesse de la prétendue trahison de son négociateur[2]. La Bukovine a beaucoup plus prospéré que la Transylvanie sous le gouvernement autrichien. Cette province est sillonnée de routes excellentes ; l’agriculture y est en progrès, et la population a beaucoup augmenté ; mais l’esprit de race et de nationalité y a conservé toute sa force. À mesure que je m’avançais dans le pays roumain, je reconnaissais les types qu’on voit à Rome sur la colonne Trajane. Une figure barbue, des cheveux blonds flottant sur les épaules, une chemise de toile grossière liée autour du corps, de longs caleçons, une petite hache pendue à la ceinture, une peau de mouton jetée sur l’épaule gauche et attachée sur la poitrine ; aux pieds des sandales de peau écrue, les jambes recouvertes de grosse laine roulée et relevée par des courroies, — tel est le Dace représenté sur la colonne Trajane, et tel on peut le retrouver encore en Moldo-Valachie. À côté du descendant des barbares à la chevelure blonde et flottante, et vêtu de la même manière, on retrouve le descendant des vainqueurs semblable au type que le voyageur a pu admirer dans la campagne romaine, et que l’immortel pinceau de Léopold Robert nous a rendu familier : des cheveux noirs, bouclés et descendant en touffes épaisses sur le cou et sur le front, un teint brun, quelquefois olivâtre, le front large et la tête couverte de la cachula[3], l’œil grand et profond, le menton relevé avec une grâce mêlée de fierté. Ces paysans conduisaient des chariots tirés par des bœufs ou des buffles qui sont loin d’avoir la férocité de ceux de la campagne romaine. Sur le sol de l’antique Dacie, les animaux comme les hommes ont perdu le caractère farouche qui distingue les uns et les autres sur les bords du Tibre. Rien n’est plus commun que de voir une paysanne conduire des buffles qui paissent libres, sans anneau dans les narines, tandis qu’elle tient un enfant dans ses bras.

À Czernowitz, chef-lieu de la Bukovine, je descendis dans un hôtel occupé par des officiers de deux régimens de hulans russes, qui dès le lendemain se mirent en marche pour la Transylvanie. J’entendis le colonel dire avec un accent tout français à ses compagnons : « Allons, messieurs, à cheval ! » Je me mis aussi en route, et j’entrai en Moldavie par le petit bourg de Michaëlin, ainsi appelé du nom du prince Michel Stourdza, qui y avait transporté le siège de l’administration du district, qui était autrefois et qui a été depuis replacé à Dorohoï. À Michaëlin, je vis pour la première fois depuis plusieurs jours de la monnaie d’or et d’argent d’Autriche ; je reçus même en paiement des pièces qui venaient de sortir de la monnaie impériale. C’est dans les principautés que viennent se verser les espèces métalliques de l’Autriche, qui forment, avec les roubles d’argent, les impériales et les nouvelles pièces d’or et d’argent de la Turquie, la monnaie courante en Moldo-Valachie, où le papier-monnaie n’a jamais été mis en circulation forcée : ni les Russes ni les Turcs ne l’ont tenté ; les Autrichiens l’ont essayé, mais sans succès. De Michaëlin à Yassy, le voyage n’offre rien de bien intéressant. Je m’arrêtai quelques heures à Botochan, ville assez considérable, où l’on me rendit des honneurs qui avaient un caractère tout local : on mit seize chevaux à ma voiture à la dernière poste avant d’arriver dans cette ville, et un médecin italien, ancien agent consulaire français, me fit servir un excellent déjeûner, pendant lequel des bohémiens me jouaient sur la guitare, le violon et la flûte de Pan, des airs indigènes empreints d’une mélancolie profonde et d’un charme singulier. Je me laissai aller au plaisir de les entendre, et je n’arrivai à Yassy que fort tard dans la nuit.

Cette ville n’était pas alors ce qu’elle est aujourd’hui après quelques années d’une administration qui a beaucoup fait pour l’embellir. Les rues étaient pavées en bois, et le palais habité par l’hospodar et bâti par le prince Mourousi, le frère de l’infortuné négociateur du traité de Bucharest, n’avait pas encore été restauré[4]. Les monumens intéressans d’Yassy sont l’église des Trois-Saints, excellent morceau d’architecture romane, le monastère de Golia et l’église de Saint-Spiridion, qui renferme la sépulture des Ghika de Moldavie. Yassy compte de grands hôtels entourés de jardins, mais pour la plupart sans élégance, bien qu’ils aient un aspect monumental. Ce sont les demeures des riches boyards de la Moldavie. Les fortunes dans cette principauté sont beaucoup plus considérables qu’en Valachie. Cela tient à plusieurs causes : la première est sans contredit l’excellente coutume qu’ont les boyards moldaves de résider sur leurs terres et de les cultiver eux-mêmes, tandis qu’en Valachie le boyard habite toujours la ville et donne ses terres à ferme. Il faut dire aussi que malheureusement la condition du paysan moldave est beaucoup moins bonne que celle de son voisin valaque. Il est obligé à un plus grand nombre de jours de travail au profit du propriétaire, et cela ne contribue pas médiocrement à augmenter les revenus des boyards. L’agriculture est beaucoup plus avancée en Moldavie qu’en Valachie, et une terre située dans la première de ces deux principautés fournit un revenu quadruple de celui que produirait une terre située en Valachie, toutes choses égales d’ailleurs. Ces grandes fortunes, cette vie de grand propriétaire, donnent quelque chose de fier et de féodal au caractère moldave, et lui impriment un cachet d’indépendance que l’on ne voit guère en Valachie. Le boyard moldave est maître sur son vaste domaine, c’est lui qui fait les listes de recrutement, qui paie directement les impôts de ses paysans à la vestiarie (ministère des finances), et l’autorité doit prendre son assentiment pour exercer la justice chez lui. Il n’a pas, comme le Valaque, la passion des emplois publics, bien qu’il y porte trop souvent, quand il les remplit, la même absence de désintéressement et de droiture. On ne le voit pas assidu à faire sa cour à l’hospodar, qui pour lui n’est qu’un primus inter pares élevé par le vœu de ses compatriotes. En face de l’occupation étrangère, la conduite des boyards moldaves a été beaucoup plus digne que celle des boyards valaques. Nul empressement, nulle obséquiosité. Les agens et les généraux russes n’étaient pas, comme à Bucharest, l’objet de plates adulations ; les salons moldaves ont presque toujours été fermés aux plus brillans états-majors, et les mariages, si fréquens en Valachie, même dans les classes secondaires, entre les officiers russes et les femmes du pays ont été plus que rares en Moldavie.

Il y a, on peut le dire, dans cette principauté une boyarie, qui sera pour longtemps encore, comme en Valachie et bien plus qu’en Valachie, le seul corps qui donne à la population moldave la physionomie d’une société constituée. Ce n’est point toutefois à cause de ses titres que la boyarie forme un corps, c’est uniquement à cause de ses biens. Dans les deux principautés, la boyarie d’agrégation[5], créée quelquefois par la faveur la plus honteuse et la rapacité des princes, conférée à des services qui ne s’élevaient pas au-dessus de la domesticité, ou vendue souvent à vil prix, a beaucoup déconsidéré les rangs[6], Jean Stourdza faisait de petits nobles pour 400 piastres (200 francs environ), et il y a en Moldavie près de trente logothètes (c’est le plus haut degré de la hiérarchie moldave), dont plusieurs sont sans fortune. On en rencontre, dans les villes de district, vêtus à peu près comme des paysans, portant la barbe, signe distinctif du grand boyard, et conduisant de petites voitures d’osier traînées par un cheval.

Le règlement organique des principautés avait cherché par de sages mesures à mettre un frein à cet avilissement de la boyarie. Déjà l’empereur Alexandre avait fait cesser l’assimilation des rangs moldo-valaques à ceux de la Russie, assimilation que ses prédécesseurs avaient admise ; mais toutes ces mesures furent sans aucun résultat, et notamment sous les deux derniers hospodars, la Valachie a vu des hommes sortis des rangs de la domesticité, ou enrichis par les moyens les plus coupables, s’avancer dans la hiérarchie des boyards jusqu’à faire partie du conseil des ministres[7]. Le seul remède à cet état de choses nous paraît être la création dans les principautés d’une représentation nationale basée uniquement sur la propriété.

Les environs d’Yassy sont pittoresques ; on y voit de charmantes maisons de campagne et des couvens dont chacun a sa légende. La ville est enlaidie par le quartier juif, où plus de trente mille Israélites se pressent dans des bouges hideux, entourés tantôt d’une boue infecte, tantôt d’une poussière épaisse. Quand on arrive de Galatz sur les hauteurs de Socola, Yassy offre un coup d’œil saisissant, mais dont l’harmonie est détruite par cet amas de misérables huttes à travers lesquelles il faut passer pour atteindre la ville. Du reste, la Moldavie est littéralement envahie par les juifs, qui y affluent de la Pologne russe et de la Galicie. C’est l’administration antérieure à celle du prince Grégoire Ghika qui a ouvert aux juifs l’entrée des frontières de Moldavie, et ils s’y sont précipités pour échapper au service militaire, aux durs impôts, et jouir d’un gouvernement plus doux. L’hospodar y trouvait son profit, attendu que les juifs étaient obligés de payer une taxe exceptionnelle et arbitraire. De plus, de temps en temps on répandait le bruit de leur prochaine expulsion. Alors ils se réunissaient, et portaient au pied du trône moldave leurs supplications, qui, appuyées d’argumens irrésistibles, étaient accueillies avec une paternelle condescendance. Ces avanies étaient plus que compensées par les avantages immenses que leur offrait le séjour en Moldavie. Peu à peu ils se rendirent maîtres de toutes les affaires, pénétrèrent dans toutes les maisons, et chaque boyard a aujourd’hui son juif, comme une grande maison a ou avait un intendant, un précepteur, ou un abbé. Ils ont, avec l’imprudent et coupable assentiment des propriétaires, couvert les campagnes de cabarets, où ils vendent une eau-de-vie de fruits qui enlève au paysan presque tout ce qu’il gagne et tarit la source même de sa richesse, la vigueur de ses muscles. Enfin le juif est tailleur de dames, et fait quelquefois des corsages et des tailles que ne désavoueraient pas les meilleurs ateliers de Paris. Les juifs peuplent maintenant des bourgs, des villages, comme en Galicie ; quelques-uns même sont devenus fermiers de terres comme en Pologne, où tout leur est livré jusqu’aux églises des villages, devenues entre leurs mains des magasins d’ustensiles aratoires ou de céréales. En général ils sont durs pour les paysans. Jusqu’ici, ils ne peuvent en aucun cas acquérir des terres ; les exceptions qui existent en faveur des chrétiens étrangers ne leur sont pas appliquées, la naturalisation même ne leur donne pas ce droit. J’ai connu des Moldaves très éclairés, très humains: à les entendre, c’eût été un véritable malheur que d’autoriser les juifs à acquérir des propriétés territoriales. Les Moldaves ont la conviction que les juifs, aidés de cette autorisation, seraient avant vingt ans, par l’usure et l’excès de leur habileté en affaires, propriétaires de la moitié de la principauté. — Il est certain que cela est grave, et qu’un sentiment aussi universellement et aussi profondément enraciné cesse d’être un préjugé pour mériter d’appeler l’attention des hommes d’état. Il faut ajouter que les Israélites, en Pologne, en Bukovine et en Moldavie, vivent en dehors de la société par leurs mœurs, leur costume et leur attachement aux vieilles habitudes talmudiques. Plus ils se rapprocheront de la société chrétienne, et plus ils auront droit à l’égalité devant la loi. En Valachie, ils sont en très petit nombre, l’autorité leur ayant toujours créé des difficultés ; mais ceux qui y sont établis, et notamment les banquiers, qui y ont des maisons considérables, sont entrés dans la société européenne par leurs mœurs et leur façon de vivre. Dans les deux principautés, ils ont le libre exercice de leur culte.

Dès mon séjour à Yassy, quelques-uns des abus dont souffre la société moldo-valaque se révélaient à moi. En Valachie, et à Bucharest surtout, j’allais voir ces abus s’accuser plus vivement encore. Les deux pays diffèrent singulièrement d’aspect quand on entre en Valachie par Fokchani. La culture est inférieure sur le territoire valaque en général, et surtout dans les immenses plaines qui de la frontière moldave s’étendent jusqu’à Bucharest et au-delà. Quelquefois, pendant des heures entières, on roule silencieusement et rapidement sur des steppes où l’œil n’aperçoit au loin que des cigognes, des troupeaux d’outardes ou les pieux qui dominent les puits, et au-dessus desquels s’agitent les longs bras de bois qui servent à puiser l’eau pour les troupeaux et les chevaux. Au lever de l’aurore ou au soleil couchant, cette immensité offre un spectacle imposant, quelquefois sombre, mais toujours plein de charmes. Je passai à gué le Rimnik, appelé le Salé à cause du goût de ses eaux, qui prennent leur source près des mines de sel dans les Carpathes. Cette rivière donna à Souvarof son premier surnom après sa victoire sur les Turcs, et son fils y périt noyé dans les premières années de ce siècle[8]. À Bouzéo, dont l’église, l’évêché, le séminaire et l’hôpital s’annoncent au loin par leurs coupoles de fer-blanc peintes en vert, je trouvai l’évêque assis sur les marches de son perron, tenant à la main un gros jonc à pomme d’argent et réglant ses comptes avec les paysans. En Valachie et en Moldavie, les évêques sont à la fois les chefs spirituels et les administrateurs temporels de leurs diocèses, et les intérêts matériels les occupent beaucoup plus que le soin des âmes ; qu’ils considèrent surtout les fidèles comme des contribuables. L’aspect de Bucharest me sembla étrange, c’est la ville des contrastes : on y voit des palais ou au moins de beaux hôtels[9] et des masures affreuses, des équipages sortant des ateliers de Binder ou de Clochez et conduits par des cochers en grande livrée, puis d’énormes charrettes transylvaines renfermant un monde comme l’arche de Noé, et traînées par huit, dix, vingt chevaux ou jumens avec leurs poulains courant librement autour de l’attelage, — des chevaux de race russe ou hongroise pleins de feu et de grands buffles à l’œil rouge, des élégans et des élégantes vêtus à la dernière mode de Paris et des paysans habillés comme les Daces il y a deux mille ans, des Albanais salement vêtus parcourant les rues en vendant la braga (boisson fermentée) et des boutiques où s’étalent les friandises de Boissier et de Potel et Chabot, — des moines fumant leur pipe au cabaret ou sur des tombes, dans les cimetières placés au cœur de la ville, à côté de tziganes, musiciens ambulans (laoutari), vêtus de longs manteaux flottans et portant à la ceinture de leurs robes le violon, la mandoline, la flûte de Pan, prêts à vendre leurs services pour un baptême, un mariage ou un enterrement. La vie orientale, qui s’en va, et la vie européenne, qui la remplace, se coudoient, se succèdent comme dans un panorama.

On pouvait voir, en 1849, l’influence russe se révéler à Bucharest par des signes trop certains. La nomination récente du prince Barbou-Stirbey préoccupait toute la ville. On s’entretenait des intrigues nombreuses qui avaient précédé cette nomination, et qui avaient fait perdre au commissaire ottoman la haute situation morale qu’il s’était d’abord acquise. Assiégé par les instances de plusieurs candidats, Fuad-Effendi avait fini par recommander au choix du sultan le moins populaire de tous, Stirbey, qui devait tout à la Russie. Le commissaire impérial russe assistait en spectateur satisfait au triomphe du candidat de sa cour et à l’anéantissement des espérances que les boyards patriotes avaient mises dans le commissaire ottoman. Le général Du Hamel avait été consul-général de Russie en Égypte, et s’y était fait remarquer par la douceur de son caractère et son empressement à être agréable à Méhémet-Ali-Pacha ; puis on l’avait vu ministre à Téhéran, où il avait généreusement mis son influence au service des missionnaires catholiques français persécutés par le gouvernement persan ; enfin il avait été en plusieurs occasions envoyé à Bucharest en qualité de commissaire impérial. C’était un homme froid, d’un caractère privé irréprochable, d’un esprit profondément religieux, mais dont les dehors solennels et les traits immobiles faisaient un personnage redoutable pour ceux qui n’avaient pu le connaître dans l’intimité ; d’ailleurs il parlait et agissait volontiers dans les principautés comme le représentant du maître.

La boyarie à Yassy m’avait montré ses instincts d’indépendance ; à Bucharest, sauf quelques rares et nobles caractères qui se sont acquis les sympathies des gens de cœur, l’influence russe la dominait visiblement. Ne devais-je pas, pour m’éclairer sur les forces et les besoins du pays, me tourner maintenant non plus vers les villes, mais vers les campagnes, où l’esprit national s’était sans doute mieux conservé, et vers les monastères, qui sont des centres si considérables dans les principautés ? Les voyageurs n’observent guère que les villes ; je résolus de pénétrer dans les couvens, de visiter les Carpathes, où se groupe de préférence la population monastique. Une excursion dans ces montagnes devait compléter l’ensemble de notions qui me permettrait de porter un jugement précis sur les besoins et les intérêts des principautés.

Mon excursion fut rapide, mais fertile en curieux souvenirs. Je me rendis d’abord à Giurgevo. J’étais là tout près de Roustchouk, et je voulus voir Saïd-Pacha, le dernier rouméli-valessi de la Turquie et l’un des plus riches propriétaires de l’empire. Saïd-Pacha descend des khans de Tartarie. Malgré sa grande fortune, il habitait à Roustchouk un konah ou hôtel qui tombait en ruines. Saïd-Pacha est un vieillard d’un abord froid, mais d’une politesse empreinte d’une simplicité noble. Il menait la vie la plus monotone, et sa plus grande distraction, après les affaires, était de parcourir ses fermes et de visiter ses grands troupeaux de bœufs, de moutons et de chevaux. Les goûts de l’Asiatique et du nomade n’avaient pas disparu chez le haut fonctionnaire ottoman.

En descendant le Danube, je fus frappé de la distance qui existe entre les piquets des soldats valaques destinés à garder le littoral de la principauté ; il était difficile que la surveillance fût moins efficace. Les soldats valaques qui gardent le littoral ou les îles du Danube sont logés dans des corps de garde élevés, comme des colombiers, sur quatre gros pieux baignés souvent par les eaux du Danube, ou se dressant au milieu de roseaux qui atteignent les fenêtres mêmes du poste. À l’approche des voyageurs, des troupes d’oiseaux aquatiques sortent de ces roseaux : l’oie, le canard sauvage, le pélican, attirent par leur vol puissant l’attention du chasseur ; mais les pauvres soldats des piquets se livrent peu à la chasse : ils ont assez à faire pendant la nuit, et quelquefois pendant le jour même, de se défendre contre les énormes cousins du Danube, dont la piqûre est très douloureuse. Dès que l’on passe le Sereth, on s’aperçoit que l’on entre dans un pays mieux cultivé, et la route de Galatz à Yassy offre sur certains points, avec des tronçons d’excellentes chaussées dues à l’hospodar Michel Stourdza, une culture, un air de richesse agricole qui rappellent les plus belles parties de la Toscane.

Entre Tekoutch et Birlat, je vis des bataillons russes qui gagnaient le Pruth pour repasser en Bessarabie par Léova et Skouléni. Les soldats avaient des sarreaux ; leurs casques étaient recouverts d’une toile grise destinée à les protéger contre les rayons d’un soleil déjà brûlant, bien que la saison fût beaucoup moins avancée qu’en Valachie, et que dans la Haute-Moldavie il y eût encore de la neige en assez grande quantité. En moins d’un an, j’avais vu les soldats russes entrer en Moldavie et quitter cette principauté. Leur attitude, l’expression de leurs visages étaient les mêmes ; ils étaient calmes et ne semblaient guère heureux de retourner dans leurs foyers.

J’atteignis bientôt la région des couvens, c’est-à-dire les Carpathes, et je me rendis d’abord au couvent de Niamtzou, situé dans ces montagnes, comme celui de Seco, qui en dépend. Pour y arriver, il faut passer plusieurs fois à gué le cours sinueux et rocailleux de la Niamtzou, qui coule au pied de collines à pic, dont le sommet porte encore les ruines du château d’Étienne le Grand. Une brillante hospitalité m’attendait à Niamtzou. Après avoir pris un excellent repas pendant lequel je fus servi par des moines, je couchai dans une chambre où étaient les portraits des derniers abbés et de l’empereur Nicolas. À mon réveil, je fis le tour da couvent principal, le long d’une galerie de bois qui me permit d’admirer à mon aise les sombres sapins et les gorges profondes qui dominent Niamtzou ; puis j’assistai au service divin, qui se fait en moldave et en russe, et on me donna l’Évangile à baiser.

Niamtzou et Seco sont deux monastères, ou mieux deux agrégations de religieux comptant plus de deux mille frères. Ces deux vastes établissemens produisent tout ce qui est nécessaire à la consommation des moines. Les revenus de ces deux couvens dépassent 70,000 ducats, environ 840,000 francs. Niamtzou était sous la protection spéciale de l’empereur de Russie, et les moines russes y sont en assez grand nombre pour former un parti ou une faction russe en opposition au parti moldave. Les terres des couvens de Niamtzou et de Seco sont très étendues. Le premier de ces couvens faisait, lors de ma visite, bâtir dans la ville de Niamtzou, très voisine du couvent, un fort bel hôpital qui devait contenir soixante lits. Tout voyageur a droit à être hébergé pendant trois jours dans ce couvent, et parmi les bâtimens qui couvrent le vaste espace où demeurent les moines, on remarque une auberge pour les pauvres. Je fus frappé du peu d’habitude que les moines de ce couvent avaient de la langue grecque. Un seul moine put me servir d’interprète dans ma conversation avec le supérieur, qui ne parlait que le roumain, que je ne savais pas suffisamment à cette époque. Je passai dans l’église quelques instans à entendre chanter des hymnes en esclavon, en moldave et en grec. Les moines avaient en général de belles voix, mais ils chantaient souvent du nez ; leurs physionomies étaient expressives ; plusieurs portaient de longues chevelures noires avec des reflets roux, et qui leur tombaient jusque sur les reins. Niamtzou possède une imprimerie d’où se répandent, dans tous les pays roumains, des livres d’église, d’éducation, et les traductions des saintes Écritures. La vie des moines de Niamtzou et de Seco ne passe nullement pour exemplaire, et le voisinage de nombreux couvens de femmes, la liberté de mouvemens laissée aux moines. accréditent, s’ils n’autorisent, les accusations portées contre eux. Au milieu des richesses, du luxe et de la licence de Niamtzou, mon esprit se reporta en souvenir vers le couvent des trappistes de Westmale, près d’Anvers, dans cette vaste et triste Campine que ces bons religieux ont fertilisée de leurs sueurs, et où j’avais passé, deux ans auparavant, quelques jours au sein du silence le plus solennel. Là, tout rappelait le renoncement à la vie, les privations, la mort. Le prieur moldave, richement vêtu et assis sur son divan avec une dignité grave, ne me faisait pas oublier le supérieur des trappistes, son costume sévèrement monastique et son visage empreint d’une douce tristesse. À l’éloquente parole du moine grec j’opposai le simple langage du moine catholique, s’excusant de ne me faire que des réponses brèves et embarrassées après tant d’années de silence et de retraite. Au riche couvent de Niamtzou j’opposai encore l’obscure chapelle de Westmale, les tombes qui remplissaient le jardin, et le silence du cloître belge, interrompu seulement à de longs intervalles par des chants religieux.

Après avoir quitté Niamtzou au bruit des cloches, qui furent mises en branle pour me faire honneur, je pris la route de Piatra. Le long des versans septentrionaux des Carpathes et dans les vallées que l’on traverse, on ne voit que des couvens. On rencontre d’abord Agapia dans une situation charmante, arrosée par des filets d’eau qui descendent des collines, et embellie alors par les premiers sourires du printemps. Agapia est un couvent de femmes ou plutôt un véritable béguinage semblable à ceux des Flandres, où chaque nonne a sa petite maison. Là se pratique une hospitalité un peu trop analogue, dit-on, à celle des couvens de femmes de l’Archipel que Tournefort visita en 1700, et dont il nous a laissé une si exacte et si spirituelle description. Je ne séjournai dans le couvent d’Agapia que le temps nécessaire pour y entendre quelques psaumes chantés avec un ensemble assez harmonieux dans une chapelle où les nonnes me conduisirent en me prenant sous le bras. Malgré les gracieuses prévenances de l’abbesse, qui portait avec élégance une canne à pomme d’or, et qui me fit servir par de jeunes religieuses d’excellentes confitures, de l’eau de source et une pipe, je quittai promptement Agapia, et j’allai passer la nuit dans un autre béguinage appelé Varatiko. Le premier de ces établissemens a 120,000 francs de revenu, le second 48,000. Dans ces congrégations, les vœux sont éternels, et beaucoup de jeunes filles y sont traînées par leurs parens, qui les sacrifient à des enfans préférés. Depuis quelques années, des réformes sérieuses ont eu lieu dans ces béguinages ; le gouvernement et le haut clergé moldave y ont également concouru et avec succès.

D’autres couvens, où je m’arrêtai successivement à mon retour en Valachie, ne modifièrent en rien l’impression que j’avais éprouvée parmi les moines de Niamtzou et parmi les béguines d’Agapia et de Varatiko. Partout je retrouvai les mêmes mœurs faciles et brillantes. Je me bornerai à citer Monoxylon, couvent de femmes ainsi appelé à cause d’une image de la Vierge trouvée dans le creux d’un vieil arbre ; Tismana, situé dans une gorge pittoresque sur la petite rivière de ce nom ; Bistritza, dont la situation n’a rien à envier ni à la Suisse ni au Tyrol ; Arnota, fondé par un prince albanais, et qui servit de refuge aux habitans à l’époque des invasions des Tartares ; Polovradji, construit à la coupure même de l’Oltez, là où cette rivière s’échappe d’une grotte profonde, riche en stalactites ; Colza, bâti en face de l’Olto, au point où cette rivière indomptée s’échappe des Garpathes pour arroser la Valachie ; Orez, le plus considérable des cinq couvens fondés par les Brankovano, un des plus riches de toute la Valachie, et dont la vieille princesse Brankovano, retirée à Varatiko, a encore le droit de nommer les prieurs. L’abbé d’Orez venait de mourir. Il s’était rendu célèbre dans le pays. C’était un Grec des Cyclades. Il s’appelait Chrysanthe. Son portrait était dans toutes les pièces du couvent, et il représentait bien le personnage tel qu’on le dépeignait dans la contrée. C’était un véritable abbé du moyen âge, comme Pétrarque nous en a décrit. Actif administrateur des biens temporels du couvent, il avait fait passer en Grèce des sommes considérables ; dur envers les paysans, il inspirait la terreur ; luxurieux et tyrannique, il imposait ses caresses aux jeunes filles de ses villages. Tout cela se lisait dans ses petits yeux verts et chatoyans, dans sa bouche épaisse et serrée, dans son large menton et son front bombé. Avec un turban, on l’eût pris pour Ali-Pacha de Tepelen. Dans un autre couvent que je ne veux pas nommer, le prieur entretenait ouvertement une Allemande, qui assistait à la messe dans un état que je trouvai peu intéressant, pendant que son seigneur et maître officiait. Cela ne semblait pas trop scandaliser l’assistance.

Un des couvens de femmes les plus agréablement situés de la Valachie est celui de l’Ostrof, ainsi appelé parce qu’il est construit sur une île de l’Olto : ostrof, en valaque comme en russe, veut dire île. C’est encore un béguinage ; chaque nonne a sa maisonnette sous des arbres séculaires et épais qui en dérobent la vue. Un petit bras de l’Olto, qui coule doucement, sépare à peine l’île de la grande route, et une barque plate y conduit les voyageurs, qui s’annoncent par le son d’une cloche. L’abbesse d’Ostrof ne revêt le costume religieux que lorsqu’elle a des visiteurs étrangers. Habituellement elle est vêtue à la dernière mode de Paris, et reçoit ses toilettes de Bucharest. Dans tous les grands couvens d’hommes, les voyageurs de distinction trouvent une large hospitalité, pour laquelle les prieurs reçoivent des frais de représentation. Les boyards en abusent quelquefois, et la conversation de ces prieurs ressemble beaucoup trop à celle des aubergistes, qui se plaignent de la cherté des subsistances. On mange dans les Carpathes d’excellentes truites, et les abbés ne dédaignent pas de les garder sous clé dans des viviers, où ils vont les chercher eux-mêmes pour les voyageurs, quand ils veulent les traiter avec magnificence. La vie religieuse apparaît à peine ; on dirait des fermiers en habit ecclésiastique.

J’avais donc vu en Valachie comme en Moldavie d’importans établissemens religieux qui se partageaient en quelque sorte, avec la boyarie, la grande propriété. Quel esprit animait cette nombreuse population monastique ? dans quelle mesure concourait-elle aux charges de l’état ? quelles réformes appelait sa situation ? Telles étaient les questions auxquelles mon excursion dans les Carpathes me permettait de répondre.

L’ascendant moral acquis dans ces couvens à la puissance qui est le représentant le plus naturel des intérêts de l’église grecque est beaucoup moins grand qu’on ne peut le supposer. Cet ascendant n’est accepté qu’autant qu’il maintient des privilèges ou même des abus. En faisant cesser ces privilèges, on arrive à une question d’une haute importance, celle du concours des couvens aux charges de l’état, et qui nous paraît mériter, entre toutes, un examen sérieux.

Commençons par établir que dans les principautés tous les biens ecclésiastiques ne sont pas soumis à des règles uniformes. La Valachie a une métropole et trois évêchés suffragans, qui jouissent d’un revenu annuel de 3 millions de piastres (à peu près 1,l48,000 fr.). La cinquième partie de ce revenu est mise à la disposition des titulaires pour leurs aumônes, leurs dépenses personnelles et celles de leurs maisons. Les quatre cinquièmes restant servent à l’entretien des églises, au paiement des tribunaux ecclésiastiques, au traitement des curés et vicaires, aux frais des séminaires et de l’instruction religieuse, etc. Un dixième de la somme totale est censé devoir être mis en réserve pour les dépenses imprévues.

Après la métropole et les évêchés viennent les couvens dits nationaux. Ceux-ci jouissent d’un revenu de 8 millions de piastres (3,976,000 fr.). Ce revenu, recueilli par une caisse nommée caisse centrale, est réparti ainsi : 900,000 piastres pour l’entretien des églises, la nourriture et l’habillement des religieux ; 1,800,000 piastres versées à l’état, et destinées aux établissemens de bienfaisance et d’instruction publique. Le reste, — plus de la moitié de la somme, — est censé devoir être mis en réserve ; mais nonobstant les garanties contenues dans le règlement organique, il n’y a pas eu un liard de réservé depuis quinze ans.

Outre ces couvens, il en est auxquels leur bonne administration a

valu un traitement exceptionnel lors de la rédaction du règlement organique. Leurs revenus ne vont pas à la caisse centrale. Telle est la condition faite à Kalderouchan, fondé par les Ghika, et à une foule de petits moutiers (skit en langue roumane) qui relèvent directement de l’autorité du chef du diocèse où ils se trouvent placés.

La Moldavie a un métropolitain et deux évêques suffragans. Le métropolitain ou archevêque d’Yassy possède des propriétés foncières d’un revenu annuel d’environ 290,000 fr. Il en reçoit les cinq septièmes pour son entretien et n’en rend aucun compte au département des biens ecclésiastiques. Le revenu annuel des deux évêques de Roman et de Houche s’élève pour chacun environ à 130,000 fr., dont les quatre septièmes sont affectés à l’entretien personnel du titulaire. Les revenus des couvens et du clergé indigènes moldaves forment une somme de 1,836,000 fr., qui sont recueillis par la caisse centrale. Sauf quelques exceptions, en Moldavie comme en Valachie, le principe de l’administration et de la répartition par l’état des biens du clergé indigène est admis et même pratiqué. Les choix des métropolitains et évêques dans les deux principautés sont faits par les assemblées générales des boyards, sanctionnés par les hospodars et reconnus canoniquement par le patriarche de Constantinople. On comprend aisément les brigues et les corruptions qui naissent d’un pareil système, lorsque les assemblées, au lieu d’être générales, sont tout simplement des divans ad hoc composés d’un petit nombre de fonctionnaires, comme ceux qui existent maintenant et qui ont fait les dernières élections des grands dignitaires de l’église moldo-valaque.

Outre les monastères et les ermitages indigènes, il y a dans les deux principautés des couvens grecs, qui relèvent de couvens situés dans l’empire ottoman. Plus du cinquième du sol de la Valachie et de la Moldavie appartient aux couvens grecs, et plus de cent mille familles roumaines cultivent ces vastes et beaux domaines donnés ou légués par la pieuse munificence des princes ou des grandes familles moldo-valaques. Ces couvens, au nombre de soixante-dix environ, relèvent du Saint-Sépulcre, du Mont-Athos, du Mont-Sinaï, du patriarcat de Constantinople, de celui d’Alexandrie, de celui d’Antioche, de la communauté de Drian en Épire, des monastères de Meteora en Thessalie, et de divers monastères de la Roumélie ; on les appelle inquinat, c’est-à-dire dédiés, soumis. Ils ont un revenu avoué de plus de 2 millions de francs en Moldavie et de plus de 3 millions en Valachie ; mais ces revenus sont susceptibles de très grandes augmentations.

Les diplômes (chrysobules) qui confirment les donations faites aux couvens grecs existent et ont été soigneusement analysés. Il en résulte que les donations ne furent pas faites aux individus, aux religieux, mais à la communauté. Les communautés n’étaient point considérées comme propriétaires, mais purement et simplement comme les dépositaires des fonds, qu’elles devaient répartir au profit des populations, avec obligation de rendre compte chaque année de l’usage fait de ces revenus au gouvernement de l’hospodar. Lorsque les phanariotes s’introduisirent dans les deux principautés et y parvinrent à l’autorité, ils voulurent assurer la suprématie de leur race sur les indigènes et se ménager des ressources dont ils pourraient disposer pour augmenter leur influence : ils aliénèrent en conséquence les monastères au profit des communautés religieuses du Mont-Athos, de la Roumélie, de Jérusalem et du Mont-Sinaï ; mais un mécontentement général éclata, et dès 1633 Matthieu Bassaraba, se fondant sur l’illégalité d’actes qui n’étaient pas revêtus de l’assentiment de l’assemblée du pays, fit rentrer les monastères sous l’ancienne loi. En 1654, le décret de Matthieu fut renouvelé par Constantin Bassaraba et confirmé en 1688 par Sherban II. Enfin, jusqu’en 1715, la question des monastères suivit les fluctuations de la lutte politique acharnée qui se vidait entre les boyards indigènes et les phanariotes. À cette époque, ceux-ci l’emportèrent définitivement, et pour plus d’un siècle, par l’avènement de Nicolas Mavrocordato. En Moldavie, les mêmes faits se reproduisirent.

En 1822 enfin, les princes indigènes régnèrent de nouveau sur les principautés. Grégoire Ghika, à qui la Valachie doit les premiers élémens de sa régénération, et qui, depuis le commencement de ce siècle, est peut-être avec son frère, l’ex-hospodar Alexandre Ghika, le seul prince dont la mémoire soit restée chère au peuple, s’empara des revenus des monastères grecs, mais sans en rien détourner, et les employa au paiement de la dette, qui s’élevait à 5 millions de piastres, ou 8 millions de la monnaie d’aujourd’hui, soit 3,500,000 fr. En 1830, la Russie rendit de nouveau les revenus aux moines grecs, mais en 1834 le règlement organique décida que les biens des monastères, tant indigènes que grecs, seraient ramenés à leur destination première, c’est-à-dire qu’une partie des revenus de ces biens serait donnée à l’état, qui devrait l’employer en institutions publiques. À cette époque, le général Kisselef institua une commission dont le rapport conclut à faire affermer par l’état les biens des couvens aliénés ou couvens grecs, sauf à l’état à faire parvenir aux lieux-saints, au Mont-Athos, etc., les revenus annuels tels qu’ils existaient avant le règlement organique, mais après en avoir prélevé les contributions payées à cette époque aux principautés, ainsi que les frais d’entretien et les sommes nécessaires aux actes de bienfaisance, aux institutions d’utilité publique. La différence créée par les améliorations résultant du règlement organique entre les revenus des deux époques devait également rester à l’état. Le comte Kisselef donna toute son approbation à ces conclusions, et en recommanda vivement l’adoption à Saint-Pétersbourg ; mais les actives démarches des religieux grecs, soutenues par de puissans moyens employés habilement à Pétersbourg et à Constantinople, obtinrent un délai de dix années. En 1843, à l’expiration de ces dix années, il ne fut rien fait, et les abbés grecs, plutôt que de consentir à subir le principe de la participation aux charges publiques, préférèrent abandonner une notable partie de leurs revenus, qui allèrent arrondir les fortunes des chefs et des favoris du gouvernement. Il y eut des exemples scandaleux qui se sont perpétués jusqu’à nos jours. Les terres des monastères étaient prises à ferme par les personnages les plus haut placés. Un fonctionnaire d’un rang élevé, très protégé par la Russie, avait dû à cette protection la ferme des biens du couvent de Slatar, situé à Bucharest, mais appartenant au patriarche grec schismatique d’Alexandrie, ainsi que les biens d’un autre couvent formant tout le revenu de ce patriarche. Ces terres étaient affermées par ce personnage, objet de la protection spéciale de la légation de Russie à Constantinople, moyennant 12,000 francs par an pour six ans, et les revenus réels étaient de 48,000 francs par an. Un parent de l’ex-hospodar Stirbey, qui occupait même un poste éminent dans l’administration du dernier gouvernement, a agrandi, dit-on, de près du double une terre qu’il possède près de Fokchani aux dépens du couvent de Saint-Jean, relevant du Mont-Athos, dont il est le voisin, et aux dépens des mochnénis et des rezèches (paysans propriétaires) dont les terres confinaient avec ses biens en Valachie et en Moldavie. Ces malheureux furent dépouillés malgré leurs plaintes et condamnés devant les tribunaux de Bucharest et d’Yassy, où l’usurpateur était fortement appuyé ; les moines du couvent de Saint-Jean racontaient ces faits à tous les voyageurs.

En 1847 enfin, la Russie décida que les couvons grecs donneraient dans les deux principautés réunies une somme de 27,000 ducats par an, 324,000 francs. Le prince Stourdza se mit immédiatement en possession de la moitié qui lui revenait, et son successeur suivit son exemple. Le prince Bibesco trouva la contribution trop minime et ne voulut rien prendre. En 184S, le gouvernement provisoire valaque déclara les biens conventuels grecs biens nationaux ; mais cette décision n’eut aucune suite, et les deux hospodars nommés par l’acte de Balta-Liman demandèrent aux deux cours et à leurs commissaires le droit de prélever le quart des revenus pour l’appliquer au paiement de la dette des principautés d’abord, et ensuite au profit des principautés elles-mêmes. Aujourd’hui cette question est encore pendante malgré les récentes discussions qui ont eu lieu à Constantinople entre des membres du divan et des délégués du prince de Moldavie. Peut-être est-il heureux qu’une solution définitive ne se soit pas produite sans l’assentiment de la Russie, dont le concours peut donner une force plus réelle à un pareil concordat.

Ni les couvens indigènes, ni les couvons grecs aliénés ne concourent sérieusement, on le voit, aux charges de l’état, dans les deux principautés. Il y a là un régime nouveau à créer. Il y a surtout à veiller à ce que les revenus soient employés suivant les intentions du législateur. Ce que j’avais vu dès mon arrivée dans les principautés en 1849, — soit à Bucharest et à Yassy, soit dans les couvens, — m’amenait à cette conviction, que les réformes politiques ne pouvaient avoir de résultats sérieux en Moldo-Valachie qu’autant que des réformes sociales auraient préparé la société moldo-valaque à une organisation meilleure. L’année 1849 marquait précisément le début d’une ère où le régime de la propriété allait enfin appeler l’attention des gouvernemens moldave et valaque. Dans quelle situation ces gouvernemens se trouvaient-ils quand ils procédèrent à l’œuvre des réformes ? Que firent-ils ? que reste-t-il à faire ? On voit combien l’état des principautés il y a sept ans se lie étroitement aux questions qui s’y agitent encore aujourd’hui.


II. — LES RÉFORMES SOCIALES.

Deux faits considérables ouvrent la période pendant laquelle les hospodars durent, de concert avec une commission spéciale, tenter diverses réformes économiques devenues urgentes. La révolution de février d’une part, la convention de Balta-Liman de l’autre, expliquent le caractère des réformes essayées et la limite dans laquelle on les renferma. La révolution de février avait éveillé dans toute l’Europe orientale des vœux de réforme qui portaient principalement sur le régime de la propriété ; la convention de Balta-Liman, signée à Constantinople en mai 1849 entre le grand-vizir et le ministre de Russie, rétablissait l’influence russe dans les principautés, et, bien qu’elle appelât une commission à réviser le règlement organique sous l’influence des vœux formés après février, on pouvait aisément prévoir que cette révision serait subordonnée aux intérêts de la Russie.

Qu’on rejette un moment les yeux sur les rapports de la Russie avec les principautés depuis le traité d’Andrinople. On reconnaîtra que les idées de réforme ont été de longue date soutenues par elle comme un moyen d’agir sur la Turquie. Le traité d’Andrinople, qui donnait aux populations roumaines des princes nommés à vie, leur assurait en même temps de nombreux bienfaits matériels ; mais ces bienfaits étaient accompagnés de dons qui devaient devenir funestes aux protégés de la Russie. Quoi qu’il en soit, ce traité, obtenu par une puissance dont les armes n’avaient pas remporté de triomphes bien éclatans, éveilla l’inquiétude de l’Angleterre, alors la gardienne la plus vigilante et au moins lapins jalouse clés intérêts européens en Orient, et le comte d’Aberdeen écrivit la fameuse dépêche dont la publication, survenant au début du grand conflit qui naguère encore tenait le monde en suspens, fit éclater à la fois la haute prévoyance et la noble réserve du ministre injustement attaqué. Cependant le principal danger pour l’empire ottoman et pour l’Europe ne venait pas du traité d’Andrinople seulement ; il était caché, disons-le franchement, dans le régime parlementaire que la Russie avait octroyé à la Moldo-Valachie avec le règlement organique, et qui devait fonctionner en présence et sous la tutelle du consul-général de Russie. On ne nous surprendra jamais à médire des gouvernemens libres : ils sont l’honneur du genre humain, l’idéal auquel il tendra toujours, la source des plus nobles vertus et l’inspiration des grands talens ; mais il est permis de douter que ce fût dans une intention de désintéressement et dans un élan d’affection paternelle pour les principautés que la cour de Saint-Pétersbourg les dota d’une assemblée générale, et les exposa à toutes les agitations qui sont la conséquence des luttes parlementaires, surtout quand un puissant voisin a intérêt à fomenter ces agitations et ces luttes. Enclavées entre trois empires régis par des gouvernemens absolus, passant d’un régime où, malgré quelques institutions traditionnelles plutôt encore que pratiquées, l’arbitraire des princes n’avait de frein que dans leur propre modération, les populations moldo-valaques se trouvaient exposées à de nombreux écueils. Elles auraient cependant pu surmonter les dangers attachés à la liberté et n’en recueillir que les fruits, si la Russie avait été pour elles une tutrice ferme et bienveillante ; malheureusement ce rôle de véritable protectrice, la Russie ne l’a rempli en partie que sous la présidence du comte Paul Kisselef. Elle donna des réformes aux principautés parce que le sultan en donnait au reste de l’empire ; elle forma entre les Carpathes, le Danube et le Pruth des états quasi-indépendans et libres pour affaiblir l’empire ottoman et apporter la désorganisation dans les populations chrétiennes de la Bulgarie, de la Serbie, de la Bosnie.

Les anciens hospodars avaient été souvent d’actifs agens de la cour de Saint-Pétersbourg et l’avaient aidée à soulever les populations chrétiennes de la Turquie d’Europe, comme, par exemple, Constantin Ypsilanti, de 1802 à 1806 ; mais il s’était rencontré des hospodars qui n’avaient pas voulu servir d’instrument à la politique russe. Avec une assemblée agitée souvent par les influences du consul-général de Russie lui-même, avec des fonctionnaires dont le dévouement à la cour protectrice était largement récompensé, tandis que les partisans de la Porte-Ottomane étaient tenus dans la disgrâce ou dans l’ombre, on avait désormais un puissant levier pour agir d’une manière permanente et battre en brèche la Turquie d’Europe. Il est également permis de soupçonner la Russie, et on y est autorisé par l’histoire de ses rapports avec la Pologne[10], d’avoir voulu maintenir à Yassy et à Bucharest mi foyer d’excitation qui lui permît un jour, à la faveur de circonstances que son habileté ou le hasard pouvait amener, de s’approprier définitivement des provinces qu’elle avait peu à peu détachées de la puissance suzeraine, et dont elle n’avait assuré l’autonomie que pour mieux les absorber, comme elle l’avait fait avec les khans de Crimée.

Cependant les idées d’autonomie, de race et d’indépendance nationale que la Russie avait fomentées dans les principautés, afin de s’en faire un instrument de conquête pacifique jusqu’au Danube et une cause de bouleversement en Turquie au-delà de ce fleuve, ces idées, disons-nous, avaient fait d’immenses progrès à l’approche de la crise qui allait agiter l’Europe en 1848. Dans l’esprit de la jeunesse, elles avaient même pris un caractère tout national et anti-russe. Le prince Bibesco en fut ébloui, et fut soupçonné par les cours protectrice et suzeraine d’avoir voulu se servir de ces sentimens nobles, mais chimériques à cette époque, et qui devaient amener tant de désordres et de maux dans les principautés, pour l’accomplissement d’un projet plus chimérique encore, — nous voulons parler de la création d’un royaume daco-roumain pour lui et ses héritiers. Quoi qu’il en soit de la réalité de ces soupçons, tout concourait, au commencement de l’année 1848, à rendre une crise imminente dans les principautés, surtout en Valachie. Le chef de l’état y déployait un luxe extraordinaire, tandis que les employés se livraient ouvertement et impunément aux plus grandes concussions. La jeunesse s’enflammait pour les idées de nationalité et d’indépendance ; les gens raisonnables et honnêtes demandaient des réformes devenues indispensables. Quant aux paysans, ils étaient écrasés de travaux et de corvées au profit des favoris et des favorites de la cour et des ministres, et le consul-général de la puissance protectrice prêtait tout son appui à un ordre de choses profondément impopulaire. Ce qui contribua à hâter l’explosion, ce fut la révolution de février, qui eut un si immense retentissement dans toute l’Europe, et dont le contre-coup fit éclater à Bucharest une insurrection populaire victorieuse qui renversa le prince Bibesco, dispersa ses ministres, et souffla sur sa cour et ses rêves dynastiques. Les hommes qui se mirent à la tête du mouvement étaient pour la plupart animés de bonnes intentions, et quelques-unes des réformes qu’ils voulaient opérer étaient considérées, nous le répétons, comme urgentes et indispensables par les honnêtes gens ; mais les membres du gouvernement provisoire en Valachie devaient se briser contre des écueils que les plus sages d’entre eux avaient sans doute vus du premier coup d’œil. Il était en effet évident que la Russie, inquiète de la tournure des événemens qui se passaient à l’occident de l’Europe et de l’insurrection qui avait éclaté en Hongrie, ne laisserait pas une révolution qui avait pris celle de février pour modèle, et qui répandait parmi les populations roumaines et à ses portes mêmes des idées subversives, se développer à son aise sans chercher à l’étouffer.

Nous croyons avoir fait connaître le véritable rôle joué par la Russie dans les principautés jusqu’en 1848, et n’avoir pas manqué à l’impartialité en disant qu’elle trouvait son profit à y entretenir l’agitation, le désordre des intelligences et la confusion qui en étaient l’inévitable conséquence, à se servir de son influence à Yassy et à Bucharest pour soulever les populations chrétiennes de la Turquie d’Europe. L’arme dangereuse employée par la Russie s’était néanmoins retournée contre ceux mêmes qui croyaient la manier avec une entière sécurité. La révolution valaque dépassa et déconcerta les projets de la cour de Pétersbourg, qui fit immédiatement entrer en Moldavie une partie des troupes qu’elle avait en Bessarabie ; mais les agitations, très légitimes d’ailleurs, des jeunes boyards moldaves venaient d’être étouffées avec promptitude par l’hospodar Michel Stourdza. En conséquence, le général Du Hamel, commissaire impérial rasse, fit marcher les soldats de son maître jusqu’à Fokchani, ville située des deux côtés de la frontière moldo-valaque. Là il reçut de Pétersbourg l’ordre de faire rebrousser chemin à l’armée russe, de faire évacuer la Moldavie et de repasser le Pruth.

Le général Du Hamel était entouré de quelques boyards qui souhaitaient les réformes aussi vivement que les membres du gouvernement révolutionnaire, mais qui voyaient avec terreur ces derniers à la tête de la principauté ; ils supplièrent donc le commissaire russe d’entrer en Valachie, mais ils ne purent le persuader, et l’ordre était donné de se mettre en marche pour la Bessarabie, lorsque le général Du Hamel reçut de Constantinople une lettre de M. Titof, ministre de Russie en Turquie, qui l’engageait vivement à faire entrer les troupes russes en Valachie, l’assurant de l’assentiment de la Porte-Ottomane et prenant sous sa responsabilité vis-à-vis du gouvernement impérial à Pétersbourg la démarche hardie qu’il conseillait. On attribua alors aux actives représentations du cabinet anglais l’ordre venu au général Du Hamel de ne pas entrer en Valachie, et M. Titof eut tout l’honneur d’avoir persuadé au divan qu’il était de son intérêt comme de celui de la Russie que cette dernière puissance intervînt à main armée dans les principautés. Quelles qu’aient été les causes qui amenèrent cette intervention, ce n’en fut pas moins pour la Russie une victoire suivie d’une autre victoire, —la signature de la convention de Balta-Liman.

On sait dans quelles circonstances fut signée cette convention. Il est toutefois quelques détails de la négociation qu’il est bon de rappeler pour mieux préciser l’esprit de l’acte qui en fut la suite. La Russie occupait militairement les principautés depuis plusieurs mois, et l’aide-de-camp-général Lüders était déjà intervenu à main armée en Transylvanie, lorsque le lieutenant-général Grabbe passa par Bucliarest, se rendant à Constantinople, porteur d’une lettre autographe du tsar pour le sultan. Ce général Grabbe, compromis dans la conspiration de 1826, avait été disgracié, et n’avait dû qu’à la protection de la princesse de Courlande, dont il était le parent, de ne pas être envoyé en Sibérie. Plus tard, la même influence le fit attacher comme colonel à la suite du général Geismark, un Saxon qui porta au service militaire de la Russie quelques-unes des qualités qui ont élevé au rang des capitaines illustres plusieurs princes de son pays. Le général Geismark prit le colonel Grabbe en affection, en fit son chef d’état-major, et lui fournit l’occasion de se distinguer, de réparer ses torts envers son souverain et de faire une brillante carrière. L’arrivée du général Grabbe à Constantinople causa une vive sensation. Il prit tout d’abord un ton plus que décidé. Il semblait imposer plutôt qu’il ne proposait, il paraissait même douteux qu’il voulût admettre la discussion. Toutefois la négociation prit un cours régulier, mais l’attaque fut vivement menée contre le divan, d’autant plus que l’Autriche et la Prusse se tinrent complètement à l’écart. Le général Grabbe voulait une convention solennelle, une sorte de traité dont la conséquence eût été de lier de nouveau plus étroitement la Turquie et la Russie, d’amoindrir l’effet du traité de 1841. L’ambassadeur d’Angleterre et le ministre de France secondèrent les résistances de la Porte, et les ministres ottomans crurent avoir remporté un succès parce qu’ils n’avaient pas cédé à toutes les demandes du plénipotentiaire russe, et parce que sa présence n’avait pas causé leur chute, comme on l’annonçait tout haut lors de son arrivée. Peu de jours après la signature du sened de Balta-Liman, on commença à comprendre qu’avec un peu plus de persistance et de fermeté la porte aurait pu obtenir quelque chose de mieux ; mais on se consola en se répétant que, pour la Turquie, c’était déjà beaucoup que d’avoir tenté une résistance. En réalité, la convention de Balta-Liman, grosse de conséquences et pleine de dangers, consacrait dans les principautés l’occupation russe, qui datait de l’année précédente, et lui donnait un caractère légal. Elle reconnaissait à la cour de Saint-Pétersbourg le droit de faire entrer des troupes en Moldo-Valachie quand elle le jugerait nécessaire à ses intérêts, suspendait l’exercice des institutions que la Russie elle-même avait octroyées aux principautés, nommait provisoirement des hospodars, et limitait le temps de leur administration à sept ans, substituait un divan ad hoc, uniquement composé de fonctionnaires, à l’assemblée générale ; enfin elle instituait une commission pour réviser le règlement organique.

L’attention des hospodars et de la commission réunie en vertu de l’acte de Balta-Liman se porta principalement, avons-nous dit, sur l’état de la propriété. On vient de voir sous l’influence de quels faits politiques commença l’œuvre des réformes sociales dans les principautés. Examinons l’œuvre en elle-même et les lacunes qu’elle laisse à combler.

Il faut reconnaître d’abord qu’il n’y a nullement place pour des réformes radicales dans les principautés, où l’organisation de la propriété est solidement établie, et d’où le règlement organique a fait disparaître presque entièrement les faibles traces de féodalité qui y subsistaient. Il y a dans les principautés un fait capital : les terres, on peut le dire d’une manière tout à fait générale, n’ont jamais subi l’organisation féodale, en ce sens qu’il n’y a jamais eu de terres nobles et de terres non nobles, et qu’il ne se produit entre elles aucune distinction. Ainsi le paysan et le non boyard paient une capitation, mais s’ils sont propriétaires (et cela est très fréquent), ils ne paient aucun impôt pour leur terre. M. Guizot, dans son opuscule sur la Démocratie en France, dit qu’il n’y a plus chez nous de privilèges pour telles ou telles propriétés, et que c’est un fait nouveau et immense dans l’histoire des sociétés humaines. L’illustre historien oubliait que ce fait existe depuis des temps reculés en Moldo-Valachie. Il y a des paysans appelés des anciens, — mochnénis en Valachie, et en Moldavie rezêches. Les anciens forment une intéressante classe de propriétaires, qui possèdent des terres, des forêts, et dont les biens sont indivis. Ces terres sont entre leurs mains depuis un temps immémorial ; ils n’ont pas même de titres de possession, et lorsque devant les tribunaux il naît des contestations et qu’on leur demande depuis quand ils sont propriétaires, ils répondent : « Depuis que nous sommes descendus de cheval[11]. » Le titre traditionnel qu’invoquent les anciens en ces termes les dispense de tout document, de toute preuve écrite. Cette noblesse en vaut bien une autre. Un publiciste éminent[12] remarque justement que rien ne contribue plus à l’égalité qui élève que les possessions territoriales. Ces anciens, ces mochnénis ont sur leurs terres des paysans corvéables (clacaches), et ils ont tout l’orgueil que donne la longue possession de la terre. Presque toutes les grandes terres de boyards ont été formées par des achats successifs faits aux mochnénis, et souvent par des usurpations violentes et odieuses, ainsi que cela ne s’est que trop pratiqué, notamment depuis 1843.

Quoi qu’il en soit, les bases de la propriété sont si solides en Valachie et en Moldavie, que l’on voit tous les Serbes qui s’élèvent dans leur propre pays à une belle fortune passer dans les principautés pour acheter des terres plutôt que de les acquérir en Serbie, dans le reste de l’empire ottoman, ou même en Autriche. C’est ce qu’ont fait les Obrenovitch, les Simitch, les Hermanis. Il n’y avait donc pas dans les principautés de modifications profondes à apporter à la propriété pour l’assimiler à ce qu’elle est dans les sociétés modernes de l’Occident ; mais il n’était pas possible de se refuser à améliorer le sort des paysans, surtout après les promesses qui avaient été faites et les concessions qui avaient été accordées, au-delà des Carpathes, aux Roumains de la Transylvanie par le gouvernement autrichien en récompense de l’aide prêtée contre l’insurrection magyare.

Les rapports entre les propriétaires et les paysans qu’il s’agissait de modifier conformément à la clause introduite dans la convention de Balta-Liman avaient été réglés sur des bases assez libérales dès 1746, époque où le paysan valaque fut affranchi de la servitude par le prince Constantin Mavrocordato. Le règlement organique avait développé ces bases, que la commission des réformes avait à réviser :


« Le propriétaire est obligé de donner à chacun des paysans établis sur sa terre : 1o  un emplacement de quatre cents stingènes[13] en pays de plaine, et de trois cents en pays de montagne, pour son habitation, son potager et son enclos ; 2o  des lieux de pacage pour les bœufs ou chevaux et pour une vache, en comptant un demi-pogone[14] pour chaque tête de bétail ; 3o  de plus, et, pour l’usage de ces mêmes bestiaux, trois pogones propres à être fauchés pour les approvisionnemens de l’hiver. 4o  Le paysan reçoit en outre trois pogones de terre propre à être labourée, et qu’il travaille pour son compte. Pour un plus grand nombre de têtes de bétail, comme pour une plus grande étendue de terrain, le paysan est tenu de s’arranger de gré à gré avec le propriétaire.

« Les devoirs du paysan qui aura obtenu la totalité des avantages énumérés ci-dessus sont : 1o  de travailler douze jours de l’année au profit du propriétaire de la terre sur laquelle il est établi, et cela, de sa personne, ou avec sa charrue, son chariot, s’il en a, ou le nombre de bestiaux qu’il sède ; 2o  de fournir en outre une journée de labour, de transporter, à la distance de six heures, un chariot de bois coupé dans la forêt du propriétaire, ou bien un chariot de foin, ou cinq cents okas de grains, ou soixante vedros[15] de boisson. Pour un chariot à quatre bœufs, la charge est double. Dans le cas où le paysan n’a point de bestiaux, ou que le propriétaire n’en requiert pas le service, le paysan est tenu de travailler de ses mains, en place de la journée de labour, trois jours, ou de payer le prix de ces trois jours d’après un taux fixé tous les trois ans par l’assemblée générale, et trois autres jours en place de la journée de transport ; 3o  le paysan est obligé de donner la dixième partie du produit de culture des pogones qui lui sont accordés, et de l’apporter au lieu désigné sur la terre par le propriétaire ; 4o  dans le cas où il y a impossibilité pour le propriétaire de fournir l’étendue du terrain assigné par la loi, les obligations du cultivateur sont modifiées d’après les articles de la loi relatifs à ce sujet.

« Tout village fournit en outre chaque année, en qualité de serviteurs disponibles, quatre hommes sur cent familles, destinés à tour de rôle à être employés par le propriétaire à son service sur la terre même. Ces quatre hommes peuvent être remplacés par des journées de travail ou par un paiement en argent, d’après un arrangement de gré à gré entre le propriétaire et le paysan. Tout paysan peut se déplacer en cas qu’il n’ait pas reçu le terrain voulu par la loi, ou bien s’il devient propriétaire, ou s’il se marie, et veut aller s’établir au foyer de sa femme. Il est toutefois obligé, en pareil cas, de prévenir le propriétaire six mois avant le déplacement, et de s’acquitter de toutes ses redevances pour une année d’avance avec le propriétaire, et, jusqu’au nouveau recensement, envers la commune. Dans la dernière supposition, il doit surtout sacrifier tous ses immeubles au profit du propriétaire foncier. »


Tels étaient les droits et les devoirs du paysan valaque lorsque éclata la révolution de juin 1848 ; en Moldavie, les droits étaient les mêmes, moins étendus peut-être, et les devoirs étaient beaucoup plus onéreux. La commission instituée en vertu de l’acte de Balta-Liman présenta son rapport en février 1850, et la nouvelle loi réglant les relations des cultivateurs et des propriétaires fut promulguée en vertu d’un firman de la Porte-Ottomane du mois de mars 1851. C’était surtout en Valachie que la nouvelle loi apportait des améliorations réelles au sort des paysans ; des facilités leur furent données pour passer d’une terre à une autre, et les arrangemens de gré à gré entre les propriétaires et les cultivateurs furent entourés, en droit, de toutes les garanties. Les droits et les charges des propriétaires et des cultivateurs furent réglés, et on maintint, pour les premiers, l’obligation de donner aux seconds pour leur compte de la terre en proportion de la quantité de terrain qu’ils pouvaient labourer pour les propriétaires, si bien qu’un ministre de France, qui avait apporté à la diplomatie l’éclat d’une brillante carrière militaire, qualifiait le règlement valaque de droit à la terre et de servitude imposée à la propriété. Tout plein du souvenir de la lutte qu’il avait glorieusement soutenue dans les rues de Paris contre le socialisme, il n’approuvait pas ce règlement. En droit, la condition que la loi de 1851 faisait aux paysans n’était pas mauvaise, surtout quand le propriétaire était un vrai boyard : les maîtres les plus durs sont les boyards d’agrégation, ceux que, dans sa langue expressive, le Roumain appelle les chiocoï (les chiens couchans) ; mais ce qui était surtout le fléau du paysan, c’était le gouvernement, c’était l’administration, qui, dans les districts, s’était livrée, depuis 1843, à tous les abus et à toutes les oppressions, au point que ce n’est rien exagérer que de dire que le paysan était serf du fisc.

Sans l’arbitraire et la rapacité de l’administration, la condition du paysan valaque eût été préférable à celle de tous ses voisins. J’ai beaucoup vécu avec toutes les classes de la population roumaine, j’ai causé avec le laboureur, avec le pâtre sur les coteaux et dans les bois, et je dois dire que les plaintes des paysans étaient surtout dirigées contre l’administration et rarement contre les boyards. Les sous-administrateurs étaient de petits tyrans contre lesquels les propriétaires grands boyards protégeaient souvent les cultivateurs ; mais ceux-ci gémissaient surtout des abus qui résultaient des six jours de corvée qu’ils devaient donner à l’état pour les routes. Au lieu de les employer, suivant le règlement organique, dans leurs propres districts et assez près de leurs villages pour pouvoir y retourner promptement, ces malheureux étaient quelquefois obligés de s’absenter plusieurs jours pour faire un chemin dans la terre de tel ou tel boyard, un jardin pour les promeneurs aux environs de Bucharest, ou transporter des matériaux pour construire l’hôtel ou la villa d’un ministre puissant ou d’une favorite à la mode[16]. Que de fatigues, que de pertes occasionnaient à ces malheureux ces futiles plaisirs des grandes villes, et combien ces belles et tristes figures de laboureurs m’inspiraient d’intérêt !

Quoi qu’il en soit, le moment est venu de mettre le paysan roumain à l’abri des vexations des autorités subalternes et de faire dépendre son sort des lois et non pas du bon vouloir et des sentimens généreux des boyards, c’est-à-dire d’un heureux accident. Voici quelles seraient, à mon avis, les principales dispositions à introduire dans la législation des propriétaires et des cultivateurs.

Un villageois domicilié sur le terrain d’autrui recevrait du propriétaire de ce terrain l’espace nécessaire à son existence et à l’exploitation de son industrie. Pour prix du fermage de la portion de terre ainsi affectée à son usage personnel, le villageois devrait à la propriété la mise en culture d’un terrain égal en superficie à celui qu’il aurait reçu pour son propre usage.

Afin d’épargner au villageois comme au propriétaire toute cause de mésintelligence ou de lésion dans le travail relatif au fermage de la terre, on s’entendrait pour qu’un tiers de la quotité de terrain allouée au villageois fût constitué en prairies, et le foin fauché par le villageois serait mis en meules soigneusement construites. Quant aux deux tiers restans, ils seraient ensemencés de la manière la plus utile et la plus conforme à la nature du terrain. — Le propriétaire serait tenu de fournir les instrumens, les animaux et les semences nécessaires au terrain exploité pour son compte, de sorte que le villageois n’aurait qu’à ensemencer, à faire la récolte et à en déposer le produit dans les magasins construits sur la propriété, avec tout le soin qu’exige l’économie rurale.

Ceux des villageois qui ne pourraient obtenir toute l’étendue du terrain demandé par eux, ou que d’autres motifs détermineraient à quitter la propriété qu’ils habitent, seraient libres de s’établir dans d’autres villages, après en avoir donné avis à l’autorité compétente, et réciproquement le propriétaire, au moyen de la même formalité, mais par voie judiciaire, aurait le droit d’éloigner de son domaine les villageois qui ne seraient pas nécessaires à son exploitation.

Dans le cas où les villageois établis sur le terrain d’autrui voudraient employer des animaux de labour à eux appartenant pour mettre en valeur le terrain qui fait le prix de fermage, il leur serait alloué deux pogones à titre de pâturage gratuit, sans que le propriétaire pût se prévaloir de cette concession pour exiger un surcroît de travail. Il donnerait de plus à chaque villageois un huitième de pogone dont la récolte serait emmagasinée dans le grenier de réserve pour assurer, en cas de disette, la subsistance de la communauté, ce qui serait tout à fait dans les traditions économiques des principautés.

Les conditions ci-dessus énoncées pourraient être considérées comme un projet, une esquisse de contrat normal entre les propriétaires et les villageois ; mais cette œuvre pour ainsi dire fondamentale devrait être précédée de résolutions législatives qui pourraient avoir à peu près le caractère suivant :

Toutes les dispositions qui règlent les droits et les devoirs des propriétaires et des cultivateurs les uns envers les autres seraient abolies. — Aucune obligation, à quelque titre que ce soit, ne pourrait désormais être imposée aux paysans qu’autant qu’elle serait librement et de gré à gré consentie entre eux et le propriétaire conformément aux principes qui régissent les contrats bilatéraux. — Les contrats de fermage que les cultivateurs habitant les villages ou les banlieues des villes passeraient de gré à gré avec les propriétaires seraient conclus au moins pour le terme de neuf ans. — Les contrats pourraient être conclus de commune à propriétaire, ou isolément par chaque cultivateur. — Si un village tout entier ou un ou plusieurs de ses habitans cultivaient ou prenaient à usage des terres sans avoir préalablement établi les conditions du fermage avec le propriétaire, ils seraient censés avoir accepté les clauses du contrat normal, et seraient tenus de l’exécuter littéralement. — Les contrats passés de gré à gré ne pourraient sous aucun prétexte dépasser les clauses du contrat normal. Le cultivateur conserverait en tout temps le droit de faire résilier les contrats qui seraient moins avantageux pour ses intérêts que les conditions du contrat normal ; mais dans le cas où le propriétaire consentirait des baux à ferme dont les clauses seraient moins avantageuses pour lui que celles du contrat normal, ces baux seraient maintenus[17].

À côté de ces réformes sociales, il est une réforme financière que nous croyons également urgente. Nous voulons parler de l’abolition de la capitation. Dans la pensée et dans les intentions des auteurs du règlement organique, la capitation était une amélioration considérable pour le paysan. En effet, avant la mise en vigueur du règlement organique, l’impôt personnel était le véritable tyran du paysan. Cet impôt se percevait d’après le système des louds. Le loud était une réunion, un groupe de familles ; cinq ou six familles formaient un loud et devaient payer 700 piastres ; mais ce système ouvrait une large voie à l’arbitraire. Les paysans ne savaient jamais ce qu’ils devaient payer ; il dépendait des administrateurs et sous-administrateurs d’étendre ou de restreindre ce loud. Dans certains villages, les paysans étaient écrasés et ruinés par les agens du fisc, qui les réduisaient à la plus affreuse misère ; dans d’autres, protégés par des boyards influens. Une des belles terres de la Valachie appelée Mogochoa, et située non loin de Bucharest, ne payait qu’un demi-loud (350 piastres), tandis qu’elle aurait dû acquitter une somme peut-être décuple. Ce système, notamment de 1827 à 1830, avait tari les revenus publics, causé une misère inouie, fait disparaître la nation imposable. Il était urgent de rétablir la confiance afin de pouvoir faire renaître le travail. La capitation avait le mérite d’être un impôt simple, uniforme, modique, et qui mettait aisément le paysan au fait de ce qu’il devait payer. Cet impôt fut adopté ; seulement, comme dans cet impôt il y a l’inconvénient des non-valeurs qui surviennent par suite d’absence ou de décès, le législateur avait créé un dixième additionnel. Ce système produisit les meilleurs résultats, et ce dixième additionnel ne fut dépassé ni sous l’administration russe, ni sous celle d’Alexandre Ghika ; mais à partir de 1843 il a été la source d’abus qui ont rappelé les mauvais jours du loud. Les principaux caractères de la capitation, l’uniformité, la modicité, la perception par les élus des villages, disparurent : au lieu d’un dixième additionnel, on en perçut successivement deux, trois, quatre, et ainsi de suite, de telle façon que l’impôt personnel s’éleva de 30 piastres à 100. Bien que ce ne fût point là le vice de la capitation, mais d’une mauvaise administration, il est devenu désormais urgent d’apporter à l’état de choses actuel un remède sérieux, et voici quelles sont les modifications que nous soumettons aux futurs législateurs des principautés.

À la capitation, on substituerait comme base de l’impôt la quotité des terres affermées par les villageois, en divisant les fermages en trois catégories. La première serait imposée à 90 piastres, la seconde à 75, la troisième à 60 (la piastre vaut 40 centimes). Le propriétaire foncier paierait un impôt égal à la contribution totale des fermiers cultivateurs établis sur sa terre.

Les propriétés ainsi imposées seraient exemptes de toutes autres contributions ou taxes pour les bâtimens, usines et autres établissemens fondés sur ces propriétés, ainsi que pour les vignobles et autres plantations.

Les propriétés non habitées ainsi que les vignobles, sauf le cas prévu ci-dessus, paieraient 10 pour 100 de leur revenu. La propriété immobilière non territoriale, telle que maisons, magasins, cabarets, usines, ateliers et établissemens quelconques, non compris dans la catégorie ci-dessus énoncée, serait taxée à 5 pour 100 de son revenu présumé ou calculé à 5 pour 100 de son évaluation en capital.

Les contrats sur hypothèque, les mutations par succession, comme toutes autres transactions ayant besoin de la sanction judiciaire pour leur validité, seraient soumis à un impôt proportionnel pour timbre d’enregistrement.

Le droit de patente serait remanié. Tout banquier, négociant, commerçant ou artisan serait assujetti à la patente proportionnelle sans pouvoir en être affranchi à aucun titre. Ce droit serait mis en rapport de quotité avec l’augmentation des autres taxes.

C’est là, ou à peu près, un système général d’impôts. Les boyards l’accueilleraient, nous l’espérons, avec empressement, et montreraient combien a souvent été injuste le reproche qui leur a été fait de ne pas vouloir consentir à ce que leurs terres fussent imposées. Il s’en est rencontré quelques-uns certainement, surtout en Moldavie, qui tenaient encore avec une vieille passion aristocratique au maintien de leurs privilèges ; mais à présent ils sont très disposés à concourir aux charges de l’état. Toutefois en Moldo-Valachie l’impôt est loin d’avoir été comme en France le meilleur placement du contribuable, et à partir de 1843 les deniers publics ont été gérés avec une si regrettable irrégularité, qu’il n’est pas surprenant que les propriétaires aient montré de l’éloignement à fournir des sommes qu’ils prévoyaient bien ne pas devoir être employées pour le service public.

Dans le budget actuel de la Valachie, le revenu de la capitation est évalué à 3 millions de francs environ. Si le mode proposé était adopté, il serait porté à 7 millions de francs. L’impôt sur la propriété habitée donnerait une somme égale ; le droit de patente donnerait 2 millions ; l’impôt sur la propriété immobilière non territoriale, 1 million ; les fermes générales, telles que douanes, salines, droits d’exportation, domaines de l’état, 5 millions de francs. Les revenus de l’état seraient ainsi portés de 7 millions de francs, leur chiffre actuel, à 21 millions de francs, sans aucune aggravation pour les cultivateurs, qui seraient au contraire affranchis des déprédations du fisc. L’état, grâce aux ressources créées, pourrait entreprendre les travaux publics qui sont d’une absolue nécessité dans ce pays pour l’assainir et encourager l’agriculture. Nous n’entendons pas donner ici des chiffres d’une exactitude mathématique, mais nous ne pensons pas être loin de la vérité. Les mêmes modifications et les mêmes augmentations proportionnelles pourraient être introduites en Moldavie. En attendant, l’administration des finances ferait entreprendre dans les principautés le cadastre régulier qui seul pourrait conduire à la rigoureuse application du système de l’impôt proportionnel.

Il y aurait aussi à assurer dans une juste mesure la participation des couvens aux charges de l’état. Ce que nous avons dit à propos des couvens mêmes sur l’utilité de cette réforme et sur les abus qu’elle ferait disparaître nous dispense d’y revenir ; mais nous ne quitterons pas ce sujet sans exprimer le vœu de voir les revenus des caisses centrales, qui sont entièrement distincts du budget ordinaire, et la part qui serait fournie par les couvens grecs employés spécialement à former un budget du culte et de l’instruction publique et à développer des institutions de charité et de bienfaisance, déjà nombreuses dans les principautés.


III. — LES RÉFORMES POLITIQUES.

Nous avons tâché de donner un aperçu des réformes sociales, économiques et financières, qui nous ont paru urgentes pour les principautés. Nous avons indiqué ce qu’on avait fait et ce qu’il y avait encore à faire ; mais ces réformes auraient peu de chances d’être appliquées avec succès, si elles n’étaient accompagnées de réformes politiques dans les institutions des principautés.

Et d’abord on peut affirmer, sans crainte d’être démenti, qu’il n’y a pas de gouvernement et de réformes utiles possibles dans les principautés du Danube sans représentation nationale et sans publicité. L’autorité du prince ne saurait se faire respecter et chérir, si elle n’est point appuyée par un corps électif, expression de l’assentiment général. C’est là un fait antique dans les provinces danubiennes, et il n’est nullement question d’appliquer ici une théorie nouvelle.

Nous n’entendons point par représentation nationale telle ou telle forme de gouvernement parlementaire inapplicable dans les principautés ou même dangereuse pour leur existence, mais le maintien d’un corps électif qui serve de frein aux ministres du prince, et qui donne à leurs actes une sanction morale sans laquelle, — si justes et si nécessaires qu’ils puissent être, — ces actes courraient risque d’être considérés ou représentés dans le pays comme arbitraires et oppressifs. Il s’agit donc simplement de corriger celles des dispositions du règlement organique dont l’expérience a démontré clairement l’insuffisance ou le danger. Tels sont à notre avis : 1o  les privilèges exclusifs accordés à la boyarie par la loi d’élection, 2o  les droits d’initiative et d’amendement réservés à l’assemblée, 3o  enfin la faculté laissée à l’assemblée de présenter des doléances contre le prince.

Ces dispositions sont profondément défectueuses, parce qu’elles reposent sur des fictions. La boyarie n’a plus l’importance que le règlement organique lui suppose, la déconsidération l’a atteinte doublement. D’un côté la plupart des anciennes familles ont disparu ou se sont ruinées, de l’autre des services souvent honteux, des fortunes indignement acquises, ont grossi ses rangs, mais en l’affaiblissant. Comme tous les corps qui n’ont plus de raison d’être et qui ne représentent plus la société, la boyarie a quelques intérêts directement contraires au maintien de l’ordre et d’une administration régulière. Il est donc imprudent et même dangereux de lui conserver un privilège politique qui n’est en général pour elle qu’une facilité pour commettre ou couvrir des abus.

L’initiative et le droit d’amender les lois supposent un degré d’instruction politique qui n’existe point dans les principautés. Accorder au corps électif des attributions qu’il ne saurait remplir d’une façon profitable pour le pays, c’est organiser avec une coupable légèreté entre le prince et le corps électif des tiraillemens qui ne serviraient qu’à rendre impossible la marche du gouvernement.

Quant à la faculté de doléances laissée à l’assemblée, nous n’hésitons pas à la regarder comme un droit d’insurrection, à côté duquel le gouvernement le plus habile et le plus honnête ne saurait se maintenir, à moins qu’il ne se décide à oublier complètement la véritable mission du pouvoir suprême, qui est de prendre pour guide la justice et l’intérêt de tous, et qu’il ne s’abaisse à flatter les passions et les convoitises d’une majorité peu éclairée.

Le règlement organique doit être purgé de toutes ces fictions, et le corps électif devenir le résultat de la confiance librement exprimée du pays. L’assemblée, ainsi constituée, devra voter ou rejeter le budget en toute liberté, elle aura la faculté de consentir ou de repousser les lois proposées par le gouvernement ; mais là devront se borner ses attributions, parce que là se bornent son instruction politique et les besoins réels du peuple dont elle représentera les intérêts.

Ces considérations nous sont dictées par une étude approfondie de l’état des principautés et par l’intérêt que nous inspire la population roumaine ; elles expriment aussi l’opinion des hommes les plus éclairés dans les principautés. Nous ne nous défions point d’une liberté sage, modérée, limitée aux besoins du véritable état moral, social et politique des Roumains : nous la souhaitons, nous la jugeons indispensable à leur prospérité et à leur avenir ; mais nous redoutons pour eux des institutions qui ne leur apporteraient que l’apparence de la liberté, et cacheraient sous cette apparence la corruption, les désordres et les maux qui en sont la véritable conséquence, comme ils ont pu s’en convaincre depuis 1843.

D’après les considérations qui précèdent, nous indiquerons comme praticables les dispositions suivantes :

Tout propriétaire foncier, majeur, jouissant des droits civils, possédant une terre de 300 toises de largeur pour la Valachie[18], ou de 500 falches[19] en surface pour la Moldavie, aurait la faculté de voter aux élections des députés à l’assemblée législative.

Chaque district (la Valachie en a dix-sept et la Moldavie en a treize) élirait deux députés ; vingt députés pour Bucharest, douze pour Yassy, seraient en outre élus par les propriétaires fonciers domiciliés dans ces deux capitales avec les mêmes attributions que dans les districts.

Les collèges électoraux seraient présidés par des fonctionnaires désignés par le gouvernement ; mais les bureaux seraient choisis par es électeurs.

Tout propriétaire foncier âgé de trente ans, jouissant de ses droits politiques et civils et possédant une terre de 500 toises de largeur pour la Valachie et de 1,000 falches en surface pour la Moldavie, pourrait être député.

Les propriétaires fonciers en indivis de chaque district (les mochnénis en Valachie, les rezèches en Moldavie) pourraient désigner des mandataires qui jouiraient du droit d’élire et d’être élus.

L’assemblée législative serait .convoquée par le prince. Elle siégerait une fois par an ou même une fois tous les deux ans, et sa session pourrait avoir une durée de six mois ; mais elle pourrait être convoquée extraordinairement. Le budget des dépenses et des recettes lui serait soumis avec tous les documens justificatifs. Les ordonnances pour l’exécution des lois, pour la sûreté publique et les autres mesures administratives rentreraient dans les attributions du prince, et seraient exécutoires sans être soumises à l’assemblée.

En cas de rejet du budget, de suspension ou de dissolution de l’assemblée, le gouvernement ne pourrait outrepasser les prévisions du budget voté à la dernière session ; en cas de dissolution, le prince convoquerait dans les trois mois les collèges électoraux pour de nouvelles élections.

L’assemblée ne pourrait, sous aucun prétexte, s’adresser ni à la Sublime-Porte ni aux puissances alliées pour exprimer son opinion sur la marche du gouvernement, ou pour tout autre motif ; le prince deviendrait le seul représentant de l’état à l’égard de la Porte-Ottomane.

Nous n’avons certainement pas prétendu rédiger une constitution, mais simplement établir quelques principes et quelques dispositions qui indiquent les réformes que le temps a rendues indispensables, et le nouveau caractère que doivent avoir la représentation nationale et le pouvoir exécutif dans les principautés. Nous ajouterons qu’une presse jouissant d’une sage liberté, exempte de censure préventive et soumise à des lois justes et modérées, est indispensable pour faire connaître les besoins du pays, guérir les plaies de la corruption qui n’était que trop développée dans les dernières années, et le préserver du retour au pouvoir de fonctionnaires trop justement décriés, notamment en Valachie.

Après avoir dans un demi-siècle subi huit occupations, dont quatre russes, trois turques et une autrichienne, après avoir souffert tous les maux que la guerre impose à la fois aux forts et aux faibles, les principautés ont vu enfin leur sort et leur avenir fixer l’attention des hommes d’état et des souverains, leurs intérêts débattus à plusieurs reprises à l’égal des intérêts les plus chers de l’Europe occidentale. Une telle sollicitude était due à leurs souffrances. Les puissances qui ont pesé sur leurs destinées ont donc une mission réparatrice à remplir. La Porte-Ottomane, qui par une politique inhabile, contraire à ses traditions, et par la violation des traités et des capitulations qu’elle avait elle-même consentis à l’égard des Roumains, avait ouvert la voie à la puissante influence de la Russie dans les principautés du Danube, a inauguré depuis plusieurs années un système plus conforme aux intérêts qu’elle a en commun avec ces provinces. Malgré des fautes et des tâtonnemens inévitables, elle a reconquis sur les bords du Pruth et du Danube la place qui lui appartient dans les sentimens des populations roumaines, et qu’il importe à l’Europe de lui voir conserver. En rappelant naguère au pouvoir Alexandre Ghika, qui pendant un règne de huit années avait mérité l’estime et l’attachement de ses compatriotes, la Sublime-Porte a réparé une erreur qui a eu pour elle-même et pour les principautés de graves et cruelles conséquences. Elle déclare ainsi au monde qu’elle entend fermer les plaies de la Valachie et y faire triompher l’antique union de l’autonomie avec le trône des sultans[20].

Pour avoir voulu changer en instrument de domination et de suprématie égoïste et menaçante pour le reste de l’Europe une protection accueillie à ses débuts avec faveur, et qui a produit d’abord des résultats qu’il serait injuste de méconnaître, la Russie a perdu dans les provinces danubiennes une influence politique considérable. L’Autriche, qui n’est intervenue qu’à de rares intervalles au-delà des Carpathes, mais dont la domination dans la Petite-Valachie n’avait laissé que de pénibles souvenirs, aurait pu conquérir sur le Bas-Danube une position très avantageuse, si elle eût su ou pu profiter des conjonctures qui s’offrirent à son habileté. Par un rare concours de circonstances, elle fut appelée tacitement, par toutes les puissances qui étaient engagées dans la grande lutte récemment terminée, à occuper les principautés. Elle avait là un beau rôle à jouer ; il ne dépendait que d’elle de représenter la civilisation occidentale sur les bords du Bas-Danube, de faire oublier aux Roumains les premiers bienfaits des Russes, comme leurs récentes injustices ; on sait si elle y a réussi.

Le traité de Paris, qui fait rayonner si loin la force morale de la France, résout d’une manière également favorable à toutes les puissances intéressées le problème épineux de la question des principautés. Le traité dégage le Danube de toutes ses entraves, ouvre au commerce de l’Allemagne, des provinces moldo-valaques et de la Roumélie la plus grande artère de l’Europe. Il consacre la suzeraineté de la Porte-Ottomane, qui est la sauvegarde la plus puissante de la nationalité roumaine, nationalité qui aurait déjà fait naufrage, comme celle de la Pologne, sans l’intérêt universel qui s’attache au maintien de l’empire ottoman. La Russie, débarrassée d’un protectorat dont ses agens avaient mal usé et qui avait compromis son rôle civilisateur en Orient, se présente désormais avec des forces morales qui peuvent lui faire reconquérir une influence dont il ne reste plus qu’à prévenir les abus. Enfin l’Autriche peut réparer le mal qu’elle s’est fait par l’occupation des principautés, en rivalisant avec la Russie de solicitude pour les intérêts de ses provinces limitrophes. Quant à la France et à l’Angleterre, elles ont mérité le nom de bienfaitrices en appelant les Roumains à faire partie de la famille européenne, où leurs idées et leurs sentimens avaient depuis longtemps marqué leur place. Des réformes sages, modérées, mais indispensables, vont sans doute signaler l’intervention de la France et de l’Angleterre dans les affaires de l’Europe orientale, et tout semble concourir à une heureuse solution.

Toutefois, au seuil même de leur nouvelle destinée, une question grosse de difficultés surgit pour les principautés. Cette question ne saurait être résolue qu’à force de calme, de bonne foi et de raison. La Moldavie et la Valachie seront-elles réunies en un seul état, ou bien continueront-elles à former des provinces séparées sous deux princes différens ? Tel est le problème qui s’offre aujourd’hui aux sérieuses méditations des hommes d’état, et qui touche au moins aussi directement aux intérêts des puissances voisines qu’à ceux des populations mêmes qu’il est question de réunir. Il faudrait une bien grande autorité pour résoudre d’avance un problème aussi ardu, et le congrès de Paris a sagement décidé que les populations seraient elles-mêmes appelées à se prononcer. C’est là sans doute une concession bien large, une faveur immense faite à ces populations, puisqu’elles obtiennent le droit de prononcer sur leur avenir, bien que des capitulations et des traités qui lient les principautés à la Porte-Ottomane il ne ressort pas qu’elles aient d’autres privilèges que leur autonomie intérieure, ni qu’il leur soit possible de décider de leur propre sort en dehors des intérêts généraux de l’empire, intérêts auxquels elles ont dû jusqu’ici et à plusieurs reprises leur conservation comme principautés autonomes, bien que vassales et faisant partie intégrante de la Turquie. Examinons cependant les diverses causes qui militent en faveur de la réunion des deux principautés ou contre cette réunion, en faveur de la création d’un état indépendant ou contre l’érection de cet état. Cet examen mettra peut-être le lecteur à même de prononcer un jugement.

La Russie, qui avait habilement tiré parti de la rancune de la Porte contre la France pour se faire céder en 1812 la moitié de la Moldavie, connue sous le nom de Bessarabie, fut la première qui mit en avant l’idée de l’union des principautés, non point comme une chose facile et promptement praticable, mais comme une éventualité souhaitable et naturelle entre deux nationalités de même race, de même religion, et parlant la même langue. Pour parvenir à ce but, les auteurs du double règlement organique avaient alors tous les moyens désirables. Les armées russes occupaient les principautés dès l’année 1828. Les boyards avaient accepté sans la moindre résistance le gouvernement des lieutenans de l’empereur de Russie, et le comte Paul Kisselef, joignant à la puissance de son souverain celle d’un esprit supérieur et l’attrait d’un caractère fait pour plaire et pour commander, pouvait opérer des réformes de nature à préparer l’union et la rendre inévitable au bout de quelques années. Ces réformes devaient tendre à faire disparaître tout ce qu’il y avait de tranché, de séparé, d’étranger, d’une principauté à l’autre. Ainsi d’abord les rangs auraient dû et pu être assimilés ; ils ne le furent point, parce que le nombre des grands boyards étant bien plus nombreux en Moldavie qu’en Valachie, et beaucoup de ces grands boyards étant très pauvres, les Valaques craignirent avec raison de voir une invasion de protipendades[21], affamés d’emplois publics, se ruer sur le pays et leur disputer les places. Cette inégalité dans les rangs dure encore, mais ne paraît plus aujourd’hui un obstacle au cabinet russe. En second lieu, un même uniforme et un même drapeau pouvaient être donnés aux deux milices. L’union des douanes pouvait être établie et les douanes internes abolies. Cette union n’eut lieu qu’en 1846, sous les princes Stourdza et Bibesco. Enfin la condition des paysans devait être la même en Bessarabie, en Moldavie et en Valachie. Loin de tendre à ce but, le gouvernement russe maintint des différences tranchées, et le paysan moldave, mieux traité que le bessarabe, était et reste beaucoup moins heureux que le valaque. Les auteurs du règlement organique se contentèrent d’imaginer la combourgeoisie, c’est-à-dire la facilité pour les Moldaves et les Valaques de servir à volonté dans l’une ou l’autre principauté ; mais cette disposition même demeura à peu près sans effet à cause de l’état des rangs dans les deux provinces.

L’idée de la réunion n’eut pas de plus grands développemens jusqu’en 1847, où l’ambition d’un hospodar d’une part et les vives aspirations de la jeunesse de l’autre firent entrer dans le monde des hypothèses le grand-duché duco-roumain. L’idée première de la réunion des principautés appartient donc aux passions ambitieuses ou patriotiques qui précédèrent et suivirent le mouvement de 1848. Cette idée était alors éminemment révolutionnaire, et, comme toutes les idées révolutionnaires, mêlant le chimérique au possible, le téméraire au généreux, ne s’arrêtait point aux fi entières que des traités, malheureux sans doute et arrachés par l’injustice ou la fraude, mais consacrés par le temps, ont données aux principautés. Elle passait audacieusement les Carpathes et le Pruth, dépouillant deux grands empires de quelques-unes de leurs provinces. Toutefois l’idée révolutionnaire n’était point entièrement fausse. Son point de départ était vrai en soi, noble, humain, puisqu’il s’agissait de réunir sous un même sceptre sept ou huit millions d’hommes qui parlent la même langue et professent presque tous la même religion. Ce qui rendait l’édification d’une nationalité roumaine homogène et compacte impossible par l’idée révolutionnaire, c’était la situation géographique de cette race et des principautés, enclavées entre trois empires composés de races diverses et de provinces réunies sous un même sceptre, après avoir été indépendantes.

Parmi ces provinces, l’Autriche compte la Bukovine, qui a fait partie de la Moldavie, la Transylvanie et la Hongrie, où habitent plus de deux millions de Valaques. Or c’est parmi ces populations de la Transylvanie que l’Autriche a trouvé une fidélité et un appui qui l’ont sauvée au jour du danger. Aurait-elle donc pu consentir, sans la plus grande nécessité, à permettre la création d’un état qui aurait amené l’absorption de la Transylvanie et de la Bukovine, ou qui seulement aurait pu altérer l’esprit des populations de ces deux provinces ? La question de la réunion des principautés par l’idée révolutionnaire rencontrait ainsi d’insurmontables difficultés.

Le premier intérêt de l’Autriche dans les principautés est l’ordre. Profondément hostile à toute manifestation révolutionnaire menaçante ou dangereuse pour sa propre sécurité, elle ne peut désirer pour la Moldo-Valachie que le développement d’une prospérité normale et dans les termes des traités. Elle n’ambitionne point la possession de ces provinces, que des combinaisons diplomatiques d’ancienne date voulaient lui livrer moyennant des compensations qu’elle jugeait inacceptables. Elle s’opposa vivement, après la paix de Tilsitt, à ce qu’elles fussent données à la Russie, et refusa à cette puissance de les partager avec elle, lorsqu’en 1828 la Valachie lui fut offerte jusqu’au Bouzéo, si elle voulait s’allier avec les Russes contre la Turquie. Est-ce à dire cependant que l’Autriche puisse s’opposer à l’union des deux principautés, faite non plus au nom des idées révolutionnaires, mais dans l’intérêt des principes conservateurs, avec l’assentiment de la Porte-Ottomane et de ses alliés ? Les divans doivent être convoqués, et la Valachie et la Moldavie vont pouvoir faire connaître leurs vœux par des organes légaux, ce qui n’a pas encore eu lieu. Des divans composés de fonctionnaires, des jeunes gens sans mission de leurs concitoyens, des émigrés absens du sol natal depuis plus de huit ans, peuvent avoir pressenti les sentimens des Roumains, mais ne peuvent pas avoir le caractère qui crée une représentation sincère du pays. Voyons ce que diront les boyars ou plutôt les propriétaires, les évêques, les prieurs, le clergé, les mochnénis, les rezèches, les commerçans réunis, les paysans ; voyons enfin ce que dira la nationalité moldo-valaque réunie dans ses comices. Si elles veulent fonder quelque chose de stable et d’acceptable pour les voisins des principautés, que les assemblées renoncent à l’idée de créer une puissance en état de résister par les armes aux colosses qui environnent le pays roumain. Qu’elles cherchent la force de ce pays dans sa faiblesse relative, dans l’intérêt qu’il inspire, dans son union avec la Turquie. Un écrivain qui fait autorité pour la Grèce[22] conseillait aux Grecs, en 1824, de détruire la piraterie chez eux, et de maintenir par des lois fortes la tranquillité sur les mers, afin de se concilier les puissances maritimes, sans lesquelles ils n’avaient point d’avenir… Ἠμιν γὰρ θαλάσσια ἔργα μεμήλει, « avant tout maintenez la paix sur la mer, » leur disait-il. Pour nous, qui dès 1849 appelions l’attention de l’Europe, alors distraite, sur des peuples dignes du plus vif intérêt, sur une terre d’une fertilité prodigieuse, sur une race qui parle la langue des légions romaines, pour nous qui donnions à cette époque le nom de Belgique du Danube à la Moldo-Valachie, nous dirons aux assemblées moldo-valaques : « Surtout, gardez-vous de donner des inquiétudes sur vos frontières ! »


EUGENE POUJADE.

  1. Voyez, sur l’occupation et la guerre dans les principautés, les livraisous du 15 décembre 1855 et du 15 avril 1856.
  2. La cour de Russie, dont la générosité est proverbiale, a comblé la famille Mourousi, et les bienfaits accordés aux fils ont pu faire douter de la fidélité du père à la Porte-Ottomane ; mais l’impartiale histoire dira que Mourousi n’a eu que le tort de ne pas avoir plus de courage et d’audace que son propre gouvernement. La lettre du grand-vizir autorisait même les plénipotentiaires ottomans à céder toute la Moldavie. Une autre grande puissance n’a pas montré la même munificence que la Russie pour un dévouement plus réel que celui de Mourousi, — le dévouement du prince Alexandre Soutzo, décapité à cause de sa fidélité au vainqueur d’Austerlitz et de ses relations avec le général Sébastiani.
  3. Bonnet de grosse laine.
  4. Mourousi l’hospodar était frère puîné de Démétrius Mourousi, qui était drogman de la Porte, et qui, tout-puissant à Constantinople, faisait des hospodars et ne voulait pas l’être lui-même. On a trop cru et trop dit surtout que les principautés du Danube étaient le but principal de l’ambition des princes phanariotes ; cela fut vrai pour beaucoup d’entre eux, mais ceux qui exerçaient une grande influence dans la capitale de l’empire préféraient ne pas s’en éloigner. Yassy ou Bucharest étaient des retraites, quelquefois même des disgrâces brillantes, comme certaines ambassades l’ont été ailleurs pour certains ministres.
  5. La boyarie d’agrégation est composée en grande partie de gens qui ont exercé des fonctions serviles.
  6. Dans les principautés, les rangs signifient les différens degrés de noblesse, comme dans l’armée les grades constituent la hiérarchie militaire.
  7. Un usurier fameux, qui de domestique est devenu boyard, et qui n’avait pas perdu toute influence dans le dernier gouvernement de la Valachie, fut, rare exemple, flétri par un office ou arrêté public du prince Bibesco. Il me disait avec un cynisme naïf qu’il allait se faire créer baron autrichien, quand la chute du prince Bibesco est venue faire disparaître les effets de l’office qui le concernait. C’est une cause bien légitime d’étonnement que la facilité avec laquelle l’Autriche accorde dans les principautés des titres de noblesse et des décorations à des individus d’une moralité plus que douteuse.
  8. On sait que Souvarof, nomma en 1800 prince Italinski, puis disgracié, mourut dans la même année. Il laissa un fils naturel qu’il avait reconnu, dit-on, à la demande de Catherine II, et une fille, la princesse Rimnikski. Son fils était une espèce de sauvage dont la violence et la férocité répandaient la terreur partout où il allait. En Moldavie et en Valachie, les boutiques, même dans les villes, se fermaient sur son passage. Il avait une armée de chiens qui remplissaient toute une maison. Ses soldats pillaient et violaient jusque dans les églises, et n’étaient pas même arrêtés par le caractère sacré des ecclésiastiques. Arrivé sur les bords du Rimnik, comme il s’en retournait en Russie, il s’obstina à traverser cette rivière malgré un commencement de débâcle. En Valachie, les cours d’eau deviennent parfois en quelques minutes des torrens impétueux. Le fils de Souvarof périt victime de son emportement. Sa mort fut considérée comme une délivrance par tous ceux qui l’entouraient. La princesse Rimnikski était restée longtemps fille, malgré son grand nom. Il est vrai que c’était à peu près tout ce que lui avait laissé le prince Italinski. L’empereur Alexandre avait sans succès cherché à la marier. Un jour qu’il passait une revue, il fut frappé de la beauté mâle et régulière d’un colonel. Il demanda son nom. On lui dit qu’il s’appelait Bachmakof, et qu’il était Tartare. L’empereur Alexandre se le fit présenter et lui mit une couronne de lauriers sur la tête. Bachmakof, doté et fait conseiller d’état, épousa la fille du farouche vainqueur d’Ismaïl. Comme le pape Pie VI, l’empereur Alexandre aimait à employer les beaux hommes.
  9. Bucharest est la dernière des capitales de la Valachie. Les princes ont d’abord résidé à Kimpolungo, à Courte-de-Agis, à Tirgovisht ; ils se sont toujours rapprochés du Danube. Giurgevo sera peut-être un jour la nouvelle capitale.
  10. On sait que, par l’article secret du traité du 11 avril 1761 (Martens, t. 1er , p. 229) la Russie et la Prusse se réservaient le droit d’un recours aux armes pour garantir la Pologne contre toute tentative qui aurait menacé sa constitution ou ses lois fondamentales, c’est-à-dire que les puissances, en interdisant à la Pologne le droit de corriger des institutions vicieuses, lui étaient toute chance de salut ; elles savaient que ce respect de la légalité la tuerait.
  11. On les appelle aussi des discalicatori.
  12. M. de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution.
  13. Le stingène de Cherban-Voda est la toise décrétée en 1684 par le prince Cherhan-Kantakouzene ; c’est la mesure légale dont on se sert aujourd’hui en Valachie, et qui équivaut à 1m, 962.
  14. Le pogone vaut 1,296 stingènes carrés Cherban-Voda, ou 49,888 ares.
  15. L’oka vaut 12 litres ; le vedro vaut environ un décalitre.
  16. Une fois j’ai vu au cœur de l’hiver des paysans traverser la ville sur leurs charrettes trainées par des bœufs arrachés à des travaux urgens, et portant des branches de sapins coupées dans les gorges des Carpathes, qui servaient à faire des avenues improvisées dans les rues le jour de la Saint-Nicolas ou de quelque autre patron officiel.
  17. On voit qu’il s’agit d’une part de favoriser de toutes les façons la liberté des transactions, et de l’autre de protéger ouvertement le paysan dans le passage du régime du privilège au régime de l’entière liberté. Nous pensons que c’est là du libéralisme bien entendu dans l’intérêt de toutes les parties.
  18. En Valachie, les terres et les terrains se mesurent par la largeur et non par la profondeur, toujours beaucoup plus considérable.
  19. La falche est la toise moldave.
  20. Une seule fois depuis 1834, il s’est rencontré dans les principautés un hospodar qui a été véritablement le représentant de la Porte-Ottomane tel que les puissances occidentales pouvaient le désirer, et le vassal du sultan fut sacrifié après une faible résistance du divan : ce fut le prince Alexandre Ghika, frère de l’illustre hospodar Grégoire Ghika, dont l’administration a laissé de si profonds souvenirs en Valachie. Alexandre Ghika avait été élevé à la principauté par l’influence de la Russie, alors toute-puissante dans les provinces danubiennes et en Orient ; mais, une fois nommé hospodar, il voulut exercer dans leur plénitude les pouvoirs qui lui avaient été remis. Il résista aux empiètemens des agens russes et se montra avant tout un prince national et plein de patriotisme. Alexandre Ghika n’eut qu’une passion noble, mais funeste à sa fortune politique, — la passion de son pays et des droits de la dignité dont il était revêtu ; il persista dans une voie qui lui fera éternellement honneur, mais qui le conduisit à sa chute ; il osa prendre au sérieux la quasi-souveraineté qui lui avait été confiée, quand ceux qui la lui avaient conférée ne voulaient lui en laisser que l’ombre et le titre. Ni les amitiés qui unissaient Alexandre Ghika à quelques-uns des personnages les plus haut placés en Russie et les plus respectables, ni les conseils du commissaire russe Du Hamel, inspirés par un intérêt sincère et par une parfaite connaissance des hommes et des choses, ne purent l’amener à transiger avec ses droits et à préférer une autorité dont on ne lui laissait que les apparences, mais qui aurait pu lui fournir de riches compensations. Il ne voulut pas non plus prêter l’oreille à des suggestions qui venaient de personnes très autorisées, et qui l’avaient invité à ne pas sacrifier le soin de sa fortune particulière aux préoccupations du prince et du patriote. Alexandre Ghika tomba, mais en emportant les regrets de tous ses concitoyens et l’estime de ceux même qui l’avaient renversé. On comprend maintenant quelle signification a sa rentrée au pouvoir.
  21. Les grands boyards, du temps où la boyarie avait encore son prestige, étaient au nombre de cinq : c’étaient les cinq premiers ou προτοιπενδάδες, protipendades ; depuis, le nombre a fort augmenté, mais un grand boyard a toujours le titre de protipendade.
  22. Le colonel Leake.